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I – Le philosophe politique et la guerre : l’intention d’Aron

Dans un essai consacré à Aron et à « l’autonomie de l’ordre politique » en 1971, Bertrand de Jouvenel évoquait l’image de « la tristesse du penseur politique » (Jouvenel 1971 : 246-247). Aron lui-même avait déjà employé cette expression à propos de Tocqueville, de sa prose limpide et de sa perspective sur les choses humaines. Si l’image est heureuse, comme nous le croyons, le sujet au coeur de cet essai – la question de l’ami et de l’ennemi – paraît à la fois suprêmement politique et aronien.

Il s’agit en effet d’un thème « triste » – la division et le conflit qui accompagnent l’aventure humaine – ou qui en tout cas n’est pas souvent abordé par ceux qui cherchent l’identité ou l’éternité au-delà du mouvement et de la surface désordonnée de l’histoire, ni d’ailleurs par ceux qui aspirent à « servir l’humanité ». Sujet triste, cependant, qui nous dit beaucoup de Raymond Aron et dont ce dernier a su montrer, par sa pensée et sa vie, la sombre noblesse. Problème à la fois triste et noble, la question de la polarité ami-ennemi n’a cessé en effet d’habiter l’esprit d’Aron, comme il l’a avoué lui-même à propos de sa grande entreprise de Paix et guerre entre les nations de 1962, dont il a écrit qu’elle a été entièrement traversée par le problème du « Freund-Feind-gruppierung » (Aron 1963a). L’allemand que nous venons d’employer est révélateur, car c’est un penseur allemand, à savoir Carl Schmitt, qui par la « lourde substance » (Aron 1963b) de son « article fameux » (Aron 1976a : 9) sur le concept du politique a donné prestige et centralité à ce critère d’identification du monde politique. C’est d’ailleurs dans une lettre à Schmitt qu’Aron a exprimé et reconnu l’importance de la question dans son oeuvre (Aron 1963a). Leur dialogue explicite ou implicite, sur lequel nous nous bornerons ici à proposer des remarques introductives, paraît jeter des lumières intenses sur la position aronienne devant la troublante question de la discrimination de l’ami et de l’ennemi qui traverse, « comme un caméléon », toute l’histoire de la pensée politique (Portinaro 1992).

Le phénomène qui a tant préoccupé Aron – la guerre – a d’une certaine manière dans cette question sa matrice: même si le 20e siècle a montré que « l’ennemi » peut prendre le visage plus ample et inquiétant d’une menace idéologique et de civilisation (le totalitarisme), et donc dépasser le niveau politique stricto sensu, il est d’abord la figure cardinale de la guerre, tout comme le « partisan » paraît être le sujet central des nouvelles guerres. C’est l’existence d’un ennemi, ou son passage à l’acte, qui donne consistance à la possibilité de la guerre entre les hommes et donc de « l’exception » ; c’est son éventuelle disparition dans un « procès » historique d’unification de l’humanité qui marquerait la fin de la guerre et donc de la nécessité de « penser » cette dernière en ses éléments et sa signification.

La confrontation d’Aron avec le problème de l’ennemi et de la guerre semble avoir ses racines dans trois éléments. Aron a d’abord rencontré l’ennemi dans son « éducation politique », comme une force objective capable de remettre l’histoire en marche et de montrer son drame, sans ou avec unité (Aron 1971 : 1073 ; Aron 1983 : 50-80) : c’est devant le nouveau surgissement du drame dans l’Europe de l’entre-deux-guerres qu’Aron a compris le sens de l’image de Toynbee qu’il affectionnait : « History is again on the move ». Derrière le choix aronien de « penser la guerre », il y a eu ensuite une conception de l’histoire humaine qu’il a formulée à partir de sa thèse, Introduction à la philosophie de l’histoire, de 1938 et qui a trouvé ses expressions sans doute les plus riches et directes par la suite, dans des essais comme Thucydide et le récit historique (Aron 1960a) et L’aube de l’histoire universelle (Aron 1960b). Il faut se consacrer à penser la guerre, Aron ne se lasse pas de le rappeler, car il n’y a pas que le « procès » qui marque et change le destin des sociétés et des hommes, mais aussi le « drame », à savoir la guerre, la politique, l’history as usual (Aron 1960b : 233-235 ; Mahoney 1998 : 35-101). Enfin, il y a l’attitude d’Aron, une manière de concevoir la pensée et son rapport à la Cité. Si, comme on l’a écrit, le philosophe ne connaît pas d’ennemi, le philosophe politique tel que le concevait Aron est obligé de faire face à la question de l’ennemi, car le caractère partisan de la vie politique et la division qui accompagne l’histoire humaine risquent toujours de glisser vers le conflit et la guerre, destructeurs des vies et des biens. Aron rappelait ainsi à certains philosophes de son siècle leur « responsabilité sociale » en des termes qui reviennent sans cesse sous sa plume : au 20e siècle, « comment se désintéresser des révolutions et des guerres, alors que la politique commande le destin de nos âmes ? » (Aron 1958 : 261). Aron a découvert le problème de l’ennemi au bord du Rhin au début des années trente ; il n’a cessé par la suite de le penser politiquement, de le soumettre à son jugement et à ses efforts théoriques. Il suffit de parcourir les titres de sa bibliographie pour s’en rendre compte.

