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Près de trente ans après la disparition de l’auteur de Paix et guerre entre les nations et cinquante ans après la publication de ce livre, l’oeuvre de Raymond Aron semble toujours victime d’un certain nombre de préjugés qui obscurcissent singulièrement la portée de sa contribution au champ de la théorie des relations internationales. On peut notamment pointer deux idées reçues qui continuent, contre toute évidence, à irriguer les discussions relatives à l’analyse de la conduite diplomatico-stratégique.

La première, aussi répandue que tenace, consiste à soutenir que Raymond Aron était un penseur profondément belliciste, un véritable croisé de la guerre froide. Un tel préjugé se fonde sur un constat indéniable : Aron a bien été, au 20e siècle, l’un des penseurs les plus profonds du phénomène guerrier (Aron 1962 ; Aron 1976) et l’un des analystes les plus perspicaces des conflits qui ont jalonné ce siècle de fer et de feu (Aron 1951). Il est vrai, également, qu’après le « grand schisme » consécutif à la Seconde Guerre mondiale il a toujours fermement assumé son engagement atlantiste (Aron 1948). Mais ceux qui colportent l’image d’un Raymond Aron belliciste ignorent un fait tout aussi incontestable : à maintes reprises, et visiblement sans être entendu, il a fait part de son horreur de la guerre et de sa détestation de la violence (Aron 1981a : 304).

Comme l’atteste le titre de la « somme » qui est au coeur de son effort de théorisation des relations internationales (Aron 1962), Aron a constamment raisonné sur la base d’une idée empruntée à Clausewitz : la continuité entre la guerre et la paix. Les deux figures complémentaires sur lesquelles il ouvre ce livre, le diplomate et le soldat, révèlent une conviction : il faut penser la guerre pour penser la paix. Pour reprendre une formule qu’il affectionnait, les relations internationales se sont toujours déroulées « à l’ombre de la guerre » (Aron 1962 : 18). En d’autres termes, la paix n’a été jusqu’à maintenant qu’une absence provisoire de guerre. Il est donc nécessaire de penser la guerre pour penser la paix, mais aussi d’assumer le risque de guerre et parfois de faire la guerre pour construire la paix. Dans le contexte particulier de l’affrontement entre deux blocs antagonistes détenteurs d’armes nucléaires, il fallait impérativement penser la guerre pour tenter d’éviter l’apocalypse nucléaire et pour maintenir une situation qu’Aron a qualifiée très tôt de « paix belliqueuse ».

Raymond Aron n’était évidemment pas un belliciste : il a réfléchi sur la guerre sans l’aimer et en la considérant uniquement, à la suite de Clausewitz, comme « un moyen de la politique » ayant « pour fin non la victoire mais le retour à la paix » (Aron 1976, vol. 1 : 171). Dans le livre qu’il a consacré au stratège prussien, Raymond Aron a d’ailleurs cherché à contredire les interprétations bellicistes de Clausewitz, celles de sir Basil Liddell Hart ou d’Anatole Rappoport par exemple. À l’opposé de celles-ci, il propose une lecture de Clausewitz qui insiste sur la subordination de la guerre à la politique et sur le primat du politique sur le militaire (Perreau-Saussine 2003 : 619-620). Il a ainsi constamment ferraillé contre ceux qu’il accusait d’inverser la célébrissime « formule ».

Penseur de la guerre, Raymond Aron a été tout autant un penseur de la paix. C’est ce qu’illustre un élément biographique qui pourrait passer, à tort, pour anecdotique. Lorsqu’il entre à l’Académie des sciences morales et politiques, Aron fait graver sur son épée d’académicien une phrase empruntée à Hérodote : « Nul homme n’est assez dénué de raison pour préférer la guerre à la paix. » Cette formule, historiquement fausse et contredite par tout le 20e siècle, est cependant révélatrice d’une certaine philosophie : malgré l’apparition des armes atomiques et en dépit de la folie destructrice des hommes, il faut impérativement maintenir l’horizon d’une fin heureuse de l’histoire humaine par le dépassement des passions guerrières, par l’avènement de la raison. La paix ne doit pas être pensée seulement comme absence provisoire de guerre, mais aussi comme le terme souhaitable d’une histoire au cours tragique.

