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I – Les cavaliers de la déconstruction

Depuis la fin de la période dyadique, les études domotiques se multiplient sur le phénomène des guerres. Plus encore, ce « renouveau » de la pensée stratégique, libéré de son état de stase de la guerre froide, a amené plusieurs experts stratégiques à percevoir l’émergence d’une confusion des formes de guerres et de conflits. Dans la section qui suivra, nous analyserons les différents regards sur les grandes tendances actuelles portant sur le phénomène de la transformation de la guerre (Van Creveld 1998) vers ce que l’on pourrait définir comme le nouveau paradigme : la guerre au sein des populations (Smith 2007). Cette étude sera réalisée grâce à l’exposé de trois thèses qui, prises dans leur ensemble, dresseront un portrait crédible des différentes transmutations qui opèrent une triple déconstruction de la définition de la guerre, au sens classique du terme.

A — La guerre dans tous ses états : perspectives nouvelles sur une mouvance réelle

L’ordre des différents récits sur lesquels les auteurs portent leur attention contribue à dégager un espace conceptuel renouvelé quant aux dynamiques conflictuelles contemporaines définissant notre manière de représenter et de définir la guerre. D’ailleurs, la guerre existe-t-elle encore réellement ? À cette question, le philosophe Frédéric Gros répond par la négative, en proposant la notion d’« états de violence », par opposition à ce que la littérature classique pouvait proposer comme « états de guerre » ou, d’un point de vue plus philosophique, par « états de nature ». L’état de violence est fondé sur des principes de structuration spécifiques : les principes d’éclatement stratégique, de dispersion géographique, de perpétuation indéfinie, de criminalisation, qui, tous, s’opposent à l’état de guerre (Gros 2006 : 217). Autrefois, la guerre fonctionnait par concentration géographique de la violence politique, déterminant le lieu de la bataille où l’on réunissait les troupes en prévision d’un affrontement majeur. Autrefois aussi, la guerre portait avec elle l’impérative exigence de son terme, de sa finitude. Les périodes de paix alternaient avec les périodes de guerre. À l’heure actuelle, les conflits ouvrent des temps indéfinis qui brouillent la distinction spatiotemporelle entre guerre et paix. D’abord, la guerre est dénaturée. Elle n’est plus une guerre, mais plutôt un risque. Plus de grands combats ni de grandes stratégies, seulement un ajustement de magnitude d’intensité variable, de paramètres à contrôler et d’avenir à anticiper ! Ensuite, la guerre se déplace (elle reprend sa place) dans les villes, celles qui sont situées outre-mer ou encore qui se trouvent dans le Homeland. Les doctrines militaires opérationnelles et les technologies se (re)transforment, afin de rallier cette nouvelle réalité. Enfin, la guerre définie comme une activité menée par des humains contre des humains serait une « couveuse » capable d’enfanter une révolution robotique qui menacerait le monopole historique de l’homme sur le champ de bataille. Par conséquent, risque, ville et robot font figure de chevaliers oeuvrant à la (ré)écriture de la manière de conceptualiser la guerre, sur les lieux où elle se déroule, par qui elle est menée et dans quel but.

B — « Hyperbidonville global », ségrégation locale : la guerre (re)fait son entrée dans la ville

Le premier essai critique que nous étudions est celui soutenu par le géographe et urbaniste Stephen Graham dans son ouvrage Cities Under Siege (2010) portant sur les conséquences qu’entraînera le phénomène de l’urbanisation planétaire. Alors qu’en 1900 la population urbaine mondiale était d’environ180 millions d’âmes, ce nombre aujourd’hui correspond à la population des dix plus grandes mégapoles seulement, selon les données de 2007 (Graham 2010 : 1). Un phénomène plus important encore est apparu : le nombre de bidonvilles. Ces zones urbaines défavorisées seraient à l’heure actuelle le lieu de résidence de près d’un milliard d’individus, dont le nombre est évalué à deux milliards à l’horizon de 2030. En corollaire, ce milliard de défavorisés non intégrés à l’économie mondiale personnifie une nouvelle donnée géopolitique. En dehors du maintien de cette population dans la précarité, il n’existe aucun scénario officiel pour la réintégration de cet immense trop-plein de main-d’oeuvre (outcast proletariat) dans le jeu normal de l’économie planétaire. Cette « masse d’humanité menace la stabilité de l’économie néolibérale formelle, celle-ci étant principalement formée d’enclaves de prospérité coupée de l’économie informelle, qui concentre les espaces résidentiels les plus riches, les moyens de production, de spéculation, de transport et du tourisme dans un archipel décentralisé et intégré » (Graham 2010 : 9).

