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La dernière guerre du Golfe, débutée le 19 mars 2003 avec l’invasion de l’Irak par les troupes américaines et coalisées, a connu des « opérations de combat majeures » pendant à peine plus d´un mois, puisque celles-ci ont pris fin le 1er mai 2003[1]. L’occupation du pays, plus longue, a pris fin le 28 juin 2004, date officielle du transfert de pouvoir à un gouvernement intérimaire irakien[2].

Ni ces déclarations officielles des autorités américaines, et le remplacement de l’administrateur civil Paul Bremer par l’ambassadeur John Negroponte en juin 2004[3], ni le processus politique, essentiellement électoral, poursuivi tout au long de l’année 2005 dans un climat de grande violence et de clivages identitaires, ne changent véritablement le statut de l’Irak[4]. Cet État n’est ni un pays libre, ni un pays en paix. Le spectre de la guerre civile complique d’ailleurs encore plus la position des forces étrangères en Irak ; désormais, même les plus farouches opposants à l’occupation en viennent à redouter le départ des troupes américaines.

La nouvelle guerre qui déchire l’Irak a été déclenchée par l’intervention d’une coalition d’États convaincus, réunis et dirigés par les États-Unis malgré la réprobation d’un grand nombre d’autres États ainsi que de l’onu[5].

Douze ans auparavant, la précédente guerre du Golfe avait été autorisée par la résolution 678 (1990) du Conseil de sécurité de l’onu pour contraindre l’Irak à se retirer du Koweït. Si l’Organisation internationale n’a pu exercer par la suite aucun contrôle sur les opérations militaires menées sous commandement américain, le Conseil de sécurité s’est efforcé de reprendre son rôle de gardien de la paix et de la sécurité internationales après la fin du conflit armé. C’est dans cet esprit que le Conseil de sécurité adopta la résolution 687, le 3 avril 1991. Ce texte, alors le plus long et le plus complexe jamais adopté par le Conseil, devait terminer officiellement le conflit et énoncer les conditions du rétablissement de la paix à plus long terme.

Le retour de la guerre en Irak, un peu plus d’une décennie plus tard, semble signifier l’échec de ce processus de rétablissement de la paix. N’est-il vraiment imputable qu’aux provocations continuelles de Saddam Hussein, ainsi qu’il fut prétendu, des années durant ? Bien qu’elle ait fait, peu après son adoption, l’objet de nombreuses analyses et publications[6], la résolution 687 a désormais cessé d’intéresser les chercheurs. Et pourtant, une étude rétrospective de ce texte, à travers à la fois ses dispositions originelles, les interprétations juridiques qui en ont été données dès 1991 et au cours des années 1990, ainsi que l’utilisation politique de ses dispositions, ne présente pas un intérêt simplement historique. En effet, les questions du rétablissement durable de la paix ou de l’endiguement de la menace à la paix et à la sécurité internationales que peuvent représenter le comportement agressif d’un gouvernement, ou ses efforts d’armements, sont des questions récurrentes sur la scène internationale. L’étude rétrospective du règlement qui leur a été donné et l’évaluation de la réussite relative ou de l’échec de ce règlement ne peuvent être entreprises qu’avec le recul du temps, mais n’en sont pas moins d’un grand intérêt pour la recherche en matière de règlement pacifique des conflits, aux niveaux aussi bien juridique que politique.

Dans le cas de l’Irak depuis la fin de la précédente guerre du Golfe, il est important de tenter de comprendre quelles ont pu être les faiblesses juridiques de la résolution 687 et les forces politiques à l’ouvrage dans l’interprétation subséquente de ce texte qui, malgré ses objectifs théoriques de paix, demeure – au mieux – une parenthèse, sinon un lien entre deux guerres.

Il convient de rappeler tout d’abord les grandes lignes de la résolution qui consacre un mode autoritaire de rétablissement de la paix, ambigu à bien des égards. Ces ambiguïtés, présentes dans le texte et dont les dangers ont été hélas confirmés par la suite, poussent à s’interroger sur le véritable objectif du texte : était-ce effectivement le rétablissement de la paix, ou n’était-ce pas plutôt la poursuite de l’esprit de guerre ?

I – Les ambiguïtés d’un rétablissement autoritaire de la paix

Le mécanisme envisagé par la résolution 687 est un mode de terminaison de conflit d’un genre nouveau ; bien que des analogies puissent être observées sur le fond entre la résolution 687 et différents modes traditionnels de terminaison de conflit, tels que le cessez-le-feu[7], le traité de paix[8] ou l’acte unilatéral[9], ce texte reste une décision du Conseil de sécurité prise sur la base du chapitre vii, obligeant à ce titre tous les États membres à son respect en vertu notamment de l’article 25 de la Charte. Ce constat ne règle cependant pas toutes les ambiguïtés quant à la forme de la résolution 687, puisque sa base juridique exacte reste implicite. De plus, ces questions de qualification ne sont pas les seules ambiguïtés présentes dans la résolution. Le mode presque exclusivement autoritaire retenu par le Conseil de sécurité peut surprendre car il est clairement en rupture avec de nombreux enseignements en matière de règlement de conflit. De même, on peut s’interroger sur la compatibilité entre le maintien d’une grande pression sur l’Irak et le souhait de rétablir avec cet État des relations pacifiques et basées sur la confiance.

A — Un mécanisme en rupture avec certains enseignements en matière de règlement de conflit

Une mise en perspective historique des mesures de la résolution 687 souligne les manques graves de la résolution en matière de règlement de conflit.