Ce choix nous dit donc beaucoup de l’homme et du penseur, de sa démarche et de son courage, de ce qu’on a appelé sa pratique d’hygiène intellectuelle. L’audacieux pari, presque solitaire à son époque, de mettre en dialogue « philosophie politique et guerre » – l’interrogation sur le meilleur ordre, ou la « signification » de la vie politique, d’un côté, et l’expérience de son tragique inachèvement, de l’autre – lien qui ne va pas de soi, ce pari, donc, a été courageusement et inlassablement relevé par Aron dans un siècle, on le sait, où l’on a eu du mal à penser politiquement (Aron 1981 : 256-257 ; Manent 2003 ; Strauss 1959). Aron a mis «en mouvement » la philosophie politique. Il a montré la consistance et l’importance des trois termes de la relation : philosophie, politique et guerre. Encore au soir de sa vie, il soulignait ainsi le ressort historique et intellectuel, sinon spirituel, de son chemin : « L’action politique dans le siècle où nous vivons n’est pas une distraction ; quelque chose de secondaire. […] La décision, dans notre siècle, est une décision non pas seulement sur notre société mais sur nous-mêmes. […] Je me suis efforcé de montrer qu’on pouvait penser philosophiquement la politique, et que par la politique on se faisait soi-même. En ce sens, peut-être, tout ce que j’ai écrit ensuite est inspiré par cette attitude à l’égard de la politique et de l’histoire » (Aron 1981 : 73-74). C’est en effet ce qu’on peut appeler l’intention d’Aron qu’on peut retenir comme une première leçon : Aron a voulu penser philosophiquement la politique, politiquement la guerre, et donc, pour compléter cette sorte de syllogisme, philosophiquement la guerre. C’est là la signification profonde de son oeuvre, le ressort originel de sa recherche d’une « philosophie des relations internationales » (Hassner 2008).

D’une certaine manière, Aron est allé contre lui-même en tournant le plus souvent son regard en direction du tragique de l’histoire. Homme de paix, de formation kantienne, il lui arrivait encore d’évoquer la réconciliation de l’humanité et « l’Idée de la Raison », et il voyait en l’amitié un bien qui défie toute conception relativiste, « ce qui ne change pas de signe d’un siècle à l’autre » (Aron 1983 : 739) : c’est surtout elle, pour Aron, qui dit l’identité et la vérité des hommes et qui donne sa signification à la vie politique. Il a néanmoins décidé de tenir le regard fixé sur le mal fondamental de son époque, sur la violence et justement sur les guerres possibles ou actuelles. Il n’était pas voué par sa sensibilité à ce choix. Comme cela a été souvent remarqué, Aron était indemne de tout culte romantique de la violence, de toute volonté de puissance ou d’esprit tyrannique; sans aucun doute, il faisait partie de la famille des philosophes plus sensibles à ce qui unit les hommes qu’à ce qui les divise – même s’il a longtemps fréquenté l’autre famille, celle de Machiavel et Marx et de leurs épigones contemporains (Aron 1969). Dans Le spectateur engagé, pour une fois il ne craint pas de l’avouer : il détestait la guerre (Aron 1981 : 304-306). Cependant, il fallait pour lui voir clair dans un siècle qui a été aussi un dramatique champ de bataille, et il fallait y prendre part. Aron y participa dans son style, avec passion mais sans indignation, cherchant à comprendre la nature des choses politiques, l’actualité historique, « l’écart » qui les sépare et ainsi les marges de liberté pour les hommes. Il trouvait prétentieux d’afficher à chaque instant (ou chaque éditorial) son amour de l’humanité et il préférait en penser toutes les dimensions, pour la comprendre autant que possible et en discerner les meilleures possibilités dans chaque situation concrète. On pourrait appliquer à sa réflexion sur le phénomène de la guerre ou sur l’ennemi ce passage, caractéristique de sa pensée : « Nous, que la misère des hommes n’empêche pas de vivre, qu’elle ne nous empêche pas du moins de penser. Ne nous croyons pas tenus de déraisonner pour témoigner de nos bons sentiments » (Aron 1956 : 137). En 1948, Aron était entré dans le grand schisme en invitant à la fois à lutter contre l’ennemi (et d’abord à dire son nom) et à éviter tout manichéisme, toute condamnation sommaire, à participer à la lutte du Forum et à ne pas y chercher le « secret de la destination humaine » (Aron 1955 : 11). De la réalité de la vie politique ne découlait pas pour lui que le penseur ne puisse pas voir « plus loin que les partis » : le théoricien du politique comprend et accepte la logique de la place publique avec sa contingence et ses « combats douteux », mais il n’est pas condamné à n’être qu’un théoricien polémique.

Cette « attitude » est à sa manière décisive, car elle soutient le système conceptuel de l’oeuvre du philosophe français. C’est bien sûr un aspect bien connu, mais qu’il ne faut pas réduire au volet de sa pensée consacré à la critique des intellectuels. Il s’agit en effet d’une prémisse qu’il ne paraît pas inutile d’évoquer lorsque l’on traite la question de l’identification de l’ennemi, car le caractère de la réflexion aronienne n’est pas étranger à ce sujet. C’est l’esprit d’Aron – qu’il faut parfois retenir même au-delà de la lettre – qui lui a permis de se bien tenir dans l’abîme de la polarité ami-ennemi sans glisser aux extrêmes : l’aveuglement pacifiste ou l’absolutisation de l’ennemi. En ce qui concerne le problème posé par ce dernier, comme nous le verrons, le vrai principe de la morale consistait aux yeux d’Aron à le bien penser politiquement.

