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Par une étude comparative de plusieurs organisations militaires, Managing Defense Transformation pose la question de la capacité d’adaptation de ces organisations à gérer leur transformation militaire et à essayer de comprendre le succès plus ou moins mitigé des uns et des autres dans un contexte de transformation radicale des doctrines, des technologies d’armement, des systèmes de communication, des opérations et des entraînements, et ce, dans un laps de temps toujours de plus en plus restreint. Qui dit organisations militaires dit traditions – et résistance aux changements. Or, les services armés sont aussi paradoxalement toujours confrontés à des évolutions, des révolutions et des innovations techniques et doctrinaires qu’ils doivent apprendre à maîtriser et à incorporer à leurs façons de faire la guerre. On peut cependant difficilement parler de révolutions militaires aujourd’hui sans passer par l’expérience particulière des États-Unis. D’une part, les percées des États-Unis sur le plan technologique militaire ne sont un secret pour personne. D’autre part, dans le contexte de l’après-11-Septembre notamment, cela prend un tout nouveau sens, à la lumière du contexte spécifique de la « guerre contre la terreur » et du rôle crucial joué par Donald Rumsfeld pour amener les forces armées américaines à accélérer leur transformation et à s’adapter à la nouvelle situation stratégique. L’effet conjugué de la mondialisation et de la lutte contre le terrorisme mènent, en effet, à une plus grande intégration et uniformisation des pratiques de réformes militaires, notamment en ce qui a trait à l’adaptation des forces militaires. Dans cette perspective, les auteurs Stulberg, Salomone et Long examinent la culture spécifique de certaines organisations et les rôles joués par certains agents pour accélérer ou améliorer la transformation des services armés. L’objectif avoué du livre est ainsi de comprendre ce qui augmente la diffusion et l’institutionnalisation de façons radicales de faire la guerre au sein d’un service armé. Ce sont donc les dynamiques intraorganisationnelles, à savoir les sources microfondationnelles du changement organisationnel, qui intéressent les auteurs, notamment en vue de mieux comprendre l’innovation militaire. On étudie alors les sources du changement dans l’organisation militaire.

Fruit d’un travail collectif, cet ouvrage est ainsi animé par de bonnes questions : dans quelles conditions l’innovation peut-elle s’enraciner dans un service armé en transformant les façons de faire la guerre auxquelles ce service recourt ? Comment des sauts discontinus dans les formes militaires peuvent-ils se produire dans un contexte organisationnel qui place généralement une prime sur la continuité ? Comment les adeptes de l’innovation militaire peuvent-ils contourner les barrières culturelles et comportementales à l’intérieur des services militaires ? Cette étude voulait, en rapportant quatre cas historiques classiques d’innovation et de transformation militaires, montrer comment le processus administratif de transformation militaire devait être considéré comme un changement intraorganisationnel dont le succès allait reposer sur les agents du changement qui allaient entreprendre et superviser les procédures en institutionnalisant le processus et en prenant soin d’ancrer les normes de gestion nécessaires dans l’institution en question pour accompagner la révolution et ses coûts. En confrontant les résultats de l’étude comparée avec le cas actuel de la transformation des forces armées américaines, on peut conclure que les auteurs ont atteint leur objectif.

