Corps de l’article

Aux États-Unis, le processus de militarisation de la zone frontalière avec le Mexique et de criminalisation des sans-papiers est en cours depuis les années 1980 (Dunn 1996 ; Andreas 2009 ; Nevins 2010 ; Maril 2011). Il semble répondre à la migration, essentiellement mexicaine, vers les États-Unis qui s’est achevée avec la crise économique de 2008 (Passel, Cohn et Gonzalez-Barrera 2012). Cette migration se caractérise par la constitution d’une population de quelque 12 millions de sans-papiers, arrivés sur le sol états-unien en traversant la frontière sans autorisation, à leurs risques et périls (majoritairement via l’Arizona au cours des années 2000), ou en dépassant la durée de validité de leurs visas (Pew Hispanic Research Center 2013). Si deux lois, en 1986 et en 1996, ont permis des régularisations, toute réforme nationale des lois migratoires achoppe depuis lors, faute de consensus au Congrès entre démocrates et républicains. Cette absence de réformes a laissé place à des mesures pro ou anti-immigrants de la part des États fédérés ou des administrations locales (De Graauw 2014).

Dans ce contexte de blocage politique fédéral, l’enjeu consensuel entre les deux partis au pouvoir et pour les administrations fédérales successives porte sur la « sécurité frontalière ». Celle-ci s’incarne dans la mise en place d’un dispositif de tri des mobilités aux frontières entre les mobilités désirées (tourisme, commerce, main-d’oeuvre) et les indésirables (migrants, contrebandiers, terrorisme), de même que par la spectacularisation du marquage du territoire par la construction de « barrières »[1] à la frontière mexicaine. La gestion de la migration mexicaine passe donc par des moments de construction de la frontière comme une passoire pour laquelle la réponse semble être l’accentuation de la sécurité frontalière, respectant en cela un scénario de sécuritisation[2].

Les débats contemporains sur la sécurité frontalière doivent donc être resitués dans un espace de controverses techniques sur les modalités de sécurisation, d’oppositions partisanes et de tensions fédérales sur les prérogatives accordées aux échelons fédérés et locaux par rapport à l’échelon fédéral. Ils se situent également au sein d’un processus d’intégration économique transfrontalier, où les tenants du contrôle s’opposent à ceux de la fluidification (Brunet-Jailly 2012). Ils s’inscrivent enfin, nationalement comme localement, dans un espace de rivalités citoyennes entre les promoteurs de la militarisation (Tea Party, vigilantes) et leurs opposants, tels que les ong humanitaires d’aide aux migrants et de défense de l’environnement ou les comités de sans-papiers (Doty 2006).

Dans ce contexte, cet article interroge l’opportunité pour une configuration d’acteurs pro-barrière de l’Arizona de présenter les mobilités transfrontalières d’immigrés clandestins mexicains comme une menace dont la gestion passerait par davantage de militarisation de la zone frontalière. Il s’interroge aussi sur le rôle de ces acteurs durant la période de l’avant-Trump dans la fixation des débats autour du « build the wall ». À cet effet, l’article interroge la force de l’outil « barrière » dans leur entreprise de sécuritisation des mobilités. Sur le plan théorique, l’analyse présente ainsi une manière concrète de renouveler la conception du rapport entre acteurs sécuritisants et public(s) en alliant deux corpus : celui des théories de la sécuritisation post-Copenhague, d’une part, et celui de la construction des problèmes publics, d’autre part. Les mobilisations pro-barrière de l’Arizona offrent en cela un terreau fertile.

En Arizona, donc, début avril 2010, des parlementaires républicains ont regroupé l’ensemble des acteurs favorables à une militarisation accrue des confins de cet État au sein d’un comité parlementaire, le Joint Border Security Advisory Committee (jbsac). Ce comité est un forum, un espace de confrontation entre acteurs impliqués dans la sécurité frontalière. Bien que les contestataires de la militarisation de la frontière soient exclus du comité, celui-ci demeure un lieu où se débat et se construit la légitimation des mesures de sécurité frontalière entre tenants de la fermeture ou de la fluidification de la frontière. Il représente en cela un microcosme de ce qui se joue à l’échelle nationale. En mai 2011, le comité lance une initiative de collecte de fonds appelée Build the Border Fence. En particulier, il fait d’un outil de sécurisation, la « barrière frontalière », la clef du processus de militarisation.

L’initiative Build the Border Fence est lancée sur un site Internet dédié[3], hébergé par l’État d’Arizona, dont sont extraits les éléments suivants. Y est formalisé un récit causal (Radaelli 1999) pro-barrière. Le projet de barrière y est présenté comme vital, non seulement pour protéger les populations du sud de l’Arizona, mais aussi pour assurer « la sécurité de notre grande nation ». L’exaltation de la fibre patriotique des donateurs survient après un détail des menaces que la barrière est censée contrer : « une invasion des cartels de drogues, de gangs violents, d’une estimation de 20 millions d’étrangers illégaux (illegal aliens) et même de terroristes ». L’échec du gouvernement fédéral à sécuriser la frontière est maintes fois souligné pour mieux mettre l’accent sur l’initiative de l’Arizona, présentée comme populaire. Ce récit, en apparence dépolitisé, s’exprime dans une tonalité de sécurité nationale.

Toutefois, des considérations politiques et identitaires n’en sont pas absentes. D’une part, il est teinté de conservatisme et de défiance vis-à-vis du pouvoir fédéral. D’autre part, il amalgame les enjeux de sécurité frontalière à une préoccupation sur l’hispanisation de la société états-unienne. Ce récit s’inscrit bien dans un scénario de sécuritisation des migrations[4]. La contiguïté territoriale et l’entrée d’« indésirables » y sont construites comme un risque sécuritaire. Une solution est trouvée : l’érection de « barrières » et la mise en place d’un dispositif de contrôle de ces mobilités ; enfin, le tout est légitimé discursivement (Ritaine 2009 : 23). Le récit en appelle aux autorités fédérales pour gérer la menace ainsi construite par la poursuite de la militarisation de la zone frontalière. Toutefois, notre enquête[5] laisse entrevoir que cette coalition[6] pro-barrière s’efforce de générer à l’échelle du système politique états-unien une adhésion à son initiative. Le mouvement sécuritisant ne peut se limiter à l’analyse de la formulation de ce récit sécuritaire. Il doit s’élargir aux répertoires d’actions publiques et aux rôles des professionnels de la sécurité dans cette coalition pour diffuser ce récit et convaincre de la légitimité des « barrières » dans les arènes médiatiques, parlementaires ou judiciaires, du local au national.

Selon nous, les acteurs pro-barrière font office de « transcodeurs »[7]. La coalition formule et diffuse le cadrage pro-barrière pour « rendre gouvernables » par la militarisation des situations de mobilités. Ces acteurs participent en cela à la légitimation des décisions de militarisation des confins des États-Unis. Plus précisément, ils effectuent trois opérations. Les mobilités dans la zone frontalière sont tout d’abord construites comme problématiques et constituées en enjeux politiques nationaux (c’est la problématisation). Puis ces problèmes sont recodés en enjeux de sécurité traitables par le déploiement de technologies de sécurité grâce à la mobilisation d’une expertise militaire et policière (c’est la sécuritisation). Enfin, la diffusion de ce cadrage pro-barrière passe par une contestation des choix gouvernementaux en matière de défense et d’immigration (c’est la publicisation).

