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Le postulat selon lequel il existe une « différence de nature entre l’ordre interne aux cités et l’ordre entre les cités[1] » a constitué l’une des principales pierres d’assise de l’étude des relations internationales tout au long du 20e siècle. Ouvrant sur des possibilités qui apparaîtront rapidement contradictoires[2], ce postulat plaçait la dynamique internationale dans une position d’apparente subordination par rapport à la dynamique domestique dont le développement aurait quant à lui largement dominé l’évolution de la pensée politique depuis ses origines. En effet, dès l’Antiquité et jusqu’à tout récemment encore, l’hypothèse qui a dominé est que la réflexion sur la vie morale et politique, c’est-à-dire sur la vie bonne, requérait l’existence préalable d’une société ou d’une communauté fermée sur elle-même et pour ainsi dire « indépendante et sans relations avec d’autres sociétés[3] ». Dès lors, l’ordre entre les cités et, de manière plus générale, le problème des relations extérieures entretenues par ces cités les unes avec les autres, ont très rarement été appréciés comme étant directement reliés à la vie politique des communautés.

Si l’on peut considérer que ce postulat d’une différence de nature est constitutif de l’évolution de la réflexion sur la vie politique depuis plus de 25 siècles maintenant, tout porte néanmoins à croire que la pensée politique moderne y donnera cette inflexion radicale qu’elle n’avait vraisemblablement pas auparavant. C’est que, comme le notera Leo Strauss, la question consistant à déterminer si une communauté morale et politique « existe ou doit exister » ne se posait alors tout simplement pas[4]. Dès lors, en tant que principale menace à l’existence d’une telle communauté, la guerre ne trouvait pas non plus pour les Grecs son lieu de prédilection dans la vie politique[5]. Ce n’est qu’à l’aube des temps modernes, alors que se mettent lentement en place les principaux paramètres de ce qui constituera ensuite le propre de l’État souverain, que ces communautés morales et politiques cessent d’être considérées comme des entités naturelles et, en conséquence, que leurs conditions d’existence commencent à faire l’objet d’une réflexion systématique[6]. Alors seulement la guerre acquiert-elle un statut fondateur et devient-elle le moyen permettant de penser la politique, c’est-à-dire un moyen de penser le processus ontologique de constitution historique d’un « être commun pensé selon l’un, c’est-à-dire selon le souverain[7] ».

L’oeuvre de Thomas Hobbes apparaît tout à fait fondamentale ici car elle marque, selon la formule utilisée par Yves Charles Zarka, tout à la fois « un aboutissement et un point de départ[8] ». Un aboutissement, puisqu’elle témoigne de la rupture qui oppose désormais la pensée politique classique et son interrogation sur la nature ou l’essence des choses morales et politiques, et la pensée politique moderne et son interrogation sur les conditions et la finitude de la vie politique dans un contexte désormais caractérisé par un profond vide éthique. Un point de départ, puisqu’elle circonscrit par ailleurs les limites spatio-temporelles d’une réflexion sur le champ des affaires humaines qui exercera une influence considérable sur le développement ultérieur de la pensée politique moderne. C’est à la frontière entre cet aboutissement et ce point de départ que Hobbes éprouve la nécessité de réinterpréter un concept sur lequel reposera l’ensemble de sa démarche – celui d’« état de nature[9] » – dans la foulée duquel se développera précisément la problématique westphalienne.

Car, si à l’origine le concept d’état de nature permet à Hobbes d’identifier les conditions à partir desquelles la vie politique devient possible pour une multitude d’hommes formellement libres, dès l’État formé et la frontière posée, cet état de guerre de tous contre tous resurgit à nouveau, non plus sous le « registre du temps » cependant, mais sous le registre « de l’espace » cette fois et donc interprété comme l’extériorité de l’État plutôt que comme l’antériorité pour ainsi dire pré-politique des hommes[10]. Hobbes lui-même suggère la possibilité de ce déplacement lorsqu’il évoque l’image de ces souverains qui seraient dans « une continuelle suspicion, et dans la situation et la posture des gladiateurs, leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l’autre[11] ». C’est que l’État nouvellement formé et délimité par sa frontière apparaît en effet invariablement confronté à la pluralité des États qui se sont vraisemblablement formés au même moment. À partir de Hobbes, l’état de nature se substituera à l’idée d’une Respublica Christiana et s’offrira de plus en plus explicitement comme la principale représentation de cette scène sur laquelle apparaîtront dorénavant les États potentiellement en guerre les uns contre les autres.

