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Pour aborder la question de la norme et de l’exception relativement à la guerre, on se réfère au contexte d’une large et vague période xixe-xxe siècles, plutôt caractérisée par le renouveau du droit européen de la guerre et plus précisément par l’apparition de réglementations internationales scandées par les Conventions de Genève (la première date de 1864) et surtout par les Conventions de La Haye (1899 et 1907 au premier chef). C’est un horizon historique très général, en négatif duquel se dessine l’état d’exception et ses développements dans des relations de plus en plus mondialisées. Le contexte problématique est celui du maintien des États dans leur puissance acquise ; les guerres sont des conflits à plusieurs acteurs, le droit du plus fort y est parfois tempéré par des puissances d’un autre type (après les conflits d’empires au xixe siècle, on peut parler des pressions économiques, des recommandations de l’onu, de l’intervention d’un ou plusieurs tiers etc.). Le risque que nous voulons considérer est celui de l’effacement de l’État, en quoi la guerre joue un rôle essentiel. L’horizon de la réflexion sera donc la continuité de l’État – sa sauvegarde, sa santé, son auto-perpétuation – telle que la philosophie politique l’a toujours envisagée, et, en regard, les brisures politiques, c’est-à-dire les brisures juridiques et morales d’une entité politique, dont la guerre représente le risque majeur comme risque d’extinction.

I – Le droit en suspens

On se limitera à l’exposé d’un problème et à la suggestion de quelques thèses appelant à débat. Le point de départ est le problème conjugué des rapports entre la force et la loi d’une part, et le point aveugle que constitue, dans les réflexions philosophiques (et pas seulement philosophiques), la guerre civile, d’autre part. Est-ce que la guerre est une forme poussée de modification de la loi, loi faite pour l’état de paix, une transgression du droit existant, la guerre représentant nécessairement une rupture par rapport à un ordre antérieur ? La philosophie, fascinée par le droit et par ses possibilités concrètes, aurait tendance à insister sur les violences faites à la loi et non sur la nature de la guerre. Une partie du problème – et c’est celui auquel nous allons nous consacrer – réside dans le rapport entre la norme et l’exception, et dans la place assignée à la guerre dans cette alternative, rapport qui, nous le verrons, se décale en termes de référence et transgression.

Deux philosophes s’en font l’écho de manière fort différente : Carl Schmitt et Giorgio Agamben qui le glose et le commente. Il ne s’agit pas ici de discuter le fond des deux argumentations mais de parcourir l’objection qu’elles font à une idée de la guerre comme étant de nature extra-légale, en dehors de la sphère du droit. Les auteurs – Agamben, Schmitt, mais aussi Walter Benjamin ou récemment François Saint-Bonnet – signalent tous la solidarité de fait entre l’état d’exception et la guerre civile, réalisée ou seulement crainte ; pourtant aucun n’approfondit théoriquement le problème de ce lien. La guerre extérieure est considérée comme un « accident normal[1] », en conséquence la guerre civile devrait être le moment « anormal » qui justifie les mesures d’exception. Historiquement, c’est beaucoup moins simple et l’état d’exception, de siège, les mesures d’urgence et autres suspensions du droit ordinaire ont été décidés dans bien d’autres circonstances. Le plus souvent la tradition juriste et la philosophie politique suivent sans le dire l’attitude adoptée par Cicéron[2], qui s’en remet à l’idée de tumulte jusqu’à en faire une catégorie juridique bien distincte du droit de la guerre, donc à des pratiques du droit, et non à une détermination de la nature de la guerre. Le droit, en l’occurrence, admettant l’exception, se mue en mécanisme de défense.