Pour éclairer l’analyse de leurs actions en termes de sécuritisation et de publicisation, nous établissons une « zone de transaction » (Bénatouïl 1999) entre deux corpus théoriques : les théories de la sécuritisation et de la sociologie des problèmes publics. Ce rapprochement entre construction des menaces et construction des problèmes publics n’est pas original (Balzacq 2016 : 191). C’est le dialogue entre ces corpus théoriques qui est plus rare. Dans une conception de la sécuritisation où logiques politiques et sécuritaires sont pensées comme imbriquées, la construction des problèmes publics permet d’appréhender la publicisation d’un « problème » de la mobilité non autorisée à la frontière et de décrire des séquences d’affrontements entre acteurs pro-barrière et État fédéral dans des arènes publiques en recourant à la métaphore du « procès en publicisation » (Cefaï 2007). C’est lors de ces séquences publiques de contestation que se diffuse le récit sécuritaire pro-barrière. Le public (comme celui qui accepte le discours sécuritisant) est alors constitué au fur et à mesure du processus de publicisation du récit pro-barrière.

Dans une première partie, nous revenons sur cette transaction entre approche sociologique de la sécuritisation et construction des problèmes publics, en insistant sur ce qui a trait à la conceptualisation du public. Puis, dans une deuxième partie, nous envisageons le travail de sécuritisation appréhendé par les pratiques de sécurité frontalière des professionnels de la sécurité du jbsac et les controverses qu’ils alimentent avec des opposants au projet. Enfin, nous abordons dans une troisième partie les modalités de publicisation du récit pro-barrière. En conclusion, nous revenons sur l’apport d’une telle transaction tant sur le plan empirique que sur le plan théorique.

I – Penser le rapport entre acteurs sécuritisant et publics : l’apport de la construction des problèmes publics à la sécuritisation

A – Les théorisations de la sécuritisation et le point aveugle du rapport au(x) public(s)

Le premier corpus théorique pour penser les opérations de la coalition pro-barrière est bien celui de la sécuritisation, c’est-à-dire la transformation d’une entité (objet ou sujet) en une menace. Les acteurs pro-barrière de l’Arizona, dans notre cas d’étude, en tirent avantage.

Les critiques de la théorisation made in école de Copenhague ont identifié des points sous-théorisés entravant son opérationnalisation (Stritzel 2007 ; Balzacq 2011 : 6-8), parmi lesquels la performativité de l’énoncé sécuritaire, la dépendance entre politique et sécurité, de même que les multiples facettes possibles des relations entre l’acteur sécuritisant et son public[8]. De manière générale, la sécuritisation made in école de Copenhague est critiquée comme étant trop statique et aveugle aux contextes spatiaux, temporels et culturels dans lesquels le discours de sécurité est énoncé pour toucher son public (Stritzel 2007 : 366-367) et à la relation entre acteur sécuritisant et objet de référence. Certaines de ces critiques plaident pour mieux prendre en compte les outils et instruments de sécurité, donc pour se focaliser sur les pratiques des professionnels de la sécurité (Balzacq, Basaran, Bigo, Guittet et Olson 2010). D’autres estiment qu’il faut rester sur l’énoncé et la grammaire du langage sécuritaire.

Dans son approche sociologique, la sécuritisation se développe, en effet, dans une direction qui fait la part belle, de manière égale, aux trois postulats que sont (1) la centralité du public (un public qui a une connexion causale et directe avec l’enjeu et qui a la capacité de permettre à l’acteur sécuritisant d’adopter des mesures pour contrer la menace) ; (2) la codépendance entre agence et contexte (car le répertoire sémantique de la sécurité est un mélange de significations textuelles et de significations culturelles, donc est contextuellement et culturellement situé) ; (3) le dispositif et la force structurants des pratiques (la sécuritisation, ce sont aussi les pratiques qui génèrent des compréhensions intersubjectives sur le problème de sécurité, pratiques incarnées dans des outils de sécurité et les habitus des professionnels) (Balzacq 2011 : 8-15). Ainsi, cette opérationnalisation refuse de situer le processus de sécuritisation en dehors de la sphère politique dans laquelle il est imbriqué. Contrairement aux tenants de l’école de Copenhague, il s’agit pour les critiques d’un « contiguum » plutôt que d’une opposition (Bourbeau 2013). Ce qui lie politisation[9] et sécuritisation, c’est la construction sociale des objets d’étude, les rapports de force entre les acteurs, le poids de l’environnement et les contextes de fenêtres d’opportunité qui contraignent le succès ou non de ces processus.

Concernant le postulat de la centralité du « public », la sécuritisation comme la politisation interrogent les modalités d’« acceptation » par des publics d’une problématisation autour d’un enjeu. Pour les critiques, il s’agit là d’une véritable tension de l’approche de la sécuritisation made in école de Copenhague qui se borne à postuler que le succès d’un mouvement sécuritisant tient à son acceptation par un public (audience) (Buzan, Waever et de Wilde, 1998 : 25), sans préciser comment l’identifier ni l’étudier, ni quel sont son rôle et son statut[10]. Les développements post-école de Copenhague ont donc contribué à interroger et à préciser ce rapport (Léonard et Kaunert 2011).

Certains travaux ont semblé évacuer ou contourner la question du rapport au public. Thierry Balzacq préfère mettre l’accent sur les pratiques et les contextes de sécuritisation, mais estime qu’un acteur peut réussir son mouvement sécuritisant si celui-ci s’ancre dans les « dispositions psycho-culturelles » d’un public en recourant à un langage qui peut résonner auprès de celui-ci (Balzacq 2005 : 184). Selon Juha Vuori (2008), étant donné la spécificité socio-historique de chaque mouvement sécuritisant, il semble impossible de définir précisément ce qui constitue un public. Holger Stritzel propose quant à lui de lire la sécuritisation en recourant au concept de « traduction » (Stritzel 2011 : 346), par l’analyse de la circulation et de l’ancrage des images de la menace (comme celles d’« organisations criminelles » ou d’« États voyous »), comme formes stables de métaphores sécuritaires que des acteurs sécuritisants tentent de diffuser lors de contestations sociopolitiques (Stritzel 2014 : 55), et ce, en résonance avec les valeurs de la société. Le public est alors multiple en fonction des domaines de localisation (aux Nations Unies, à l’Union européenne ou dans les bureaucraties sécuritaires nationales ; Stritzel 2014 : 61).

D’autres travaux ont mieux conceptualisé cette relation. Balzacq (2005 : 185), Stritzel (2007 : 364) et surtout Roe (2008) suggèrent qu’il faut distinguer un public général qui peut offrir un support « moral » sur la dimension sécuritaire d’un enjeu, et un public particulier (décideurs ou parlementaires) qui peut offrir un « soutien formel » pour faire adopter des mesures de sécurité. À partir du cas de l’autorité canadienne de sécurité du transport aérien, Salter (2008) a permis de conceptualiser le public à partir de la notion goffmanienne de cadre pour comprendre comment un enjeu de sécurité est mis en scène auprès de différents publics : populaires, élitistes, technocratiques et scientifiques. Un mouvement sécuritisant peut ainsi réussir auprès d’une communauté scientifique ou technocratique et échouer auprès d’autres publics (Salter 2008 : 325).

