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Tout en reconnaissant qu’il est encore trop tôt pour dresser un véritable bilan de la guerre d’Irak, Charles-Philippe David, Karine Prémont et Julien Tourreille entreprennent, cinq ans après l’invasion initiale, de passer en revue les dimensions politique, militaire et institutionnelle de ce qu’ils qualifient d’erreur américaine en Irak. Refusant de croire à la thèse du complot diabolique, les auteurs considèrent l’explication de l’erreur plus vraisemblable, l’invasion et le choix de la guerre étant, selon eux, tout simplement « à la mesure des incohérences, de l’incapacité des acteurs du drame irakien » et reflétant « les contradictions et la cacophonie du système décisionnel américain ».

Dans la première partie de l’ouvrage, Charles-Philippe David traite des aspects politiques de cette erreur, se demandant tout d’abord si elle était évitable, évaluant ensuite son ampleur, avant de s’interroger sur les facteurs qui l’ont produite. Pour l’auteur, les nombreux plans et expertises disponibles à la veille de l’invasion indiquent que les choses auraient pu se dérouler différemment. D’autres scénarios auraient été possibles, notamment si Colin Powell ou George Tenet avaient agi différemment, si le nombre de soldats américains avait été plus élevé et la politique à la suite de l’invasion plus prudente. À cet égard, David insiste sur l’ampleur de l’erreur politique et s’efforce d’analyser quels facteurs dans le processus décisionnel ont produit de l’intérieur une décision qui, de l’extérieur, a été jugée insensée (et évitable) par la plupart des spécialistes. Neuf raisons sont identifiées comme permettant d’expliquer l’échec américain en Irak, dont la méconnaissance du pays, les mauvaises analogies avec l’Allemagne et le Japon, la pensée groupale et l’emprise des néoconservateurs sur l’administration Bush, les antagonismes entre les différents départements et acteurs de l’exécutif américain, l’usurpation par le Pentagone du contrôle du processus décisionnel ou le dysfonctionnement du Conseil de sécurité nationale (nsc). L’analyse de David aborde de nombreux aspects importants et met le doigt sur certains des rouages qui ont conduit à la guerre ; elle s’efforce d’évaluer le rôle joué par chacun des acteurs les plus importants dans la construction et la poursuite de l’erreur, critiquant tour à tour le secrétaire d’État, les manigances du Pentagone, l’obéissance excessive des hauts gradés militaires, l’absence de contrôle du National Security Adviser et, ultimement, la personnalité et le style présidentiel de George W. Bush. Cependant, si l’on ne peut que saluer cette analyse qui s’efforce de démonter le mythe de l’empire américain aux stratégies finement calculées et les théories du complot, le lecteur peut s’interroger sur la compatibilité de la thèse de l’énorme sottise avec les preuves du rôle essentiel joué par un petit groupe de civils du Pentagone (Rumsfeld, Wolfowitz, Feith…). On aurait souhaité que David aille jusqu’au bout de son argumentation différenciée sans éluder la question du caractère délibéré ou non de l’erreur.

