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Et si les guerres civiles, souvent qualifiées de conflits avant tout ethniques, étaient moins le fait des haines et peurs irrationnelles que la conséquence des comportements rationnels motivés par la recherche du profit, suivant une logique de performance ? C’est le défunt anthropologue Georg Elwert, professeur à l’Institut d’ethnologie de l’Université libre de Berlin, puis directeur de l’Institut universitaire d’études du développement (iued) à Genève qui, le premier, a avancé le concept de « marché de violence » comme facteur explicatif des conflits. Le marché de violence est un lieu d’échange inscrit culturellement, souvent instauré dans d’anciennes zones de combat marquées par un climat de violence ; il est le fait d’une logique économique qui, à l’instar de la mondialisation, est branchée tant sur le global que le local. Cette théorie permet une analyse d’un ensemble de formes économiques qui non seulement rendent possible un conflit et l’alimentent, mais de plus le rendent reproductible sur une plus grande échelle.

L’apport du présent ouvrage est d’opérationnaliser ce concept de « marché de violence » et surtout, de démontrer la corrélation entre les guerres civiles et le terrorisme international, comme phénomènes rendus possibles grâce à l’existence d’économies de guerres dynamiques et interreliées, un rapport que Elwert lui-même hésitait à établir. C’est là un pas que franchissent l’historien Martin Kalulambi Pongo et (l’anthropologue ?) Tristan Landry, le premier, professeur associé à l’Université nationale de Colombie et chercheur au Centre de recherche et de formation interculturelles à l’Université d’Ottawa, le second, professionnel de recherche à l’Université Laval et chercheur invité à l’Institut d’études est-européennes de l’Université libre à Berlin de 1999 à 2003. En inscrivant la violence, tant celle issue d’une logique guerrière que celle émanant de mouvements terroristes, dans un système élargi, les auteurs permettent de situer les soubresauts post-11 septembre dans un contexte historique plus large, dans la lignée des travaux d’Edward Said, pour qui la réponse occidentale antipathique au monde islamique était déjà effective pendant les années 70.

Pour Said, il est à rappeler, l’Islam est perçu de manière ethnocentriste, raciale, uniforme, tel un fourre-tout de négativité : pour la droite, il représente le barbarisme, pour la gauche, une théocratie médiévale, pour le centre, un exotisme déstabilisant. Fruit d’une communauté d’interprétation, l’image de l’Islam qui circule dans les médias est une représentation qui prend place dans l’histoire et crée une politique de confrontation. Or, l’Homo islamicus n’existe pas ; il n’y a pas de comportement islamiste politique, que des idéaux-types d’islams et des significations différentes de ce qu’est « l’histoire islamique ». De même, pour Pongo et Landry, la solution au terrorisme passe par une lutte contre les mythes et les préjugés et implique de repenser le rapport à l’Autre.

La thèse générale défendue dans l’ouvrage est que de nombreux conflits auraient été évités si la richesse mondiale était différemment répartie ou même si l’on suivait des principes humanitaires simples, comme celui d’imposer les transferts monétaires internationaux ou encore de bannir unilatéralement les paradis fiscaux. Les auteurs conceptualisent le lien entre le terrorisme international et les marchés de violence de manière à trouver une voie originale dans la compréhension des causes du terrorisme, effectuent un survol du monde après le 11 septembre 2001, s’intéressent en particulier à la réception des événements par les populations civiles pour ensuite évaluer les stratégies anti-terrorisme et leurs effets positifs ou négatifs. Enfin, ils analysent les différentes facettes des marchés de violence, l’imbrication de l’économie et de la guerre et concluent par un panorama des zones à risque susceptibles d’être aux prises avec des marchés de violence dans les années à venir.

En conclusion, les auteurs rappellent que deux visions du terrorisme s’affrontent aujourd’hui : en premier lieu, le terrorisme est perçu comme la résultante des griefs légitimes de la partie plus pauvre du globe à l’endroit de gouvernements irresponsables. Une seconde thèse est cette perception du terrorisme comme une idéologie de violence à être éradiquée par tous les moyens, y compris violents. Les auteurs penchent ouvertement pour la première vision qui a le mérite de remonter aux racines du terrorisme.

Dans l’ensemble, l’ouvrage se veut accessible tant pour le néophyte que pour le chercheur désireux de faire le point sur les courants de pensée actuels, la voie proposée par Pongo et Landry permettant de rompre avec les théories noires axées sur les clash of civilizations à la Samuel Huntington. Le recours à des approches politique, historique et anthropologique permet une mise en perspective salutaire, les auteurs établissant par exemple que les marchés de violence sont une réalité aussi vieille que l’humanité.