Enfin, à partir de l’analyse de la tentative du gouvernement du Royaume-Uni de sécuritiser les demandes d’asile dans l’Union européenne en 2003, Léonard et Kaunert (2011) proposent d’intégrer à la sécuritisation les analyses de Kingdon en termes de flux de politiques publiques (problem, policy, politics). Là encore, les publics apparaissent multiples et obéissent à des fonctionnements et à des logiques de persuasion distinctes, propres aux cas étudiés. Ces développements post-école de Copenhague allient l’étude de la construction discursive des menaces à une « analytique de gouvernement », soit une analyse des conditions d’émergence, d’existence et de changement politique, plutôt concentrée sur les pratiques et les processus (Balzacq, Léonard et Rizicka 2016 : 497).

C’est dans cette perspective que nous entendons aborder le rapport entre public et acteur sécuritisant. À partir de notre enquête sur les acteurs pro-barrière de l’Arizona, nous estimons que la sociologie des problèmes publics apporte aux théories de la sécuritisation une manière d’appréhender à nouveaux frais le public. Le public ne correspond donc pas qu’aux acteurs qui renforcent formellement ou moralement le mouvement sécuritisant parce qu’ils sont affectés ou concernés par l’enjeu. Il nous apparaît plus judicieux de ne pas réifier le « public » pour mieux envisager les « procès en publicisation » qui visent à diffuser dans le système politique le récit sécuritaire, ici pro-barrière. Les « publics » sont alors constitués au fur et à mesure de l’action contestataire comme les personnes, les organisations et les institutions qui s’impliquent dans la problématisation et la résolution de l’enjeu en question. Les processus de sécuritisation et de publicisation sont alors entremêlés.

B – La construction des problèmes publics et l’apport du « procès en publicisation »

Le second corpus théorique pour envisager les opérations de la coalition pro-barrière de l’Arizona est donc celui de la sociologie des problèmes publics. La construction des situations de mobilités transfrontalières en problème public est cruciale pour comprendre le débat migratoire aux États-Unis au-delà de la formulation des figures de la menace (terroriste, contrebandier, « illegal »). La sociologie des problèmes publics[11] relève d’une approche de l’action publique comme construction collective d’acteurs en interaction contextualisée. Elle repose sur l’idée d’une compétition dans l’espace public entre acteurs sociaux et politiques pour qu’une situation soit reconnue et définie comme un « problème public ». Ces acteurs arrivent à faire partager une interprétation de la situation au-delà des groupes convaincus et notamment auprès des autorités publiques qui sont alors appelées à intervenir. Or, l’importance de la façon dont les problèmes publics ont été construits contraint les choix sur la nature des solutions à apporter.

Pour Joseph Gusfield (1981 ; trad. fr. Cefaï 2009 : 233), la problématisation d’un enjeu en problème public est issue d’un processus de sélection d’une version de la réalité au détriment d’autres versions et de l’attribution de la responsabilité du traitement du problème à une autorité publique. La manière dont est construit ce processus implique une manière de concevoir la solution à tel point qu’« aucune autre alternative de définition et de résolution n’est pensable » (Gusfield 1981 ; trad. fr. Cefaï 2009 : 7). Toutefois,

l’arène publique n’est pas un champ dans lequel tous peuvent jouer à conditions égales : certains acteurs y ont un accès plus facile que les autres et disposent d’une puissance plus élevée et d’une capacité plus grande de configuration des enjeux publics. De même, toutes les idées ne sont pas équivalentes dans leur pouvoir d’engendrer des problèmes publics comme leurs conséquences.

Gusfield 1981 ; trad. fr. Cefaï 2009 : 9

Plus précisément, « certaines versions de la « réalité » ont un plus grand pouvoir que d’autres de définir et de décrire cette « réalité » (Gusfield 1981 ; trad. fr. Cefaï 2009 : 13). Pour Gusfield, l’attribution de la responsabilité d’un problème public détermine quelle institution s’arroge ou se voit accorder la responsabilité de « faire quelque chose » ou « le pouvoir de décrire et de prescrire le problème » (Gusfield 1981 ; trad. fr. Cefaï 2009 : 16). Cette attribution implique une manière de concevoir la solution. Il introduit la catégorie des « propriétaires de problèmes publics » définie comme les acteurs bénéficiant d’un accès routinier aux instances politico-administratives qui gèrent un problème reconnu comme tel (Neveu 1999). Cette attribution est un enjeu de lutte pour « acquérir les titres de propriétés de problèmes publics pour imposer des théories causales et une certaine attribution ou de l’imputation de responsabilité » (Gusfield 1981 ; trad. fr. Cefaï 2009 : 16). Or, les politiques publiques sont en général régulées par des configurations d’hypothèses, de routines, de procédures qui les rendent aveugles à des solutions alternatives ; c’est en ce sens que Gusfield entend « l’autorité des problèmes publics » (Cefaï et Terzi 2012 : 26).

Cette lutte s’effectue dans des arènes, comme espaces de mise en visibilité et de traitement d’un dossier considéré comme problème social (médias, tribunaux, élections, Parlement, instances locales) (Neveu 2011 : 16-17). Dans une perspective microsociologique goffmanienne, l’arène publique est entendue comme un espace-temps de mise en scène et en intrigue d’actions collectives ou d’affaires publiques où des entrepreneurs en causes publiques s’efforcent d’écrire des scénarios et de mettre en scène des performances à destination des publics qu’ils veulent toucher, de diffuser ainsi un cadrage (Cefaï 2007 : 600). Les acteurs y intentent un « procès en publicisation » (Cefaï 1996 ; Cefaï 2007) et mettent en scène un conflit avec des autorités ou d’autres acteurs réticents pour imposer un cadre d’interprétation des problèmes et de leur résolution.

Le problème public existe par l’action collective dans ce processus de publicisation selon différentes phases : formulation d’un malaise par rapport à une situation en problèmes publics ; affrontements dans les arènes de cette interprétation par rapport à d’autres formulations ; reconnaissance et stabilisation du problème public ; institutionnalisation du problème public ; programme d’action publique. Ce que la sociologie des problèmes publics propose, c’est de dresser une histoire de problèmes publics, de suivre un conflit et ses multiples rebondissements sur des scènes médiatiques, techniques, scientifiques, administratives, judiciaires ou politiques, ses coups de théâtre et ses retournements de situation, et ce, en accompagnant les expériences et perspectives des acteurs.