Les mesures de la résolution 687 au regard de l’expérience historique

La résolution 687 consacre une fin de conflit sans changement du régime vaincu ou responsabilité pénale de ses dirigeants[10], tels que connut l’Allemagne en 1918. Bien que les troupes de la coalition se trouvent en grand nombre sur le territoire irakien lors de l’arrêt des combats, en février 1991, la victoire ne donne pas non plus lieu à une occupation de l’Irak. Il n’est question ni du démembrement, ni de l’extinction de l’État irakien, ainsi que cela avait été le cas pour l’Allemagne à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les mesures de la résolution relatives au territoire[11] prévoient certes une nouvelle démarcation de la frontière qui aboutira dans les faits à un glissement de la frontière vers le nord et à une perte de territoire irakien[12], un glissement qui s’effectuera sans l’accord de l’Irak. Cependant, aussi bien les mesures générales que territoriales de la résolution 687 sont fort limitées, en comparaison des précédents qui ont pu exister dans l’Histoire, notamment dans l’Histoire récente[13].

En revanche, c’est une responsabilité irakienne très étendue qui a été retenue au § 16 de la résolution : l’Irak doit réparer « toute perte, tout dommage […] » et « tous les autres préjudices directs subis par des États étrangers et des personnes physiques et sociétés étrangères du fait de son invasion et de son occupation illicites du Koweït ». La Commission de compensation créée par le Conseil de sécurité a donné par la suite une interprétation fort extensive de ces termes puisqu’elle a considéré que l’Irak devait réparer les dommages causés non seulement par ses propres agissements, mais également par les opérations de la coalition[14], interprétation considérée différemment selon les auteurs[15]. Le mécanisme de réparation mis en place, avec un fonds et une commission de compensation, peut être rapproché de celui imaginé pour l’Allemagne dans le traité de Versailles de 1919[16].

Le désarmement des puissances vaincues mené à la suite d’une guerre déroge à bien des principes du contrôle classique de l’armement, basé sur la confiance mutuelle et les engagements réciproques. La guerre du Golfe de 1991 ne fait pas exception, et les mesures de désarmement contenues dans la résolution 687 sont effectivement unilatérales et coercitives. Elles épargnent les armes conventionnelles, à l’exception des missiles balistiques[17], pour se concentrer sur les armes dites « de destruction massive », c’est-à-dire les armes chimiques, biologiques et nucléaires[18] (sans oublier cependant que l’embargo sur les biens militaires concerne tous les types d’armement, y compris conventionnels[19]). On ne retrouve pas cette restriction du désarmement à certains types d’armes dans le traité de Versailles, mais les deux traitements n’en ont pas moins de nombreux points communs.

Le mécanisme de vérification du désarmement mis en place en 1919 rappelle celui de la résolution 687, jusque dans les différentes activités qu’il comporte[20]. Il s’en rapproche aussi par son mode de financement, puisque dans les deux cas, c’est l’État vaincu et soumis au contrôle qui supporte le coût des missions de vérification. Les mécanismes de 1919 et de 1991 passent tous deux par une organisation à vocation universelle telle que, respectivement, la Société des Nations et l’Organisation des Nations Unies, mais une organisation qui reste composée d’États dont chacun tente de défendre ce qu’il considère comme son intérêt. Ainsi, de même qu’au lendemain de la guerre du Golfe de 1991, la Commission Spéciale de l’onu chargée du désarmement de l’Irak (unscom) a été progressivement « noyautée » par des services de renseignement nationaux[21], de même, jadis, les Français ont veillé au lendemain de Versailles, à garder le contrôle des opérations de supervision du désarmement allemand[22]. En réponse au non-respect de ses obligations par l’Allemagne, la France a défendu, des années durant, une occupation ou un non-retrait du territoire allemand, refusant l’utilisation des seules pressions diplomatiques. Cette attitude évoque celle des États-Unis et de la Grande-Bretagne au cours de ce que sont devenus douze ans de régime de la résolution 687.

Finalement, contrairement au désarmement allemand dans les années 1920 et 1930, il faut bien reconnaître, malgré les opinions divergentes et la désinformation massive sur le sujet, que l’Irak a, de gré ou de force, été effectivement désarmé dans les domaines requis par la résolution[23].

On pourrait donc être tenté d’ériger en modèle de désarmement coercitif le mécanisme de la résolution 687 qui prévoit le maintien d’un régime d’isolement économique quasi total afin de garantir l’exécution par l’Irak de ses obligations en matière de désarmement[24]. Cependant, les conséquences dramatiques de cet isolement économique pour la population et l’État irakien dans son ensemble[25], ainsi que les questions de droit international soulevées, devraient tempérer les plus enthousiastes. Reprenant le parallèle entre la résolution 687 et le traité de Versailles, on remarquera que le blocus économique à l’encontre de l’Allemagne fut maintenu lui aussi après l’armistice de novembre 1918. Cependant, devant le spectre de la pénurie et l’inflation croissante d’après guerre, les vainqueurs de la Première Guerre mondiale n’utilisèrent pas bien longtemps l’arme de l’isolement économique pour contraindre l’Allemagne au respect de ses obligations, lui préférant celle de la menace d’intervention militaire. L’Allemagne devint début 1919 le premier récepteur de l’aide alimentaire américaine et alliée, et la diplomatie économique américaine passa dès la conclusion du traité à la reconstruction financière de l’Allemagne et des pays alliés. Dépassant le mythe du simple diktat, il apparaît en fait que les alliés, s’ils ont veillé à réduire le potentiel allemand au sortir de la Première Guerre mondiale pour assurer aux vainqueurs une reprise économique plus rapide, ont également préservé l’essence du capital industriel allemand. Le maintien des capacités économiques de l’Allemagne était un corollaire logique aux obligations de réparation et, plus encore, à la vision libérale d’un nouvel équilibre économique européen[26].

Ainsi, la paix qui devait être rétablie en 1991 se révèle reposer sur des bases peut-être encore plus fragiles que celles du traité de Versailles, et les rédacteurs de la résolution 687 ne semblent pas s’être inspirés de certains principes essentiels en matière de règlement de conflit.