C’est donc avec ce regard qu’Aron a soumis, tout au long de sa vie, à révision théorique le « pacifisme passionné » de sa jeunesse et d’abord la question de la fragmentation humaine. Dans Paix et guerre entre les nations – pour ce qui concerne sa formulation analytique – comme ailleurs, Aron n’a cessé de souligner ce qu’il nomme, selon les cas, le « fait premier », le « point de départ » ou la « donnée » des relations internationales, qui paraît aussi la condition de possibilité et de permanence à la fois de la politique et du risque de la guerre, donc de l’émergence d’inimitiés : « La théorie des relations internationales part de la pluralité des centres autonomes de décision, donc du risque de la guerre et, de ce risque, elle déduit la nécessité du calcul des moyens » (Aron 1962a : 28). Le pluriversum – c’est-à-dire la pluralité des « univers spirituels » et donc des centres de pouvoir qui caractérise encore le monde humain en ce qu’il a de politique – donne aux hommes la possibilité précieuse de s’autogouverner, de délibérer de leur conception de la paix, mais il les expose également au choc des intérêts, des passions, des idées ou des « gloires ». En cela, le sens de la réalité et du tragique d’Aron ne fait jamais défaut.

D’autres passages, même plus tardifs, de son oeuvre témoignent de sa constante conscience du problème :

Depuis qu’il y a des hommes, ils ont toujours été organisés en groupements plus ou moins fermés, tribus, empires, nations et chacun de ces groupements a eu un sens très vif de son identité et de sa différence par rapport aux autres. Ce sentiment de l’identité et de la différence n’implique pas nécessairement le conflit, mais à partir du moment où chacun de ces groupements est armé, les conflits sont toujours possibles ; du même coup, les gouvernements ont le devoir de prendre les précautions nécessaires pour assurer la survie des États.

Aron 1982 : 413

Aron vise donc à éclairer d’abord les articulations majeures du problème et à attirer l’attention sur sa portée humaine. À travers son histoire, l’homme a fini par combattre l’homme avec autant de constance qu’il a lutté avec la nature. Tout ce qui unit les individus oppose aussi les groupes les uns aux autres, car ce qui les sépare c’est parfois ce que chacun d’eux tient pour sacré (Aron 1960b : 252). En bref, pour Aron, aussi longtemps que l’humanité ne s’accordera pas sur une conception de la paix, il y aura risque de guerre. Aussi longtemps qu’il faudra se gouverner soi-même et décider du mode de vie en commun, donc implicitement de la vérité de l’homme (Aron 1962a : 348), il y aura risque de divergences et de conflits. Aussi longtemps qu’il y aura division et risque de guerre, le fait d’appartenir à un corps politique entraînera dans certaines situations la nécessité de discriminer entre amis et ennemis.

Mais si d’un côté les relations internationales ainsi comprises se déroulent en effet à l’ombre de l’ennemi potentiel ou réel, Aron invite de l’autre à « tenir compte de toute la réalité » (Aron 1962 : 587), selon l’expression capitale employée dans le chapitre 19 de Paix et guerre entre les nations qui constitue, d’une certaine manière, la « règle d’or » d’Aron, sa version modifiée ou enrichie de la machiavélienne « verità effettuale della cosa » (« la vérité effective de la chose »). Si Aron n’hésite pas à reconnaître la consistance de la division humaine et l’alternance de la paix et de la guerre, il ne fait pas de la conflictualité la fatalité et moins encore le visage enfin dévoilé de la vie des hommes. La pluralité politique des nations (ou d’autres corps politiques) ne les voue pas à considérer leur affirmation comme le principe unique ou suprême de leur conduite, mais elle est plutôt la condition qui leur permet de donner au « devoir à l’égard de l’humanité » son contenu propre et qui donne aux hommes la possibilité d’actualiser leurs biens, dont l’amitié. La dialectique peut-être éternelle entre le compatriote et l’étranger peut glisser à l’inimitié sans y être condamnée (Aron 1961a : 294). L’ennemi est donc une éventualité persistante de la vie politique, mais non pas « toute sa réalité », ou sa vérité. Même au moment de la guerre, où l’inimitié semble triompher et se déchaîner, le « mouvement de sens contraire » demeure possible, car la raison politique peut en gouverner l’intensité et les finalités qui ne sont pas dictées par l’inimitié elle-même. C’est avant tout la possibilité du bien, lequel est toujours disponible sans être déjà déterminé, qui appelle pour Aron la « sombre grandeur » de la politique et ses vertus majeures, dont le jugement, le courage et la prudence. La polarité ami-ennemi – peut-être le miroir imparfait mais révélateur de toutes les « antinomies de la politique » (Aron 1962b) – est l’un des moments ou des questions de la condition humaine qui requièrent ces vertus.

II – Le vrai sérieux du politique : Aron et le critère de Schmitt

Le dialogue qu’a entretenu Aron dans la seconde moitié du siècle avec Carl Schmitt – ainsi que son prolongement, pour ainsi dire, avec leur commun disciple Julien Freund dont Aron dirigea la remarquable thèse sur L’essence du politique (Freund 1965) fondée sur l’affirmation « pas de politique sans ennemi » qui choqua le premier directeur de thèse de Freund, Jean Hyppolite (Freund 1991 : 41-48) – ce dialogue, donc, paraît à plusieurs égards comme le « cas éminent » ou théoriquement le plus développé de l’attitude aronienne face à la question de l’ennemi. Il nous permet en outre de cerner et expliciter l’enjeu du problème qui est au centre de ces pages.