Par « public », il est alors question de « l’ensemble des personnes, organisations et institutions, indirectement concernées par la perception partagée des conséquences indésirables d’une situation problématique et qui s’y impliquent pour tenter de l’élucider et de la résoudre » (Cefaï et Terzi 2012 : 10). Pour analyser cette dynamique, il s’agit d’étudier la transformation de ces situations « problématiques » d’un trouble à l’action institutionnelle, autrement dit en prenant en compte les préoccupations, les indignations, les enjeux de conflits, de pouvoir jusqu’à la phase de médiation où des institutions se disputent l’appropriation du problème et désignent des « responsables » politiques (Cefaï et Terzi 2012 : 16). Ces processus de publicisation et de problématisation ainsi appréhendés permettent de penser le traitement sécuritaire des problèmes publics, à travers l’institution qui s’arroge ou à qui est attribuée la tâche de gérer le problème formulé et défendu par l’action collective dans des arènes publiques. Le public concerné par un enjeu sécuritisé est constitué par les acteurs sécuritisants au fur et à mesure de leur publicisation du récit sécuritaire. En ce sens, la publicisation est donc bien le corollaire de la sécuritisation.

II – Pratiques de sécuritisation pro-barrière

Ces dernières années, l’attention aux pratiques de sécurité a constitué un pilier des analyses critiques de sécurité[12] (Davidshofer, Jeandesboz et Ragazzi 2017). Sous cet angle, la sécuritisation consiste en un ensemble de pratiques organisées notamment autour des « instruments de régulation » et des « outils de capacité » (Balzacq 2011 : 16) qui contraignent l’action des praticiens tout en incarnant une certaine image de la menace et de ce qui doit être fait pour la contrer. On se demande alors comment les professionnels de la sécurité parlent de menaces et comment leurs routines contribuent à banaliser le recours à ces « outils » et, au-delà, aux politiques de sécurité et aux dispositifs dans lesquels ils s’inscrivent. En ce sens, les technologies de sécurité incarnent les pratiques sécuritaires et symbolisent des schémas cognitifs et des choix politiques au-delà de leur fonctionnement technique (Ceyhan 2006). Ces technologies sont éminemment politiques : leur sélection, leur emploi dépendent de facteurs politiques et demandent une mobilisation d’experts (Peters 2002 : 552).

Dans notre cas, la coalition pro-barrière sécuritise les situations de mobilité en banalisant le recours à des outils, à l’origine militaires pour les gérer, les « barrières ». Elle accorde une large place à une expertise[13] sécuritaire qui consacre la barrière en outil de sécurité légitime. Pour identifier ce qui relève de la sécuritisation ainsi définie, nous appréhendons donc la fonction qu’ont les « barrières » pour des professionnels de la sécurité (entendus comme des praticiens de l’armée, des forces de police, des agences fédérales états-uniennes) dans leurs routines de surveillance et de sécurisation des frontières. Pour cela, nous resituons tout d’abord les controverses techniques entre professionnels sur le recours aux « barrières » telles que nous les avons observées dans une foire technologique en Arizona. Puis nous revenons sur le rôle de ces professionnels au sein de la coalition pour justifier la nécessité d’y recourir, et sur leur argumentaire déployé lors des débats du jbsac.

A – Controverses entre professionnels de la sécurité sur le recours aux barrières

Pour les professionnels de la sécurité, les « barrières » paraissent archaïques et marginales par rapport aux nouvelles technologies de surveillance[14]. Pourtant, les professionnels parties prenantes des débats du jbsac en revendiquent l’emploi comme outils de sécurisation nécessaires. Aux États-Unis, les « barrières » sont d’abord des outils militaires. Les premières barrières en tôles ondulées installées au tournant des années 1970-1980 dans les zones urbaines sont issues du recyclage des pistes d’atterrissage piochées dans les surplus de l’us Navy (Dunn 1996 : 66). La stratégie de blindage de la frontière par la Border Patrol (garde frontalière) dans les années 1990 recourt à des « barrières » plus élaborées fabriquées par l’entreprise Sandia Laboratories (Andreas 1998-1999).

Au cours des années 2000, elles se sont diversifiées et ont été installées dans les zones rurales au fil des déplacements des mobilités. Les technologies de contrôle à distance et tactiques privilégiées pour gérer les mobilités à l’époque contemporaine tendent à déconnecter le contrôle de la limite territoriale. Des doutes émergent sur l’avantage tactique des « barrières » par rapport à d’autres technologies. Le recours aux « barrières frontalières » soulève en effet des enjeux techniques et surtout financiers. Basé sur des témoignages devant le Congrès par des professionnels du Department of Homeland Security (dhs), un rapport sur l’emploi des « barrières » le long de la frontière de septembre 2006 par le Congressional Research Service dresse une liste de ces enjeux dans le cadre des débats sur l’adoption du Secure Fence Act[15] (Nunez-Nieto et Vina 2006 : 26).

Le premier enjeu porte sur l’« efficacité » de ces obstacles[16]. Le rapport rappelle que les « barrières » n’ont contribué qu’à déplacer les routes de migration vers les zones rurales[17]. Ses auteurs estiment toutefois que pour les agents de la Border Patrol les « barrières » sont des « force multipliers ». Elles permettent une meilleure gestion des ressources dans des zones rurales où les agents bénéficient d’un avantage par rapport aux zones urbaines pour arrêter les individus avant qu’ils ne se cachent.

Le deuxième enjeu porte sur les coûts de construction et de maintenance de ces obstacles. Le rapport pointe que, pour certains au sein du dhs, ces coûts sont trop élevés et qu’il faut privilégier l’investissement dans d’autres technologies de surveillance.

Un troisième enjeu concerne la localisation et le type de « barrières » à installer en fonction des conditions topographiques : entre des panneaux de béton (moins coûteux) ou des poteaux en acier privilégiés par la Border Patrol, car il est possible de voir à travers. Les praticiens de la Border Patrol tendent donc à recommander le recours aux « barrières » dans certaines zones urbaines et rurales planes. De son côté, le dhs favorise le recours aux technologies de surveillance à distance ou de haute technologie. Cette préférence se reflète dans les discussions sur la sécurité frontalière dans des forums de professionnels, comme la septième conférence annuelle Border Security Expo qui s’est tenue à Phoenix les 12 et 13 mars 2013. Il s’agit d’un lieu de rencontres et d’exposition regroupant des acteurs locaux, nationaux et internationaux engagés dans « le combat contre les menaces de sécurité contemporaines et à venir »[18]. Les exposants sont en majorité des entreprises états-uniennes. Le programme des conférences comprend des prises de parole des cadres de dhs et de ses différentes agences, dont Customs and Border Protection (cbp).

Dans cette foire annuelle qui se tient depuis 2006 se discutent les besoins en technologies de cbp pour assurer sa mission de sécurité frontalière. Lors d’une des conférences, intitulée « Technology Strategy for Border Security », Mark B. Borkowski, délégué au Bureau de l’Innovation technologique et des Acquisitions à cbp, a détaillé les technologies employées à la frontière et « comment elles complètent les ressources en termes de barrière et d’agents »[19]. Entre les Ports of Entry (points de traversée autorisée le long de la frontière), des caméras de vidéosurveillance (Remote Video Surveillance System – rvss), des capteurs au sol (Unattended Ground Sensors), des liaisons radio pour les patrouilles de la Border Patrol (Dual Band Radios), des caméras infrarouges (Infra-red Sensors and Night Vision), des caméras postées sur des avions ou des drones (Unmanned Aerial System) sont successivement discutés. Toutes ces technologies de pointe approuvées par le dhs semblent rendre obsolète le recours aux obstacles physiques comme les « barrières ». Toutefois, à l’heure de la consécration des technologies dites « virtuelles » de contrôle, le concept stratégique de Homeland Security est fortement ancré dans la sanctuarisation du territoire américain. Le contrôle s’effectue certes à distance, mais le filtrage à la ligne frontière fait partie du dispositif.

