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L’ouvrage collectif Unsettled Legitimacy, publié aux Presses de l’Université de la Colombie-Britannique, renforce le créneau de la collection Globalization and Autonomy, résolument tournée vers les théories transnationalistes. Il est un excellent complément des ouvrages Global Ordering. Institutions and Autonomy in a Changing World (L. Pauly et W. Coleman) et Renegotiating Community. Interdisciplinary Perspectives, Global Contexts (D. Brydon et W. Coleman), publiés dans la même collection en 2008. Le point de départ théorique de l’ouvrage est le suivant : la plus récente mondialisation a remis en question la relation d’autorité entre, d’une part, les institutions de gouvernance régissant les rapports humains, et, d’autre part, les individus et les communautés aux niveaux local, national, régional ou international. Le résultat est une transformation du concept même de légitimité, un thème que les auteurs explorent sur une large palette de sujets, allant de la gouvernance d’Internet aux droits des minorités nationales ou aux interventions militaires. L’ouvrage réunit 17 chercheurs venant majoritairement d’universités canadiennes et il est divisé en quatre parties distinctes : 1) les fondations normatives du concept de légitimité et d’autonomie ; 2) légitimité : conciliation entre la différence et l’autonomie ; 3) légitimité, autonomie et violence ; et 4) légitimité et autonomie à l’échelle régionale et globale. Pour la présente recension, je mettrai l’accent sur l’approche théorique sous-tendant l’ouvrage, donc la première partie, dont les trois contributions (quatre si l’on inclut l’introduction) constituent le noyau conceptuel du projet.

Premier point qui mérite d’être relevé, cette crise de légitimité telle qu’elle est définie par les auteurs se fonde sur une conception strictement wébérienne des concepts de puissance, d’autorité et de légitimité. La légitimité politique est donc « la justification d’une forme d’autorité ou de domination » (Weber 1978), la légitimité étant définie comme « l’acceptation et la justification par une communauté d’un rapport d’autorité ». Suivant la tradition wébérienne, une telle définition s’appuie sur la prémisse voulant que la puissance politique soit une soumission routinière à l’autorité étatique et que « les règles sous-tendant la relation d’autorité doivent être respectées ». En fait, dans les mots de Carl Friedrich, Weber présume que « tout gouvernement est nécessairement légitime », puisque, comme le dit Peter Blau, « Weber n’interroge pas les conditions structurelles poussant à l’émergence d’une forme particulière d’autorité ». Ainsi, lorsque l’on assiste à l’effritement des capacités étatiques, on postule immédiatement l’effritement des relations de légitimité et d’autorité de la communauté politique, permettant immédiatement à d’autres relations de légitimité de prendre le relais, que ce soit au niveau supranational ou infranational. Les directeurs de l’ouvrage reconnaissent qu’il existe des conceptions alternatives du concept de légitimité, mettant en avant les croyances partagées d’une population donnée, donc en ne définissant pas uniquement la légitimité comme le fait d’être considéré comme légitime. Toutefois, la majorité des auteurs suivent les préceptes wébériens, ce qui les pousse à adopter une vision restrictive de la « crise de légitimité » telle qu’elle est présentée en introduction. Si, depuis les travaux précurseurs de l’économie politique internationale, la crise des capacités de l’État fait relativement consensus dans la communauté, bien qu’il existe toujours un débat autour du fait que l’État semble apte à remobiliser les ressources en temps de crise, la teneur réelle de cette crise au regard des relations de légitimité et d’autorité entre une population et l’État-nation semble toujours floue. Les nouvelles relations sociales qui se composent à la suite de cette crise des capacités étatiques (crise produite par l’accroissement des forces de la mondialisation, faut-il le rappeler) favorisent l’émergence de nouvelles « communautés », où « les possibilités d’action engendrent de nouvelles compréhensions des relations sociales, menant ainsi à l’accroissement des possibilités d’action », et ainsi de suite. Les auteurs semblent ouvertement optimistes quant aux possibilités de « renégociation » des communautés humaines et de redéploiement des structures d’autorité. Si l’État-nation ne monopolise plus les ressources économiques, politiques et sociales comme auparavant (l’a-t-il déjà fait ?), la nation comme entité politicoculturelle reste tout aussi présente et centrale, même dans un contexte d’accélération des flux économiques et sociaux. On pourrait même argumenter qu’elle se retrouve renforcée paradoxalement par cette mondialisation qui entend déstructurer ces communautés traditionnelles.

Les auteurs partent donc de la prémisse que les configurations traditionnelles de la souveraineté sont mises à mal par les assauts récents de la mondialisation. Pour y faire face, les auteurs appellent à la mise sur pied d’un ensemble de mesures que les directeurs de l’ouvrage ont regroupées autour du concept d’« internationalisme libéral global » (global form of liberal internationalism). Ce concept entend englober trois points distincts. Tout d’abord, les auteurs mettent en garde contre les nouvelles formes de configuration d’autorité suivant l’effritement des instances traditionnelles, qui pourraient mettre en péril les libertés individuelles et collectives (incitant donc à demeurer sur nos gardes et à ne pas considérer toute modification de l’ordre traditionnel comme étant nécessairement positive). Ensuite, ils préviennent que la montée en force d’une société civile transnationale peut constituer également une menace aux nouvelles configurations d’autorité si celle-ci n’est pas adéquatement prise en compte par les acteurs internationaux. Enfin, les auteurs appellent à prendre en considération les valeurs libérales de droits humains, de droits démocratiques et de citoyenneté, dans le but de renforcer cette société civile internationale et de l’affranchir des relations traditionnelles d’autorité. « L’internationalisme libéral global » ainsi défini semble donc tout à fait cohérent avec le corpus transnationaliste, aussi vaste et hétérogène soit-il (B. Badie, J. Nye, J. Rosenau, J. Ruggie, etc.). Qui plus est, les auteurs eux-mêmes refusent l’appellation de postmodernisme, notamment parce qu’ils entendent présenter leurs arguments « au service d’idéaux de justice et d’égalité ». Comme les auteurs l’indiquent eux-mêmes, derrière cet « internationalisme libéral global » se profile un fait social purement canadien, qui inscrit ce projet solidement dans le contexte culturel des contributeurs. Cette apparente limite de l’ouvrage s’avère en fait une force, créant une réflexion cohérente et solide autour d’un thème central dans l’étude des relations internationales contemporaines, pour autant que le lecteur accepte la grille de lecture inhérente à l’ouvrage. Somme toute, il s’agit d’un ouvrage très bien construit et tout à fait pertinent, qui propose une réflexion intéressante sur une réalité multiforme des relations internationales contemporaines.