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Voici un livre qui arrive à point nommé, alors que les deux premières années de Barack Obama à la Maison-Blanche s’achèvent sur de timides résultats en politique étrangère et que les élections législatives de 2010 semblent annoncer une fin de mandat difficile pour un président qui avait pourtant suscité tant d’espoir lors de son arrivée à la tête des États-Unis. Si l’on en croit les auteurs de cet ouvrage collectif dirigé par Daniel W. Drezner, on ne saurait être surpris de cette tournure des événements. Car malgré les efforts de l’administration démocrate, qui a pourtant tout fait pour bénéficier du soupir de soulagement planétaire lié au départ de George W. Bush, c’est au niveau de la structure bureaucratique du gouvernement fédéral que se trouve l’essence du problème qui mine l’efficacité diplomatique des États-Unis depuis la fin de la guerre froide. Depuis une vingtaine d’années, les États-Unis souffriraient ainsi d’un important déficit en ce qui concerne le processus de planification stratégique de sa politique extérieure. Ce terme, emprunté au secrétaire d’État de Truman Dean Acheson, renvoie ici à cette capacité des ministères et agences fédérales qui oeuvrent à l’élaboration de la politique étrangère à imaginer quels défis se pointent à l’horizon dans un avenir plus ou moins rapproché et de proposer dès à présent des pistes qui pourraient guider les actions gouvernementales au moment opportun. Il s’agit en somme ici de la capacité des administrations présidentielles à encourager l’acquisition de « réflexes administratifs » permettant d’effectuer une planification à moyen et à long terme libérée des aléas de la pratique quotidienne de la diplomatie, un atout qui transcende les besoins immédiats de chacune d’entre elles.

L’argument est évidemment convaincant en ce qui concerne la nécessité pour une puissance comme les États-Unis, qui possèdent des intérêts aussi diversifiés dans tous les coins du globe, de se doter d’une « grande stratégie » à l’aune de laquelle non seulement développer des réponses efficaces aux crises ponctuelles, mais surtout exercer un leadership sur la scène internationale qui soit à la hauteur des attentes de la population et des élus américains. Sans cette vision à long terme, les auteurs s’entendent tous pour considérer que les décideurs d’aujourd’hui et de demain risquent de voir leur pays glisser tranquillement vers un statut secondaire sur la scène internationale. Mais la liste des obstacles à la mise en place d’un processus de planification stratégique efficace s’allongeant de chapitre en chapitre, on en vient à fortement douter de la capacité des décideurs américains, présents comme futurs, à les surmonter tous. Les premiers essais de l’ouvrage sont consacrés aux facteurs externes qui rendent d’emblée difficile l’élaboration de plans stratégiques. On y relève alors la démultiplication des enjeux et des acteurs internationaux et l’accélération de la cadence des relations internationales contemporaines comme des sources importantes de l’incapacité des bureaucraties « classiques » de la politique étrangère à définir un fil conducteur qui pourrait servir de guide à l’ensemble de l’action internationale de l’État. La contribution de Jeffrey Legro, à cet égard, fait le lien entre ces dynamiques transformationnelles de la politique extérieure et les tribulations récentes de la diplomatie américaine sous l’administration Bush, qui ensemble auront accentué les problèmes de planification stratégique pour les années à venir.

Le coeur de l’ouvrage touche par ailleurs à un ensemble de trois dynamiques qui sont bien énumérées par Amy Zegart dans un chapitre qui a été curieusement placé presque à la fin du livre. La première de ces dynamiques a trait à l’intense compétition que se livrent constamment les bureaucraties pour influer sur l’élaboration de la politique étrangère de l’État, y compris au regard des plans à long terme. Si l’on était tenté de croire que le Département d’État pourrait avoir une longueur d’avance sur ses compétiteurs, puisque c’est le seul ministère qui a entretenu un bureau affecté à cette tâche depuis soixante ans (le Policy Planning Staff créé par Truman et dirigé au départ par George F. Kennan), on se trouverait rapidement déçu. Car le poids relatif toujours déclinant du Département d’État dans la constellation des joueurs en matière de politique étrangère gaspille son expertise en la matière. Autant Zegart que Steven Krasner ou Andrew Erdmann soulignent que le pouvoir exercé sur les choix en matière stratégique et diplomatique découle habituellement de la capacité d’une bureaucratie à mobiliser une équipe plus imposante que ses compétiteurs, ce que les départements de la Défense et du Trésor réussissent habituellement à faire au détriment du Département d’État. La seconde dynamique touche à la difficulté des bureaucraties déjà surchargées et souvent à court de ressources matérielles et humaines à se détacher de la gestion des affaires courantes pour mener l’ensemble des actions de planification stratégique. Zegart note ainsi que persiste toujours une tension entre les « planificateurs » et les « opérateurs » de la politique étrangère. Sans un message clair émanant de la Maison-Blanche pour valoriser la planification stratégique, celle-ci risque d’être tout simplement ignorée par les diplomates déjà débordés au quotidien. La troisième dynamique concerne la tension entre le désir de voir la bureaucratie développer et entretenir une expertise en matière de planification stratégique et la réalité des dernières décennies où c’est la Maison-Blanche qui est devenue et qui demeure le « centre de gravité » décisionnel et planificateur en matière de politique étrangère. En ce sens, il pourrait sembler que le renforcement du Conseil de sécurité nationale (nsc) en matière de planification stratégique serait une avenue raisonnable pour résoudre les problèmes signalés par ce livre. On pourrait alors imaginer que non seulement le nsc dispose d’une cellule entièrement vouée à la tâche (qui a effectivement été créée par Stephen Hadley en 2005 sous le nom d’Office of the Special Adviser for Strategic Planning and Institutional Reform et dont le premier directeur se compte parmi les auteurs du collectif), mais qu’il devient clair qu’il dispose de toute la confiance présidentielle pour fédérer les efforts des différentes bureaucraties. C’est là l’essentiel des idées apportées ici par Bruce Jentleson et par Peter Feaver et William Inboden. Mais, comme le note Richard Haas, la Maison-Blanche est un environnement hautement partisan et peu enclin au recul face aux événements, deux failles importantes lorsqu’on essaie d’élaborer des plans stratégiques à long terme.

Enfin, si cet ouvrage n’offre pas un ensemble de solutions toutes faites pour réformer la bureaucratie de la politique extérieure américaine, nombreux sont ses auteurs qui soulignent que ne sont pas tant les résultats de la planification stratégique qui comptent que le processus. Car, en favorisant la création d’un environnement où cette activité est valorisée, on ne peut que développer l’expertise permettant de faire face de manière un peu plus efficace aux nombreux défis de notre époque.