Ces remarques conduisent à envisager un second préjugé, aussi répandu et aussi enraciné que le premier. Raymond Aron est le plus souvent présenté comme l’un des grands théoriciens du réalisme moderne. Cette classification est devenue une sorte d’évidence et elle est désormais fermement ancrée dans beaucoup d’esprits. Cela découle probablement du fait que Paix et guerre entre les nations a connu le destin paradoxal de beaucoup d’ouvrages devenus des « classiques » : il n’est plus sérieusement étudié (Cozette 2004 ; Roche 2011).

En effet, une lecture attentive de ce livre, au volume certes dissuasif, permet de constater que Raymond Aron élabore une approche singulière des relations internationales sur la base d’une double critique : la critique d’un libéralisme qui aurait généré, après 1918, des illusions néfastes ; la critique d’un réalisme de guerre froide qui se serait mué, après 1945, en une idéologie dangereusement simplificatrice. L’originalité de l’approche aronienne réside dans la tentative de surmonter l’opposition, classique depuis Edward Carr, de ces deux « écoles » (Carr 1939), mais tout en conservant la meilleure part de chacune d’elles.

Aron est donc un théoricien réaliste pour le moins hétérodoxe. Il est un réaliste en ce qu’il a constamment mis en pratique l’exigence machiavélienne qui consiste à privilégier la « vérité effective de la chose », c’est-à-dire à étudier la politique en la distinguant de la morale ou de la métaphysique (Machiavel 1513). Mais son réalisme se distingue nettement de celui de ses contemporains, puisqu’il semble n’avoir jamais totalement abandonné ses dispositions kantiennes initiales, n’avoir jamais totalement fait le deuil de l’idée d’un cheminement possible vers la paix perpétuelle (Kant 1795).

En concentrant principalement l’attention sur les première et quatrième parties de Paix et guerre entre les nations, on voudrait montrer qu’après avoir examiné le « problème machiavélien » des moyens légitimes et le « problème kantien » de la paix universelle (Aron 1962 : 565), Raymond Aron a proposé une voie intermédiaire en forme de compromis entre réalisme et idéalisme (Hassner 2003 : 222-223). Ce compromis, qui ne s’identifie pas à une impossible synthèse, visait à aménager la possibilité d’une politique étrangère, sinon pleinement rationnelle, du moins raisonnable. Pour argumenter cette thèse, on suivra un chemin balisé par trois étapes : on commencera par examiner la critique ambiguë que fait Aron du libéralisme ; on poursuivra par la mise en évidence du rapport complexe qu’il a entretenu avec le réalisme ; on terminera en revenant sur la nature singulière du réalisme aronien et en proposant de le définir comme un « machiavélisme postkantien ».

I – Une critique ambiguë de la tradition libérale : résister aux illusions idéalistes

Si Raymond Aron doit être rapproché de ses contemporains réalistes (tels Edward Carr, Hans Morgenthau ou George Kennan), c’est tout d’abord en raison de sa critique de l’école libérale. Force est de constater que sa plume souvent caustique n’a pas épargné la tradition idéaliste. Mais il faut immédiatement souligner que, contrairement aux autres réalistes fréquemment emportés par leur volonté polémique, il tient davantage à critiquer les « illusions idéalistes » propres à « ceux qui méconnaissent que tout ordre international doit être soutenu par la force », plutôt que l’idéalisme en lui-même (Aron 1962 : 569).