Aron n’a pas contourné Schmitt. Il a pris son défi au sérieux. C’est une attitude qui dit beaucoup de l’esprit aronien que nous avons évoqué et de la manière qu’avait Aron d’approcher les débats et l’étude des choses politiques. Si d’un côté, comme le Clausewitz lui-même le montre, Aron a rappelé l’importance de se mettre en dialogue avec de grands esprits pour se protéger de la médiocrité (Aron 1981 : 422), il donne à voir aussi comment dialoguer avec équilibre, acuité et générosité intellectuelle avec des esprits puissants mais politiquement moins assurés et moins justes comme Carl Schmitt : ne pas condamner ni rendre hommage si l’homme ne le mérite pas, se confronter avec l’oeuvre et ses lignes de force pour en tirer les bonnes leçons et en éclairer les contradictions parfois tragiques. Quoique, au soir de sa vie, dans ses Mémoires, il paraisse ne pas croire tout à fait à l’adhésion de son interlocuteur – en tant qu’« homme de haute culture » – au régime hitlérien, Aron a compris Schmitt à la fois comme le Kronjurist du Troisième Reich (Aron 1944 : 469 et 513) et comme un penseur politique digne de considération, un savant dont des livres comme Terre et mer ou Le nomos de la terre pouvaient être lus « avec profit » (Aron 1954). Sans s’ériger en juge, Aron a surtout cherché à répondre, directement ou implicitement, au problème dévoilé par Schmitt[1]. Libéral, il a pensé la guerre et il ne s’est pas borné à critiquer la politique[2], dont il a en revanche mis en lumière le problème irréductible et la finalité permanente (Aron 1960a : 141-142). Aron a été un libéral capable de réfléchir sur ce qui met en question le bien-fondé de la pensée libérale (Freund 1976), ou sur ce que cette dernière a tendance à sous-estimer sinon ignorer, et d’abord de reconnaître le politique comme ce qui concerne plus directement « le sens même de l’existence » et les relations entre les personnes (Aron 1965 : 35-37).

Ne pouvant pas consacrer ici aux textes concernés par ce dialogue le commentaire circonstancié qu’ils mériteraient[3], nous nous bornerons à rappeler les lignes principales de l’argumentaire aronien et les lieux théoriques où ce dernier a trouvé place. Aron a traité directement de la pensée de Carl Schmitt – et principalement de son critère du politique – dans La France libre (Aron 1944) ; dans deux paragraphes de Paix et guerre entre les nations consacrés à « Nations et nationalismes » (Aron 1962a : 294-300) et « Nations et fédération » (Aron 1962a : 734-742), où Aron aborde la question de la possibilité et des implications d’un « État planétaire », c’est-à-dire d’une humanité réconciliée et « sans ennemis » ; dans un cours qu’il professa en 1973 au Collège de France sur la Théorie de l’action politique (Aron 1973a), cours très remarquable qui anticipe et prépare Penser la guerre mais où la discussion de la perspective de Schmitt et Freund est développée d’une façon plus systématique ; dans le tome II de Penser la guerre (Aron 1976b : 210-222) et, enfin, dans la Correspondance qu’Aron a entretenue avec le juriste allemand de 1953 à 1979 et avec leur intermédiaire Julien Freund. Cette correspondance ne fait d’ailleurs souvent qu’expliciter une substance qu’on retrouve dans la pratique du jugement de ces penseurs.

Dans un des passages de Paix et guerre entre les nations que nous venons d’évoquer, Aron présente ainsi les constituants du problème. La théorie schmittienne du politique, écrit-il, « implique que la politique étrangère soit première ou, du moins, que la politique ne doive pas être définie sans référence à la pluralité des collectivités. À l’intérieur d’une unité, la politique ne comporte pas l’opposition de l’ami et de l’ennemi, elle est l’ordre du commandement, légitimé par la coutume ou les croyances. » Et peu après :

Le philosophe qui s’efforce d’atteindre, en pensée et en acte, la société bonne, incline à tenir la pluralité des unités politiques pour un obstacle. Comment vivre selon la raison si l’autre, l’étranger, proche ou lointain, risque à chaque instant de faire irruption ? [..] Idéalement, la bonne société devrait être seule au monde, isolée sur une île ou par les immensités du désert. Les penseurs qui ont insinué que la société vertueuse était aussi récompensée par les faveurs de la fortune ne distinguaient plus entre vertu et vertu politique ».

Aron 1962a : 295

La question de l’inimitié semble donc, aux yeux d’Aron, directement découler de la « condition mixte » de l’ordre politique, qui n’est pas pour lui le pire des mondes mais notre monde, partagés comme nous le sommes entre l’état civil avec ses finalités (l’amitié, la vie selon la raison, la justice) et l’ordre international avec ses exigences (la survie, la force, la défense contre l’ennemi). Ce lien – qu’Aron estime conforme à la tradition philosophique de l’Occident – est explicité avec force et clarté dans une lettre à Julien Freund de février 1964, en réponse aux doutes de ce dernier qui était à l’époque pris entre la conception aronienne et la perspective de Schmitt sur l’ennemi.

