Corps de l’article

Lorsque nous parlons de la pensée, nous devons aussi évoquer l’idée de l’orientation dans le monde, qui est cette capacité fondamentale à l’exercice de la pensée. De quoi s’agit-il ? C’est en somme l’aptitude à trouver son chemin dans le monde[1].

En 1961, Stanley Hoffmann émettait un diagnostic inquiétant : « La philosophie politique des relations internationales est en fâcheux état[2] ». Aujourd’hui, les symptômes d’une décrépitude ne sont plus aussi marqués. La fin de la bipolarité et l’incertitude sur la nature actuelle du système international ont favorisé un regain d’intérêt pour les problématiques philosophiques. Elles bénéficient ainsi d’une grande vitalité que ce soit au sein des départements de philosophie ou bien dans les enseignements et programmes de recherche en science politique[3]. Preuve en est, la publication de deux numéros spéciaux d’Études internationales à un an d’intervalle sur les liens entre philosophie politique et relations internationales[4]. Cette situation peut entraîner des crispations. Elle risque d’accentuer le fossé entre positivistes radicaux et approches philosophiques, celles-ci étant taxées de « formes naïves d’essayisme mondain » aux antipodes du labeur que représenterait le travail sociologique[5]. Le jugement formulé par le positivisme radicalisé a suscité et suscite encore aujourd’hui une vague de contestation. Ces positions tranchées, de part et d’autre, accentuent la vulnérabilité de la jeune Science politique en tant que discipline. En 1975, Fred I. Greenstein et Nelson W. Polsby ouvraient la préface du premier Handbook of Political Science en qualifiant celle-ci d’amorphe, hétérogène et mal définie[6]. Dans le courant des années 90, l’évaluation de Mattei Dogan conclut à trois processus complémentaires : spécialisation (établissement institutionnalisé de sous-branches), fragmentation (ces sous-branches de plus en plus isolées les unes par rapport aux autres fragilisent la visibilité voire l’existence d’une identité globale de la science politique), hybridation (appel à d’autres sciences sociales comme la psychologie, la géographie, l’économie politique etc.[7]). Ce constat invite à souligner la migration des concepts d’une discipline à une autre mais aussi la fécondité des rencontres. La créativité de la Science politique se préservera à la condition de demeurer extravertie[8]. Une telle assertion sert de socle à la présente réflexion. Nous sommes persuadés que la science politique peut laisser place, parallèlement à des travaux de nature sociologique, à des discours philosophiques qui tendent non seulement à rendre explicites les soubassements des théories empiriques (globales ou partielles) mais aussi à dégager des lignes de force quant aux mutations politiques internationales et par là, à inspirer des théoriciens contemporains (positivistes ou non).

Cette introduction entend souligner les intérêts de la philosophie dans le champ des Relations internationales. La formulation de ces intérêts n’engendre pas une exclusivité des discours philosophiques sur la réalité internationale, bien au contraire. Répétons-le : il ne s’agit en aucun cas de décrédibiliser la sociologie ou la théorie empirique dans ce champ. La philosophie exerce en effet une double fonction. Elle clarifie les fondations des théories. Elle contribue à définir les orientations de la pensée par rapport aux événements.

I – Penser avec transparence ou l’intérêt épistémologique

A — Une configuration académique propice à la philosophie

Le champ scientifique correspond à un espace d’affrontements dont l’enjeu est le monopole de « l’autorité scientifique » laquelle se définit à la fois comme capacité technique et comme pouvoir social[9]. Les propos de Pierre Bourdieu peuvent tout à fait s’appliquer aux relations internationales. Depuis la fin des années 80, son champ propre se caractérise par une vague de contestations de plus en plus virulentes à l’encontre des nouvelles formulations du réalisme scientifique (les néoréalismes) qui tendent à bénéficier d’une position académique toujours dominante et ce, malgré l’essor du néolibéralisme. La situation qualifiée par des spécialistes d’hégémonique au sein de la discipline reste d’actualité[10]. Les critiques qui prennent pour cible ces néo-réalismes et, par conséquent, cherchent à éroder l’autorité scientifique dont ils sont revêtus jusqu’à présent, usent de la philosophie comme ressource. Leurs salves se focalisent sur deux fronts : le retour des normes d’une part, la déconstruction du discours scientifique d’autre part.