Raymond Aron délivre tout d’abord une critique des illusions morales. Cette critique se fonde sur la distinction fameuse opérée par Max Weber entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité (Weber 1959). L’argument, classique, est le suivant : un individu qui raisonne et agit uniquement sur la base d’une éthique de la conviction risque de finir par travailler contre la morale qu’il défend. Dans son article célèbre de 1967, Aron écrit que « le moralisme, s’il s’en tient à la Gesinnungsethik de Max Weber, s’il ne tient pas compte des conséquences probables ou possibles de son action, finirait par être immoral » (Aron 1967 : 874 ; c’est nous qui soulignons). Une éthique strictement déontologique, comme celle proposée par Kant (1785), est donc insuffisante et même dangereuse.

Dans Paix et guerre et dans Le spectateur engagé, Raymond Aron utilise le même exemple pour illustrer cette idée : ceux qui, en mars 1936, refusaient la réplique militaire à l’entrée des troupes allemandes en Rhénanie visaient à éviter à tout prix le déclenchement d’une nouvelle guerre. Mais laisser faire Hitler a finalement abouti à rendre quasiment inéluctable un nouveau conflit mondial qui aurait pu, à ce moment précis, être évité par une intervention armée (Aron 1962 : 124 et 568 ; Aron 1981a : 43).

Le moralisme, lorsqu’il s’incarne dans le pacifisme inconditionnel, est donc une ligne de conduite parfaitement déraisonnable. Pour autant, ce rejet du pacifisme intégral ne doit pas être interprété comme un rejet du pacifisme en tant que tel : Raymond Aron soutient au contraire constamment que « l’espoir des pacifiques ou des pacifistes ne peut ni ne doit être abandonné » (Aron 1976, vol. 2 : 137 ; c’est nous qui soulignons).

En effet, Raymond Aron n’oppose pas strictement les deux éthiques : il considère qu’elles ne s’excluent que dans de très rares circonstances. En 1964, dans une conférence intitulée « Max Weber et la politique de puissance », il explique que les opposer trop radicalement fait naître un double risque : « donner une sorte de justification d’une part aux faux réalistes qui écartent avec mépris les reproches des moralistes, d’autre part aux faux idéalistes qui condamnent sans discrimination toutes les politiques parce qu’elles ne sont pas conformes à leur idéal, et qui finissent par contribuer, consciemment ou non, à la destruction de l’ordre existant, au profit des révolutionnaires aveugles ou des tyrans » (Aron 1964a : 655 ; c’est nous qui soulignons).

Refusant d’encourager les « faux réalistes » et les « faux idéalistes », Aron aménage la voie d’une conciliation des deux éthiques (Aron 1959 : 55). Dans Paix et guerre, il écrit ainsi que « la morale du citoyen ou du meneur d’hommes ne peut jamais être qu’une morale de la responsabilité, même si des convictions, transcendantes à l’ordre de l’utile, animent cette recherche du meilleur et en fixent les buts » (Aron 1962 : 620). Le choix d’Aron est donc clairement celui d’une éthique de type conséquentialiste qui n’aurait pas coupé tout lien avec les convictions morales.

Dans le chapitre 19 de Paix et guerre, Raymond Aron prolonge cette critique générale en examinant deux « illusions idéalistes » : l’« idéalisme idéologique » et l’« idéalisme juridique ». C’est à ce dernier qu’il réserve ses flèches les plus acérées.

Philippe Raynaud a bien noté qu’Aron s’affirme comme un partisan du droit international d’avant 1914, issu du droit naturel moderne, contre le droit international produit après 1918 par l’école libérale, qu’il qualifie parfois d’« idéologie wilsonienne » (Aron 1976, vol. 2 : 286). En d’autres termes, il préfère l’objectif prudent d’une légalisation de la guerre pour tenter d’en limiter l’usage, plutôt que celui, beaucoup plus ambitieux, de sa mise hors la loi (Raynaud 1989). La critique aronienne de l’« idéalisme juridique » se fonde essentiellement sur deux éléments : une analyse historique des échecs successifs des institutions mises en place en vue de donner une réalité à l’idée de « sécurité collective » ; une analyse théorique de l’« imperfection essentielle du droit international » (Aron 1962 : 704).