Mais l’état d’exception ne fait pas que suspendre le cours légal des choses, il glace le droit lui-même, le fige dans une attitude de défense du salut public[3] : cet écart entre le droit et le non-droit inclus dans le droit, Carl Schmitt y a placé la souveraineté, Giorgio Agamben en fait la dérive possiblement totalitaire de tout régime (notamment des démocraties) ; Olivier Beaud[4], quant à lui, place le souverain « hors-la-constitution » et en fait un « magistrat constitutionnel[5] ». Plusieurs confusions font obstacle à la réflexion sur la norme et l’exception en matière d’état de guerre et d’état de paix : d’abord la confusion entre état de siège réel, c’est-à-dire dûment instauré politiquement en vertu de textes de loi, et l’état de siège fictif qui décrit une situation d’extrême danger pour l’entité politique, rendant possibles tous les débordements officiels et toutes les transgressions. Autre confusion, davantage réelle celle-ci, entre la transgression de la loi par l’exception et le consentement du droit à sa propre suspension : se pose ainsi la question de l’inclusion dans le droit de sa négation, de sa vacuité[6] et non la question de fait qui provoque sa suspension. Bref, sur l’échelle de la violence, il semble que le curseur de la guerre oscille entre norme, au sens de normalité, et exception, et que cela engage non seulement les représentations de la guerre mais encore la définition du droit.

Le problème de la guerre civile comme déclencheur de la suspension du droit ordinaire mérite une parenthèse. On confond généralement la situation de l’entité soumise au régime d’exception et l’état juridique d’exception lui-même, de sorte que la guerre civile est confondue avec l’exception alors qu’au sens strict l’état d’exception en est le frein. Le droit suspendu, tout ou partie, vient conjurer la guerre civile effective ou la crainte de la guerre civile qui est généralement la crainte pour les concitoyens (c’est la justification fréquente de la suspension des lois[7]). L’extra-légalité pose donc la question de l’inclusion dans le droit de son contraire. C’est ce que voit Agamben quand il refuse de faire de la question de l’état d’exception une question uniquement juridique. Celle-ci serait aux confins du politique et du juridique, l’un ne pouvant englober l’autre. « L’état d’exception se présente alors comme la forme légale de ce qui ne peut avoir de forme légale[8] ». Mais le déplacement a un prix : à propos d’Agamben, François Saint-Bonnet note son abandon de l’idée de guerre et en conclut que le philosophe italien s’en tient à une « acception très particulière d’‘exclusion inclusive’[9] » dans la sphère juridique. On pourrait, nous pensons, généraliser cette propension de la philosophie à remplacer le problème de la guerre et spécialement celui de la guerre civile par la réflexion sur le droit, droit d’exception ou droit international.

Il faudrait de préférence faire droit à la violence pure selon Walter Benjamin : pour lui, il y a une violence qui reste en dehors du droit, qui n’est pas comprise par lui, qui lui subtilise sa force fondatrice[10]. Benjamin pense devoir cette idée à Carl Schmitt et la perçoit comme une dette à son égard ; Agamben montre qu’il n’en est rien et que pour Schmitt aucune violence n’est susceptible d’être totalement et définitivement hors du droit. Comme on le constate à un niveau théorique, la confusion introduite par la considération de la force dans le droit est toujours reconduite. Aussi peut-on s’en remettre à une conclusion provisoire et partielle : le droit international n’est pas autonome ; tributaire des conceptions juridiques nationales et confronté à une violence possiblement fondatrice, en tout cas en dehors du droit (violence protolégale ou illégale), il n’aurait de sens que ad hoc, alors qu’il est, dans l’idéal, prescriptif, et dans la réalité actuelle, incitatif. C’est pourquoi les tentatives des tribunaux internationaux convoqués ponctuellement sont particulièrement intéressantes actuellement. Le droit international ne peut se passer d’une définition de la guerre, mais il semble que celle-ci soit aujourd’hui impossible, biaisée par les intérêts juxtaposés et contradictoires de la somme des nations constituant l’onu. C’est le même problème qui s’est posé à propos de la définition de l’agression et de celle du terrorisme. La définition de l’agression recoupe celle de la légitimité d’un peuple à se défendre ou à conquérir sa liberté, celle du terrorisme se heurte à la justification de « l’arme des pauvres ». Juridiquement, dans les années 1970 où les mouvements d’extrême-gauche étaient florissants, et où le terrorisme palestinien avait des soutiens internationaux, ne fut achevée que la définition juridique du détournement d’avion. Mais la question du droit international ne recoupe que très partiellement le problème de l’inclusion ou de l’exclusion de la violence collective systématique dans le droit.