Le premier vivier à partir duquel la réflexion philosophique est réintroduite dans le champ des Relations internationales est celui des normes. À la fin des années 80, la théorie des régimes investit le rôle des principes, du droit international, des règles et des normes afin de souligner le caractère encadré des comportements étatiques. Qualifié d’ideational turn, ce mouvement intellectuel irrigue plusieurs secteurs de la recherche comme l’intervention humanitaire (Martha Finnemore) ou les cultures stratégiques (Peter Katzenstein, Alexander Wendt). Il permet une convergence de préoccupations scientifiques entre politologues et juristes[11] mais également l’intégration d’approches normatives d’inspiration philosophique comme celle de Mervyn Frost[12]. Martha Finnemore et Kathryn Sikkink considèrent qu’une telle tendance au sein des Relations internationales s’apparente à un retour aux origines du champ puisque le premier « débat » interparadigmatique prenait en considération ce problème des normes[13]. Ce mouvement est encore très prégnant de nos jours. Son inspiration anglo-saxonne pénètre d’autres champs scientifiques dont celui de la France[14]. Ces études ne visent pas seulement à mieux saisir la nature des normes internationales (leur origine, leur instauration, leur incorporation nationale, leur changement). Elles induisent un discours sur l’éthique à travers la question de la guerre juste ainsi que sur l’approche de la politique globale (cosmopolitisme ou communautarisme). En d’autres termes, elles participent à part entière de cette résurgence de la théorie politique au sens anglo-saxon, c’est-à-dire la théorie philosophique[15]. Le développement de ces approches autorise une définition des relations internationales autour de deux dimensions comme le souligne Fred Halliday : l’analytique et le normatif. À titre non limitatif, la première explicite le rôle de l’État, envisage le problème de l’ordre dans une configuration anarchique, les relations entre puissance et sécurité, les causes du conflit et de la coopération tandis que la seconde dégage les obligations que l’État doit satisfaire, la place de la moralité dans les relations internationales, les légitimations de la force armée[16].

Le second front est celui ouvert par les réflexivistes au cours du troisième débat inter-paradigmatique (entre 1970 et 1990). Il est toujours d’actualité malgré la volonté d’un recentrage au sein du quatrième débat autour de l’opposition rationalistes/constructivistes[17]. La dimension philosophique porte sur les prétentions des métathéories. Il s’agit non plus d’évaluer une théorie sur la base de ses capacités analytiques mais de l’envisager à l’aune de ses prémisses, à savoir « les présuppositions trop souvent non mentionnées sur lesquelles sont érigés les édifices théoriques[18] ». Inspirée de Bourdieu, ce réflexivisme invite à repérer des biais dans la formation des biens de connaissance : « l’origine sociale des chercheurs, la position qu’ils occupent au sein du champ académique et le biais intellectuel, qui mène les chercheurs à percevoir des problèmes intellectuels ou de significations, là où existent des problèmes pratiques spécifiques[19] ». Cette façon d’analyser les théories présente des affinités avec la démarche critique bien que différente dans son jugement épistémologique. Elle ne rejette pas l’élaboration d’un discours scientifique en soi. Elle participe cependant de cette vague post-positiviste dont les fondements résident dans une interrogation profonde quant aux tenants (présupposés théoriques) et aux aboutissants (récupération par des élites ou justification d’un ordre politique existant) des connaissances ou plutôt des « régimes de vérité ». L’attrait des postmodernistes comme Andrew Linklater, James Der Derian et John Ruggie pour Michel Foucault ou Jacques Derrida est un indice de cette dimension philosophique du débat actuel.

B — L’intérêt de clarification

Que ce soit à travers le regain des théories normatives ou bien l’essor des réflexions métathéoriques, la philosophie dans le champ des Relations internationales dévoile sa première utilité. Celle-ci réside dans le fait qu’elle aide le chercheur « à rendre explicites les préférences qui se cachent derrière les catégories qu’il emploie et les relations qu’il met en valeur : de lui révéler les postulats sur la nature de l’homme, de la société, de l’État ou des rapports entre États qui sont enracinés en lui, et qui ne peuvent pas ne pas affecter son travail[20] ».