Aron se montre tout d’abord très critique vis-à-vis de la Société des Nations et de l’Organisation des Nations Unies. Dans son Clausewitz, il décrit par exemple l’ONU comme un « pseudo-parlement » qui « caricature les parlements nationaux » et qui n’empêche pas que « la société planétaire demeure anarchique » (Aron 1976, vol. 2 : 279). Il considère ensuite que l’idéalisme juridique demeurera une illusion tant que persisteront deux manques : l’absence d’une « norme originaire » permettant de fonder un « droit superétatique » ; l’absence d’une « instance suprême d’interprétation et d’une force irrésistible de sanction » permettant de trancher les différends et d’imposer les décisions (Aron 1962 : 707). À cela s’ajoute encore le fait que le droit international évite d’affronter une réalité dérangeante : la violence est parfois source de droit et « à la longue le droit international doit se soumettre au fait » (Aron 1962 : 570). Il existe bien, comme le soutenait Proudhon, un droit de la force. Cette analyse conduit Raymond Aron à juger sévèrement les « divertissements studieux » que représentent à ses yeux les efforts déployés par les juristes pour concevoir une sorte de constitution internationale (Aron 1962 : 721). Il rejette en tout cas fermement l’idée selon laquelle, dans un système international fondé sur un affrontement idéologique, le progrès du droit international « pourrait apporter une contribution substantielle à la cause de la paix » : « un Grand n’accepte pas d’ordre et ne se laisse pas contraindre », précise-t-il (Aron 1962 : 720-721).

Il faut immédiatement nuancer cette critique aronienne de l’idéalisme, car elle apparaît, à bien des égards, équivoque. En effet, si Raymond Aron veut dissuader ses lecteurs de céder aux « illusions idéalistes », s’il critique le « faux idéalisme » qui demeure une politique littéraire méprisant la réalité et refusant les contraintes de l’action politique, cela ne le conduit pas à prôner un « faux réalisme » qui balayerait d’un revers de main tout espoir de progrès vers une humanité pacifiée (Cozette 2008a, 2008b).

Raymond Aron raille il est vrai les juristes « ivres de concepts » et les idéalistes qui confondent « leurs rêves avec la réalité » (Aron 1962 : 691). Mais il soutient dans le même mouvement que « les horreurs du 20e siècle, la menace thermonucléaire ont donné, au refus de la politique de puissance, non pas seulement actualité et urgence mais aussi une sorte d’évidence. L’histoire ne doit plus être une succession de conflits sanglants si l’humanité veut poursuivre son aventure » (Aron 1962 : 691). C’est pourquoi il examine, dans les derniers chapitres de Paix et guerre, les deux voies possibles de dépassement de la politique de puissance : la « paix par la loi » et la « paix par l’Empire ».

Concernant la « paix par l’Empire », il faut bien avouer que Raymond Aron fait montre d’un grand scepticisme. L’hypothèse d’une fédération planétaire lui semble très improbable en raison de l’irréductibilité des souverainetés étatiques ; celle d’un empire l’effraie, car il l’associe à une victoire soviétique et donc au crépuscule des libertés. Mais, là encore, il tempère son pessimisme en soulignant que « l’histoire dans laquelle nous entrons […] sera universelle » (Aron 1962 : 741 ; c’est nous qui soulignons). Raymond Aron a déjà développé cette idée dans une conférence prononcée deux ans auparavant, en 1960. Il expliquait alors qu’il voyait se lever « l’aube de l’histoire universelle », tout en refusant il est vrai de conclure « que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique » (Aron 1961 : 1808). Il n’en reste pas moins qu’un espoir subsiste et doit subsister, espoir qu’il partage tout en s’employant, comme c’est souvent le cas chez lui, à le réfréner. Le « pessimisme actif » (Aron 1971 : 21) qui caractérise sa pensée semble bien être le produit d’un optimisme volontairement contrarié.