Le néologisme international qui permet de nommer cette scène apparaît plus tardivement, en 1789, sous la plume du philosophe britannique Jeremy Bentham qui l’introduit dans le dernier chapitre de son An Introduction to the Principles of Morals and Legislation. Bentham cherche alors à distinguer plus clairement entre un droit interne d’inspiration municipale et responsable de réguler la conduite d’individus appartenant ou non à un même ordre souverain et une jurisprudence internationale qui, elle, serait « exclusivement » chargée de réguler les « affaires mutuelles entre souverains en tant que tels[12] ». Si diverses formes de relations entre unités politiques considérées comme indépendantes ont incontestablement existé avant la fin du 18e siècle et même bien avant les Traités de Münster et d’Osnabrück qui consacrent, en 1648, la place qu’occupera dorénavant l’État souverain en Europe[13], le néologisme dont l’usage se généralise rapidement dès le début du 19e siècle signale néanmoins une cruciale délimitation de sens par rapport à l’ancien concept de « droit des gens ». Ce dernier était jusqu’alors utilisé un peu confusément pour désigner, à côté du droit naturel, tant le droit intra es « que chacun des États ou royaumes observe à l’intérieur de leur territoire » que le droit inter es « que tous les peuples et les différentes nations doivent observer dans leurs relations mutuelles[14] ».

Ainsi, au tournant des 18e et 19e siècles, le néologisme permet-il de désigner un « champ d’expérience » spécifique défini comme un espace décentralisé mettant en scène une pluralité d’États autonomes se reconnaissant réciproquement et dont les relations mutuelles seraient minimalement ordonnées grâce au double principe de souveraineté intérieure et extérieure. C’est ce champ d’expérience propre à la conception classique ou westphalienne de la dynamique internationale centrée sur l’État souverain – dont l’« horizon d’attente » s’imposera dès le milieu du 19e siècle dans l’étude de la science politique, dans le domaine de l’histoire diplomatique ainsi que dans la doctrine juridique – qui acquerra un statut paradigmatique dans la discipline des relations internationales au 20e siècle sous la forme d’un discours sur l’anarchie ou sur l’énigme de la vie politique en l’absence d’autorité centrale[15].

Cette réalité existe-t-elle encore aujourd’hui ou ne nous trouvons-nous pas désormais plongés dans une condition nouvelle que l’on pourrait rapidement qualifier de mondiale et au sein de laquelle la problématique westphalienne, telle que nous venons d’en décrire la provenance à grands traits, cesserait d’être heuristiquement féconde pour apprécier ce qui se passe ? S’il convient certes d’admettre que les dynamiques domestique et internationale apparaissent chaque jour un peu plus étroitement imbriquées l’une dans l’autre[16], est-ce à dire que la « différence de nature » qu’identifiait Aron n’aurait plus de signification autre qu’historique aujourd’hui ?

La tentation est en effet grande de faire table rase de cette problématique et du postulat qu’elle suppose en célébrant haut et fort l’avènement d’un espace post-étatique, post-souverain, post-national ou post-international qui se devrait dorénavant d’être pensé à l’échelle même de la planète. La mondialisation, puisque c’est généralement elle qui est en cause dans cette tentation, signalerait ainsi « une transformation de l’organisation spatiale des relations et des échanges sociaux […] engendrant des flux et des réseaux transcontinentaux ou interrégionaux d’activités, d’interactions et d’exercice du pouvoir[17] » qui, en atteignant une densité proprement inégalée dans l’histoire, bouleverseraient en profondeur nos manières de concevoir, de se représenter et de maîtriser le monde comme un pluriversum politique et commanderaient des interprétations se plaçant résolument sous le signe de l’unité mondiale et, de fait comme de droit, en rupture avec les représentations caractéristiques de la problématique westphalienne. Ainsi nombreux sont ceux qui estiment que le principal enjeu politique de la mondialisation consisterait désormais à penser et à organiser « la sortie d’un ordre social centré sur l’État national souverain[18] ».