La théorie empirique des relations internationales comme toute théorie forgée par l’esprit humain comporte une dimension normative qu’il convient de rendre transparente. Aron était d’ailleurs fort vigilant à cet égard puisque sa critique du réalisme (mais aussi de l’idéalisme) s’inscrit dans une reconnaissance méthodologique : une théorie n’est pas neutre en soi. Son application peut justifier soit une action conservatrice, soit une action révolutionnaire. Dans Science et conscience de la société, il affirme que « toute connaissance de la société si scientifique soit-elle comporte des implications sociales, elle affaiblit ou renforce une institution, valorise ou dévalorise une coutume, elle donne des arguments à un parti ou à un autre[21] ». Face à une telle nature de la pensée, Aron invite le sociologue « à prendre conscience à la fois de ses préférences et des implications sociales de ses théories et chercher à quelles conditions la connaissance de la société demeure conforme aux exigences de la science[22] ». Une telle prise de position favorise ainsi les contacts mesurés et transparents entre théorie philosophique et théorie empirique. Leur séparation ou leur confusion n’ont aucun effet bénéfique[23]. Par contre, leur dialogue dans une perspective épistémologique représente un gain voire une hygiène intellectuelle[24].

Ce premier intérêt de la philosophie vise ainsi à prendre en charge des opérations de mise en lumière ou de « filtrage » au sens où l’entend Jean Leca dans son article sur la théorie politique publié au sein du Traité de science politique : « le vrai problème qui demeure est celui des relations de la théorie politique (tp) – ou théorie empirique – et de la théorie politique (tp) – ou théorie philosophique –, de l’ouverture de la première à la seconde mais aussi de sa capacité de contrôler et de filtrer les flux qui en proviennent[25] ». Face aux simplifications, cette canalisation par la philosophie revêt le sceau du nécessaire. Elle invite aussi le chercheur à cultiver humilité et modestie[26].

II – Penser l’événement : l’intérêt de la raison

Si la philosophie, selon Cournot, se présente sous la figure d’un Janus en tant qu’étude de fond (rechercher la raison des choses) et étude des formes (décrire les procédés généraux de l’esprit humain qui rendent compte de ces choses), elle a une fonction majeure : donner du sens. La philosophie politique en particulier se définit comme « un effort pour comprendre et pour faire comprendre le sens des événements et des institutions[27] ». Cette quête de sens s’insère au coeur des débats publics aux yeux de Jaspers car la philosophie « éclaire la discussion en clarifiant les principes et les objectifs, en maintenant présents à l’esprit les faits essentiels et leur hiérarchie, en sondant le destin de l’humanité, bref, en enfermant le domaine politique dans la question : pour quoi (en deux mots) vivons-nous[28] ? » La situation post-bipolaire invite justement à réactiver cette fonction de la philosophie et, peut-être à incorporer une autre question parallèlement à celle posée par Jaspers : « qui sommes nous ? » en ce début de millénaire comme le suggère David Boucher. En effet, l’articulation de plusieurs phénomènes avec la fin de la guerre froide contribue à sédimenter un problème de repères pour les êtres humains : déconfiture de l’idéologie communiste incarnée dans l’État soviétique, emballement de la « toupie des identités » (Freund) qui ne fait plus de la nationalité le creuset exclusif de la citoyenneté, essor des guerres civiles qui par leur intensité basculent dans le nettoyage ethnique. Ainsi, l’euphorie collective devant le changement de système international sans affrontement militaire a laissé place à une vague de craintes sur la réalisation d’un ordre pacifique, notamment avec la multiplication d’interventions militaires sans l’aval de l’onu. Mais c’est surtout le 11 septembre 2001 qui catalyse un effort de la pensée, un effort de la raison. Certes, il serait présomptueux de considérer ces attentats sur le sol américain comme un détonateur comparable au totalitarisme nazi et à l’holocauste sur toute une génération d’intellectuels comme Adorno et Arendt. « Comment penser après Auschwitz ? » ne signifie pas tout à fait la même chose que « Comment penser après le 11 septembre ? » Il nous semble, cependant, que face à une telle contingence marquée par une conflictualité médiatisée, l’analyste et le citoyen sont témoins d’un tragique qui appelle signification.