Julien Tourreille s’attaque à la dimension militaire du sujet dans la deuxième partie. Considérant que la guerre d’Irak n’est pas une aventure isolée, mais le révélateur de la puissance et des vulnérabilités profondes des forces armées américaines, l’auteur s’interroge sur la manière dont les militaires américains ont pu, d’une part, gagner Bagdad en 2003 et, d’autre part, perdre l’Irak après 2003. Tourreille commence par rappeler les controverses que le plan d’invasion et le déroulement de la campagne ont suscitées aux États-Unis, notamment entre civils et militaires au sein du département de la Défense, mais également au sein des militaires. Il note, comme David dans la première partie, les fortes contraintes exercées par les civils du Pentagone pour essayer d’imposer leur vision d’une guerre d’un genre nouveau, composée en majorité de forces spéciales et d’un contingent léger. Cependant, il insiste sur le fait que la conquête de l’Irak, tout en révélant une évolution des forces armées américaines, ne constitue pas pour autant une révolution dans l’art de la guerre. En effet, si l’interaction entre forces aériennes et forces terrestres a été plus poussée, et l’usage de la haute technologie plus important que dans des conflits précédents, les systèmes d’armes employés et les principes appliqués dans la conduite de la guerre ne sont pas nouveaux. Sans oublier le fait que les capacités irakiennes de défense étaient considérablement affaiblies par douze ans d’isolement économique et de bombardements réguliers. S’interrogeant dans un second temps sur les raisons qui empêchent l’armée la plus puissante du monde de vaincre un ennemi nettement plus faible, Tourreille considère que l’élément clé de la réponse réside dans la mauvaise compréhension par les États-Unis des guerres dites irrégulières. L’auteur insiste sur le fait que, contrairement aux idées reçues, les États-Unis ont en fait une vaste expérience de ce type de guerres. Néanmoins, il semble que les forces armées aient développé une forte aversion contre elles, essentiellement due à une culture stratégique dominée par la guerre conventionnelle, basée sur la puissance de feu et la technologie, axée sur la destruction totale de l’ennemi et une victoire nette. Selon l’auteur, cette culture stratégique a empêché les forces américaines de prendre en compte les nombreux enseignements disponibles sur la conduite des guerres « irrégulières », les deux assauts d’avril et de novembre 2004 contre la ville rebelle de Falloudja symbolisant les errances américaines dans l’occupation de l’Irak. L’auteur clôt son analyse en évoquant la nouvelle approche de contre-insurrection redécouverte à partir de 2005 par les États-Unis ayant substitué au conventionnel search and destroy le principe plus constructif de clear, hold and build. S’il considère cette évolution comme bien tardive, Tourreille espère néanmoins que l’Irak sera le « berceau tumultueux de l’adaptation des forces armées américaines aux exigences particulières des conflits irréguliers qui devraient encore jalonner ce jeune xxie siècle ». Dans son ensemble, l’analyse de l’erreur militaire par Tourreille est intéressante, particulièrement les aspects concernant la culture stratégique américaine et son choix pertinent de l’exemple de Falloudja. Il est toutefois important de réaliser qu’il s’agit d’une étude de la stratégie militaire américaine basée sur des sources exclusivement américaines, ce qui est peut-être la cause de certains manques : on regrettera ainsi que le cas de Falloudja ne soit pas traité de manière complète (on aurait pu évoquer les premières erreurs de l’armée d’occupation dès le mois d’avril 2003, au moment de la répression de manifestations ; on aurait dû évoquer l’emploi d’armes incendiaires lors du deuxième assaut, preuve évidente que les leçons essentielles n’avaient pas encore été tirées) ou que la question des milices soit absente. On notera également que les éléments les plus importants de la nouvelle stratégie de contre-insurrection – particulièrement la contre-productivité de l’approche de force – ne sont pas suffisamment traités.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage (K. Prémont et É. Vallet) aborde enfin la question de « l’échec des institutions américaines à se poser en garde-fous face aux dérives du pouvoir exécutif », s’intéressant au rôle joué non seulement par le Congrès et la Cour suprême, mais également par les médias et même l’opinion publique. En ce qui concerne les médias, les auteures récapitulent tout d’abord les erreurs commises par ces derniers durant la préparation et la conduite de la guerre, estimant qu’ils n’ont été que des « sténographes du pouvoir » jusqu’à ce qu’un certain nombre de crises et de scandales (Falloudja, Abou Ghraib, Katrina) ainsi que l’arrivée des démocrates au Congrès modifient progressivement la couverture médiatique. Prémont et Vallet concluent de leur analyse que « les médias américains, loin de constituer un quelconque “4e pouvoir” – du moins au début du conflit –, sont en fait à la remorque de l’opposition politique et de l’opinion publique ». En ce qui concerne le Congrès et la Cour suprême, les auteures estiment que c’est essentiellement la crainte de paraître antipatriote après le 11 septembre 2001, la faiblesse relative du Congrès face au président américain et les procédés juridiques utilisés par l’administration Bush (réinterprétation des conventions de Genève, requalification du droit de la guerre) conjugués à la prudence traditionnelle des juges qui sont à l’origine du « désert institutionnel » observable jusqu’à l’été 2005 et à l’ouragan Katrina. Ici encore, « le (quasi) consensus autour du 11 septembre, des représailles en Afghanistan puis de l’invasion de l’Irak explique en grande partie le silence d’institutions comme le Congrès ou la Cour suprême : à quoi bon s’insurger face aux abus de la présidence, si l’opinion publique et les médias n’y trouvent rien à redire ? » En dépit d’une énorme bévue plaçant les insurgés de Falloudja sous la direction du leader chiite Sadr, l’analyse de l’erreur institutionnelle est riche et permet de comprendre quels mécanismes ont empêché les contre-pouvoirs américains de jouer leur rôle dans la préparation et la conduite de la guerre d’Irak.

On conclura que cet ouvrage, en dépit d’un manque d’expertise sur l’Irak même, est un bilan provisoire bienvenu sur la guerre, qui pose de bonnes questions et apporte d’importants éléments de réponse, même s’il n’épuise pas le sujet des causes profondes de « l’erreur ».