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Le domaine du développement, et de l’aide internationale plus précisément, est en pleine crise d’identité à la veille du sommet de Busan, en Corée du Sud. Les ouvrages se multiplient sur les « effets inattendus » de l’aide internationale (déstructuration du tissu social, effets économiques indésirables), sur les logiques clientélistes et les intérêts bien compris des principaux acteurs du développement, ainsi que sur les limites de l’imposition de cadres normatifs essentiellement occidentalo-centrés à des sociétés extra-occidentales. Menant la charge, nous pouvons mentionner entre autres des ouvrages tels que Dead Aid, de Dembisaya Moyo, l’excellent White Men’s Burden de William Easterly ou encore les travaux de Bonnie Campbell de l’uqam. On aurait pu espérer que l’ouvrage Development Ethics de Des Gasper et Asuncion Lera St. Clair fasse écho aux développements les plus récents d’un champ de recherche en pleine ébullition. Nos attentes ont été déçues à cet égard.

L’ouvrage est divisé en cinq parties : 1) histoire du champ de l’éthique du développement ; 2) développement et sous-développement : expériences, significations et évaluations ; 3) principes éthiques : besoins, capacités et droits ; 4 ) méthodologie ; et 5)  politiques et pratiques du développement éthique. Les éditeurs ont été chargés de sélectionner les travaux les plus significatifs des dernières années dans une discipline à cheval entre la science politique et la philosophie. Le but est donc de fournir aux chercheurs intéressés par ce domaine de recherche les articles « qu’ils aimeraient avoir à portée de main ». En ce sens, la collection International Library of Essays in Public and Professional Ethics, dont l’ouvrage Development Ethics fait partie, suit la même logique que les nombreuses collections similaires chez Ashgate, couvrant pratiquement tous les champs d’étude possibles. Comme pour plusieurs autres ouvrages de ces collections, il est cependant difficile de déterminer la valeur ajoutée réelle du livre. L’ouvrage compile les plus grands classiques du domaine, quelques articles d’Amartya Sen ou de Denis Goulet, par exemple, mais aucun article n’est original, il faut le préciser. La richesse de l’ouvrage tient à la sélection des articles pour chaque section par le comité éditorial, une richesse qui est certes le fruit d’un long parcours de recherche mais qui ne vaut pas les 300 $ demandés sur les sites d’achat en ligne les plus populaires. L’intérêt de la sélection éditoriale effectuée par Gasper et Lera St. Clair est en fait d’avoir su dépasser les limites disciplinaires pour puiser autant en sociologie qu’en philosophie, en anthropologie ou en science politique. Il vient aussi des articles de chercheurs qui ont joué un rôle dans les affaires publiques (signalons un excellent article de Joseph Stiglitz dans la quatrième section) ainsi que de théoriciens. Le résultat tend effectivement à démontrer que le champ de l’éthique du développement est plus « un rendez-vous pour les disciplines et professions, pour les interactions entre théories et pratique, plutôt qu’une sous-discipline académique repliée sur elle-même », ce qui est en soi un bel accomplissement pour l’ouvrage. Toutefois, à cette fin, l’ouvrage s’appuie beaucoup, peut-être un peu trop, sur les travaux de Denis Goulet. On trouve ainsi pas moins de quatre contributions du chercheur de l’université Notre-Dame (ainsi qu’un article de Des Gasper sur Denis Goulet). Denis Goulet peut effectivement être reconnu comme l’un des pères fondateurs du domaine de l’éthique du développement, mais la nombreuse sélection de ses articles soulève la question de l’intérêt de l’ouvrage par rapport à l’excellent Development Ethics at Work. Explorations 1960-2002 (Routledge 2006) de Denis Goulet. La force de l’ouvrage aurait pu être d’ancrer le champ de l’éthique du développement dans les débats et les développements plus contemporains, notamment les théories critiques, objectif qui n’est que partiellement atteint ici. L’inclusion de nombreux articles des années 1980 pourra certes permettre à certains étudiants de dépasser la fâcheuse distinction avant- et après-guerre froide en tant que catégories épistémologiques (bien que cette catégorisation soit menacée à son tour par la montée en puissance de la distinction avant- et après-11- Septembre). Toutefois, le résultat final est un hybride qui semble destiner à ne plaire ni aux chercheurs aguerris, qui ont déjà lu et connaissent plusieurs contributions majeures du champ de l’éthique du développement recensées dans l’ouvrage, ni aux étudiants, notamment à cause du coût exorbitant de celui-ci.

En conclusion, si vous vous intéressez au champ de l’éthique du développement et que votre université peut se permettre l’achat d’un tel manuel, je vous recommande de consulter l’ouvrage de Des Gasper et Asuncion Lera St. Clair, ne serait-ce que pour repérer certaines contributions majeures des études du développement qui auraient pu vous échapper. Si ce n’est pas le cas, et que le choix éditorial des coordonnateurs de l’ouvrage chez Ashgate vos intéresse, je vous conseille deux ouvrages complémentaires, beaucoup plus abordables et sans doute plus faciles à trouver dans les bibliothèques universitaires : un ouvrage de Des Gasper, The Ethics of Development (Edinburgh University Press, 2004), ou un ouvrage classique de Denis Goulet, Development Ethics. A Guide to Theory and Practice (Zed Books, 1995).