À ce titre, les bidonvilles matérialisent une forme de spatialité biopolitique d’exception, authentique « grande muraille » d’un bouclier discontinu géographiquement de gestion des populations, qui empêche toute migration massive vers les pays riches. À cette urbanisation du monde se superpose en conséquence l’urbanisation de la guerre : entre 1984 et 2004, sur 26 conflits menés par les Forces armées américaines, 21 mettaient en jeu des territoires urbains et 10 se déroulaient exclusivement dans ce type d’environnement (Graham 2010 : 19). C’est pourquoi les officines du Pentagone travaillent actuellement à refaçonner leurs doctrines conceptuelles et opérationnelles d’interventions en milieu densément peuplé. Forts de l’expérience de l’occupation irakienne, essentiellement urbaine, les militaires américains mettent en place une expertise en matière de mout (Military Operations Urban Terrains), comme en témoignent les nombreux exercices réalisés en temps réel dans certaines villes continentales, comme Little Rock, Chicago ou Oakland. Ces simulations, qu’elles soient virtuelles (simulateurs vidéo) ou réelles, présentent la construction d’un monde arabe et sous-développé, tel un objet de conquête stylisé, territorialisé, à la violence esthétique typiquement labyrinthique. « Il en résulte que les villes arabes orientales émergent, ni plus ni moins, comme des points d’accueil de la machine de guerre américaine qui ouvrent une fenêtre d’incursion militaire et de contrôle colonial, réel ou imaginaire » (Graham 2010 : 185).

Autre point important de l’ouvrage de Graham, l’idée de l’« effet boomerang » (analysé à l’origine par Michel Foucault) entre les métropoles et les colonies qui se (re)produirait de nos jours. De ce fait, les champs de bataille urbains situés sur les franges du monde occidental (par exemple Bagdad et Kandahar) servent de laboratoires expérimentaux au développement de nouvelles techniques de surveillance satellitaire et biométrique, de ciblage et de destruction de l’ennemi, pouvant ensuite aider à la sécurisation des villes américaines. Dans l’imaginaire populaire américain, les villes ont toujours représenté des lieux de débauche, de criminalité endémique, de perdition et de cupidité. Graham expose même l’idée que les grandes agglomérations sont en état de siège, submergées par le voisinage des régions rurales. Il existerait un choc entre l’Amérique « rétro » et l’Amérique « métro », creusant de facto un découpage géopolitique interne articulé autour du concept de « guerre culturelle ».

Le discours se rapportant au Homeland est une tentative pour construire une communauté singulière, domestique, fixée dans l’espace de la communauté imaginaire qui se rattache à l’idée de la patrie des États-Unis. Une telle communauté imaginaire est étroitement liée à une sorte de terroir familial, une maison qui valorise un « connu », une certaine frange aisée d’une population d’exilés urbains ou encore de banlieusards séparés de l’« autre inconnu » racialisé situé au sein des centres urbains nationaux ou encore à l’horizon de la frontière coloniale.

Graham 2010 : 80

Cette guerre culturelle est présentée comme l’un des événements explicatifs du phénomène de l’« enclavisation » (gated communities) d’une certaine frange de la population américaine. Ainsi, l’espace public de la ville moderne est associé à l’espace menacé, quadrillé par des systèmes de caméras et protégé par une architecture de style forteresse. Plus encore, l’adaptation de certaines technologies militaires à des fins de surveillance et de contrôle policier sur le territoire national représente bien la célèbre inversion clausewitzienne de Foucault : [la sécurité] est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Les forces destructrices de la guerre se liquéfient ainsi en des technologies, des pratiques ordinaires et invisibles ancrées dans le quotidien, qui transforment chaque citoyen en algorithme pouvant être tracé, catégorisé, surveillé ou encore ciblé. Cette réalité, bien qu’elle soit mentionnée par Graham, n’apparaît pourtant qu’en surface dans son analyse. Certains auteurs, comme Louise Amoore (2009) ou Caren Kaplan (2006), poussent beaucoup plus loin le concept de « guerre du quotidien » ou encore de « stratégisation » de l’espace intérieur au nom de la sécurité nationale.