Reste, pourtant, que pas plus les hommes que les choses « ne meurent simplement du fait que leurs notices nécrologiques ont été écrites à l’avance[19] ». Dès lors, et sans nécessairement présumer de sa fin, le défi consiste peut-être à prendre un peu plus au sérieux la relativité de cette « différence de nature » opposant « l’ordre interne aux cités et l’ordre entre les cités » de manière à éventuellement parvenir à relancer, mais à nouveaux frais cependant, un problème qui est finalement vieux comme le monde si l’on admet que les communautés morales et politiques ont effectivement toujours été confrontées, sous une forme ou sous une autre, au problème des relations à un espace qu’elles purent un jour ou l’autre considérer comme étranger[20]. Seulement alors deviendra-t-il possible d’explorer l’horizon qui s’ouvre si l’on élargit, comme plusieurs contributions à ce numéro spécial le suggèrent explicitement, le champ des relations internationales sans néanmoins entièrement sacrifier les préoccupations intellectuelles qui furent au coeur du développement de la discipline. C’est à un tel élargissement, qui prendra diverses formes ici et qui jettent donc une lumière singulière sur les frontières de la problématique westphalienne telles qu’elles se sont philosophiquement imposées dans la discipline des relations internationales, que sont consacrées les contributions que comporte le présent numéro spécial dont l’objectif consiste à offrir quelques « Regards philosophiques croisés sur l’étude des relations internationales ».

L’objectif visé au départ consistait à interroger l’objet « relations internationales » à partir d’une variété de points de vue croisant diverses préoccupations tant ontologiques, qu’épistémologiques et normatives. La diversité des regards philosophiques plutôt que la cohérence d’ensemble d’une lecture théorique particulière aura donc été privilégiée. Sans doute est-ce ce qui explique le caractère éclaté du numéro, lequel reflète non seulement la phénoménale complexité de l’objet dont il est question mais, également, la variété des préoccupations critiques que cet objet semble encore aujourd’hui susceptible de provoquer.

S’inscrivant dans la perspective d’une histoire critique de la pensée politique en matière de relations internationales, le texte de Jean-François Thibault revient sur la distinction centrale entre « État » et « état de nature » qui a fait l’objet d’un débat opposant, à un siècle de distance, les pensées de Thomas Hobbes et de Jean-Jacques Rousseau. L’intérêt que représente aujourd’hui un retour sur cette distinction – appréciée ici à la lumière de la déconstruction de la pensée de Hobbes dans laquelle s’engage Rousseau – tient à ce que non seulement le débat met en place, pour ainsi dire pour la première fois, les principaux paramètres de la contradiction entre intérieur et extérieur dans laquelle se trouverait coincée la pensée politique moderne, mais l’impasse sur laquelle débouche Rousseau annonce également, au-delà du réalisme auquel on l’aura trop souvent associé, quelques-unes des principales difficultés auxquelles se heurtera ultérieurement l’activité théorique en matière de relations internationales.

Abordant plus directement ces difficultés théoriques tout en s’attardant à la figure de l’internationaliste Martin Wight dont l’influence aura à cet égard été tout à fait déterminante, le texte de Chris Brown prend prétexte du rejet des considérations philosophiques dans la tradition anglo-américaine qui a dominé la discipline des relations internationales durant la seconde moitié du 20e siècle pour s’interroger sur ce qu’une telle situation aurait, en pratique, permis de dissimuler. L’auteur identifie trois thématiques principales autour desquelles, malgré un rejet de façade, se seront organisées les réflexions sur ce que nous identifions aujourd’hui comme participant en propre de la dynamique internationale : d’abord celle opposant intérieur et extérieur, ensuite celle opposant universalisme et particularisme et, enfin, celle opposant système et société. Pour l’auteur, ces trois thématiques illustreraient a contrario la grande richesse des réflexions de type philosophique qui, notamment dans la tradition anglo-américaine, auront été dissimulées derrière l’apparent rejet de toute considération philosophique.