Les « barrières » ne sont donc pas l’élément central de la stratégie du contrôle frontalier des années 2000, à savoir celle de « frontières intelligentes » (smart borders)[20]. La militarisation de la zone frontalière est avant tout un laboratoire depuis les années 1980. Elle a toutefois été accélérée après le 11 septembre pour tester ces nouvelles technologies dans une collaboration étroite entre les agences fédérales (appuyées par le militaire) et les industries de défense et de sécurité. Pour les praticiens de la sécurité frontalière, le questionnement autour de l’emploi des « barrières frontalières » s’effectue à la lumière de leur complémentarité par rapport au déploiement d’autres technologies high-tech de surveillance. La militarisation de la zone frontalière pour eux ne se joue pas autour de ces obstacles physiques. Le marquage de la limite frontalière est au contraire un outil marginal de contrôle par rapport aux nouvelles technologies qui permettent un contrôle à distance. Par contre, le marquage par les « barrières » est un élément central de revendication de la coalition pro-barrière de l’Arizona. On touche bien à la dimension symbolique du marquage du territoire (Johnson et al. 2011 ; Parker et Vaughan-Williams 2012). En plus de contrôler les mobilités, la barrière permet de rassurer les citoyens sur l’action gouvernementale en la matière, de générer des sentiments patriotiques, d’attachement au territoire et de réaffirmation identitaire (Bigo, Bocco et Piermay 2009).

B – Experts et controverses pro-barrière

La coalition pro-barrière accorde une place importante à l’expertise sécuritaire. Des professionnels de la sécurité (shérifs ou directeurs d’administration de l’Arizona) en font partie intégrante. À la fois professionnels de la sécurité et de la politique, ils sont à bien des égards porte-parole de la demande de « barrières », notamment lors des auditions du comité parlementaire jbsac ou lors d’interventions publiques. Outre les huit sénateurs et représentants républicains, ce comité compte comme membres permanents le représentant de l’Arizona Cattlemen’s Association – une association professionnelle d’éleveurs, quatre shérifs et quatre chefs d’administration de l’Arizona (Transportation, Homeland Security, Corrections et Emergency and Military Affairs). Il attire également des groupes issus de la mouvance Tea Party ou des vigilantes, ces citoyens qui patrouillent les zones désertiques. L’initiative de la constitution du forum émane des parlementaires républicains et vise à regrouper l’ensemble des acteurs de la « sécurité frontalière » de l’État[21].

Les débats sont publics, mensuels et filmés. La première séance du 30 mars 2011 est destinée à envisager les principaux intervenants pour collecter des informations sur la situation frontalière. Parmi les potentiels participants, une place importante est accordée aux interventions des acteurs militaires et sécuritaires, shérifs, chefs d’administration, experts de sécurité ou vétérans (comme la u.s. Border Patrol, l’association des shérifs de comtés, l’association des forces de police, des fonctionnaires de l’agence fédérale Immigration and Customs Enforcement i.c.e., du département fédéral de la Justice, des Arizona Rangers ou encore la Civil Air Patrol), mais aussi des acteurs du monde économique et du commerce transfrontalier (des conseillers politiques et au commerce de la gouverneure, Margie Emmerman et Luis Ramirez, des représentants de chambres de commerce, des chefs d’entreprises transfrontalières)[22]. Ces derniers vont être auditionnés au printemps 2011. Ils représentent la principale opposition à l’érection de « barrières » supplémentaires. Les opposants au projet, et plus généralement à la militarisation de la frontière, ne sont pas conviés.

Les quatre directeurs d’administration de l’État d’Arizona dressent une présentation des actions de leurs services. Les auditions sont également parsemées de présentations concernant les caractéristiques matérielles de « barrières » possibles. En septembre 2011, le sénateur Al Melvin présente lui-même les « barrières grillagées » de type « Sandia » installées par l’entreprise Alabama Metal Industry Corporations. En décembre 2011, un représentant d’une autre entreprise de travaux publics, Granite Construction, présente le type de services qu’elle fournit au dhs[23]. Les shérifs frontaliers sont ensuite invités à s’exprimer devant le jbsac. Larry Dever, shérif du comté frontalier de Cochise, n’intervient que brièvement le 31 août 2011, se contentant de souligner l’enjeu de l’intégration des « illegals » aux États-Unis[24]. Leon Wilmot, shérif adjoint du comté frontalier de Yuma, décrit le 27 avril 2011 l’excellente collaboration entre les différentes autorités en matière de sécurité frontalière et se félicite de l’érection d’une barrière[25]. Le seul souci selon lui est que le gouvernement fédéral continue de financer les systèmes de communication et l’achat de technologies pour les forces de l’ordre locales. Le contraste entre les prises de parole de ces deux shérifs frontaliers et celles de deux autres shérifs de comtés non frontaliers Joe Arpaio et Paul Babeu devant le jbsac est saisissant. Ces derniers font de leurs interventions, aux fondements experts, des discours politiques qui dépassent les enjeux de sécurité frontalière.

Joe Arpaio, shérif depuis 1995 du comté de Maricopa (incluant Phoenix), est une figure de proue nationale du combat anti-migrants. Il symbolise en Arizona, tout comme nationalement, l’intransigeance face aux clandestins en se lançant dès 2006 dans des programmes d’arrestations massives qui lui ont valu d’être condamné en juillet 2017 à six mois de prison, accompagnés d’une amende, à la suite d’un procès pour discrimination raciale intenté par le ministère fédéral de la Justice sous Obama[26]. Le 27 juillet 2011, invité à parler devant le comité, il s’exclame « I support the fence […] once they have the fence, they should go to jail. Period. That’s what we do here [et il tape du poing sur la table] »[27]. Son soutien à la barrière ne semble pas se fonder sur une expertise précise, mais bien sur une intransigeance dans le combat contre les clandestins, ce qui constitue le coeur de sa crédibilité, tant professionnelle qu’électorale.