Au nom de la sécurité intérieure (la fin de la violence), la guerre algorithmique réinscrit l’imaginaire géographique de la déviance, de l’atypique, de l’anormal « autres » à l’intérieur de l’espace de la vie quotidienne. La figure de l’ennemi à craindre et intercepté peut donc être spatialisée dans un dehors comme celui de l’Irak et l’Afghanistan pour l’extérieur, mais elle peut aussi être personnifiée à l’intérieur dans le corps du travailleur migrant (normal dans l’espace économique, mais anormal dans celui de l’immigration), le jeune étudiant musulman ou encore le réfugié.

Amoore 2009 : 56

Kaplan, pour sa part, centre son analyse sur l’avènement des technologies de géolocalisation comme le gps et leur insertion dans l’espace de consommation de la vie de tous les jours. En effet, elle envisage un avenir dans lequel chaque individu possédera son « double » numérique en coordonnées gps. En ce sens, il existe même quelques projets, embryonnaires pour le moment, qui anticipent un monde dans lequel ce type de coordonnées, qui pourront donner avec précision la latitude et la longitude des habitations et des commerces, auront remplacé le code postal classique (Kaplan 2006 : 696). Pour terminer, mentionnons l’explosion de données dites « géodémographiques » (Harris et al. 2005) qui a débuté dans les années 1960 et 1970, puis a connu un essor rapide dans les années 1990. Ces données servent à diviser le pays en segments géographiques en utilisant des caractéristiques telles que les revenus moyens des ménages, leur occupation, leur âge, leur scolarité, leur origine ethnique, leur pouvoir d’achat, etc. En bref, il s’agit de mesurer le degré de risque que peut représenter un lieu par rapport à un autre. Ce qui est démontré, tout en restant sous-entendu dans l’ouvrage de Graham, et qui demeure peu approfondi théoriquement parlant, c’est la transformation du dispositif de sécurité commencée par le passage de la modernité à la postmodernité. Il s’agit d’une transition sécuritaire axée sur le territoire et la souveraineté : la géopolitique. Cette transition prend pour objet référent la vie des populations et des individus : la biopolitique (Foucault 1997). Alors que la géopolitique vise le contrôle d’une territoriale finie et la distribution de ses ressources, la biopolitique met plutôt l’accent sur des structures biologiques plus ou moins interconnectées, circulant les unes à travers les autres. Cette circulation (économique, démographique, culturelle, informationnelle) cherche à produire de nouvelles subjectivités sociales et politiques plus complexes, réticulaires et chaotiques (Dillon 2007). À ce titre, la ville incarne un milieu géographique absolument central, puisqu’elle contient l’ensemble de la biomasse mondiale. Dès lors, sa prise en compte dans les études sur la transformation de la guerre, la géopolitique ou les théories de la sécurité s’en trouve considérablement renforcée.

C — Les automates dans la guerre : vers une « robocalypse » ?

Le deuxième vecteur transformationnel est celui soutenu par Peter Singer, chercheur dans le domaine de l’avenir de la défense du 20e siècle à la Brookings Institution, dans son livre Wire for War (2009). L’exposé de Singer se veut un voyage à travers l’histoire avant qu’elle ne se produise. Prenant acte des occupations occidentales en Irak et en Afghanistan, plusieurs observateurs néoclassiques ont affirmé que la guerre irrégulière et la contre-insurrection évoquent l’avenir des conflits armés, un avenir où la technologie aurait peu ou pas de rôle à jouer. Selon cette vision, codifiée à l’intérieur du Counterinsurgencie Field Manual écrit conjointement par le Marine Corps et l’US Army (2007), la population, et non les ressources militaires de l’adversaire, devient le centre de gravité. La doctrine ainsi préconisée met alors en place une série d’actions politiques, économiques et de tactiques militaires, calibrées selon les perceptions qu’elles produiront sur la population locale dont on recherche l’appui. Ainsi, avancer divers paradoxes, tels que « parfois, la meilleure arme dans une contre-insurrection est de ne pas tirer » ou encore « parfois, la meilleure chose à faire est de ne rien faire » (The us Army/Marine Corps 2007 : 153), témoigne de la fragilité et de la subtilité qu’il peut y avoir à intervenir dans un environnement humain.

