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Cet ouvrage est le troisième d’une série portant sur les relations entre l’Asie et l’Europe et qui analyse les origines, l’impact et l’avenir de l’asem, le Asia-Europe Meeting. Ce forum interrégional, né en 1996, regroupe les 25 membres de l’Union européenne, la Commission européenne, les dix membres de l’asean, ainsi que la Chine, le Japon et la Corée du Sud. L’asem, construit autour de trois piliers – politique, économique et socioculturel – se veut un processus informel et multidimensionnel cherchant à encourager le développement des relations entre deux des trois pôles du système international et, d’après certains, à encourager la formation d’un contrepoids aux États-Unis. Dans cet ouvrage, les auteurs cherchent à comprendre l’engagement de ses membres envers l’asem, et considèrent en général que le forum a pu, jusqu’à maintenant, jouer un rôle important dans l’évolution des liens euro-asiatiques. Les onze chapitres sont organisés selon quatre thèmes, soit : asemness et East Asianness; inter-régionalisme, trans-régionalisme et extra-régionalisme; coopération sécuritaire et monétaire; et Asie de l’Est et asem.

Dans le deuxième chapitre, Michael Reiterer pose une question fondamentale : quel rôle joue l’asem, et quelle est sa contribution à l’étude des relations internationales ? Au niveau conceptuel, il considère qu’en amenant dix pays d’Asie de l’Est à une même table, l’asem contribue au développement d’une identité régionale. Et concrètement, selon lui l’asem contribue à la gouvernance mondiale en encourageant le développement de régimes dans des domaines précis (surtout économiques), et en augmentant le rôle et la visibilité de l’ue en Asie. Dans le chapitre suivant, Gilson et Yeo adoptent une approche constructiviste pour développer de manière fort convaincante le thème de l’émergence d’une identité asiatique à travers les interactions inter-régionales avec l’Europe. Selon eux, le constructivisme permet de voir dans l’asem, comme dans l’apec, un outil important menant au développement d’un discours dominant de l’East Asianness, et donc d’une identité régionale asiatique.

La section suivante explore les relations que différentes régions peuvent entretenir. Mathew Doidge, d’abord, étudie l’interrégionalisme (soit les relations de région à région) dans le contexte de la relation ue/asean. Il en conclut que des différentes fonctions que peut remplir l’interrégionalisme, seule la construction d’une identité régionale semble avoir été remplie, favorisée en grande partie par la différence qualitative entre les deux parties. César de Prado Yepes analyse ensuite les relations interrégionales de l’Europe et de l’Asie de l’Est, puis explore les convergences possibles. Il considère que certaines synergies sont réalisables, notamment dans leurs relations avec l’Amérique du Sud et, à un moindre degré, le Moyen-Orient. Puis dans le sixième chapitre, David Milliot étudie l’impact de l’asem sur le développement du transrégionalisme, qu’il définit comme l’ensemble des processus informels de consultation et de coopération entre des États de différentes régions agissant en leur propre nom, par une comparaison entre l’asem et le Forum for East Asia and Latin America Cooperation (fealac). Pour Milliot, un des intérêts majeurs de l’asem aura été son impact sur la montée du transrégionalisme : le fealac est né du modèle de l’asem et, quoique ses débuts soient modestes, il contribue à l’émergence d’une gouvernance mondiale complexe selon laquelle le trans-régionalisme est un pilier fondamental des relations internationales.

Les deux chapitres suivants explorent deux des grands thèmes de l’asem : la coopération sécuritaire et monétaire. Heiner Hänggi, d’abord, expose la dimension sécuritaire de l’asem, et conclut que malgré le développement graduel d’un acquis sécuritaire, surtout depuis les attentats de septembre 2001, son expansion est contrainte par des restrictions structurelles. Il constate particulièrement que la majorité des questions au sujet desquelles les membres de l’asem ont réussi à définir un terrain d’entente sont non seulement peu controversées, mais sont également en accord avec les politiques américaines, alors que l’un des objectifs initiaux du forum était de présenter un contrepoids à Washington. Dans le chapitre suivant, Xu Mingqi examine l’impact de la naissance de l’euro sur la coopération monétaire en Asie de l’Est. Très optimiste face à certains développements récents, telle l’Initiative de Chiang Mai, l’auteur envisage éventuellement un système monétaire international tripolaire.