Pour Schmitt interprété par Agamben, le droit ne peut tolérer un tel débordement, qui est autant le débordement de la violence que celui situé hors du pouvoir et de l’autorité.

On comprend désormais en quel sens la doctrine schmittienne de la souveraineté peut être considérée comme une réponse à la Critique de Benjamin. L’état d’exception est précisément l’espace dans lequel Schmitt tente de saisir et d’incorporer la thèse d’une violence pure existant à l’extérieur de la loi. Pour Schmitt il n’y a rien de tel qu’une violence pure, il n’y a pas de violence absolument extérieure au nomos parce qu’avec l’état d’exception, la violence révolutionnaire se retrouve toujours incluse dans le droit[11].

En effet, pour Schmitt l’exception est l’indice de la souveraineté – « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle[12] » – et le droit se sauve lui-même en trouvant une garantie supérieure à la norme : la décision. Le régime nazi a adopté une procédure qui devait satisfaire Schmitt en grande partie : le décret pour la protection du peuple et de l’État (28 février 1933) suspend toutes les libertés publiques de la république de Weimar. Ce décret ne fut pas abrogé, de sorte que Agamben estime que l’État national-socialiste fut douze ans sous le régime de l’exception[13]. Mais ce que ne dit pas Agamben et qu’il faut ajouter, c’est que cet état d’exception, quelles qu’en aient été les modalités, répondait à une situation de guerre civile instaurée par ceux-là mêmes qui avaient le pouvoir, pour éliminer tous les ennemis de l’intérieur.

Schmitt et Agamben posent donc la question de l’ultime valeur à accorder à un droit qui se suspend lui-même. En refusant de sortir du domaine juridique et donc de penser la violence pure ou la guerre civile, ils ne pensent pas l’origine, réelle ou fantasmée, d’une telle suspension. Pourtant chacun considère le droit et l’état d’exception comme une réponse à une situation de danger. Les théoriciens de l’état d’exception s’en tiennent à l’état juridique des choses et non à l’état des faits qui précède. À notre sens cela dénote une survalorisation de la signification du droit par rapport au fait. Dans cette direction on aboutit à une impasse, c’est-à-dire à l’engendrement contraire du droit. On a donc finalement une situation paradoxale érigée en norme.

Être à l’extérieur et cependant appartenir : telle est la structure topologique de l’état d’exception, et c’est parce que le souverain qui décide de l’exception se trouve défini logiquement dans son être par cette structure même, qu’il peut aussi être caractérisé par l’oxymore d’une extase-appartenance[14].

Il faudra revenir à cette intéressante occasion où Agamben, comme par mégarde, utilise le terme d’extase en reprenant, semble-t-il à son insu, le terme grec de stasis, désignant toutes les formes de troubles intérieurs, de désordres politiques violents.

II – « Force de la loi » et rapports de force ; les fictions politiques et la guerre

La question de l’état d’exception, qui ne considère de réellement exceptionnelle que la suspension paradoxale de la loi par elle-même, que la norme sans efficacité et pourtant toujours présente, tend à évacuer le problème du rapport de force. L’extra-légalité ne peut procéder, dans cet ordre d’idées, que de la légalité, en serait-elle la négation provisoire ou bien définitive. C’est pourquoi le moment initial violent de toute guerre (ce qui engage les forces) – différent de la déclaration de guerre au demeurant loin d’être systématique – ne rentre pas dans les théories proprement juridiques qui rapatrient rapidement l’exception vers un état juridique, si complexe soit-il. L’espace anomique relevé par Agamben se situe dans l’espace du droit, le problème est envisagé seulement sous cet angle. Agamben souligne l’étymologie du iustitium, généralement traduit par « vacance juridique » qu’il rétablit en « espace anomique », construit sur le même patron que solstitium, le soleil marquant un arrêt : le ius-stitium marque un arrêt de la loi. Agamben le glose immédiatement en suspension et inexécution de la loi. On pourrait objecter qu’un arrêt peut aussi bien faire partie du cours normal des choses, comme le solstice précisément, que constituer une anomalie. Il est nécessaire alors de considérer l’origine de l’anomalie, comme la situation qui l’a favorisée : ce qui était identifié comme limite entre le juridique et le politique a peut-être une origine seulement politique.