Les graves lacunes de la résolution 687

Si l’on souhaitait régler durablement le conflit entre l’Irak et le Koweït, il aurait fallu réfléchir aux causes réelles du recours à la force armée. Car, à côté des décisions personnelles du/des décideur(s) irakien(s), on peut bien identifier différents éléments objectifs ayant très probablement contribué à l’éclatement du conflit entre les deux voisins. A la question géopolitique de l’étroit débouché maritime irakien, pincé entre le Koweït et l’Iran et qui a mené régulièrement à des conflits avec l’un ou l’autre de ces pays[27], s’ajoutait le contexte militaro-politique de la fin de la première guerre du Golfe, ayant opposé l’Irak à l’Iran. Soutenu militairement, financièrement, politiquement par de nombreux États arabes et occidentaux, dont le Koweït, dans la guerre contre la République islamique d’Iran, l’Irak est naturellement sorti fort endetté d’un conflit de huit ans extrêmement meurtrier et destructeur. L’économie irakienne est en 1990 au bord de la banqueroute. La question de la remise des dettes irakiennes par les monarchies du Golfe, l’Arabie Saoudite et le Koweït notamment, celle d’une politique commune de tous les membres de l’opep visant à maintenir le pétrole à un prix élevé, permettant à l’État ayant mené la guerre de se relever économiquement, ces éléments étaient alors cruciaux pour l’Irak[28]. Ils ont, de toute évidence, joué un rôle important dans la dégradation des relations entre l’Irak et le Koweït, et dans l’origine de l’invasion du Koweït[29]. Or, la résolution 687 ne semble pas s’être embarrassée d’une recherche fine des causes du conflit, puisque, partant du principe que l’Irak continue de représenter une menace, elle a pour objectif majeur de le désarmer afin de le mettre hors d’état de nuire.

Le principe du désarmement unilatéral de l’Irak dans une région très instable invite à se poser la question du déséquilibre ainsi créé. De même que les concepteurs du traité de Versailles avaient nommé l’objectif d’un désarmement général et non pas limité à la seule Allemagne, les rédacteurs de la résolution 687 prennent le soin d’évoquer l’objectif de la création d’une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient[30]. Mais il semble bien que lorsque, dans un traité, coexistent deux types de désarmement, l’un coercitif et l’autre consensuel, ce dernier soit voué à un oubli progressif. L’échec d’un désarmement général après la fin de la Première Guerre mondiale a certainement joué un rôle dans les (efficaces) efforts allemands de réarmement, alors que l’efficace désarmement unilatéral de l’Irak n’a pas été suivi d’une quelconque tentative d’établissement de la zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient, bien que d’autres États soient bien mieux armés en la matière que ne l’a jamais été l’Irak.

La résolution 687 est passée à côté d’un autre élément essentiel au rétablissement durable de la paix en ne permettant pas à l’Irak de se redresser économiquement, malgré le risque humanitaire déjà élevé en avril 1991, après huit mois d’isolement économique et deux mois d’un conflit armé extrêmement destructeur. À cet égard, le mécanisme prévu par la résolution 687 pour faire face aux besoins humanitaires de l’Irak[31], à l’efficacité restreinte, ne peut être comparé au soutien économique de l’Allemagne en 1919. Surtout, le maintien de l’isolement économique de l’Irak des années après son retrait du Koweït, la fin des combats et son acceptation (contrainte) de la résolution 687, témoigne au contraire de l’utilisation continue de l’arme économique contre ce pays, une pratique fort éloignée des techniques connues et utilisées pour le rétablissement durable de la paix.

La perception de l’Irak comme une menace, l’exclusion de toute négociation avec ses dirigeants, son contrôle très étroit, sa mise au ban de la communauté internationale, toutes ces mesures rappellent encore le traitement de l’Allemagne par le traité de Versailles. Alors que les auteurs actuels reconnaissent volontiers qu’on a exagéré le poids des conditions concrètes imposées au vaincu, ils dénoncent l’esprit général du traité qui perpétue les relations de belligérance. C’est plus un climat général de condamnation, de méfiance, de discrimination qui, n’oeuvrant pas au rapprochement des peuples, a rendu impossible l’acceptation par l’Allemagne des conditions qui lui étaient imposées, et, de ce fait, miné le rétablissement durable de la paix[32]. Alors que les responsables politiques chargés de rétablir un équilibre en Europe à la suite des guerres napoléoniennes prirent soin d’y intégrer la France, sachant tout règlement la condamnant et l’excluant voué à l’échec, cette sagesse n’a pu être retrouvée au lendemain de la Grande Guerre qui venait d’ensanglanter l’Europe. Le contexte historique et politique exceptionnel qui régnait alors en Europe, et l’ampleur des pertes humaines et matérielles causées par la Première Guerre mondiale peuvent expliquer les difficultés de passer de l’état de guerre totale à celui d’une paix durable.

On peut cependant être surpris de retrouver des erreurs similaires soixante-dix ans après, dans le texte censé mettre fin à la guerre du Golfe de 1991. Cette guerre s’est déroulée selon un schéma beaucoup plus simple, et la multitude d’acteurs de la coalition des « États coopérant avec le Koweït » reflète bien plus l’isolement diplomatique de l’Irak après l’invasion d’août 1990 que la réalité du conflit sur le terrain, mené par l’efficace machine de guerre américaine[33]. La force armée a été employée, certes massivement, mais pendant moins de deux mois, et les combats se sont déroulés sur un terrain réduit, principalement entre le nord de l’Arabie Saoudite, le Koweït et l’Irak. Le caractère bien particulier de l’intervention de la coalition, le but limité de la guerre, le « mandat » de la résolution 678 (1990) visant seulement à contraindre les forces irakiennes à se retirer du Koweït, ces différents éléments faisaient de la précédente guerre du Golfe un conflit bien spécial et particulièrement éloigné d’une guerre totale entre voisins. Les manques et les échecs de la résolution 687, dans ce contexte politique assez favorable à un règlement sage et durable du conflit, tiennent peut-être au fait que le conflit ne semble au fond toujours pas fini en avril 1991. Bien que, ou du fait que l’Irak n’a pas été envahi et occupé, son régime toujours en place est considéré par certains États ayant mené la coalition comme un régime ennemi sur lequel il s’agit de maintenir la pression. Le conflit armé ayant pris fin, c’est par le biais des mesures de la résolution 687 que l’Irak va pouvoir être contraint.