D’après Aron, l’hésitation de Freund en ce qui concerne l’attribution d’un « primat » à l’amitié ou à l’inimitié tenait au fait que le penseur alsacien traitait simultanément les deux dimensions de la politique ; Aron lui rappelle dès lors, soulignant ainsi sa clé de lecture de la question, que « la finalité de la politique est l’amitié. Mais dans l’état de nature, c’est-à-dire en politique extérieure, le risque d’inimitié est la donnée première » (Aron 1964a). Ailleurs Aron va jusqu’à écrire qu’appliquer à la politique intérieure, avec ses possibilités d’accomplissement humain, ou à « toute la réalité » le principe de la politique extérieure revient à passer, parfois par confusion conceptuelle, du « vrai réalisme » dont il a témoigné (Campi 2002) au cynisme, voire au nihilisme (Aron 1944 : 469-470) : le renversement de la formule de Clausewitz relève, par exemple, de ce genre de glissement, comme d’ailleurs bien des conceptions de ceux qu’Aron traite dans le cours de 1973 de Calliclès contemporains, tenants de la « vertu intrinsèque de la lutte » ou théoriciens de l’ubiquité de la violence, symbolique ou sublimée (Aron 1973a : séance du 27 février ; Aron 1973b).

Dans cet horizon et à partir de ces constituants du problème, se déploie dans les passages évoqués la perspective d’Aron et sa position vis-à-vis de la lecture schmittienne. Comme le suggèrent les intitulés mêmes des sections de son oeuvre où il aborde frontalement la question de l’ennemi, fidèle à son approche classique, Aron adopte le point de vue de l’acteur – de « l’action » dont il cherche à élaborer la « théorie » – et la perspective historico-politique, ou thucydidéenne, car on a affaire à la confrontation de corps politiques, donc d’ennemis publics. C’est l’inscription de son interprétation de la problématique dans l’univers, bien compris, des choses politiques – ni purement morales, ni apocalyptiques – qui permet de rendre raison de ce qu’Aron concède à Schmitt et de ce qu’il lui reproche.

D’un côté, nous l’avons déjà remarqué, Aron a fait preuve, sa vie durant et au plus haut degré de la vertu de l’identification de l’ennemi – d’abord de celui de la civilisation : le totalitarisme (Manent 1985 : 243) – et il n’a pas hésité à intégrer cette figure dans sa réflexion théorique : à partir de 32-33 ans, il a compris « que les résultats de la victoire de l’ennemi peuvent être pires que les malheurs de la guerre » (Aron 1981 : 90) et qu’il revient dès lors à l’homme de discriminer, juger et agir. Ailleurs, dans Penser la guerre, il a affirmé que son « intention » – appeler les choses par leur nom et rechercher « l’ennemi réel » – coïncidait d’une certaine manière avec celle de Schmitt (Aron 1976b : 210). Au fond, pour Aron, on n’a même pas besoin d’admettre le critère du juriste allemand pour reconnaître qu’« au moins en temps de guerre », dans des circonstances extrêmes ou exceptionnelles, lorsqu’on est condamné à « sortir » de la neutralité et à trancher un choc de légitimités, l’identification de l’ennemi constitue la « tâche première » de celui qui assume la responsabilité politique, une discrimination à laquelle on ne peut pas se dérober et, partant, « le suprême acte politique » (Aron 1976b : 119).

Aron fait référence à la situation, à ses yeux paradigmatique, des amiraux et généraux français d’Afrique du Nord en 1942, chefs militaires et civils qui étaient confrontés au choix élémentaire de l’ennemi authentique, et du pouvoir légitime, donc à un acte qu’Aron estime par excellence politique. Jusqu’aux Dernières années du siècle, pour évoquer son dernier livre (Aron 1984), Aron ne s’est jamais lassé de rappeler cette dimension de la praxéologie politique, toujours à l’intersection de la politique et de la guerre. Il a appliqué par exemple ce regard à une problématique qui appartenait déjà à la situation politique et intellectuelle contemporaine : l’affirmation des droits de l’homme et de leur légitimité. Dans le livre que nous venons de citer, Aron a mis en mouvement comme à son habitude sa perspective, faisant ressortir ce que signifiait pour lui « penser politiquement » la nouvelle configuration des choses : l’action, parfois admirable, des intellectuels et des organisations qui dénoncent partout et toutes les violations des droits de l’homme se situe pour Aron « en marge de la politique », car celle-ci comporte, « par nature, la dualité de l’ami et de l’ennemi » (Aron 1984 : 201-202). Quelques lignes plus loin, à propos des limites de la diplomatie des droits de l’homme, Aron ajoute que c’est donc « affaire d’opportunité, c’est-à-dire de prudence et non de principe, de se mêler ou non des affaires d’un autre pays, de soutenir ou non une moitié d’un pays contre l’autre ou un régime établi contre un mouvement révolutionnaire » (Aron 1984 : 205). Les droits de l’homme ne sont dès lors pas « une politique », parce qu’ils n’épuisent pas le riche et opaque univers « du politique », de ses biens et de ses contraintes (Aron 1981 : 400-409). Bref, dans toute constellation politique, la polarité de l’ami et de l’ennemi et les choix qui parfois en découlent appartiennent sans aucun doute à la phénoménologie aronienne des choses humaines.

