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L’originalité de l’ouvrage de Lise M. Howard réside dans son argument phare : plus que dans l’élaboration de modes d’action bien codifiés par le haut (le Conseil de sécurité et la bureaucratie onusienne à New York), une clef essentielle du succès des opérations de paix de l’onu résiderait, après analyse, dans la capacité d’apprentissage et d’adaptation laissée aux responsables militaires et civils sur le terrain dans les relations qu’ils entretiennent avec les acteurs locaux, ce que Howard appelle « l’apprentissage organisationnel de premier niveau ».

Négligé dans la littérature (il apparaît néanmoins en filigrane de l’ouvrage de Béatrice Pouligny, paru en 2004), ce facteur renforce selon elle les deux autres séries de facteurs, plus banals, accroissant les chances de succès de ces opérations de paix : d’une part, les spécificités du déroulement du conflit, et en particulier l’existence d’une volonté des belligérants de cesser les combats, et, d’autre part, l’existence d’une volonté politique de mettre fin au conflit de la part des membres du Conseil de sécurité. Fondé sur une méthode comparative systématique, visant à échapper en partie à la simple restitution chronologique du cours des opérations, le travail entend ainsi comprendre les succès, et non les échecs, finalement bien plus probables dans ce domaine d’action encore très expérimental. Et c’est avec discernement et méthode que l’auteure a manipulé une somme de données et d’observations, recueillies dans la littérature, mais aussi grâce à de nombreux entretiens avec des acteurs du domaine.

Sur les dix opérations étudiées, six sont considérées comme des succès (Namibie, Salvador, Cambodge, Mozambique, Slavonie orientale, Timor oriental) et quatre comme des échecs (Somalie, Rwanda, Angola et Bosnie). Ces opérations ont été réussies – c’est-à-dire qu’elles ont mis en oeuvre leurs mandats avec succès –, conclut Howard, lorsque les responsables de terrain ont pu réunir l’information pertinente provenant de différents services et partenaires engagés sur le terrain, l’analyser, évaluer adéquatement les motivations des belligérants, coordonner les actions de ces différents services et partenaires, gérer avec souplesse les crises auxquelles l’onu devait faire face sur le terrain en infléchissant le cours des opérations en fonction de l’analyse des problèmes à résoudre, et, enfin, changer dans le sens voulu les objectifs poursuivis par les belligérants.

Cet argument sur l’apprentissage de premier niveau conduit Howard à éclairer les difficultés, les choix et les pratiques qui font le travail quotidien des représentants spéciaux du Secrétaire général et des responsables militaires et policiers sur le terrain. Bien connues et largement décriées, les carences structurelles (dans l’équipement, la formation et la coordination des personnels en uniforme, dans la chaîne de commandement, dans le déploiement des moyens logistiques) et les difficultés de leadership et d’apprentissage (« de deuxième niveau ») à New York apparaissent ainsi de façon plus frappante, comme autant de freins à la réactivité de ces responsables de terrain.

Les grandes dynamiques qui secouent ce domaine depuis la fin de la guerre froide n’en deviennent que plus lisibles. En particulier, la restitution des dynamiques de compétition et de blocage entre le Conseil de sécurité et le Secrétariat, et surtout au sein même de ce dernier, entre différents services, entre responsables de terrain et personnels du siège par exemple, rappelle la nécessité d’analyser le Secrétariat autrement que comme un simple exécutant des décisions du Conseil et invite à poursuivre plus avant l’approfondissement des logiques et routines bureaucratiques qui sous-tendent ses activités.

Notre premier regret concerne le choix des cas d’étude. Les six « succès » qui ont permis à Howard de fonder son argument sur l’importance de l’apprentissage de premier niveau comme facteur de succès ou d’échec constituent des cas fréquemment traités de cette façon comparative (par exemple dans l’ouvrage de Teresa Whitfield sur les groupes d’amis paru en 2007). Certes, l’angle choisi par l’auteure apporte dans l’ensemble un regard original sur ces opérations. À propos des quatre échecs étudiés, toutefois, la portée de cette dimension de l’apprentissage de premier niveau semble bien moins convaincante, comparativement aux logiques politiques et bureaucratiques inhérentes au fonctionnement de l’onu et aux préférences des membres permanents du Conseil de sécurité pendant la période correspondante (1993-1998). Ici, les opérations multidimensionnelles les plus récentes (depuis 1999), trop rapidement traitées par l’auteure dans le neuvième chapitre, auraient pu fournir un terrain d’approfondissement empirique très utile.

En découle notre second regret, de méthode : le comparatisme à une telle échelle présente toujours le risque d’une généralisation excessive en raison d’un nombre insuffisant de critères. Il en est ainsi de l’évaluation des situations sur le terrain : il aurait été utile de mieux comprendre, au cas par cas, quels effets concrets peuvent avoir les facteurs repris (trop ?) mécaniquement par l’auteure sur les responsables des opérations de paix et sur leur capacité à appliquer leur mandat. Plus dommageable encore, les compétitions politiques et professionnelles qui traversent les différents types de personnels servant l’onu, ainsi qu’entre ces personnels et les représentants diplomatiques des États sur le terrain et à New York, ne sont pas suffisamment analysées comme obstacles à l’apprentissage. Autrement dit, nous aurions été plus convaincu de la portée prééminente de l’apprentissage si l’argument s’était appuyé sur une immersion dans un ou deux cas d’étude permettant le dévoilement de logiques plus fines et plus incarnées, ouvrant la voie à une montée en généralité, de façon plus inductive. L’attention que Howard a voulu porter aux devilish details de ces opérations aurait pu produire des résultats supplémentaires diablement intéressants.