On doit souligner d’emblée que l’ouvrage suit une ligne directrice qui parvient presque à faire oublier qu’il est un projet collectif par son uniformisation dans l’approche et la direction adoptées par ses responsables, ce qui s’avère encore plus méritoire du point de vue du recenseur. L’objectif de mieux comprendre la transformation militaire sous un angle organisationnel n’est jamais perdu de vue. L’ambition énoncée est néanmoins d’en arriver à une théorie permettant d’expliquer les changements organisationnels de la transformation militaire susceptibles de réussir, ce que le premier chapitre s’efforce d’articuler à travers une revue de la littérature et une exploration des possibilités d’innovation qu’offre cette recherche. Le second chapitre esquisse une argumentation alternative qui illustre les limites des approches traditionnelles centrées sur les agents pour expliquer les transformations militaires. Cette argumentation emprunte la voie des normes de gestion qui pourraient aider à une réduction des coûts pour à la fois procéder aux changements, les superviser et former les organisations militaires (les services armés) à développer une capacité d’adaptation continue aux nouvelles méthodes et formes guerrières. Le reste de l’ouvrage entreprend logiquement d’exposer les résultats de la recherche en abordant les cas empiriques testés aux fins de la démonstration. L’ouvrage comporte donc quatre chapitres d’études de cas. Le premier s’intéresse à la transformation de l’appareil militaire allemand dans l’entre-deux-guerres pour mettre en place la stratégie de la guerre-éclair, la fameuse Blitzkrieg. Le second s’arrête sur la même période et, dans une perspective comparatiste, regarde comment la Marine américaine s’y est prise pour mettre en place des navires de guerre offensifs. Les chapitres suivants rapportent pour leur part deux cas de transformations militaires qui ont échoué ou qui ont avorté. Le premier de ces cas est l’abandon par la Grande-Bretagne, dans l’entre-deux-guerres, d’une doctrine stratégique centrée sur la guerre industrialisée de masse avec l’introduction du char d’assaut et des blindés, pour revenir à une façon traditionnelle de faire la guerre reposant sur un appui de l’infanterie et la cavalerie. L’autre cas concerne l’expérience américaine en ce qui a trait à la stratégie contre-insurrectionnelle élaborée en aval de la guerre du Vietnam, en misant sur la rigidité et la résistance de l’armée américaine pour procéder aux changements nécessaires. Enfin, le chapitre de conclusion précise les apports et les limites de cette étude en ayant en tête de proposer des leçons concrètes tirées de cette analyse de cas historiques pour mieux appréhender l’actuelle révolution dans les affaires militaires et les suivantes que vivent les forces armées américaines.

Revenons à l’exemple clé de la transformation militaire actuelle des États-Unis, qui est à l’origine de ce livre voulant tirer des leçons pour mieux arrimer le processus et son institutionnalisation. Managing Defense Transformation montre bien comment la conduite militaire des États-Unis dans l’ordre mondial marqué par le contexte géopolitique global de la guerre contre la terreur est tributaire de la révolution dans les affaires militaires (ram). Grâce à l’activisme et à l’obstination de Donald Rumsfeld en tant que secrétaire à la Défense de George W. Bush du 20 janvier 2001 au 8 novembre 2006 suivants, les États-Unis ont entrepris de pousser encore plus loin l’effet de la révolution dans les affaires militaires au point d’adopter une culture de transformation continue des forces armées. La révolution technologique dans les communications entraîne un changement profond pour la capacité de transformation des forces armées et contribue d’autant à étendre au-delà des forces armées américaines la nécessité d’intégrer les nouvelles technologies d’information dans l’art de la guerre, question d’obtenir des forces plus rapides, plus mobiles, plus performantes technologiquement parlant, qui travaillent de concert et réduisent au minimum les risques de pertes. Cela est vu comme essentiel pour mener la guerre réseau-centrique que la lutte contre le terrorisme transnational imposerait.

Au demeurant, Managing Defense Transformation vient combler une lacune en ce qui a trait à une compréhension analytique du processus de transformation et d’innovation militaires organisationnelles. Autant cet ouvrage s’ajoute à une littérature déjà surabondante sur la révolution dans les affaires militaires (ram) et la dynamique des révolutions militaires, autant l’ambition de combiner les forces des analyses centrées sur les acteurs et les processus de luttes bureaucratiques avec les approches de politique publique portant sur les normes de gestion et les cultures organisationnelles vient pallier un manque. La richesse de l’analyse comparative pourrait en outre faire de cet ouvrage un incontournable pour quiconque s’intéresse à l’innovation militaire et aux conditions propices aux transformations militaires réussies.