Le shérif Paul Babeu expose plutôt son expertise pro-barrière devant le jbsac le 31 août 2011[28]. Son profil est différent et sa rhétorique anti-migrants se fait davantage sous couvert d’expertise. C’est un militaire de profession qui a été mobilisé dans le cadre de la participation de la Garde nationale en 2006-2007 à l’opération Jump Start déployée à Yuma au sud-ouest de l’Arizona. Sa mission était d’aider la Border Patrol à contrôler cette zone d’entrée non autorisée et d’y construire des « barrières »[29]. Il était alors commandant de 700 soldats pendant 17 mois[30]. L’année suivante, il se présente à l’élection de shérif sous l’étiquette républicaine dans le comté non frontalier de Pinal sans pourtant faire de la sécurité frontalière un sujet de campagne (Steller et McCombs 2010). Il est élu et, de là, démarre une carrière de shérif « faucon » sur la question frontalière et l’immigration. Il convoite même un siège de représentant au Congrès en 2012 et 2016, sans succès. Lors de son audition tout comme durant notre entretien, Paul Babeu met en avant sa légitimité d’expert en sécurisation frontalière, tirée de son expérience de « combat engineer » dans la Garde nationale à Yuma et le long de la frontière californienne :

As a combat engineer [I was] helping to build fence south of San Diego, north of Tijuana. I was a platoon leader and we were building 14 foot tall corrugated steel no climb fence, which means you can’t put your fingers or your feet in.

entretien Babeu 2013

Son engagement pro-barrière se présente avant tout comme une tactique. Il décrit une recette de sécurisation où la construction de « barrières » à certains endroits de la frontière joue un rôle de soutien au travail de la Border Patrol. Le déploiement de « barrières » offre alors à celle-ci un avantage tactique pour pousser les migrants dans des zones où ils peuvent être interceptés plus facilement. La Border Patrol peut dès lors mieux s’organiser :

This fence gives them that opportunity to push anybody who’s smuggling anything, humans or drugs to another area that’s they have a chance now to catch them, the Border Patrol now has hours to days to catch them and it gave them a chance to do their jobs.

entretien Babeu 2013

Selon Babeu, la « barrière » n’est pas l’élément central pour lutter contre les clandestins ; elle présente juste à certains endroits un avantage tactique. Paul Babeu détaille même les composantes des « barrières » à mettre en oeuvre et les autres tactiques à déployer :

The corrugated steel matted fence almost looks like it’s not a regular fence where you can put your hands in, it’s so tight you can’t put a finger, you can’t climb it. It could be breached by putting a ladder or something else but this is where you have sensors, lighting, cameras, you have infra-red for night time and you’re alerted to an incursion of that obstacle. We knew that works but it only works if you have enforcement, if you have observations whether through technology or through real people there.

entretien Babeu 2013

Son argumentaire pro-barrière consacre le comté de Yuma en prototype réussi dont les recettes doivent être appliquées à d’autres endroits le long de la frontière pour « sécuriser la frontière d’ici deux à trois ans ». Si Joe Arpaio base plutôt son soutien à la barrière dans le cadre de la construction de son personnage politique anti- migrants, Paul Babeu est donc de ceux pour qui l’avantage tactique des barrières qui consiste à repousser les mobilités ailleurs doit guider la stratégie de militarisation de la zone frontalière. Il saisit toute occasion pour faire passer ce message aux décideurs politiques, comme lors de sa collaboration en 2010 pour le 10-Point Plan des sénateurs de l’Arizona John McCain et Jon Kyl. Ce plan de sécurisation frontalière conçu par les shérifs Paul Babeu et Larry Dever prévoit compléter 1 100 kilomètres de « barrière » à certains endroits de la frontière[31]. Malgré leurs déconvenues électorales relatives, les deux shérifs n’en demeurent pas moins des professionnels de la sécurité et de la politique qui contribuent à banaliser le recours aux « barrières ».

Les auditions du jbsac et l’initiative Build the Border Fence qui en découle doivent être recontextualisées dans un activisme fort des républicains sur le sujet de l’immigration clandestine et de la sécurité frontalière. Toutefois, cet activisme ne doit pas masquer les dissensions existant à l’échelle de l’État au sujet de la militarisation de la zone frontalière. Ces dissensions sont notamment le fait des défenseurs des droits des migrants, des associations humanitaires ou encore des associations de préservation de l’environnement et de certains démocrates[32].

L’activisme des pro-barrière doit aussi se mesurer à l’aune de la réticence des acteurs économiques et commerciaux de l’Arizona devant tout ce qui s’apparente à un emmurement. Cette dissension est observable lors des auditions du jbsac. Elle prend la forme d’une controverse sur les modalités de sécurisation de la zone frontalière. Plutôt que des « barrières », les acteurs économiques plaident, expertise technologique à l’appui, pour une technologisation des Ports of Entry. Leurs diverses présentations devant les membres du jbsac des enjeux économiques de la traversée frontalière (allongement des temps de traversées, bouchons, manque de main-d’oeuvre dans certains secteurs, fuite des touristes à cause de la militarisation, etc.) se heurtent à l’incompréhension des parlementaires républicains du comité (Steller 2011).

Ce qui se trame dans cette controverse sur les modalités de sécurisation, c’est une contestation publique et politique de la signification de la frontière et du rapport à l’étranger. Les acteurs pro-barrière défendent une conception de la sécurité frontalière sous le signe de l’exclusion des migrants, de la visibilité du contrôle migratoire (Andreas 2009 ; Bigo et al. 2009 ; de Genova 2012). Les pro-commerce, quant à eux, défendent une conception du sécuritaire frontalier comme un filtre de la force de travail, des investissements et des marchandises désirables. La sécurité frontalière remplit alors une fonction de gestion des flux économiques marquée par une tension entre traversées frontalières et renforcement de la frontière (Mezzadra et Nielson 2013). Elle est donc le lieu par essence des conflits entre ces deux forces d’inclusion et d’exclusion, entre sécurité et mobilité, et elle est fondamentalement dynamique (Leese et Wittendorp 2017). Le forum et les dissensions qui s’y expriment représentent bien un microcosme de l’affrontement entre conceptions distinctes du sécuritaire frontalier, pourtant admis dans le cadre de la militarisation de la frontière.

La centralité accordée à une expertise sécuritaire par la coalition pro-barrière de l’Arizona contribue à coder les problèmes de mobilité en enjeux de sécurité traitables par l’outil « barrière » et au-delà la militarisation. C’est donc bien en référence à cet outil sécuritaire que la coalition pro-barrière sécuritise les mobilités. Néanmoins, la diffusion du récit pro-barrière repose aussi sur l’organisation d’évènements de pression sur les autorités fédérales dans des arènes publiques.

III – Les « procès en publicisation » des pro-barrière de l’Arizona au gouvernement fédéral

Dans le cadre de leur mouvement sécuritisant, les acteurs pro-barrière de l’Arizona mènent une action contestataire des choix du gouvernement en matière d’immigration et de défense du territoire[33]. Plus précisément, ils accusent le gouvernement fédéral d’inaction en matière de lutte contre l’entrée d’« illegal aliens », de réticence et de lenteur dans la mise en oeuvre de la militarisation de la frontière. C’est en cela que réside la force de leur message, qui résonne auprès de différents auditoires. Ils accusent publiquement le gouvernement fédéral de non-protection de ses gouvernés. Ils intentent un « procès en publicisation » aux autorités publiques (Cefaï 1996 : 52 et 2007 : 713). Les acteurs pro-barrière mettent en scène dans différentes arènes (Cefaï 2007 : 600) un conflit avec des autorités considérées comme réticentes à la militarisation pour ainsi imposer et diffuser leur interprétation des problèmes et leur résolution. Cette métaphore du « procès » souligne l’aspect dynamique de ce processus de diffusion d’un récit sécuritaire dans des arènes constituées (et plus ou moins institutionnalisées) lors du processus de construction du problème public en jeu. La confrontation ainsi mise en scène est alors constamment soumise à des jugements publics. Décrire ces séquences d’accusation permet de saisir la relation entre acteurs sécuritisants et constitution des publics.