Critiquant l’ontologie étato-centriste sur laquelle s’est trop souvent crispée l’étude des relations internationales dans sa quête d’un espace disciplinaire propre ainsi que la manière dont le « tournant linguistique » a été pris depuis quelques années dans ce domaine sous une forme peut-être un peu trop mollement constructiviste, le texte de Jens Bartelson présente quelques-uns des défis que la discipline devra parvenir à relever si elle souhaite conserver ses avantages comparatifs – notamment celui consistant à penser les relations entre unités politiques en l’absence d’autorité centrale – sans pour autant faire l’impasse sur les mutations contemporaines de l’espace mondial ; mutations qui ne peuvent certainement être réduites, précise l’auteur, à de quelconques « déviations par rapport à la norme étatique ». Ainsi, l’étude des relations internationales devrait-elle renouer avec la question de l’ordre politique de manière à prendre ses distances avec la problématique westphalienne qui lui aura jusqu’à présent fourni l’essentiel de son identité, sans cependant compromettre par ailleurs son autonomie par rapport au champ de la « sociologie mondiale » qui lorgne de plus en plus ouvertement vers le domaine de la politique mondiale.

Proposant une critique des relations internationales prenant appui sur la notion de « modes de relations étrangères » – inspirée de la notion de mode de production utilisée par Karl Marx dans sa critique de l’économie – le texte de Kees Van Der Pijl explore l’intérêt de revisiter l’histoire et le présent de la politique internationale à la lumière des diverses possibilités qui s’ouvrent alors. Celles-ci – par exemple les relations tribales, les relations entre empire et nomades et les relations souveraines – permettraient de donner une image plus juste mais également plus complexe de la réalité de la politique internationale contemporaine et de l’occupation de l’espace que celle découlant de la problématique westphalienne et de la fiction de l’égalité souveraine. La décomposition de la politique mondiale contemporaine et de ses phases historiques que rend possible l’utilisation de la notion de modes de relations étrangères permettrait en effet, selon l’auteur, d’éviter les distinctions entre le normal et le pathologique et, de concert avec la notion de modes de production, d’apprécier plus nettement la formidable complexité de la politique mondiale.

Enfin, pariant sur le fait que les possibilités de progrès et de développement moral sont réelles dans le domaine des relations internationales et qu’elles contribuent à une avancée en créant et en renforçant les attentes légales et normatives quant à la manière dont les États traitent leurs citoyens et les individus en général, le texte d’Andrew Linklater cherche à évaluer la signification de telles possibilités pour la politique mondiale interprétée ici à la lumière d’une éthique cosmopolitique. Discutant de son contenu contesté ainsi que des droits, des obligations et des responsabilités qui pourraient en découler, l’auteur avance qu’un « principe du mal » (harm principle) serait au coeur des diverses conceptions occidentales et non occidentales (bouddhiste, confucéenne) de la bonté humaine avec comme conséquence qu’un consensus par recoupement pourrait possiblement prendre forme sur cette base, ce qui ne supposerait pas une même interprétation de ce qu’est le bien ou de ce que requiert le juste, mais permettrait plutôt d’imbriquer ces attentes légales et normatives au coeur de la structure pluraliste de la société internationale.

À bien des égards, l’étude des relations internationales a de tout temps été traversée par des considérations philosophiques. Comme l’illustrent à leur façon chacune des contributions à ce numéro spécial, la discipline elle-même a constamment été aux prises avec des interrogations ontologiques, épistémologiques et normatives que les débats, plus étroitement méthodologiques sur lesquels l’on tend quelquefois à mettre l’accent, n’épuisent vraisemblablement pas. C’est tout l’intérêt de ce numéro d’offrir des « regards philosophiques » revisitant la manière dont la discipline des relations internationales aura historiquement réfléchi sur la problématique westphalienne entendue ici au sens large et, du même coup, sur la manière dont elle réfléchit encore aujourd’hui sur l’identité disciplinaire qui en découle mais qui semble ne plus correspondre aux conditions politiques contemporaines.