A — Une contingence conflictuelle

La philosophie ne se résume ni à une série de propositions abstraites de la réalité (le philosophe dans sa tour d’ivoire), ni à un modèle qui sert les intérêts d’une classe sociale au sein d’un mode de production (le philosophe secrété par les infrastructures économiques et sociales). Ni l’approche classique, ni l’approche marxiste ne peuvent servir de cadre exclusif à l’intelligibilité. Si l’École de Cambridge, notamment avec Quentin Skinner, a défriché un autre chemin (celui des sources textuelles accessibles au philosophe), il convient de prendre en considération d’autres aspects, au premier rang desquels les contextes politique et conflictuel. Comme le souligne Wolin, les problèmes que posent un monde traversé par des conflits poussent à philosopher[29]. Il s’agit là d’une condition objective qui favorise l’essor d’une réflexion d’ordre philosophique. Et Wolin de prendre pour exemple la guerre civile anglaise ainsi que les guerres européennes comme terreau propice à la floraison de la philosophie développée par Hobbes : c’est-à-dire une philosophie qui emprunte des sciences physiques mais qui est d’abord et avant tout une méditation sur – et peut-être de – la peur. Alors que l’écroulement du mur de Berlin, la dislocation de l’Union soviétique et la disparition du Pacte de Varsovie scellaient la fin d’une ère diplomatique et stratégique, plusieurs auteurs insistaient sur le grand retour de la sécurité collective par le renforcement des organisations intergouvernementales et au premier titre l’onu. La contingence apporta un flot d’anomalies par rapport à cette représentation du monde. Si la « grande guerre » entre « grandes puissances » ne semble plus – ou plutôt pas – à l’ordre du jour, des phénomènes conflictuels se manifestent. Ils sont d’une intensité insoupçonnée. Que ce soit les génocides ou bien les attaques suicides d’obédience néo-fondamentaliste, ils suscitent une émotion intense de par leurs dimensions effrayante et funeste.

Quand un événement imprévisible se produit et qu’il semble interrompre brutalement des processus politiques et sociaux, la pensée est convoquée afin de voir en quoi « le fil de la tradition est rompu » selon Arendt. Les attentats du 11 septembre 2001 mais aussi ceux de Bali ou de Mombassa et surtout de Madrid le 11 mars 2004 pour les Européens invitent naturellement à cet investissement de la raison dans le but de clarifier acteurs, enjeux et portée de cette rupture sur la scène internationale. Au risque de l’analogie simplificatrice, on pourrait comparer les conséquences du 11 septembre 2001 sur la pensée au tremblement de terre de Lisbonne qui s’est produit en 1755. Certes, dans le premier cas, il s’agit d’un phénomène causé par l’homme alors que le second résulte de la nature. Toutefois, cette nature distincte engendre un débat similaire quant à la religion. Après un tremblement de terre, la question d’un ordre transcendantal sous-jacent à l’ordre humain fait l’objet d’une interrogation comme le traduit l’opposition entre Voltaire et Rousseau, le premier condamnant la fatalité, le second l’expliquant par l’action humaine[30]. Avec le 11 septembre, la question de l’Islam comme source de violence transnationale est appréhendée de manière frontale.