Or, Singer se situe loin de cette idée, prétextant plutôt que la révolution engendrée par le recentrage vers les guerres irrégulières qui réfutent la coercition s’exprime ainsi : la robotisation de la guerre, qui rend de facto légitime l’élimination physique de l’ennemi, qui se voit exécuté sans procès par l’intermédiaire des drones aériens. Lorsque les forces américaines ont envahi l’Irak, en 2003, aucun système robotique n’était déployé au sol. À la fin de 2004, le nombre de machines robotiques avait atteint 150. À la fin de 2005, on en dénombrait 2 400, 5 000 en 2006 et 12 000 en 2008 (Singer 2009 : 32). À l’heure actuelle, le nombre de drones (Predators et ses versions miniatures) représente le double du nombre d’avions habités. En somme, c’est près du tiers de toutes les opérations effectuées sur ces deux théâtres qui sont réalisées par des machines robotiques. Pour Singer, la révolution en marche est là, se produisant déjà sous notre nez. Plus encore, il est à souligner que les drones présents en Irak, en Afghanistan ou encore au Pakistan peuvent être rendus opérationnels par la mise en orbite de différents satellites de communication, surveillance et localisation. Il s’agit ici d’un Space Power qui, pour finir, constitue le côté invisible et le moteur de l’utilisation de ces robots. En effet, le Space Command américain a été intégré au commandement des forces stratégiques StratComm (armes nucléaires) depuis 2002. De ce fait, l’utilisation des drones n’est pas seulement un simple acte isolé tactiquement sur une aire géographique donnée, mais s’inscrit plutôt dans une quête de capacité/puissance stratégique globale de la part des États-Unis. Par ces différentes fusions (le CyberCommand s’intègre au StratComm en 2007), cette entité affiche une mission de « frappe globale » visant à transformer la doctrine de préemption de l’administration Bush en réalité opérationnelle (Rinne 2010 : 11).

Aux États-Unis, l’un des acteurs les plus importants et l’un des grands promoteurs de la robotisation est la Defense Advanced Research Projects Agency (darpa). Cette agence de recherche de pointe dans le domaine de la défense, surnommée la « Frankenstein du Pentagone », fait figure de véritable caverne d’Ali Baba. À son actif, on compte Internet, la téléphonie cellulaire ou encore le gps ; elle mise désormais sur la recherche en robotique. La mission de cette agence est d’appuyer la recherche fondamentale de technologies qui seront d’un usage commun au cours des 20 à 40 prochaines années afin qu’elles puissent être utilisées pour servir les besoins des militaires, en leur procurant un avantage stratégique important. Le plan d’ensemble est donc « d’accélérer le futur en devenir » (Singer 2009 : 140). Afin de nourrir l’idée de révolution en marche, Singer se fonde sur des lois appliquées dans le domaine informatique. Comme l’illustre la loi de Moore, la technologie progresse par bonds exponentiels qui doubleraient tous les ans (Singer 2009 : 99). En d’autres termes, la vitesse des innovations technologiques actuelles dépasse la capacité d’assimilation et d’adaptation de l’être humain. Alors qu’il fallut attendre 3 000 ans pour que la technique de la roue (8 500 av. J.-C.) inventée par les Sumériens soit connue dans l’ensemble des régions habitées par les hommes (exception faite de l’Amérique), la révolution industrielle (transport et communication) n’a mis qu’une centaine d’années à se démocratiser au 19e siècle. De nos jours, la vitesse à laquelle la technologie se répand est quasi instantanée. « La technologie en 2000 est à peu près mille fois plus avancée, plus complexe et plus partie intégrante de notre vie quotidienne que la technologie de 1900 ne l’a été pour nos grands-parents » (Singer 2009 : 101). Selon Singer, l’humanité et la science ne mettront qu’un siècle à mettre au point les découvertes technologiques réalisées, proportionnellement, lors du dernier million d’années.