B — Le maintien de la pression sur l’Irak

Entre les mesures d’isolement économique et le droit de veto des membres permanents du Conseil, la résolution 687 se retrouve doublement verrouillée[34]. Ce double verrou juridique semble cependant avoir une clef politique.

La résolution 687 doublement verrouillée

C’est la résolution 661 (1990) qui initia l’isolement économique de l’Irak en décidant d’un embargo interdisant les importations du Koweït et de l’Irak et d’un boycottage des exportations en provenance de ces deux États[35]. Ce texte avait posé, pour la levée de ces mesures, un critère qui semblait clair : le retrait irakien du Koweït. Or, curieusement, après l’intervention de la coalition et la libération du Koweït, non seulement le Conseil ne met pas un terme aux mesures d’isolement économique de l’Irak, mais il décide dans la résolution 687 de les « maintenir[36] » ; leur levée dépendant, d’une part, du Conseil de sécurité, qui doit approuver le programme d’engagement de la responsabilité irakienne et, d’autre part, de l’Irak, qui doit prendre toutes les mesures de désarmement exigées de lui dans les paragraphes 8 à 13[37]. La résolution prévoit théoriquement la possibilité de réviser les mesures d’isolement économique de l’Irak en fonction de la manière dont le pays se conformera au texte et, d’une manière plus surprenante, en fonction des progrès de la maîtrise des armements dans la région, sur lesquels l’Irak n’a aucune influence directe[38]. Liée au respect de conditions peu claires et en partie plus lourdes que celles permettant la levée définitive des mesures, la possibilité de révision ne semble finalement qu’un assouplissement de façade[39]. De plus, bien que le Conseil s’engage à revoir les décisions d’isolement économique « à intervalles réguliers », ces termes ne limitent en rien la portée dans le temps de ces mesures. Ni pour leur levée, ni d’ailleurs pour l’ensemble du mécanisme mis en place par la résolution 687, le Conseil n’a prévu de limitation dans le temps[40]. La pratique semblant avoir consacré le principe selon lequel une action doit être terminée par une décision du Conseil[41], les dispositions de la résolution s’appliquent jusqu’à nouvel ordre. Or, tout nouvel ordre du Conseil est soumis au bon vouloir de chacun de ses membres permanents disposant du droit de veto. Faute de consensus sur un nouveau texte, la résolution 687 et son statut d’exception pour l’Irak restent en vigueur. Certains auteurs ont nommé ce phénomène le « veto inversé », puisqu’il permet non pas d’éviter l’adoption d’un texte, mais d’en maintenir un en vigueur, auquel les autres membres voudraient mettre fin. Ainsi que le définit David D. Caron : « le veto inversé ne bloque pas le Conseil de sécurité pour autoriser ou décider d’une action, mais il le bloque plutôt pour mettre un terme ou modifier une action qu’il a déjà autorisée ou décidée[42] ». Ou, selon les termes de Jean-François Guilhaudis, « le veto est en quelque sorte retourné, il n’est plus générateur d’inaction mais bénéficie désormais à l’action et sert à la protéger. Ce qui signifie que les membres permanents qui viendraient à ne plus approuver cette action se sont privés de leur droit de la bloquer[43]. » Le mécanisme du « veto inversé » constitue un deuxième verrou juridique bouclant le système mis en place par la résolution 687 et permettant le maintien de la pression sur l’Irak.

Mais si ce double verrou est juridique, sa clef semble de nature politique.

La clef politique d’un verrou juridique

Le désarmement de l’Irak n’est pas un objectif aussi clair qu’il n’y paraît peut-être de prime abord. Bien que l’un des principaux rédacteurs de la résolution reconnaisse avoir pris un extraordinaire soin à rédiger les paragraphes 8 à 13[44], ceux-ci demeurent des dispositions générales dont la mise en pratique va être l’occasion pour les acteurs impliqués – Conseil de sécurité, Secrétaire général, Commission spéciale chargée du désarmement irakien (unscom) – d’imposer de nouvelles obligations à l’Irak. L’unscom a ainsi rapidement élaboré des dispositions, confirmées par le Conseil de sécurité dans les résolutions 707 (1991) et 715 (1991), qui précisent et élargissent les conditions du désarmement irakien. L’Irak doit accorder à l’unscom et l’Agence internationale pour l’énergie atomique « un accès immédiat, inconditionnel et illimité à tous les sites […], équipements, enregistrements et moyens de transport qu’ils souhaitent inspecter » ; le Conseil autorise sans condition les deux organismes chargés du désarmement irakien à effectuer des vols en Irak avec leur propre aviation (c’est-à-dire celle des États membres les soutenant matériellement). L’Irak doit assurer aux inspecteurs privilèges et immunités, leur parfaite liberté de mouvement, et doit répondre à toute requête ; il perd son droit de propriété au profit de l’unscom sur les biens devant être détruits, enlevés ou neutralisés[45]. Sans cesse susceptibles de modifications, les contours du désarmement irakien prévus par la résolution 687 sont flous et chaque texte pris par le Conseil de sécurité resserre un peu plus les mailles du filet dans lequel s’est pris l’Irak depuis sa marche sur le Koweït[46].