L’état d’exception permet une réflexion sur la nature du droit et sur ses conditions de mort ou de maintien à l’issue d’une guerre (les institutions se sont maintenues ou ont été transformées), mais il rend impensable la nature de la guerre. Tout au plus la question devient-elle : est-ce que la norme juridique se confond avec le cours pacifique d’un État ? En fait le problème est celui de la définition de la normalité étatique (stabilité, paix, prospérité économique etc.) et de son point aveugle : l’exception est-elle une épochè du droit ou se confond-elle avec sa négation concrétisée par la guerre civile ? Fondamentalement – et des penseurs aussi divergents que Schmitt, Agamben ou des juristes comme Olivier Beaud ou François Saint-Bonnet le postulent tous d’un commun accord – ce qui fait la substance du droit c’est la « force de la loi », et non « force fait loi[15] ». En ce sens il est très logique que ce qui les préoccupe soit l’indétermination de la loi et non l’indétermination de la guerre. Pourtant cette question et sa réponse font cruellement défaut dès lors que l’on pense la guerre et non plus seulement le droit et la guerre.

D’où notre proposition de substituer une compréhension politique des fictions que la cité met en place pour se préserver, aux fictions juridiques proprement dites qui s’insèrent dans le fonctionnement et la définition du droit. Le sens de « fictions » se rapproche alors de celui de « mécanismes », de « phénomènes » politiques, mais le mot désigne des attitudes dont la collectivité, les gouvernements, les acteurs d’une guerre n’ont pas toujours conscience ; il ne s’agit pas d’une attitude délibérée, avec une finalité précise. Ce remaniement du lexique et de la définition mérite explication.

Les fictions politiques sont le signe qu’il y a une situation qui peut être identifiée à une « guerre » (de quel type, on ne le sait pas nécessairement de manière très précise sur le moment, l’histoire nomme rétrospectivement et parfois fixe de manière contestable les catégories). Ainsi il est nécessaire pour nous d’abandonner l’interprétation d’Agamben qui a tendance à faire de l’exception le signe de n’importe quel régime autoritaire, voire de la dérive des démocraties vers la dictature. Le problème central pour la norme et l’exception est le contraste entre l’indétermination de la guerre, son aspect phénoménal, en amont de toutes les catégorisations juridiques et historiques, et la grande détermination du droit. La fiction politique serait le mécanisme le plus immédiat, et le plus facile aussi, pour sortir l’exception de la seule sphère juridique où elle produit des contradictions. Prendre au sérieux l’idée de « fiction », c’est envisager un réseau de relations et de réactions politiques fondées sur le rapport de forces, sans se donner la norme pour référence, et en même temps c’est tenter d’éclairer les mécanismes du politique confronté à ce qui le nie. Les fictions dessinent ainsi les différents jeux du politique, elles animent le politique et dévoilent, une fois analysées, les manques et les espaces où s’engouffre la violence incontrôlée. Par exemple, le politique, a fortiori l’État en guerre, crée des distinctions là où celles-ci n’existent pas : séparer dans le réel la révolution, la guerre civile, l’insurrection, est une attitude politique qui prétend domestiquer la violence collective interne. Le découpage du phénomène permet de l’appréhender, de le modeler et de l’identifier, enfin de l’insérer dans une pratique du droit. L’usage de la fiction peut dès lors se confondre avec un processus sous-jacent au politique, ce qui ne signifie pas qu’il est sans effet : Olivier Le Cour Grandmaison montre que les généraux de l’armée française ayant conquis l’Algérie utilisent les mêmes méthodes vis-à-vis des « Bédouins de la métropole » pendant les insurrections de juin 1848, inventant la fiction de l’ennemi intérieur (l’ennemi de classe) qui est, par contamination, juste bon à être massacré[16]. Dans l’état de guerre, contrairement à l’état de paix où le droit s’accorde au fait, les fictions devancent les formules du droit, elles prennent place dans l’espace ouvert par la guerre comme espace de désordre. Le rôle de la fiction politique est l’invention d’un processus abstrait, qui ne peut être intégré au droit existant et qui règle les différentes variations de la guerre. Elles ne sont pas une décision ni une providence, elles sont le témoin, le signe et la conséquence du passage de la paix à la guerre et elles participent de la forme que cette dernière revêt. Il n’y a donc pas, de la paix à la guerre, transformation du droit en non-droit, du fait en force, mais apparition d’un mécanisme fictionnel permettant ce passage et modifiant dès l’abord l’appréhension de la violence belliqueuse. Notons que les fictions politiques pourraient aussi être décryptées dans un contexte de paix, notamment dans les discours politiques et l’action des gouvernements. La frontière entre guerre et paix n’est pas si étendue ; de surcroît la différence entre guerre extérieure et intérieure est floue, nous pensons aux guerres coloniales et aux guerres de libération qui parsèment les xixe-xxe siècles.