Mais si la conscience de cette possibilité ne fait jamais défaut dans l’oeuvre d’Aron, celui-ci ne manque pas en même temps de souligner qu’il ne faut pas aller trop loin dans cet argumentaire (Aron 1976b : 120) : ce qu’on a pu appeler la « banalité supérieure » du critère ami-ennemi n’est pas vraiment telle, car elle se montre faussement claire, d’abord en ce qui concerne la détermination du rapport entre la politique et la guerre ou le conflit. Aron invite à faire un effort de discernement, à bien affiner la justesse du jugement. Si dans les périodes troublées ou indéterminées la désignation de l’ennemi s’impose comme l’acte politique par excellence, voire susceptible de se charger d’un poids moral qui dépasse la politique, autre est la situation dans la vie ordinaire de la Cité où la vertu politique vise à la concorde, à la « vie selon la raison » (Aron 1960a : 116 ; 1973a : séance du 6 février). Si parfois il faut être capable des « mêmes vertus » que l’ennemi – selon la formule de la fondamentale et révélatrice communication du 17 juin 1939 à la Société française de philosophie (Aron 1939) –, c’est la conception de la paix ou la finalité poursuivie par l’acte politique qui lui donne sa signification (Aron 1939 : 181), de même que c’est la prudence qui permet de ne pas glisser au niveau de l’ennemi qu’on combat, de maîtriser l’équilibre entre moyens et fins, de ne pas perdre les raisons de résister. Si ce qu’Aron nomme « l’antinomie dernière du destin politique de l’homme » (Aron 1962a : 737) – à savoir la dialectique entre la particularité politique et l’aspiration universelle – ne peut pas être dépassé, il faut pour Aron que la question de la justice demeure posée pour ne pas nier la réalité ou la signification morale du corps politique auquel on appartient ni la sanctifier. Comme nous l’avons déjà relevé, la pluralité des entités politiques enfante à ses yeux la dialectique du même et de l’autre et la nécessité du pouvoir fédératif au sens de Locke (Aron 1961 : 638), sans rendre fatal le choc entre ennemis et sa montée aux extrêmes.

Aron n’hésite donc pas à remarquer et développer les points de divergence théorique avec Schmitt (et avec Freund dans ce que celui-ci partage avec son maître allemand) qui nourrissent leur pratique différente du jugement sur l’histoire, la politique, la guerre et ses figures. Dans leur Correspondance et dans le cours du Collège de France de 1973, il va jusqu’à contester directement le bien-fondé du critère schmittien – son contenu même et l’ambiguïté de procéder par critères (ou domaines, intensités, présupposés) – car à son avis celui-ci manque de « normativité essentielle » ou de « valorisation universelle » (Aron 1973a : séance du 6 mars). Aron ajoute ainsi sa voix à un important concert de commentaires critiques sur la proposition schmittienne (Strauss 1932 ; Kolnai 1933 ; Morgenthau 2009) : l’antithèse de l’ami et de l’ennemi avancée par le juriste allemand pour désigner la chose politique ne lui paraît pas dépourvue de contradictions ou d’ambiguïtés et d’abord ne lui semble pas se situer sur le même plan – chez Schmitt subrepticement analogique – que celle du bon et du mauvais, du beau et du laid, du vrai et du faux. Si l’homme moral en tant que tel veut le bien, de l’opposition entre l’ami et l’ennemi on ne peut pas déduire l’objectif ou la finalité spécifique d’une politique, ni l’identification de l’association humaine en tant que politique, ni encore un principe de discrimination des degrés d’inimitié – donc aucune opération et aucun arbitrage de la raison. La perspective schmittienne semble reposer sur l’hypothèse « désenchantée » de l’impossibilité de faire référence à un point de vue impartial, ou plus juste et complet, « absence » qui ouvre une lutte de « valorisation » et « dévalorisation » réciproques entre ennemis : « Par définition la relation ami-ennemi ne comporte pas de valorisation au moins de valeur universelle. Bien entendu, chacun dévalorise son ennemi, mais l’ennemi lui rend la pareille » (Aron 1973a : séance du 6 mars).

Sous le ciel du politique de Schmitt, semble-t-il, on ne peut pas voir plus loin que les différents ennemis : son concept d’ennemi donne certes avec force un nom à un élément de la réalité mais il désarme le jugement ; dans son absolu, il est partiel. Aron réplique que les divisions et la violence font certes partie de la vie politique, mais la raison aussi en ce qu’elle sait dépasser les partialités et brider la dynamique du duel – politique et militaire : l’homme d’action n’est pas livré à son démon et ses décisions ne sont pas suspendues à une résolution arbitraire et à un conflit dépourvu de sens et de mesure, car elles peuvent être raisonnables sans être forcément rationnelles. Le critère du juriste allemand d’identification du politique paraît en revanche muet ou ambivalent face à la nécessité, problématique et incontournable, de s’orienter dans le politique, et il finit ainsi par accréditer « l’identité » entre politique et guerre (Aron 1973b : séance du 6 mars). Il souffre en outre selon Aron d’une autre faiblesse liée aux précédentes : on ne peut pas traiter la « signification » du politique, abstraction faite de la dialectique avec les autres « domaines », et d’abord la morale. C’est au fond cette dernière qui donne aux moyens et buts spécifiques de la politique leur sens dernier, même si l’on ne peut pas déduire le politique exclusivement de « l’Idée ». Sans confondre ni séparer ce qui dans l’expérience historique se présente articulé, Aron cherche à « sauver » le concept et donc toute l’ampleur et l’intégrité du monde sublunaire (Aron 1976b : 229), sans réduire ce dernier à un « critère ». La politique a pour lui sa logique et ses règles, mais elle n’est pas « pure », indifférente ou tyrannique par rapport aux autres dimensions de l’action et de la pensée humaines.