Au-delà de cet aspect, les difficultés intrinsèques au caractère coercitif du désarmement contribuent, elles aussi, au flou de l’objectif du Conseil. Tout programme de désarmement imposé à un État est en effet un processus paradoxal puisqu’il cherche à la fois à s’imposer par la force et ne peut être garanti que par des mesures très intrusives, tout en réclamant en même temps la coopération de l’État concerné. L’ampleur de la tâche et le manque de moyens financiers propres aux organes de désarmement les contraignent à coopérer avec des États, qui s’efforcent de retirer des informations en échange[47]. Le mélange progressif des genres entre inspections, espionnage et intimidation entretient un climat de méfiance peu propice à encourager la coopération entre l’Irak et les « experts » en désarmement[48]. Avec la transformation progressive de la mission de l’unscom en une activité à long terme, un certain nombre de questions prennent de plus en plus d’importance ; le manque d’indépendance et d’impartialité de l’unscom, ainsi que les ambiguïtés de l’objectif du désarmement montrent que « l’expérience unscom », en dépit de ses nombreuses réussites, se révèle finalement une impasse[49].

Un ancien conseiller spécial du directeur exécutif et porte-parole de l’unscom considérait en 2004 que « l’absence de preuve n’est pas la preuve qu’il n’y avait pas de programme. Et il est certainement trop tôt encore pour dire que celui-ci n’a jamais existé[50] ». Qu’il ait été en 2004, un an après l’invasion américano-britannique en Irak, « certainement trop tôt encore » pour pouvoir considérer avec certitude que l’Irak avait bel et bien désarmé laisse songeur sur les possibilités qu’avait l’unscom de ne jamais rendre un rapport certifiant que l’Irak avait bien rempli les conditions requises de son désarmement. Or le retour de l’Irak sur la scène internationale, et en premier lieu la levée des mesures d’isolement économique, étaient subordonnés à cette condition.

Si un clivage de plus en plus apparent s’est creusé au Conseil de sécurité au cours des années 1990 en ce qui concerne les conditions précises de levée des sanctions, certains indices laissent penser que les conceptions étaient déjà divergentes dès 1991. En effet, pour de nombreux États membres du Conseil lors de l’adoption de la résolution 687, celle-ci ne doit être qu’une première étape du rétablissement durable de la paix dans la région, un rétablissement qui nécessite, d’une part, un processus régional de désarmement et, d’autre part, d’oeuvrer à un règlement du conflit israélo-arabe[51]. Malgré le consensus évident entre les membres du Conseil de sécurité sur l’importance de la résolution et du désarmement irakien, il est remarquable que ce consensus ne semble pas présent en ce qui concerne les conditions de la levée des sanctions non militaires. Malgré le texte même de la résolution, le représentant de l’Inde considère ainsi que les sanctions devraient être levées dès l’acceptation par l’Irak de la résolution, celui de la Chine qu’elles devraient être levées le plus vite possible. Le fait que ces deux États aient voté en faveur de la résolution malgré leur refus d’établir un lien entre désarmement effectif et levée des sanctions semble indiquer que, lors de l’adoption de la résolution 687, ces États n’ont pas dû réaliser que ce texte ne pourrait plus être discuté et qu’il serait la base juridique permettant de bloquer la levée des sanctions.

Parallèlement, alors que ces États contestent le désarmement comme condition sine qua non de levée des sanctions, prévu pourtant par la résolution, d’autres États semblent poser d’autres conditions, non mentionnées par la résolution, à cette même levée. Le représentant du Royaume Uni, Sir David Hannay, déclare ainsi à la suite de l’adoption de la résolution 687, que son gouvernement « pense qu’il se révèlera en fait impossible pour l’Irak de rejoindre la communauté des nations civilisées tant que Saddam Hussein restera au pouvoir[52] ». Précisant cette idée, le premier ministre britannique John Major déclarait le 11 mai 1991 que le Royaume-Uni opposerait son veto à toute résolution visant à assouplir les sanctions contre l’Irak aussi longtemps que le président irakien Saddam Hussein resterait au pouvoir[53]. Des déclarations similaires ont été faites par le président américain George Bush et par son successeur, le président Clinton déclarant même que les sanctions « seront là jusqu’à la fin des temps ou aussi longtemps que Saddam Hussein sera en place[54] ». Ces déclarations sont troublantes car elles semblent peu compatibles avec le « processus dynamique et flexible » créé, selon le représentant des États-Unis au Conseil de sécurité, par la résolution 687,  un processus « qui lie la levée des sanctions à l’application de la résolution[55] ». Les États-Unis et la Grande-Bretagne étant les principaux rédacteurs de la résolution 687, et les déclarations citées plus haut ne tenant aucun compte des conditions posées par celle-ci, on peut s’interroger sur les intentions américaines et britanniques en proposant le désarmement irakien comme critère de levée des mesures d’isolement économique[56].

La pertinence de ce qui n’était, en 1991, que de l’ordre des interrogations, semble bien avoir été confirmée par la suite des événements. Il n’est vraisemblablement pas dû au hasard que mesures d’isolement économique et statut d’exception de l’Irak n’aient été levés qu’après l’invasion américano-britannique de l’Irak et la chute du régime de Saddam Hussein, au printemps 2003[57]. Avec le recul, il devient légitime de s’interroger sur la véritable fonction de la résolution 687 : s’agissait-il bien de promouvoir le rétablissement de la paix ou ne s’agissait-il pas plutôt de poursuivre l’esprit de guerre ?

II – Le rétablissement de la paix ou la poursuite de l’esprit de guerre ?

Alors que la nouvelle guerre a effectivement évincé l’ancien président Saddam Hussein et que les sanctions ont été levées, ce n’est pas seulement une certaine normalisation économique, mais surtout la paix et la sécurité qui se font toujours attendre en Irak. La force militaire est employée tous les jours depuis mars 2003, par les forces d’occupation ainsi que, de plus en plus, par différentes factions irakiennes. D’une façon certes moins directe et plus intermittente, mais pas nécessairement moins meurtrière, le système mis en place par la résolution 687 était, dès avril 1991, à même de justifier la poursuite de l’emploi de la force contre l’Irak. Reprenant ici une notion large de force, on envisagera successivement la force non armée et armée.