Par ailleurs, Singer rejoint Graham sur la question de l’utilisation des robots dans les théâtres d’opération urbains. Dans son essai, Graham rappelle un rapport du Defense Science Board de décembre 2004 qui invitait à la création d’un « nouveau projet Manhattan » incitant à la concentration des ressources disponibles dans le domaine de la recherche et du développement, pour les rassembler à l’intérieur des mout. Le rapport soulignait la possibilité d’exploiter l’ubiquité des technologies informatiques et robotiques afin de mettre en place un vaste système de surveillance, de traçage et de frappe des cibles cachées qui seraient aptes à pénétrer l’opacité du champ de bataille urbain (Graham 2010 : 163). De la même façon, Singer expose un programme financé par la darpa visant à transformer la ville étrangère en un visage familier pour le soldat au front. Le système combine l’usage de drones et celui de robots terrestres en sentinelles pouvant patrouiller dans la ville en long et en large afin de la cartographier en photographiant chaque bâtiment et chaque rue. Finalement, ces actions permettent de mettre en commun l’information, de manière à produire, pour le soldat en patrouille, un double virtuel de la ville en images tridimensionnelles de haute résolution qui lui permettront de connaître, avant un assaut, ce qui se cache au prochain coin de rue ou dans un immeuble (Singer 2009 : 290).

En terminant, l’exposé de Singer aborde les dilemmes éthiques que soulève la question de la robotisation des forces armées. L’avènement des robots présuppose ainsi une « guerre de distance », un éloignement entre la réalité humaine du champ de bataille, qui risque de conduire à une insensibilité totale par rapport aux pertes subies par l’adversaire. « Plus grande sera la distance face à l’ennemi, physique ou émotionnel, plus facile sera sa destruction. Les soldats qui interagissent à courte portée ou qui s’engagent dans un combat au corps à corps témoignent d’une plus grande répugnance à l’acte de tuer, mais, une fois éloignés de la cible, cette résistance naturelle s’estompe » (Singer 2009 : 395). Cette affirmation peut aller de soi. Pourtant, d’autres études contredisent cette déshumanisation de la guerre par le recours aux drones. Par exemple, certains rapports font office d’opérateurs souffrant d’une forme de stress différente de celle des vrais pilotes.  Après une attaque, l’opérateur voit de très près l’effet suivant le choc de l’offensive, puisqu’il dispose de caméras de haute résolution. Dès lors, il se trouve beaucoup plus moralement engagé que ne peut l’être un vrai pilote, puisque l’avion de celui-ci, étant donné sa vitesse et son altitude, est déjà loin lorsque l’explosion survient (Sharkey 2010 : 372). L’autre risque, à plus long terme, est celui de l’autonomisation entière des robots. À cet égard, il existe, à l’heure actuelle, des recherches devant permettre d’enregistrer une cible dans la mémoire d’un drone, de telle sorte qu’il puisse immédiatement faire feu de son propre chef en cas d’identification (Sharkey 2010 : 377). Qui plus est, on peut également mettre en doute l’expression de « révolution » robotique si l’on considère le recul historique depuis 1945. Au regard de ce constat, il apparaît que les États-Unis s’inscrivent dans un continuum permanent d’innovation technologique, confirmant ainsi ce que Hables Gray nomme une « perpétuelle révolution dans les affaires militaires » (Hables Gray 2004 : 27). Ainsi, les robots ne s’inscriraient pas dans une rupture historique comme telle. Ils s’établiraient plutôt dans une logique évolutive qui a vu naître l’hélicoptère, les avions à réaction, les satellites de reconnaissance, les visées infrarouges, les missiles intercontinentaux de croisière, les gps et matériaux furtifs. Dans ce registre, est-il toujours judicieux d’utiliser le terme « révolution » ? Peut-être s’agit-il d’un fantasme technologique qui a vu le jour il y a longtemps : subordonner totalement l’être humain à une machine autonome. La domination de l’être humain en tant qu’espèce la plus intelligente de la planète n’est-elle pas menacée ? Les robots menacent-ils le devenir de l’homme, créatures se retournant contre leurs créateurs, préface d’une « robocalypse » ?

D — La guerre à l’âge du risque : vers un état d’insécurité permanent ?