A – Les actions législatives et juridiques pro-barrière

Les pro-barrière de l’Arizona mènent des actions de lobbying pour établir des contacts directs avec des décideurs et des actions légales et juridiques pour faire pression sur eux. Ainsi, ils formulent des plans de sécurisation qu’ils tentent de faire approuver par des élus nationaux. Les éleveurs-ranchers du sud de l’Arizona défendent leur plan Restore Our Border, depuis l’assassinat à la frontière dans des conditions troubles d’un de leurs membres en avril 2010[34]. Ils y énumèrent dix-huit actions concrètes de militarisation de leur comté de résidence. Paul Babeu promeut son 10-Point Border Security Plan auprès du sénateur John McCain en novembre 2010 et conseille Mitt Romney en 2012. Glenn Spencer, fondateur d’un groupe citoyen de surveillance à la frontière avec le Mexique adjoint à ses activités de vigilantisme la direction d’une start-up de technologies de surveillance frontalière pour ainsi constituer un savoir mobilisable par les autres acteurs pro-barrière de l’État (Simonneau 2016b). La gouverneure de l’Arizona, Jan Brewer, finance à l’échelle nationale des élus faisant de la sécurité frontalière l’une de leurs priorités par l’entremise de son « Jan Pac »[35].

De plus, en adoptant des lois répressives en matière d’immigration et en mobilisant les conseillers juridiques de l’Arizona pour les défendre si elles sont attaquées dans les tribunaux, les républicains consacrent l’Arizona comme l’État-barrière de l’Union, leur laboratoire en matière d’immigration et de sécurité frontalière (Biggers 2012). En effet, en Arizona, tout au long des années 2000, les deux chambres du Parlement ont été investies par les élus républicains pour y déposer des propositions de lois répressives en matière d’immigration non autorisée. Certaines de ces propositions ont été bloquées par le veto du gouverneur, d’autres ont été adoptées (Cohen 2012). Cet activisme législatif a culminé avec l’adoption de la loi sb 1070 en avril 2010[36]. Dans sa section 2, la loi autorise les forces de l’ordre à vérifier la situation migratoire de tout étranger (alien) « raisonnablement suspecté » d’être « illegal », lors d’un contrôle pour excès de vitesse par exemple. Le flou qui entoure la notion de « reasonable suspicion » a fait craindre des contrôles au faciès. L’adoption de cette loi a contribué à ériger l’État d’Arizona en « modèle » pour le parti républicain dans la lutte contre l’immigration non autorisée. Le programme du Parti républicain de 2012 le reconnaît en mentionnant ainsi que « les efforts des États pour réduire l’immigration illégale doivent être soutenus »[37], conformément à une conception duale du fédéralisme états-unien (Vergniolle de Chantal 2005). De manière concomitante à l’adoption de la loi sb 1070, les auditions du jbsac et les efforts de collecte de dons pour financer la construction et l’entretien d’une « barrière frontalière » dérivent de l’adoption de deux autres lois (hb 2162 et sb 1406).

Cet activisme législatif se transforme en combat juridique avec ceux qui s’opposent aux lois répressives adoptées par l’Arizona. En cela, deux exemples sont éloquents. Le premier est l’affrontement qui oppose le ministère fédéral de la Justice et les avocats de la gouverneure de l’Arizona au sujet des blocages imposés à certaines clauses de la loi sb 1070. Le second exemple consiste en la vive opposition entre des associations de défense des droits des migrants et des citoyens hispaniques (comme l’American Civil Liberties Union [Aclu] et ses alliés) et la gouverneure de l’Arizona lorsque celle-ci a ordonné à ses services chargés de l’octroi des permis de conduire de ne pas en attribuer aux migrants amenés aux États-Unis alors qu’ils étaient mineurs et bénéficiaires d’une mesure de semi-régularisation de la part du gouvernement Obama, le Deferred Actions for Childhood Arrivals (daca), en juin 2012 (Aclu 2014). Le fédéralisme du système politique américain est donc utilisé par les pro-barrière pour faire de l’Arizona un laboratoire en matière de lutte contre les migrants non autorisés et de sécurité frontalière. Chaque épisode de cet affrontement dans les arènes parlementaires et judiciaires permet de diffuser le récit pro-barrière à l’échelle nationale.

B – Les actions médiatiques : mettre en scène l’enjeu de la militarisation

La matérialité des « barrières » parle aux représentations. Les pro-barrière le savent et mettent en scène cette matérialité lors d’évènements où la médiatisation est recherchée. En Arizona, l’animation de sites Internet par des groupes de citoyens vigilantes ou membres du Tea Party permet la mise à disposition d’un savoir et de documents sur les situations à la frontière et l’influence sur les médias traditionnels ou leur contournement. Les visites organisées par les pro-barrière aux confins désertiques de l’Arizona permettent de diffuser un cadrage pro-barrière des situations frontalières aux personnalités politiques, aux journalistes et aux chercheurs. Lors d’évènements publics pour la militarisation de la frontière, les pro-barrière érigent de fausses barrières en bois. Ce mode d’action vise à produire des images et à banaliser l’idée de leur recours (Simonneau 2016b). Enfin, les acteurs pro-barrière recherchent la médiatisation de leurs prises de parole publiques. En Arizona, le comité du jbsac constitue à ce titre une tribune publique pour les acteurs répressifs en matière migratoire de l’État.

Depuis 2010, les acteurs pro-barrière de l’Arizona interviennent également dans des programmes télévisés, essentiellement sur cnn et Fox News ou sur les chaînes locales comme Arizona pbs ou Fox 10 News. Trois épisodes médiatiques sont décelables : l’assassinat du rancher Robert Krentz en avril 2010, la bataille avec l’administration fédérale autour de la loi sb 1070 à l’été 2010 et le lancement de l’appel aux dons pour la « barrière » à la période été-automne 2011. Ainsi, les programmes de Fox News ont largement relayé l’appel aux dons Build the Border Fence en invitant son promoteur, le sénateur républicain Steve Smith, à l’été et à l’automne 2011 (Newbold 2011). Les commentaires des journalistes sur l’initiative sont dithyrambiques. Le 21 juillet, Neil Cavuto dans l’émission Your World sur Fox News juge l’initiative « bonne » et efficace :

Cavuto : You know, a lot of people are against walls, but they do work about keeping illegal immigrants out. The two in the San Diego area did cut down dramatically on the number of illegal apprehensions. And we are going to show a couple of examples of that. […] Well, it’s a good idea to get the ball rolling voluntarily. We will see what happens. Senator, thank you very much.

Newbold 2011

Dans On the Record sur Fox News le 25 août 2011, Greta Van Susteren, dans un sujet de quatre minutes intitulé « Border Battle », reçoit en duplex Steve Smith et fait la publicité de l’appel aux dons à renfort d’images tirées du site Internet (Van Susteren 2011). La présentatrice cadre l’entretien en estimant que les parlementaires de l’Arizona ont « pris les choses en mains pour obtenir l’attention de la Maison-Blanche ». À aucun moment, Steve Smith n’est vraiment « testé » sur le coût effectif de la barrière ni sur les oppositions au projet. La mise en scène ainsi coconstruite permet de décrire la zone frontalière comme une zone de guerre et de critiquer le pouvoir fédéral. Dans ces deux cas, la collusion des journalistes de Fox News et des pro-barrière de l’Arizona est totale.