A — L’emploi de la force non armée sur la base de la résolution 687

Alors que le texte de la résolution 687 est, dès son adoption, susceptible de permettre que l’emploi de la force non armée continue à être employée à l’encontre de l’Irak, l’application de la résolution et son maintien sans modifications substantielles sur plus d’une décennie va signifier la poursuite effective de ce type d’emploi de la force.

La poursuite potentielle de l’emploi de la force non armée dès avril 1991

L’économie irakienne d’avant 1990 reposait en grande partie sur les revenus pétroliers et était extrêmement dépendante des produits importés, notamment alimentaires[58]. La poursuite de l’isolement économique de l’Irak après la destruction massive de nombreuses infrastructures par les bombardements alliés était donc susceptible d’entraîner rapidement le démantèlement de tout le système économique du pays. A la fin des hostilités, deux missions sont conduites en Irak, l’une pour le compte de l’unicef et de l’oms, et l’autre à la demande du Secrétaire général de l’onu, afin d’évaluer la situation et les besoins humanitaires. Les deux rapports, portés à la connaissance du Conseil de sécurité avant l’adoption de la résolution 687, constatent, d’une part, l’état de dévastation dans lequel se trouve l’Irak au sortir du conflit armé et, d’autre part, le risque humanitaire très élevé pour la population, en particulier les plus faibles – enfants, femmes enceintes, malades – du fait d’une pénurie croissante de nombreux aliments et médicaments et de la destruction des possibilités d’assainissement de l’eau et de production d’énergie (électricité, pétrole, gaz[59]). Se concentrant sur le manque de ressources essentielles, le rapport Ahtisaari de mars 1991 précise cependant qu’on ne pourra assurer ces besoins humanitaires immédiats sans régler la question des besoins en énergie, qui sont en fait tout aussi urgents, et à défaut de quoi toute nourriture importée ne peut être conservée et distribuée, l’eau ne peut être purifiée, les champs ne peuvent être irrigués, les médicaments transportés…

Le rapport n’est certes pas passé inaperçu au Conseil de sécurité. Nombre d’États ont exprimé leur préoccupation de la situation humanitaire en Irak et les rédacteurs de la résolution 687 se sont efforcés d’inclure des dispositions qui en tiennent compte[60]. Cependant, bien que la résolution lève les interdictions de vente et fourniture de denrées alimentaires qui auront été considérées de première nécessité pour la population civile, cette levée reste doublement conditionnée : elle est soumise juridiquement à l’« approbation tacite » du Comité des sanctions selon un processus de contrôle lourd et lent, et elle est subordonnée en pratique à la possibilité pour l’Irak d’exporter, pour pouvoir financer les denrées[61]. De la même manière que médicaments et fournitures médicales manquaient déjà en Irak en février 1991 bien qu’ils aient théoriquement toujours été exemptés de boycottage depuis la mise en place de l’isolement économique en août 1990, les dérogations de la résolution 687 n’ont pas permis d’améliorer la situation humanitaire en Irak[62].

On constate également qu’en adoptant ces mesures dérogatoires, le Conseil ne tient pas compte des recommandations du rapport Ahtisaari qui indiquait pourtant clairement que la seule manière d’éviter la catastrophe humanitaire n’était pas seulement l’envoi d’aliments et de médicaments en Irak, mais que l’approvisionnement du pays en énergie était une question tout aussi vitale et urgente, directement liée à la première[63].

Devant les conséquences déjà observables à la fin de l’hiver 1991 ainsi que celles prévisibles et prévues pour l’avenir[64], les sanctions économiques de la résolution 687, qui ont été reprises sans allégement susceptible d’enrayer durablement et efficacement le délitement humanitaire en Irak, se révèlent un emploi de la force dépassant dans ses effets bien des cas d’utilisation de la force armée.

La poursuite effective de l’emploi de la force non armée sur la base de la résolution 687

Conformément aux prévisions des experts, la dégradation de la situation humanitaire en Irak et la désintégration économique et sociale de cet État se poursuivent, tout en étant de plus en plus documentées[65]. Pour ne donner qu’un chiffre, le « sommet de l’iceberg » en quelque sorte, le professeur Richard Garfield estimait en 1999 à 227 000 le nombre de décès excessifs d’enfants de moins de cinq ans entre août 1991 et mars 1998, selon une approche qu’il voulait la plus restrictive et la plus fiable possible[66].

Au Conseil de sécurité, les États membres veulent unanimement que l’Irak se conforme à la résolution 687, et en particulier qu’il respecte l’intégrité du Koweït et désarme. Cependant, nombreux sont les États qui, au cours des années 1990 comme déjà en 1991, souhaitent que le lien entre respect intégral des obligations de la résolution 687 et levée des sanctions ne soit pas interprété trop strictement ; les mesures d’isolement économiques doivent pouvoir être progressivement, sinon levées, du moins suspendues ou modifiées en réponse à des preuves de la bonne volonté ou des progrès de l’Irak[67]. Bien qu’elles semblent correspondre au « processus dynamique et flexible » décrit par le représentant américain au Conseil lors de l’adoption de la résolution 687, ces vues conciliatrices, cherchant à développer une politique de la carotte et du bâton[68] qui laisse une porte de sortie possible à l’Irak, se heurtent cependant aux positions intransigeantes défendues avec constance par les mêmes États-Unis ainsi que par le Royaume-Uni : les représentants de ces États insistent sur la menace que l’Irak fait toujours courir à la région – argument conforté par les conflits répétés de l’Irak avec la commission chargée du désarmement, ainsi que ses attitudes menaçantes à l’égard du Koweït – et sur le fait qu’il n’y a pas lieu de « récompenser » les dirigeants irakiens pour l’application partielle de leurs obligations. Finalement, si l’on part du principe que l’on ne peut avoir aucune confiance en Saddam Hussein[69], autant il semble logique de considérer que, tant que celui-ci restera au pouvoir, l’Irak n’appliquera pas dans son intégralité la résolution 687, autant on en vient à s’interroger sérieusement sur l’opportunité, alors, de lier la levée des sanctions qui détruisent l’Irak, et surtout sa population, à cette condition.