Raymond Aron ne se montre pas moins sceptique quant à l’horizon d’une « paix par la loi », en raison notamment de son analyse du droit international contemporain. Mais, à la fin du chapitre 23 de Paix et guerre, il considère pourtant cette idée comme « une idée de la raison, au sens kantien de cette expression, c’est-à-dire une idée qui ne saurait jamais être entièrement réalisée, mais qui anime l’action et indique le but » (Aron 1962 : 721). Ce passage fait écho à une phrase tirée de l’épilogue de ses Mémoires, dans laquelle il avoue continuer « de juger concevable la fin heureuse, très au-delà de l’horizon politique, Idée de la Raison » (Aron 1983 : 986).

Dans Paix et guerre, il expose même, actualisant à sa manière le schéma kantien, les trois conditions qui sont nécessaires à la réalisation de la « paix par la loi » : l’adoption par tous les grands États du régime démocratique ; l’existence d’une communauté internationale authentique ; l’abandon de la souveraineté externe, soit de la possibilité de se faire justice soi-même. Comme l’a souligné Philippe Raynaud, « il serait vain, sans doute, de prendre cela pour le programme politique d’une lutte pour la paix universelle » (Raynaud 1989 : 126). Mais cela atteste en revanche, et à la différence de beaucoup de penseurs réalistes, la volonté de maintenir un tel horizon afin d’orienter l’action.

En s’inspirant de la méthode utilisée par Paul Ricoeur dans son livre L’idéologie et l’utopie (Ricoeur 1986), on pourrait dire que Raymond Aron est resté attaché à l’utopie libérale comme antidote nécessaire au réalisme politique dominant, devenu une idéologie à courte vue. Pour bien comprendre cette dialectique aronienne, il faut maintenant examiner le rapport complexe qu’Aron a entretenu avec la tradition réaliste.

II – Un rapport complexe à la tradition réaliste : contrer la dérive idéologique

Au-delà de la critique des illusions idéalistes, on peut avancer de bons arguments pour justifier l’inscription de Raymond Aron dans le camp réaliste. Il semble que les trois principaux points de contact de la théorie aronienne des relations internationales avec cette tradition sont les suivants :

  1. Le statocentrisme. S’il ne nie pas l’existence et le développement d’une société transnationale, liés notamment à l’intensification des échanges de toute nature, Aron n’en considère pas moins que les relations internationales restent fondamentalement le produit des rapports entre collectivités étatiques (Aron 1962 ; Aron 1984). En cela, il reste fidèle au primat du politique, ou pour mieux dire à l’autonomie relative du politique qui caractérise sa pensée (Audier 2004). Comme l’a remarqué Bertrand Badie, l’État est appelé à jouer un « rôle exceptionnel » qui « tient à ses vertus propres, sa capacité de modération, en fait son aptitude à jouer les garde-fous » (Badie 2005 : 11). En conséquence, toutes les thèses – d’obédience marxiste, saint-simonienne, comtienne ou libérale – qui insistent sur l’importance décisive des relations économiques ou juridiques, échouent à saisir ce qui constitue l’essence même des relations internationales. Aron prend ainsi clairement ses distances avec la thèse libérale – celle que partagent notamment Montesquieu, Kant et John Stuart Mill – de la paix par le commerce. Il ne fait pas sienne la prédiction optimiste de Montesquieu, qui assurait que le développement du commerce allait permettre à l’humanité de « se guérir du machiavélisme » (Montesquieu 1748, vol. 2 : 58).

  2. L’essence conflictuelle des relations interétatiques. Pour Aron, elle découle à la fois de la nature humaine (Aron 1962 : 339-343) et de la structure anarchique des relations internationales. Il accorde cependant moins d’importance au pessimisme anthropologique hérité de Hobbes (1651) qu’à un fait massif : les relations entre États se singularisent par « la légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des acteurs » ; elles sont « les seules, parmi toutes les relations sociales, qui admettent le caractère normal de la violence » (Aron 1967 : 858). Les relations internationales se déroulent ainsi dans un état de nature qui n’est régulé par aucune autorité centrale pouvant prendre des décisions et les faire respecter.