La collusion se vérifie aussi lors des interventions sur la chaîne du shérif Paul Babeu, par exemple. Ainsi, en 14 mois en 2010-2011, Fox News a reçu le shérif trente fois (Uwimana 2011). Les programmes de la chaîne se font l’écho du soutien de Babeu à la loi sb 1070, de sa candidature au Congrès annoncée à la fin de 2011, de ses efforts pour lever des fonds afin d’équiper ses policiers. L’agenda de Paul Babeu est d’ailleurs rempli d’entretiens avec les médias pour, selon ses termes, « construire son capital politique » et devenir plus « crédible » auprès des hommes politiques qu’un simple « law enforcer » (entretien Babeu 2013). Ses interventions médiatiques font donc partie d’une stratégie pour forger son image de « faucon » en matière de sécurité frontalière (Steller et McCombs 2010). Il diffuse ainsi son discours d’expert pro-barrière et contribue à décrire là encore la zone frontalière comme une zone « hors de contrôle » délaissée par le gouvernement fédéral et l’administration Obama et qu’il convient de militariser.

Au fur et à mesure de ces épisodes médiatiques, le sénateur Steve Smith ou les shérifs Paul Babeu et Joe Arpaio, par exemple, deviennent des icônes médiatiques de la chaîne télévisée. Au-delà de la situation en Arizona, ils sont alors invités à commenter tout évènement lié de près ou de loin à la sécurité frontalière et à l’immigration. La médiatisation des actions pro-barrière repose donc fortement sur une connivence entre, d’une part, les lignes éditoriales conservatrices de Fox News et, d’autre part, les discours des acteurs pro-barrière, ce qui permet d’amplifier la critique du gouvernement.

Aux États-Unis, le ton pro-barrière est donc celui de la description d’une zone frontalière, champ de « bataille » que le gouvernement fédéral démocrate ne voudrait délibérément pas sécuriser. Ce cadrage s’inscrit plus largement dans un « discours de la menace latino » où le pays serait sous la menace d’invasion d’une population étrangère (Doty 2009 ; Chavez 2013). En répétant cette accusation de non-protection des citoyens du gouvernement, les acteurs pro-barrière contribuent à maintenir à l’agenda gouvernemental l’enjeu de la militarisation de la frontière en recourant à la caisse de résonance médiatique. Bien entendu, dans ce travail de mise (ou de maintien) à l’agenda par la médiatisation, la collusion entre la recherche de visibilité des acteurs pro-barrière de l’Arizona pour exposer leur action et énoncer leur récit, d’une part, et les biais dans la construction des évènements médiatiques par la chaîne conservatrice Fox News, d’autre part, multiplie les possibilités de diffusion de l’idée d’une « barrière frontalière » comme solution plausible. De plus, les images et les savoirs produits par les acteurs pro-barrière de l’Arizona, qu’il s’agisse du jbsac ou des actions collectives directes, permettent d’alimenter le réseau d’ong, de think tanks, d’associations, d’élus et de gens de médias conservateurs et restrictionnistes impliqués à l’échelle nationale dans la lutte contre l’immigration. Ce réseau est essentiellement connecté par Internet vers des ong restrictionnistes migratoires comme la Federation for American Immigration Reform (Cohen 2012).

Conclusion

Les acteurs pro-barrière de l’Arizona jouent le jeu de la spectacularisation du marquage de la frontière. Ils sécuritisent ainsi les mobilités transfrontalières en consacrant les « barrières » comme des outils de sécurité légitimes, et ce, grâce à certains professionnels de la sécurité. Ils publicisent également leur récit sécuritaire lors d’affrontements avec le gouvernement fédéral dans des arènes publiques. Ils jouent donc ce jeu afin de poursuivre leur agenda professionnel, politique et nativiste, face à des dissensions et à des controverses techniques de la part d’acteurs commerciaux, surtout transfrontaliers. Le forum que nous avons analysé représente en cela un microcosme de la structuration des débats contemporains autour de l’enjeu migratoire aux États-Unis. Ce cas d’étude illustre qu’outre la légitimation du recours aux « barrières », la sécuritisation des mobilités correspond également à un processus de publicisation de ces situations codées par les pro-barrière en « problème public » et d’attribution de la responsabilité de son traitement à des acteurs militaires et policiers. En d’autres termes, la labellisation en « problème de sécurité » des mobilités est le résultat d’un processus de revendication publique par des acteurs pro-barrière de l’existence d’une situation définie comme problématique à l’intérieur de leur société et nécessitant une réponse sécuritaire.

Sur le plan théorique, notre propos ici est d’amener de nouveaux concepts issus de la sociologie des problèmes publics pour envisager un mouvement sécuritisant. Le rapport entre acteurs sécuritisants et public(s), point central de la théorisation de la sécuritisation, doit s’accompagner d’une étude des mises en scène, du fonctionnement des arènes publiques, de la scénarisation du problème, de la théâtralisation dont il fait l’objet et des techniques qui le mettent en forme et l’inscrivent dans l’espace public. En somme, l’analyse de la sécuritisation doit s’envisager comme une « analytique de gouvernement » où sécurité et politique sont imbriquées. Pour cela, nous proposons d’être attentif aux manières de faire (Barthe et al. 2013), aux modes d’action, pour contester et défendre une cause dans un système politique afin de générer du consensus autour d’une initiative de construction de la menace. Sur le plan théorique, donc, la « transaction » entre ces deux corpus théoriques, ancrés dans leurs débats disciplinaires, révèle que l’analyse de la construction des menaces ne saurait être l’apanage des études de sécurité (Balzacq 2016 : 191 ; Balzacq et al. 2016 : 496) et que sa confrontation à d’autres corpus théoriques peut être fructueuse.

Une énigme demeure toutefois : pourquoi ce récit sécuritaire semble-t-il s’imposer, alors même que des contestations s’expriment avec plus ou moins de virulence contre « the wall » ? Lorsqu’une grammaire sécuritaire est activée, nous disent les théories de la sécuritisation, les options politiques semblent se fermer, le processus de décision se verrouiller, la délibération publique également et des pouvoirs sécuritaires s’établissent suivant l’acceptation collective par une communauté qu’une entité est une menace (Balzacq et al. 2016 : 181), au point de délégitimer toute autre appréhension des enjeux sécuritisés. Selon nous, le succès d’une entreprise sécuritisante doit prendre en compte son accaparement par certains groupes et les répertoires d’actions qui permettent de publiciser un énoncé et de banaliser des pratiques sécuritaires. Bien que le débat pro ou anti-barrière ne soit pas complètement fermé aux États-Unis, force est de constater que les pro-barrière bénéficient d’avantages partisans, politiques, médiatiques pour véhiculer leur cadrage et leur solution. Une analyse des ressources et du plaidoyer des acteurs commerciaux ou des contestataires viendrait, par exemple, compléter notre étude et enrichir le débat sur l’aménagement des politiques de sécurité frontalière.