L’impasse dans laquelle se trouve le Conseil de sécurité au cours des années 1990, du fait des vues inconciliables de ses membres, mène, devant l’évidence du lien de causalité entre sanctions et dégradation humanitaire[70], et sous la pression d’un débat doctrinaire croissant sur l’éthique des sanctions[71], à des tentatives d’aménagement de ces sanctions, à défaut de leur levée. Or ces aménagements sont bien trop tardifs[72] et le programme « pétrole contre nourriture » est largement insuffisant, en dépit de ses assouplissements progressifs, à permettre un véritable rétablissement de la situation humanitaire des Irakiens[73]. Bien que la plupart des États ayant voté la résolution 986 aient eu, dès la conception du programme humanitaire, conscience de cette insuffisance, et aient insisté sur le caractère temporaire du mécanisme prévu[74], celui-ci s’est maintenu, d’une manière inattendue et selon un destin finalement un peu similaire à celui de la résolution 687, pendant plus de six ans, malgré les réticences croissantes de la plupart des États. Le programme « pétrole contre nourriture » et ses aménagements, cantonnés au domaine humanitaire[75], n’ont pu ni éviter une certaine instrumentalisation des procédures[76], ni contribuer à résoudre le différend, opposant les États membres du Conseil sur la question des conditions exactes à la levée des sanctions.

Bien que les divergences au sein du Conseil se soient accrues avec les années et l’évidence de l’impact humanitaire grave des sanctions, la poursuite de l’emploi de la force non armée était bien explicitement prévue par le texte de la résolution 687. On ne peut en dire autant en ce qui concerne la poursuite de l’emploi de la force armée.

B — L’emploi de la force armée sur la base de la résolution 687

Alors que la résolution 687 semblait mettre définitivement fin à l’autorisation d’emploi de la force armée à l’encontre de l’Irak, certains États et une partie de la doctrine vont néanmoins tenter d’utiliser ce texte comme base juridique pour continuer à employer la force militaire à l’encontre de l’Irak.

La résolution 687 ou la fin de l’autorisation d’emploi de la force armée

La résolution 678, adoptée par le Conseil de sécurité le 29 novembre 1990, autorisait les États membres à utiliser « tous les moyens nécessaires pour faire respecter et appliquer la résolution 660 (1990) et toutes les décisions permanentes adoptées ultérieurement et pour rétablir la paix et la sécurité internationales dans la région ».

Première résolution adoptée par le Conseil après la fin des combats, la résolution 686 du 2 mars 1991 prolongeait l’autorisation de recours à la force armée afin de contraindre l’Irak à commencer d’exécuter un certain nombre de mesures concrètes garantissant la fin des hostilités.

Ni le texte de la résolution 687, ni les déclarations des représentants des États au Conseil de sécurité lors de son adoption ne font référence à la prolongation de l’autorisation de recours à la force[77]. Le fait qu’un premier projet de résolution, présenté par les États-Unis et prévoyant d’autoriser les États de la coalition à « user de tous les moyens nécessaires » afin de garantir le respect de la frontière entre l’Irak et le Koweït ait été rejeté par les autres membres du Conseil[78], confirme l’interprétation selon laquelle la résolution 687 marque sans nul doute possible la fin de l’autorisation de recourir à la force armée contre l’Irak[79].

L’interprétation de la résolution 687 comme justifiant la poursuite de l’emploi de la force armée

Dès l’adoption de la résolution 687, cependant, des États et des auteurs vont élaborer, d’une manière plus ou moins convaincante, des argumentations juridiques, basées le plus souvent sur une interprétation extrêmement large du droit de légitime défense[80] ainsi que sur le principe de l’intervention humanitaire, afin de justifier la poursuite de l’emploi de la force armée à l’encontre de l’Irak, à commencer par la constitution d’une zone d’exclusion aérienne dans le nord du pays: quelques jours après l’adoption de la résolution 687, des troupes américaines, britanniques et françaises pénètrent en territoire irakien pour y établir des safe havens visant la protection des Kurdes irakiens[81]. Suivront la création d’une « zone d’exclusion aérienne » au sud du pays et des raids aériens réguliers entre 1991 et 2002[82]. Ces actions armées sont menées par les États-Unis, le Royaume-Uni dans une moindre mesure, et, de manière plus limitée encore, la France, qui patrouille dans les zones d’exclusion aérienne jusqu’en 1996.

Pour tenter de justifier l’emploi de la force armée à l’intérieur ou à l’extérieur de ces zones, l’argument de la légitime défense sera repris, précisé et élargi, parallèlement au développement de la théorie de « l’autorisation implicite » par le Conseil de sécurité de recourir à la force armée[83]. Les ambiguïtés des résolutions 687 et 678 sont mises à profit pour élaborer la thèse de la « violation patente » (material breach) du cessez-le-feu[84] : tout non-respect par l’Irak des dispositions de la résolution 687 entraîne automatiquement la suspension du cessez-le-feu, qui n’est que conditionnel et garantit à une action armée menée contre l’Irak la couverture juridique de la résolution 678 (1990). Il faut reconnaître qu’au début des années 1990, cette thèse de la violation patente a connu une certaine popularité[85]. Cependant, avec une telle théorie, chaque condamnation, ou constat par le Conseil de sécurité que l’Irak ne respecte pas ses nombreuses obligations, est une occasion d’attaquer militairement cet État.