Le dernier point de vue est celui de War in an Age of Risk, de Christopher Coker (2009), qui propose une formule fracassante : alors que les guerres du passé se définissaient comme des luttes de volonté politique antagonique et des batailles, elles sont vues aujourd’hui comme un exercice de gestion du risque. À ce sujet, la question des robots soulevée par Singer s’expliquerait par la colonisation de la guerre par la « société du risque », telle qu’elle est suggérée par Coker. Décrite ainsi, cette révolution robotique ne serait qu’un des symptômes de la nouvelle réalité stratégique mise en examen dans cet ouvrage. Pour Coker, les Occidentaux font la guerre avec un préservatif, le « sexe sans risques » trouvant maintenant son corollaire dans la « guerre sans risques », les robots faisant ici figure de prothèses protectrices. Particulièrement aux États-Unis, la guerre est mise en scène comme un exercice dénué de tout danger.

Le public est encouragé à voir la guerre sans ses symptômes, une forme de violence déployant des moyens qui n’obligent en rien à faire face aux horreurs qu’elle produit […] la guerre dans son entier n’est plus qu’un vaste « derby de démolition » dans lequel personne n’est blessé ou ne risque de l’être, presque une activité vidéoludique pouvant procurer du plaisir aux principaux intéressés, surtout aux Américains.

Coker 2009 : 7

À l’âge du risque, la guerre se définit plutôt comme une activité « longue », « permanente » ou « sans fin » gérée stratégiquement et tactiquement comme n’importe quel autre risque exigeant la contraction d’une quelconque assurance. « La société du risque est nécessairement une société en sûreté, en permanence sur la défensive » (Coker 2009 : 26). Ce que l’auteur trouve particulièrement remarquable, c’est l’aspect imaginaire des menaces, celles-ci se dématérialisant pour ne devenir qu’anxiété, puisque « notre anxiété de la vie de tous les jours ne correspond pas à notre expérience immédiate de la vie. Nous sommes inquiets au sujet des risques que nous ne rencontrons pas sur une base quotidienne. L’appréhension de l’angoisse de ce qui pourrait se produire se développe dans un climat dans lequel nous nous conditionnons tous à être constamment en danger » (Coker 2009 : 15). Une guerre visant à maintenir pareil ordre social ne peut connaître de fin. Elle nécessite un usage continu des métaphores, du discours mobilisateur, de l’usage de la puissance militaire et de la surveillance policière. Il apparaît impossible de remporter la victoire dans pareille situation ou, plutôt, « il faut la gagner tous les jours » (Hardt et Negri 2004 : 28).

Ainsi conceptualisés, les risques ne sont pas de simples évaluations objectives ; ils sont également subjectifs et enchâssés dans la culture. Contrairement à la peur, le risque tient de l’anxiété. Celle-ci est ancrée non dans l’immédiateté de la menace, mais plutôt dans l’imaginaire. L’imaginaire ne peut être délimité par des balises, puisque la menace peut se fondre partout. Pour l’auteur, c’est justement en raison de cette dématérialisation du risque que la population a tendance à internaliser les menaces. « Le terrorisme, les changements climatiques, la criminalité transnationale affectent tout le monde, partout. Il n’y a aucun endroit où se cacher : la distance n’est plus un rempart de sécurité. L’ère de la guerre froide balisait des flancs et des fronts, elle pouvait signifier ce qui était “hors zone” ou non. A contrario, la “guerre contre la terreur” ne reconnaît pas de frontière » (Coker 2009 : 74). Par conséquent, l’insécurité n’est plus un terme faisant référence à un environnement donné : elle devient un « état existentiel ». Les idées de Coker sur cette insécurité permanente rejoignent celles de Graham à propos d’une société fondée sur un contrôle social punitif et préemptif et sur un déplacement des individus dans des périmètres de sécurité (gated communities) (Graham 2010 : 95). Il s’agit de la traduction d’un mouvement de citoyens qui cherchent à s’émanciper de l’espace social à risque, à sécuriser leur avenir en s’isolant du monde social. « Le fait que la vie urbaine soit devenue un risque en soi tout en se métamorphosant lentement en champs de bataille a réduit l’“espace social/public” encore plus » (Coker 2009 : 80).