Qu’il ne s’agisse pas dans ces analyses de questions purement méthodologiques, mais des prémisses du jugement aronien, cela est confirmé par la critique que, dans l’horizon que nous venons d’esquisser, Aron arrive à formuler dans Penser la guerre[4] du concept schmittien de « l’ennemi absolu », qui, pour lui, exige d’abord des discriminations ultérieures entre les formes historiques de l’absolutisation – biologique, politique et idéologique (Aron 1976b : 214-222). Pour ce qui concerne le cadre général de l’interrogation qui nous occupe, Aron veut reconduire la question de l’ennemi dans l’univers des choses politiques et de la raison politique, car c’est à partir de la logique du politique qu’on comprend les limites et les vraies possibilités offertes à la morale dans l’ici-bas. Les retombées pratiques de cette opération d’hygiène conceptuelle sont ainsi présentées encore une fois à Julien Freund, dont le questionnement et les hésitations paraissent à certains égards consubstantiels à la polarité ami-ennemi :

Des ennemis peuvent avoir un intérêt commun sur un certain plan ou dans une certaine région. Je crois que vous auriez tort de passer de la notion philosophique d’hostilité à la conclusion pratique qu’il s’agit toujours de déterminer qui est l’ennemi. Le vrai problème est plus subtil. Il s’agit de déterminer qui est l’ennemi, en quelle mesure, à propos de quoi ? L’hostilité totale ou absolue n’est qu’un concept limite comme le concept de guerre absolue de Clausewitz.

Aron 1966

Dans la perspective schmittienne que Freund a faite en partie sienne, l’ennemi finit donc par se présenter comme une figure ambiguë ou insaisissable, fermée sur sa logique faussement évidente : en tant que concept, il ne montre pas à l’homme d’action placé devant les choix historiques comment s’orienter politiquement, ni comment choisir concrètement, et à la lumière de quelles finalités, ses prises de position. Ce n’est donc pas ce qu’Aron nommait « l’impatience des purs » de toute sorte qui aide à s’orienter dans l’identification de l’ennemi. Dans la condition politique, il arrive qu’on aide un ennemi « philosophique » futur contre l’ennemi immédiat, et ainsi de suite. En même temps, dans le brouillard de la guerre aussi, les choix ne se justifient tout à fait que par le jugement politique – jugement nourri également par la connaissance de la grammaire de la lutte –, car c’est à partir de la finalité politique qu’on peut vraiment discerner l’action des combattants (Aron 1976b : 218) et donc comprendre le combat lui-même. Comparé à celui de Schmitt, le « politique » d’Aron paraît donc à la fois plus attentif à la contingence, ou plus « praxéologique », et plus ouvert sur l’universel, car on ne peut pas se passer de la référence à une conception de l’ordre des choses humaines et de ses finalités. La désignation concrète de l’ennemi se révèle dès lors pour Aron l’aboutissement d’une délibération courageuse et raisonnable dans une configuration historique et spirituelle donnée (car il faut aussi tenir compte de l’idéologie). C’est d’ailleurs pour cela que la prudence reste à ses yeux une des divinités du monde sublunaire (Aron 1956 : 146 ; Aron 1962a : 596 ; Mahoney 2002). On ne comprend vraiment la guerre que si l’on a bien compris la condition politique des hommes.

Aron rappelle en somme à Schmitt et Freund la complexité et l’ampleur du phénomène humain, la souplesse et l’intelligence du véritable art politique, dont l’art de la guerre fait toujours partie. Dans la Cité comme dans la fureur de la guerre, il faut pour lui garder à l’esprit cet état de choses pour y amener un peu de raison et transcrire dans sa réalité mixte et parfois tragique les biens humains. La « généalogie » schmittienne de l’univers politique n’est qu’un des mouvements de la pensée, car la fin ne coïncide pas avec l’origine ou les limites de la Cité : le regard aigu de Schmitt aurait fait droit à la riche et opaque situation des hommes s’il avait vraiment sauvegardé la dialectique entre les « deux directions » dans lesquelles son puissant esprit s’est engagé (Aron 1973a : séance du 6 mars). Dans la Cité, la polarité ami-ennemi, qui peut toujours s’affirmer dans les moments exceptionnels, n’est tout de même pas la vérité du politique, car, comme Aron le souligne en plusieurs endroits, la guerre civile n’est malgré tout pas l’état normal des cités, le choc des ennemis non plus (Aron 1962a ; 1973a ; 1976b). Si l’identification de l’ennemi est une vertu suprêmement politique, la vertu politique ne se réduit donc pas à cela, tout comme la politique ne se réduit pas aux relations de pouvoir. La politique demeure pour Aron « l’action qui tend à unir, maintenir, conduire l’ensemble social » (Aron 1960a : 131), l’art qui donne à « la vie selon la raison », à la liberté et à la justice leur chance et leur actualité (Aron 1960a : 116 ; Aron 1973b : séance du 6 février). L’ombre et le choc de l’ennemi ne lui dictent pas ses finalités : la guerre et la défense ne sont que des moyens en vue de la paix, d’une certaine conception de l’amitié politique, nécessités certes réelles, sans doute indépassables, souvent urgentes, mais subordonnées. C’est parce que le mal de la politique est toujours possible mais pas nécessaire – ni porteur de la signification de la vie dans la Cité – qu’Aron a toujours préféré contribuer à diminuer le volume de la violence (Aron 1973a ; 1973b), à l’intérieur comme à l’extérieur, ou à « éviter le pire dans les situations extrêmes » (Aron 1981 : 122-123), dans un siècle extrême comme le sien. C’est aussi pour cela, à ses yeux, qu’il faut bien comprendre l’ennemi comme problème politique pour le bien comprendre comme problème moral. La compréhension adéquate du politique est en ce sens une tâche incontournable pour ceux qui visent à l’intelligence de la condition mixte de l’homme, de la coprésence historique de la justice et de l’hostilité.