Ce que nous appelons « fictions politiques » ou « fictions dans le politique » est ce qui vient se loger dans les espaces où le droit n’a plus sa place, dans les marges ouvertes par la violence collective. Ces marges extra-légales (la prise d’armes de concitoyens contre leur unité politique, la décision de déclarer une guerre, les mesures d’exception, l’état de siège), c’est-à-dire le moment où la situation de paix se retourne en situation de guerre et où le droit n’a provisoirement plus d’effet, sont des moments de non-droit ou de pré-droit. La situation de guerre est un suspens en attendant de réinstaller le droit antérieur ou de renouveler le droit ; le révolutionnaire comme le pouvoir en place veulent (ré)installer la Loi dans la cité.

III – Référence à une guerre tolérable et possibilité de la guerre civile

Les fictions politiques, qui sont aussi d’une certaine manière anti-juridiques et ne correspondent pas à une décision, sont le produit d’un faisceau de comportements ; dans la guerre elles ont peut-être finalement la même fonction que les frontières : lignes imaginaires éminemment politiques entre les États, elles distribuent l’intérieur et l’extérieur. Les fictions contribuent à ramener les objets du politique à un espace maîtrisé, à des références facilement identifiables, et non plus à une norme. Cela n’est possible, pour une entité politique dont l’essence est de se maintenir, de continuer à exister, de persévérer, qu’en conjurant son possible effacement. Le moyen le plus évident, c’est de faire référence à la guerre tolérée c’est-à-dire à la guerre extérieure, possiblement régulable. Cette référence toute abstraite passe, selon moi, par trois mécanismes, par définition fictifs puisqu’ils se réfèrent à un idéal de guerre limitée, comprise entièrement par la légalité (c’est là le regret de Carl Schmitt qui soupire après le jus publicum europaeum) : 1) La construction et la désignation d’un ennemi public, point nodal de l’état de guerre et, partant, objet premier du processus de fiction (on peut inventer un ennemi dans sa désignation mais aussi dans ce qu’on lui attribue et les discours, la propagande en sont les instruments principaux) ; 2) L’affirmation de l’entité politique, donc l’affirmation de sa puissance qui peut être un discours et une attitude performatifs, notamment dans la recherche de la reconnaissance, par l’adversaire direct comme par un acteur tiers ; 3) L’invention d’une détermination/d’un nom et par conséquent d’un dispositif juridique pour un état de guerre plus ou moins indéterminé.