B — L’intérêt d’orientation

Face aux événements tragiques de l’après guerre froide, la philosophie présente ainsi un intérêt d’orientation. Lorsque Kant définit celle-ci, il mobilise tout d’abord la dimension spatiale : il s’agit de se repérer à partir du nord, du sud, de l’est et de l’ouest. Puis, le philosophe applique son raisonnement au monde de la logique. S’orienter dans la pensée signifie être « majeur », être capable de juger par soi-même, être en mesure d’user de sa raison afin de choisir son chemin. En d’autres termes, Kant propose à l’être de « découvrir l’horizon de la conscience humaine et lui indiquer, en même temps que sa demeure dans l’être, son devoir-être, sa vérité, sa destination[31] ». Cette destination se confond avec la liberté sous la plume du philosophe allemand. Elle réside également dans une reconnaissance universelle de la liberté d’autrui car, comme le souligne Alexis Philonenko « nous tenons à la liberté de penser car elle seule nous dévoile l’horizon de notre vie ; elle seule donne un sens concret au langage du vous, au respect, c’est-à-dire la vérité du pluralisme, ou, comme le dit Kant, à la façon de penser qui consiste à se considérer et à se conduire comme un simple citoyen du monde[32] ». Cette citoyenneté du monde aujourd’hui prend une texture nouvelle. Quand bien même l’argumentation de Kant peut faire l’objet d’une critique eu égard à la succession des événements historiques du xxe siècle[33], elle se révèle d’une criante actualité sur le plan du jugement. En effet, l’abolition des distances inhérente à la modernité se radicalise et tend à une globalisation des phénomènes. Elle fait de chaque individu un spectateur-témoin – une figure majeure qui fait de l’individu un être moral[34] – grâce à la médiatisation renforcée. Certes, la circulation de l’information ne signifie pas la sédimentation effective d’un espace public international ni l’existence d’une opinion publique mondiale. Elle offre les moyens, cependant, de se – ou de s’en – faire une idée. Elle convoque le regard des êtres humains sur ce qui se produit dans des espaces éloignés. De ce point de vue, elle rend saillante cette faculté de juger si déterminante dans la discussion publique aux yeux de Kant. Cette situation actuelle qui invite au jugement dans une perspective kantienne ne peut que renforcer cet intérêt d’orientation que représente la philosophie ou, à défaut, la pensée politique focalisée sur l’action si l’on se réfère à la position d’Arendt[35].

Cette orientation n’est, selon nous, rien d’autre qu’une réflexion approfondissante « à la faveur de laquelle la vie politique (…) dévoile ses structures, son sens et sa valeur » comme le souligne Simone Goyard-Fabre[36]. Approfondir, tel est le mot aussi employé par Pierre Senarclens lorsque ce dernier débat sur la thèse de l’État virtuel formulée par Richard Rosecrance. Le politologue suisse considère comme un impératif « de renouer avec une réflexion normative sur les conditions de l’ordre et de la justice, donc d’approfondir à la lumière des événements contemporains, les questions politiques et éthiques ouvertes par les grands penseurs classiques des sciences humaines[37] ».

Ce recours à la philosophie n’entraîne pas l’élaboration d’un système en tant que tel. Il est d’abord mouvement vers la profondeur dont nous parle Simmel : « la philosophie n’est pas un contenu quelconque de savoir ou de croyance existant par lui-même mais c’est une forme fonctionnelle, une manière de concevoir les choses et de les comprendre par l’intérieur, une façon de pénétrer à travers la surface qu’elles nous offrent, jusqu’à une couche de profondeur où elles se présentent à la conscience avec une signification nouvelle et sous un nouvel ensemble[38] ».

III – Les apports de la présente réflexion

Au cours du xxe siècle, l’une des préoccupations majeures en philosophie des relations internationales résida dans l’élaboration de taxinomies. De Waltz à Wight, ces classifications sont une première façon de présenter les auteurs. L’avantage pédagogique qu’elles procurent cachent difficilement un défaut majeur : celui de la simplification[39]. L’objet des présentes contributions consiste bien à dépasser cette perspective taxinomique. Issues d’un atelier organisé à Lyon lors du 8e Congrès de l’Association française de science politique en septembre 2005[40], elles soulignent l’existence et la vitalité de cette philosophie des relations internationales afin de saisir ces manifestations conflictuelles contemporaines, lesquelles incarnent « un défi pour les tendances dominantes de la philosophie politique d’aujourd’hui qui, depuis une quinzaine d’années, adoptaient volontiers une perspective « cosmopolitique » ou du moins postnationale, où la considération de la puissance semblait appartenir à un passé périmé[41] ».

