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Thème de recherche parfois négligé dans les études internationales – du moins sur notre continent –, les espaces frontaliers constituent néanmoins des zones d’observation et d’étude privilégiées pour comprendre les relations interculturelles et internationales. Le présent ouvrage rassemble treize chapitres en français, proposant autant d’études de cas dans l’espace européen. Les auteurs s’accordent dans leur volonté de percevoir autrement les zones frontalières européennes, non plus comme étant « périphériques » par rapport aux grands centres et aux capitales, mais bien comme étant des vecteurs d’une dynamique particulière, voire indispensable à la cohésion entre des pays limitrophes. Dans son excellente préface, le linguiste Albert Raasch rappelle qu’au sein de l’Europe « il existe partout des frontières, même à l’intérieur des pays : des frontières culturelles, religieuses, économiques, politiques, des frontières entre les ethnies, en fonction des appartenances socioculturelles, des diversités régionales et historiques ». Adoptant une approche plus théorique, Breugnot affirme dans son introduction que « les zones frontalières au sein de l’Europe apparaissent donc comme des lieux privilégiés pour le développement d’outils conceptuels et pratiques en matière de formation interculturelle à la citoyenneté ».

Plusieurs textes de la première moitié touchent des questions d’identités nationales ou régionales. Dans le premier chapitre, Zbigniev Kurcz examine la région frontalière entre l’ancienne Allemagne de l’Est et la Pologne, qui s’étend de nos jours sur 460 km. De profonds bouleversements géopolitiques y ont eu lieu en seulement quelques décennies. Au fil des ans, selon les circonstances politiques, cette zone frontalière a été perçue comme la limite de l’Union européenne (après la réunification allemande de 1990) et plus tard comme la limite de l’otan (en 1999). Après avoir été considérée autrefois comme un no man’s land, c’est-à-dire un secteur déserté et militarisé, cette zone frontalière est aujourd’hui « un lieu de contacts et d’échanges », soutient Zbigniev Kurcz.

Dans le deuxième chapitre, portant sur la géopolitique de la région du pays basque, Barbara Loyer se penche sur les liens unissant l’agglomération de Bayonne-Anglet-Biarritz (situées sur la côte atlantique française) et la magnifique ville de Saint-Sébastien (San Sebastian, au nord de l’Espagne). Spécialiste de l’étude du pays basque, ce pays qui n’en est pas un, Barbara Loyer tente d’expliquer un paradoxe voulant que les nationalistes basques, vivant de chaque côté de la frontière franco-espagnole et déjà gagnés à la cause du rapprochement et de l’unification de ces deux régions, restent perplexes quant aux efforts réels de rapprochement posés par les autorités politiques régionales : « Il est aussi un peu surprenant de constater que les nationalistes basques de France n’ont rien fait pour soutenir un tel projet transfrontalier, peut-être parce qu’il est trop technique, pas assez symbolique pour être adopté par les militants. » Par ailleurs, la délicate question du bilinguisme se révèle également centrale dans plusieurs contextes. Mais je serais tenté d’ajouter au texte de Barbara Loyer que beaucoup d’Espagnols vivant dans la zone basque ne parlent peut-être pas le français parce qu’ils sont déjà bilingues : ils ont appris la langue officielle nationale, le castillan (c’est-à-dire l’espagnol standard), et connaissent pour la plupart la langue basque, que l’on peut entendre dans les rues et un peu partout entre Irun et Bilbao. Autrement dit, l’apprentissage du français pour les Basques signifie en fait l’acquisition d’une troisième langue, ce qui représente un effort beaucoup plus grand.

L’Alsace constitue un terrain d’étude privilégié dans ce livre dont le quart des textes aborde précisément des questions franco-allemandes. Le théologien Hartwig Scheinhardt examine les pratiques culturelles et religieuses des communautés turques de Strasbourg, ville frontalière par excellence, alors que Dominique Huck analyse, d’un point de vue à la fois didactique et historique, l’enseignement de l’allemand littéraire donné en Alsace au cours du 20e siècle, en rappelant la dynamique particulière des dialectes régionaux usités dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin. On se souviendra que la région alsacienne est passée de la France à l’Allemagne (et vice-versa) à six reprises en l’espace d’un siècle seulement. L’auteure constate que depuis la fin du 19e siècle l’allemand est passé du statut de langue imposée à celui de langue étrangère, voire « douteuse », après la Deuxième Guerre mondiale. Or, depuis 1982, l’allemand est défini comme une langue régionale en Alsace. Mais il importerait ici de mieux distinguer l’usage de l’allemand standardisé (le Hoch Deutsch) de celui des dialectes alsaciens, car leurs significations identitaires (et linguistiques) sont bien différentes pour beaucoup d’Alsaciens, plus attachés à leur dialecte qu’à l’allemand standard.

En dépit du titre de l’ouvrage, qui semble visiblement centré sur l’Europe, certains auteurs font brièvement écho à des questions frontalières portant sur d’autres continents. Ainsi, Zbigniev Kurcz cite comme exemple la région frontalière entre les États-Unis et le Mexique pour étudier ce concept qu’il nommera « la mexicanisation de la frontière germano-polonaise ». Par ailleurs, plusieurs problèmes soulevés ici pourraient être transposés dans le contexte sociopolitique canadien. Ainsi, la frontière devenant un lien régional entre deux régions étudiée par Zbigniev Kurcz pourrait inspirer les Québécois et les Américains qui veulent dynamiser le corridor Chaudière-Kennebec, reliant la Beauce au Maine. De plus, le problème de l’absence de bilinguisme dans les régions séparant la France et l’Espagne, soulevé dans l’excellent chapitre de Barbara Loyer, pourrait trouver ici des échos dans une éventuelle étude des régions du nord du Maine et du Vermont, où la plupart des Américains ignorent le français tout en recevant un nombre considérable de visiteurs francophones.

L’ensemble des textes est très bien organisé et agencé en continuité : au lieu d’une simple succession de chapitres juxtaposés et sans lien, les textes sont regroupés en trois sections thématiques dont chacune comprend une synthèse très utile. Dans la dernière moitié, d’autres pays comme le Danemark, la Suisse et l’ancienne Yougoslavie font l’objet de chapitres particuliers. Une conclusion générale met en évidence certains apports et propose même quelques pistes pour le futur : d’ailleurs, plusieurs de ces initiatives pourraient être transposées et plus ou moins adaptées dans d’autres contextes frontaliers. En somme, Jacqueline Breugnot évoque l’idée d’une « culture partagée » pour décrire les éléments réels et symboliques qui caractérisent au mieux cette population particulière, bien que l’idée même d’une hypothétique « identité transfrontalière » ne semble pas pouvoir exister en soi. Un seul reproche à madame Breugnot : le manque de références bibliographiques précises dans les dernières pages du livre, par exemple dans ses allusions à certains auteurs comme Paul Watzlawick, Robert Galisson ou Amin Malouf. En somme, ce livre méconnu sur Les espaces frontaliers pourra surtout inspirer des étudiants à la maîtrise ayant un intérêt pour l’Europe, les études comparées, l’interculturalité et l’étude pluridisciplinaire du bilinguisme.