Donc si l’on considère la guerre qui surgit comme informe juridiquement, alors la notion de norme est avantageusement remplacée par celle de référence, plus descriptive d’un état de guerre indéterminé. Les fictions politiques aménagent les marges anomiques ; leur détermination plus ou moins précise par les acteurs peut influer sur le politique et d’elles dépend la possibilité de modifier les formes de la guerre. La Commune de Paris est par exemple l’échec de la transformation du régime à partir d’une guerre de classe. Les Versaillais affirment l’idée et la situation de maintien de l’ordre, ce qui peut être considéré comme une fiction politique réussie. La guerre d’Algérie, à l’inverse, est une modification réussie d’une guerre civile en une guerre extérieure, en passant par des fictions nationales premières. Ou encore, on a récemment assisté à une entente extraordinaire entre George W. Bush et Oussama Ben Laden pour entreprendre une guerre de faux-semblants où les noms attribués créent des réalités (« guerre contre le terrorisme », « guerre du bien contre le mal », « guerre contre le Grand Satan ») et où les catégories juridiques sont malmenées (Infidèles, detainees, unlawful combatant) ; ils inventent de concert une fausse guerre à outrance.

Une précision s’impose à l’occasion de ce que nous considérons comme un exemple et non comme une rupture historique et politique. Le rapport asymétrique entre une organisation terroriste comme Al Qaida et une nation comme les États-Unis ne doit pas être identifié immédiatement à une guerre. Le nom de « guerre », utilisé par les deux parties, n’entraîne pas sa réalité politique, stratégique ou juridique. À notre sens, le nom de « guerre » constitue précisément, dans ce cas, un recours à une fiction politique, cependant trop évident pour être véritablement convaincant[17]. Il faudrait même – mais ce n’est pas le lieu ici – analyser le terrorisme lui-même comme une fiction politique à la plus ou moins grande efficacité : le terrorisme est un appel à la guerre, une aspiration à la déclencher (c’était particulièrement visible dans les mouvements d’extrême-gauche des années 1970, qui s’appuyaient sur les précédents de la Résistance et des guerres de libération des peuples colonisés). Parallèlement nous ne voyons pas que le « 11 septembre 2001 » constitue une rupture fondamentale, sinon au même plan que d’autres charnières comme l’utilisation de l’arme atomique ou la fin du bloc soviétique inaugurée par la chute du mur de Berlin. Historiquement, il y a eu beaucoup de « fins du xxe siècle » et politiquement, il y a fréquemment des ruptures qui ne sont qu’effets d’annonce ou stupeur provisoire (effet recherché par le terrorisme justement). C’est la preuve que le rapport entre la norme et l’exception à un niveau théorique, et entre la guerre et la paix à un niveau politique, est affaire de perceptions collectives et de discours politiques.

L’expression « fictions politiques » ne met pas seulement l’accent sur un objet imaginaire censé faire retour vers une réalité dotée ainsi de plus d’épaisseur. Il s’agit de liens artificiellement établis pour expliquer le politique et faire fonctionner les liens politiques et sociaux. La distinction entre guerre civile et guerre étrangère en est une figure : leur séparation est une fiction établie politiquement. On pourrait tenter de trouver d’autres figures de cette fiction de séparation, par exemple dans le débat politique, comme joute oratoire, mais également affrontement agonistique où il faut vaincre ; ou bien dans l’économie, où la distinction entre commerce et guerre n’est pas radicale[18].

Le droit n’est donc pas pertinent pour considérer la guerre, au sens où l’on constate qu’« il y a » guerre, alors même que l’installation de la Loi est la finalité de toute violence collective organisée. La formulation juridique de la guerre est changeante ; le droit international, précaire et temporaire, est parfois respecté, mais la simple mention de ce « parfois » suffit à lui faire perdre toute pertinence. La guerre révèle à grande échelle, dans une situation extrême, que le droit ne peut tout régler, qu’il ne peut tout englober. « Au fond, un traité de paix consiste pour une part en ‘une réglementation juridique de problèmes non juridiques’, d’ordre politique, économique, culturel et autres[19]. » En négatif du droit, la guerre est ce réseau de relations politiques qui oscillent de la proximité à la distance, que les fictions politiques délimitent, nomment, transforment.