Ce qui est primordial dans la guerre du risque, c’est le calcul des probabilités de la menace, le potentiel de nuisance d’un danger ou d’un individu donné. « À l’âge du risque, on nous enjoint toujours d’anticiper les effets négatifs de nos décisions sur l’avenir ; nous sommes constamment pressés d’intégrer une dimension “calculée” du futur en relation avec le présent » (Coker 2009 : 116). En somme, plus les individus et les choses sont liés, plus ils circulent, et plus ils circulent et sont liés, plus interconnectés ils deviennent. Plus ils circulent et plus l’interconnexion s’amplifie, plus complexes et aléatoires ils s’affichent. La guerre à l’âge du risque vise précisément à s’adapter à la nouvelle complexité du vivant, en calibrant son régime de gouvernance sécuritaire selon le risque et l’inquiétude dans une infinité de possibilités induites par la circulation (Dillon 2007 : 18). Le facteur clé à prendre en compte ici et qui demeure sous-exploité par Coker, c’est la transition du paradigme temporel « précrime » à celui de « postcrime » (Zedner 2007 : 264). Sur le plan opérationnel, cette transition s’exprime à travers la doctrine de préemption lancée par l’administration Bush dans le cadre de la guerre contre la terreur. La préemption vise à agir contre une menace avant que celle-ci ne se matérialise. Il s’agit d’amener l’avenir, calculé, analysé, quantifié et réfléchi dans le présent. Dès lors, le risque encouru consiste en un régime où l’urgence est permanente, doublée d’une multiplication de pratiques illibérales même dans le gouvernement des régimes libéraux au nom de la préemption : assassinats ciblés par l’intermédiaire des drones, détention préventive sans procès, omniprésence de caméras de surveillance dans les centres urbains, etc.

Incidemment, l’acte de gérer la population a moins à voir avec la logique du troupeau à garder que celle de son suivi par des logiques proactives. « La surveillance à distance, qui vise à contrôler la circulation des flux, passe par les pratiques des sas, des filtres ou des écluses (visas, contrôles par les compagnies aériennes, contrôles des aéroports, renvois, réadmissions) » (Bigo 2005 : 17). Comme le souligne Singer, cette capacité « prévisionnelle » de gestion de l’avenir est rendue de plus en plus possible par la technologie, ainsi qu’en témoigne un programme financé par le gouvernement et décrit par Singer, visant à créer une intelligence artificielle (ia) capable d’interpréter les images (associer automatiquement des visages à des noms ou encore des comportements suspects à des lieux) en utilisant des caméras de surveillance disposées dans les villes (Singer 2009 : 274). Il s’agit de distinguer ce qui est perçu comme anormal dans une population donnée, de distinguer le bon citoyen du mauvais (comme on distingue le bon État du mauvais État à l’international). Premièrement, on repère ce mauvais citoyen, ensuite, on le classe, enfin, on le gère selon le degré de dangerosité qu’il présente. Pour gagner aujourd’hui, on mène la guerre selon la même dialectique que celle de la spéculation financière : les résultats à court terme et les bénéfices immédiats supplantent l’investissement à long terme. De ce fait, le paradigme naissant de « précrime » dépeint moins la célèbre « société de contrôle » de Foucault que la « société de la clairvoyance » (Neyrat 2010), soit une sorte de « chronocratie » bâtie sur la gestion du risque et permettant de mouler ou de remodeler l’avenir avant qu’il n’ait lieu.

Conclusion : nouveaux regards

Comme la discussion précédente nous le montre, le bouquet de menaces inhérentes à l’environnement stratégique contemporain est éminemment complexe et ambigu, à tel point qu’il est impossible de définir les « états de violence » par un modèle unique. Habituellement, la guerre a été vécue comme l’explosion soudaine d’une violence militaire visible et éclatante, visant à conserver ou à accroître l’entité politique étatique. Aujourd’hui, la violence fait plutôt valoir la fragilité de l’individu, sa vulnérabilité anxieuse d’être vivant. C’est ainsi que le risque, en tant que technologie de contrôle gouvernemental biopolitique de l’insécurité, est proposé comme angle d’analyse en référence à la guerre. Les théâtres de conflits et d’insécurité ont gagné les villes, et c’est avec des robots que l’on surveille ou protège. Les nouvelles perspectives par rapport à la guerre mettent l’accent sur un outillage théorique et conceptuel plus axé sur la flexibilité, notamment par la disparition des pratiques de compartimentation entre intérieur et extérieur en relations internationales.