Quelle peut être aujourd’hui la signification du concept de guerre ? Comme le souligne à juste titre Ninon Grangé, la philosophie s’est très (trop ?) souvent attachée à penser les violations faites à la loi au détriment de la nature de la guerre. Sur la base des thèses récentes développées par Giorgio Agamben, elle s’interroge sur la qualification de la guerre qui peut à tout moment faire l’objet d’une qualification plurielle comme la Première Guerre mondiale l’illustre. Si la contribution développe la façon dont le droit, à travers l’état d’exception, gère le débordement de violence, son originalité tient à une proposition : penser la guerre signifie également penser les « fictions politiques » (et pas seulement les fictions juridiques) car celles-ci sont des réponses aux risques d’extinction que présente la guerre quelles que soient l’appréciation, l’évaluation, la nomination (interétatique ou civile).

Quelles ressources la philosophie politique peut-elle offrir afin de penser le rôle des États-Unis dans le jeu international contemporain ? André-Marie Yinda propose de répondre à cette interrogation à partir d’une relecture de Machiavel identifié comme un fervent partisan de l’impérialisme. Sa contribution s’inscrit dans le prolongement des approches en termes d’humanisme civique mais son originalité réside dans son application actuelle en focalisant le regard sur la formation des néo-conservateurs américains. Cette thèse audacieuse mérite d’être nuancée mais elle a l’indéniable mérite d’attirer notre attention sur la fécondité des propos du florentin dans l’environnement post-11 septembre en insistant sur la dimension agonale de sa réflexion.

L’article de Toni Ramoneda s’inspire quant à lui de la philosophie habermassienne afin de saisir, objet plus « classique » depuis quelques années, la composition d’un espace public en dehors du cadre national. Son objectif est d’approfondir les liens entre sciences de l’information et de la communication, d’une part, et philosophie politique orientée par un cosmopolitisme renouvelé, d’autre part. « L’agir communicationnel » à l’échelle mondiale est exploré d’un point de vue théorique mais aussi empirique. En effet, les discours de C. Powell et D. de Villepin au Conseil de sécurité avant le déclenchement de la guerre en Irak sont appréhendés afin d’en examiner la légitimité et la rationalité à l’aune des catégories habermassiennes. Si l’une des réserves à cette entreprise tient au choix de l’objet (des discours émanant de représentants politiques nationaux et non d’individus « sujets de droit » qui cherchent à « sortir les faits » dans une perspective transnationale), cette étude comparée permet de mettre en évidence des transformations linguistiques au sein des prises de parole diplomatique. Autrement dit, elle n’est pas sans liens avec les réflexions d’Ulrich Beck relatives à « l’État cosmopolitique[42] ».

Comment la mouvance communautarienne envisage-t-elle les relations internationales contemporaines ? Guillaume Durin propose de répondre à cette interrogation en focalisant son regard sur deux figures : Amitaï Etzioni et Michael Walzer. Leur réflexion repose sur deux idées partagées : un diagnostic critique de l’organisation actuelle des relations internationales (dû en particulier aux faiblesses de l’onu), et une volonté d’élaborer une nouvelle architecture source de paix à l’échelle mondiale. Leurs propos s’insèrent dans le débat entre universalisme moral et pluralisme culturel. Celui-ci ne se focalise pas exclusivement sur la critique de l’argumentaire huntingtonien. Il se traduit également en matière philosophique à travers les discussions de David Miller, Rawls, Habermas et Sen car l’universalisme moral pose en effet la question de savoir si la correction des inégalités mondiales peut s’adosser à une communauté politique constituée. Contrairement aux préceptes libéraux, Etzioni et Walzer fustigent l’idée d’un cosmopolitisme fondé exclusivement sur un individu abstrait et désincarné. L’universalisme ne se fondera pas sur un tel socle. Contre les tenants du relativisme, ils formulent des principes universels que tout être humain peut reconnaître indépendamment de son appartenance particulière. L’analyse proposée ici a un double intérêt. Tout d’abord, les pensées d’Etzioni et de Walzer révèlent l’existence d’un contrepoint normatif par rapport au libéralisme en Relations internationales qui ne puise pas ses référents dans l’argumentaire des Rawlsiens de gauche (Beitz ou Pogge) mais dans toute une tradition de philosophie politique très féconde de nos jours. Elle se traduit par des propositions très concrètes afin de réformer le système actuel autour d’un « pluralisme de haute densité » (Walzer) ou l’émergence d’autorités globales amenées à gérer une pluralité d’enjeux tant interétatiques que transnationaux (Etzioni). Le second intérêt, et peut-être le plus essentiel, tient aux divergences entre les deux auteurs. Il remet dès lors en question l’idée d’une cohérence ou d’une unité de point de vue entre communautariens. La distinction majeure entre Etzioni et Walzer est d’ordre ontologique. Walzer n’hésite pas à envisager la guerre comme une finalité toujours possible entre les États. La coercition est une option qui demeure et rend improbable voire impossible la disparition de ces derniers. Au contraire, Etzioni développe un communautarisme de la persuasion fondé sur la possibilité de transcender les États : acteurs d’un « ancien régime international » qu’il convient de surpasser. À l’échelle mondiale, se sédimente progressivement une réelle « communauté globale » fondée sur des actions proactives (anticiper les enjeux sécuritaires), le développement de structures supranationales tant politiques que judiciaires et surtout un imaginaire commun. À cet égard, Etzioni applique au niveau mondial la réflexion que Benedict Anderson avait élaborée afin de penser la formation des nations en tant que « communautés imaginées ». Initialement, on aurait pu considérer que « dans le domaine de l’éthique des relations internationales, le corollaire de l’opposition entre libéralisme et communautarisme s’exprime dans le débat plus récent qui a confronté cosmopolitisme et nationalisme[43] ». Le travail de Guillaume Durin fragilise une telle assertion en soulignant l’absence d’adéquation entre communautarisme et nationalisme chez Etzioni.