Force est de revenir sur le point aveugle de la réflexion, déclencheur du paradoxal état d’exception : la possibilité effrayante de la guerre interne. Une entité politique en guerre contre elle-même correspond à du politique vacant, et dans le sens où, au départ au moins et dans les fictions, il n’y a pas de différence de nature entre guerre interne et guerre externe, est introduite une diversité de formes possibles des conflits : toute guerre oblige le politique à des métamorphoses, à des conversions qui empruntent des chemins détournés, contradictoires, bons ou mauvais, pour recouvrer l’ordre. Cet aspect informe de la cité en guerre nécessite des fictions de stabilité qui sont autant de recours à des inventions plus que politiques[20] : convoquer la guerre extérieure pour éviter de reconnaître une guerre civile ou bien réprimer un désordre interne en faisant appel à l’armée, criminaliser l’ennemi etc., comme si seule la surenchère ou l’exacerbation pouvaient mettre fin à la violence illimitée. Les conversions du politique, appuyées sur des fictions, sont ainsi les mécanismes censés empêcher la totale altération de la cité.

La variation de l’appréhension des conflits, qui se traduit par le chaos des noms[21], est fonction du danger que l’on suppose encouru par la cité. Il manque d’études qui analyseraient conjointement la courbe des succès et des revers d’un camp et celle des dénominations politiques données au conflit[22]. On trouverait sans doute que la cité est davantage en danger quand s’éloigne la référence abstraite à la guerre extérieure, quand on perd trace d’une possible légalité pour s’enfoncer dans le chaos interne. Le manque et le besoin du droit n’ont que peu à voir, finalement, avec la norme pacifique et l’état d’exception. La fiction est donc « ce qui est mis en oeuvre dans l’État », face au risque de « ce qui se met en oeuvre dans l’État en guerre », la phénoménalité se fait si prégnante, que l’on peut l’interpréter en termes simples de circonstances historiques.

Les différents types de fictions mis en place vont de pair avec la fabrication de la réalité à partir d’un lien artificiel. Cette terminologie est la preuve que la réflexion s’inscrit dans la philosophie politique la plus classique et qu’il faut penser la guerre civile sur le modèle de l’état de nature surgi absurdement dans l’État. La tradition théorique dans laquelle nous entendons inscrire les fictions politiques commence avec Cicéron, passe par Machiavel et se poursuit avec les philosophies de l’état de nature et de l’artifice politique. C’est-à-dire que cette réflexion sur la guerre est parallèle à une ligne théorique classique qui traite de la guerre juste (Cicéron, Augustin, Thomas, Vitoria, Grotius, etc.). L’opposition entre tumultus et bellum pour éviter de nommer le bellum civile chez Cicéron, est plus ou moins reprise, de manière dynamique et positive, par Machiavel qui distingue tumulto et guerra civile. Enfin les états de nature sont par excellence des fictions qui rendent compte à la fois de la fondation du politique, des relations entre États qui sont entre eux « comme à l’état de nature » et du risque de guerre civile. On peut alors voir que la réflexion sur la norme et l’exception nous éloigne en fait des considérations morales, pré-juridiques et juridiques des théories de la guerre juste qui seraient ici considérées comme prémisses d’un droit international[23]. Une perspective actuelle plus intéressante tente de reprendre un hypothétique ius post bellum pour en faire une théorie de la justice d’après-guerre. Bien que stimulante, elle reste enfermée dans la pensée juridique et ne fait que partiellement référence à l’antiquité romaine.

La fabrication de fictions a ceci de particulier qu’elle existe dans la durée, de même que l’entité politique qu’elle est censée appuyer. À chaque fois, pendant une guerre, on tente de refonder le politique, sous toutes les formes de la galvanisation vers l’intérieur, et de la dépréciation et de l’extériorisation de l’ennemi. Les fictions, en ce sens, sont l’invention même de la continuité étatique, le processus naturel de survie du politique.