Autant l’incohérence juridique que les dangers inhérents à une telle argumentation ont été largement dénoncés par la doctrine[86]. Si l’évidence de la mauvaise foi irakienne, couplée à des considérations humanitaires et politiques, a amené de nombreux États à soutenir l’établissement de la première zone d’exclusion aérienne, à ne pas critiquer ouvertement les premières frappes contre l’Irak et à accepter régulièrement d’employer des termes ambigus – tels que « violation patente » ou « sérieuses conséquences » – dans les résolutions du Conseil de sécurité, les argumentations développées pour contourner le Conseil ont été refusées avec constance par l’écrasante majorité de ses États membres[87]. D’une manière un peu similaire au débat concernant les sanctions économiques, l’emploi de la force armée contre l’Irak a ainsi progressivement isolé les États-Unis et le Royaume-Uni du reste de la communauté internationale[88]. Lorsqu’en mars 2003, ces deux États s’apprêtent à envahir l’Irak, ils continuent de revendiquer que les résolutions 678 (1990) et 687 (1991), combinées à la résolution 1441 du 8 novembre 2002, constituent la base juridique principale de leur action[89]. Malgré le ralliement de quelques États à une nouvelle coalition, et malgré la réticence de la plupart des États opposés à cette guerre à la dénoncer comme une véritable agression, il semble que l’argumentation de la « violation patente » ait définitivement cessé de convaincre[90].

Car la vision réaliste, considérant que, devant l’inaptitude du Conseil de sécurité à veiller effectivement au maintien de la paix et à assurer l’application de ses propres décisions, il convient que les États qui le peuvent fassent respecter l’ordre international[91], est infondée dans le cas irakien : depuis l’adoption de la résolution 687, le Conseil est resté constamment actif et a toujours veillé à préciser qu’il restait « activement saisi » de la question irakienne. Nonobstant l’emploi de termes parfois ambigus, c’est en parfaite connaissance de cause que le Conseil n’a pas, depuis la résolution 686, autorisé l’emploi de la force armée à l’encontre de l’Irak. Toute autre interprétation repose sur une confusion entre la condamnation de l’action d’un État et l’autorisation de l’emploi de la force armée à son encontre. Or cette confusion n’a pas lieu d’être, puisque le chapitre vii même de la Charte des Nations Unies prévoit qu’en cas de menace contre la paix, le Conseil de sécurité ne peut autoriser la force armée que si des mesures n’impliquant pas l’emploi de cette force seraient inadéquates[92]. Cette condition nous rappelle que l’Organisation des Nations Unies a été fondée en premier lieu pour « préserver les générations futures du fléau de la guerre[93] ».

Finalement, au-delà des échanges d’arguments, les divergences d’interprétation de la résolution 687 mettent en évidence des visions fondamentalement différentes du droit international entre les États-Unis, dans une moindre mesure le Royaume-Uni, et, d’une manière simplificatrice, le reste de la communauté internationale[94]. Observant que ces divergences prennent dans un monde unipolaire une importance particulière, plusieurs auteurs considéraient avec inquiétude l’attitude américaine, par rapport au droit international en général, et dans le traitement de l’affaire irakienne en particulier. Ils craignaient en effet qu’elle ne génère une réticence du Conseil de sécurité à autoriser l’emploi de la force armée, une utilisation plus fréquente du veto, et, finalement, une paralysie du système de sécurité collective couplée à des actions unilatérales de plus en plus nombreuses[95]. Il est navrant d’avoir dû constater, qu’au moins dans le cas de l’Irak, leurs craintes se sont avérées parfaitement fondées.

Conclusion

Alors que l’ambition de la résolution 687 était de clore un conflit et de définir les conditions du rétablissement de la paix, son approche coercitive et les mesures draconiennes prises à l’encontre du seul État irakien semblent plus avoir pour effet d’entretenir l’esprit de guerre et la méfiance entre les anciens belligérants. Ses ambiguïtés sont telles que le texte contient même en germe le potentiel, d’une part, de verrouiller ce statut d’exception et d’empêcher sa levée à défaut d’unanimité entre les membres permanents du Conseil de sécurité, et, d’autre part, de justifier la poursuite de l’emploi de la force, non armée ou armée, à l’encontre du vaincu. De la même manière que la guerre du Golfe de 1991 avait été autorisée par l’onu avant d’être menée par les États-Unis, sans possibilité de contrôle, la résolution 687 va progressivement glisser hors de tout contrôle du Conseil de sécurité, et servir la politique de quelques États.

La « paix asymétrique[96] » consacrée par la résolution 687 ne met fin, ni au climat, ni à l’état factuel de guerre et, retournant la formule de Clausewitz, on est tenté de la considérer comme « la continuation de la guerre par d’autres moyens ».

Bien que cela ne soit, à l’époque, pas apparu, ou pas assez clairement, à de nombreux États ayant voté en sa faveur[97], la résolution 687 posait dès 1991, toutes les conditions pour la poursuite d’une guerre larvée, sous couvert d’instrumentalisation du droit international et des Nations Unies. Le retour de la guerre ouverte contre l’Irak en 2003, en dehors de toute légalité, semble finalement l’aboutissement logique d’un processus de longue durée s’appuyant sur la résolution 687 du 3 avril 1991.

On peut espérer que le degré exceptionnel d’ambiguïté contenu dans cette résolution – du fait de ses mesures concrètes, de l’interprétation juridique possible de ses termes ou des objectifs politiques poursuivis par ses rédacteurs – servira d’« exemple à ne pas suivre » en matière de rétablissement de la paix. Cependant, il est à espérer plus encore que cette expérience puisse nourrir une réflexion plus générale : celle de l’importance d’oeuvrer à un système de sécurité collective qui ne reste pas un mythe[98] et dans lequel le multilatéralisme ne soit pas une tactique, mais une fin en soi, qui approfondisse le respect pour le droit international[99].