III – La leçon d’Aron : le dialogue inépuisable et la vertu politique

Introduisant dans le cours consacré à la Théorie de l’action politique la question de l’identification de l’ennemi dans le cas des amiraux en Afrique du Nord en 1942, Aron a écrit que, quand quelque chose est à la fois bouffon et tragique, c’est qu’il s’agit nécessairement d’un problème philosophique (Aron 1973b : séance du 23 janvier 1973). Dans le même esprit, on pourrait dire qu’il fait ressortir dans toutes ses articulations, qu’il fait voir sans l’affirmer ou le prêcher, le vrai sérieux du politique.

La question de l’ami et de l’ennemi, et la manière dont Aron l’a abordée dans sa vie et dans son oeuvre, ne paraît à cet égard, comme nous le disions au début, que le miroir de sa leçon, la figure des tensions ou dialectiques qui, dans sa perspective, appartiennent à l’univers politique et qu’il faut penser comme telles : des tensions[5]. L’oeuvre d’Aron instruit secrètement le regard sur ces tensions et invite à les assumer, à les vivre « en acte » ou « en jugement » (Aron 1958 : 269), sans se faciliter la tâche – en tant qu’observateurs – en mutilant la réalité et les circonstances concrètes, ou sans essayer de s’évader – en tant qu’acteurs – des conditions « douteuses » où s’accomplit l’humanité de l’homme. Comme le dialogue avec Schmitt le montre, Aron a traversé son siècle en rappelant aux penseurs les plus écoutés de la Cité et à ses contemporains cette réalité du monde sublunaire. Il serait vain dans son horizon de parler de « primauté » de la politique extérieure ou de la politique intérieure, car l’une ne va pas sans l’autre : les tyrannies modernes oubliaient que c’est surtout la « vie selon la raison » qui est la finalité des corps politiques, mais des penseurs comme Maritain – protagoniste avec Aron d’un important épisode de l’inépuisable « querelle du machiavélisme » – méconnaissaient à leur tour l’impossible solitude des corps politiques, et donc le fait que, hélas, « dans le monde des hommes, les nations désarmées comme les prophètes désarmés périssent » (Aron 1982 : 376). De même, c’est bien la norme, ou la cohérence, qui donne sa signification à la Cité, mais « malheureusement, au 20e siècle, ce qui est assez difficile, c’est de trouver les moments où il n’y a pas des situations extrêmes », comme Aron l’écrit en discutant son « machiavélisme modéré » (Aron 1982 : 412). À ses yeux, il ne faut pas oublier non plus, comme il arrivait au héros de sa jeunesse, Max Weber, qu’il est certes des circonstances où les rivalités de puissance engagent le destin même de l’homme et d’une culture, mais que « tel n’est pas toujours le cas » (Aron 1964b : 239) ; le conflit des deux « morales » du Machiavel de Heidelberg ne devient après tout fondamental et réel « que dans les conjonctures extrêmes » (Aron 1964b : 241). Ainsi la guerre est-elle l’achèvement de la politique en même temps qu’elle en est la négation (Aron 1960a : 115). Peut-être y a-t-il même une dialectique secrète entre le salut de la Cité et celui de l’âme.

Lorsque le mouvement d’une pensée va trop loin dans une des directions de la condition politique de l’homme, Aron lui adresse un point d’interrogation. À la fin d’un argument sur la politique ou la guerre, il invite à se souvenir de l’autre vérité et il recommande de ne pas oublier les deux. Il ne définit donc pas la politique à partir de l’ami ou de l’ennemi, en fonction des situations normales ou des situations extrêmes, mais de la dialectique qui lui est propre et qu’il faut apprendre à maîtriser. Fidèle à son intention, son oeuvre cherche vraiment à placer devant les yeux « toute la réalité » et à instruire le regard et le jugement pour l’habiter.

C’est une perspective qu’il faut encore méditer à l’heure où l’histoire semble à nouveau en marche, où l’unité du genre humain se révèle à la fois comme un « fait » et un « problème » et où le brouillard ne permet pas de voir cette fois ni les formes et la mesure de la guerre ni celles de la politique. Aron a toujours mis en garde les « bons Européens » emportés par de « grandes illusions », attirant leur attention aussi sur la consistance des divisions et des tensions qui font l’aventure humaine, sur la nécessité, encore maintenant, de « penser la guerre » (Aron 1976b : 267-286 ; 1960b). Il a plaidé, dans tous les domaines, pour un effort de discernement, pour « sauver » les concepts et les choix humains. Il a montré la triste noblesse de la vertu politique : elle est l’art, le jugement, la disposition de l’âme dont l’homme a besoin pour surmonter en acte ce « dialogue de tous les siècles », pour ne pas glisser aux extrêmes, pour apprendre à se perfectionner dans le « mouvement » de la Cité, celui propre au libéralisme ou celui où l’on rencontre l’ennemi. C’est la vertu politique qui permet de traverser, sans s’égarer, sans en avoir fini avec l’espoir, l’étrange et longue guerre entre la violence et la raison. La vertu politique – c’est la leçon d’Aron – est nécessaire à l’homme pour se tenir dans le monde sans se tromper sur les amis et les ennemis, donc à bien voir sur la vertu tout court.