Nous avons essayé de voir comment le politique en général, les États en particulier, répondaient non juridiquement au risque d’extinction que constitue la guerre et, de manière plus aiguë, la guerre civile. L’état d’exception, par rapport à la norme désormais assimilée au cours ordinaire des choses, par rapport à ce qui est considéré par consensus comme un état de paix, est alors une réaction de l’État face à la guerre vécue, à tort ou à raison, comme une transgression soit d’un droit existant, soit d’un ordre considéré comme admis, soit d’un ordre considéré comme juste.

La guerre dans sa plus vaste généralité, ne pose pas tant un problème de normativité que d’appréciation, d’évaluation et de nomination des acteurs en présence, des puissances en jeu, ce qui se traduit, dans les représentations collectives, par les références juridiques, fantasmatiques ou autres à un type de guerre classique et abstraite ou au contraire à la terreur de la guerre civile[24]. Qui a quel poids (et il faut naturellement inclure les forces concrètes mais également ce que Clausewitz appelle les forces morales) ? Quelles sont les fictions employées pour quelle finalité politique ? Il me semble pourtant qu’à en rester là, on se fourvoierait, ou plutôt que la philosophie n’accomplirait pas totalement sa tâche. L’appréciation comme pondération satisfait les analyses en matière de science politique et de relations internationales, en ce sens ces disciplines ont tout à gagner de cette intelligence. L’évaluation peut néanmoins reconduire à un questionnement sur les normes, et dans ce cas, la philosophie politique en revient aux traditions jusnaturalistes, aux théories du pacte social, aux définitions de la guerre juste. La nomination n’a de véritable sens qu’assortie d’une construction du concept de la guerre. La question de la norme et de l’état d’exception masque une fois de plus l’interrogation sur les justifications de la guerre.

Nous voudrions simplement, en guise de conclusion, appeler de nos voeux un questionnement en amont sur les entités en jeu dans la guerre, avant de classer un conflit dans une catégorie prédéterminée qui empêche parfois l’analyse. Au-delà des dénominations historiques variées et parfois arbitraires, au-delà des définitions des frontières ou des souverainetés, il s’agirait de faire surgir les formes multiples de la guerre, beaucoup plus perméables qu’on pourrait le croire. À cet égard on retrouve l’ambiguïté qui grevait la réflexion sur l’état d’exception par négligence de la composante guerre civile. Car évidemment l’identification et l’explication se font alors plus complexes et plus ambiguës. À titre d’exemple, on peut envisager les différents noms que l’on peut théoriquement attribuer au conflit général de 1914-1918 et qui recouvrent à notre sens différentes formes de guerre : juridiquement il s’agissait d’une « guerre interétatique », l’histoire lui a donné le nom de Première Guerre mondiale, des analyses stratégiques en ont fait une guerre d’empires, par opposition aux guerres européennes dans l’équilibre des puissances, Carl Schmitt a pu en parler comme d’une « guerre civile européenne ». Philosophiquement, nous serions tentée de parler de stasis dans une guerre extérieure, en faisant référence à l’emploi ambivalent qu’en fait Thucydide dans sa Guerre du Péloponnèse. Agamben parlait d’une « extase-appartenance » à propos de l’état d’exception. Il semble que la situation de certaines cités grecques, à la fois en proie aux guerres internes et imbriquées dans des guerres entre cités mais à l’intérieur du monde grec, remette en cause les dénominations faciles et trompeuses. Le risque d’extinction est présent dans toute guerre et c’est lui que combattent les fictions politiques. Plutôt que de s’en remettre au cercle de la norme et de l’exception, il importe de réviser les références de l’État en guerre à la lumière du contenu étymologique de la stasis, arrêt et mouvement, révolution et état, pour décrire les guerres, et d’assumer, ce faisant, un anachronisme de méthode et une transversalité de disciplines.