La dernière contribution ne se limite pas à une simple archéologie : présenter les concepts clefs d’un penseur comme P. Papaligouras dont l’activité théorique date essentiellement de l’entre-deux guerres. Cette réflexion, dont Aron extrait l’élément central afin d’approfondir sa propre analyse du système international, présente deux intérêts. D’une part, elle prouve l’existence de toute une tradition en sociologie qui n’entend pas dissoudre la philosophie (posture qui date de Simmel et dont la reformulation demeure importante dans la conjoncture académique actuelle). D’autre part, la façon dont Papaligouras traite des relations internationales s’insère bien dans le débat contemporain déjà mentionné plus haut : celui des tensions entre universalisme et pluralisme culturel. Thomas Meszaros montre que toute l’originalité du raisonnement déployé par Papaligouras consiste à envisager l’existence non pas d’une société internationale en termes monolithiques mais d’une « nature » variable de cette dite société : soit homogène (partage des mêmes valeurs qui fondent les régimes politiques), soit hétérogène (différence de ces valeurs). Chaque société internationale présente un degré d’homogénéité ou d’hétérogénéité, ce qui invite à l’élaboration de différentes typologies. Plusieurs idées émergent au-delà de cette dimension descriptive. Du point de vue agonistique, les sociétés internationales hétérogènes dites « lâches » sont plus violentes que les autres alors qu’au sein des sociétés homogènes les guerres sont limitées. Cette première idée permet d’enrichir la réflexion sur l’actuel système international qui oppose des acteurs de nature différente (États et groupes terroristes) porteurs de valeurs hétérogènes et qui voit poindre les effets pervers d’une volonté « d’homogénéisation » internationale par la puissance américaine. Du point de vue éthique, Papaligouras considère qu’une justice distributive globale est possible au sein des sociétés internationales homogènes. Il insiste ici sur une condition de possibilité qui peut, là encore, enrichir le débat sur la redistribution que Peter Singer avait initié en 1972. Certes, l’interprétation suscite parfois des réserves, notamment dans la prétention « holiste » de Papaligouras d’élaborer une théorie générale tant philosophique qu’empirique des relations internationales. Toutefois, elle offre des instruments avec notamment – pour ne pas dire essentiellement – la nature homogène ou nature hétérogène des sociétés internationales. Leur usage articulé à d’autres approches peut sans nul doute éclairer plusieurs phénomènes contemporains et ce, dans une perspective qui n’est pas identique à celle de l’école anglaise, laquelle place pourtant au centre de sa réflexion le « concept » de société internationale (en particulier Bull).

Les sources ainsi que les orientations théoriques de ces différentes contributions sont très diverses[44] mais elles témoignent toutes d’une même volonté : renouveler les discours savants quant aux relations internationales contemporaines et offrir plusieurs « chemins » …