Les trois derniers chapitres explorent les intérêts et objectifs des trois principales puissances du nord-est asiatique. Dans le chapitre 9 d’abord, Sebastian Bersick traite de l’importance accrue accordée par la Chine à l’asem, qu’elle voit de plus en plus comme un outil lui permettant de poursuivre certains objectifs de sa politique étrangère. Dans le chapitre suivant, Kazuhiko Togo explique en quoi l’asem offre au Japon l’occasion double de s’impliquer davantage dans le développement d’une communauté asiatique tout en approfondissant ses relations avec l’Europe. Il ne manque pas de souligner, toutefois, que Tokyo n’encourage pas le développement d’un contrepoids à Washington, et cherche parfois à jouer le rôle d’interlocuteur privilégié entre l’Asie, l’Europe, et les États-Unis. Il conclut en suggérant que le Japon devrait agir de façon imaginative et proposer la transformation de l’asem en une institution réellement eurasienne par l’inclusion de la Russie. Enfin, dans le onzième et dernier chapitre, David Camroux et Park Sunghee soulignent que l’asem a fourni à la Corée du Sud une occasion de renforcer ses relations avec l’Europe. D’intérêt particulier dans ce chapitre est l’intéressante réflexion sur la complexité entourant les discussions avec une Europe qui ne peut s’entendre sur une position commune, dans ce cas à l’endroit de la Corée du Nord. Pour les auteurs, donc, la question nord-coréenne illustre les limites tant de l’influence européenne que de l’asem.

Il aurait ainsi semblé pertinent d’étudier plus en profondeur les nombreuses raisons pour lesquelles l’asem pourrait en rester au stade du talk-shop, certes utile mais aux réalisations précises et limitées, voire tomber en désuétude. Les nombreuses et profondes tensions historiques et politiques en Asie, par exemple, ne sont mentionnées que de passage, alors que plusieurs chapitres brossent un portrait de l’avenir de l’asem que d’aucuns caractériseraient de très optimiste (en p. 8 de l’introduction, par exemple, les auteurs principaux considèrent que l’asem a « ouvert la voie à une éradication des barrières inter et intrarégionales à pratiquement tous les niveaux de l’interaction humaine »). Les auteurs n’ont donc guère exploré en quoi ces tensions, ou celles entourant les questions du Myanmar par exemple, pourraient retarder ou bloquer l’intégration régionale en Asie de l’Est, et ainsi la possibilité de parler d’une seule voix avec l’Europe au sein de l’asem. À ce sujet, donc, si les interprétations constructivistes proposées par plusieurs auteurs, de façon implicite ou explicite, sont fort pertinentes, une perspective (néo)réaliste – ou même libérale/institutionnaliste – aurait possiblement permis de compléter l’analyse de façon davantage holistique.

On appréciera toutefois dans cet ouvrage la multiplicité des approches : conceptuelles et théoriques, géopolitiques, économiques/financières, notamment. On soulignera particulièrement les intéressantes discussions conceptuelles, traitant par exemple de l’inter ou du transrégionalisme, qui apportent une contribution pertinente à l’étude du régionalisme en général, et qui éclairent le lecteur sur cette relation timide entre deux des trois pôles du monde post-guerre froide. Aussi, plusieurs chapitres reprennent les outils fournis par le constructivisme pour discuter du rôle de l’asem dans la construction d’une identité régionale est-asiatique. En effet, en faisant face à un autre aussi institutionnalisé et fort que l’ue, les membres asiatiques de l’asem n’ont d’autre choix que de se concerter afin d’élaborer des positions communes, ce faisant tissant de nombreux réseaux formels et informels de contacts, et ce tant au niveau gouvernemental qu’à celui de la société civile.

En somme, si certains auteurs ont parfois tendance à exagérer tant l’importance actuelle de l’asem que son potentiel, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un ouvrage intéressant, qui apporte quelques éclairages utiles et originaux sur une relation essentielle entre deux des trois pôles du système post-guerre froide.