  3. La nécessaire recherche de l’équilibre des forces. Raymond Aron confère une validité partielle au postulat nodal du réalisme, à savoir que la politique étrangère est « en tant que telle power politics ou politique de puissance » (Aron 1962 : 133). Par conséquent, il faut rechercher constamment l’équilibre, ce qui impose le calcul des forces, au premier rang desquelles les forces militaires. Pour persévérer dans son être, un État doit « agir de manière à s’opposer à toute coalition ou acteur individuel qui tend à assumer une position de prédominance par rapport au reste du système » (Aron 1962 : 138). Ce faisant, il concourt à la stabilité du système pris dans son ensemble et donc à la paix.

En dépit de son adhésion à ces trois axiomes, Raymond Aron délivre une critique tranchante du réalisme de guerre froide. Prenant pour interlocuteur principal Hans Morgenthau, qui a publié un véritable « traité » réaliste au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Morgenthau 1948), Aron assume son opposition sur au moins quatre points :

  1. L’impossibilité de produire une « théorie pure ». Aron estime qu’il est impossible de construire une « théorie générale » des relations internationales, une théorie hypothético-déductive comparable à celle qu’a élaborée Keynes pour l’économie politique (Keynes 1938). Cela tient à deux raisons : la politique étrangère n’est pas orientée par une « fin évidente » (Aron 1962 : 29) ; il est extrêmement difficile de distinguer les variables endogènes et exogènes du système international. L’étude des relations internationales ne peut donc être qu’une sociologie historique compréhensive qui occupe un niveau intermédiaire entre la théorie pure et le simple commentaire de l’événement.

  2. La critique du concept de puissance. Hans Morgenthau a bâti toute sa théorie sur une idée simple inspirée du raisonnement économique : toute politique étrangère correspondrait à la recherche d’une maximisation de l’intérêt national défini en termes de puissance (Morgenthau 1948). Aron lui oppose trois objections (Aron 1967 : 858). Tout d’abord, il pointe l’imprécision d’un concept qui sert à qualifier à la fois la fin et le moyen de l’action étatique. Ensuite, ce concept, entendu au sens wébérien comme capacité à contraindre, n’est pas propre au domaine des relations interétatiques. Enfin, faire de la maximisation de la puissance le but unique de la politique étrangère n’est pas une proposition scientifique, mais un choix idéologique. Contrairement à ce que croient les « obsédés de la puissance », aucun État ne vise la puissance pour elle-même : elle n’est en effet qu’un moyen permettant « d’atteindre à quelque autre but, la paix, la gloire, afin d’influer sur le sort de l’humanité, par orgueil de répandre une idée » (Aron 1962 : 99).

  3. La spécificité de la conduite diplomatico-stratégique. Aron opère une distinction entre politique intérieure et politique étrangère. Contrairement à la plupart des réalistes, il ne fait pas de la quête de puissance la fin unique de toute politique. Il distingue alors la politique étrangère, qui se déploie dans un état de nature qui est toujours un état de guerre potentiel, de la politique intérieure qui se développe dans un état civil reposant sur un monopole de la violence physique légitime. D’un côté s’exerce la puissance, de l’autre le pouvoir. En d’autres termes, il ne se reconnaît pas dans la thèse « soi-disant réaliste » de Machiavel et Pareto, mais aussi de Morgenthau, qui fait de la politique intérieure un domaine subordonné à la politique étrangère et reposant sur une logique identique (Aron 1962 : 61). Il s’agit pour lui d’une interprétation « fausse de la politique, qui est recherche de l’ordre équitable en même temps que lutte entre les individus et les groupes pour l’accession aux postes de commande et pour le partage des biens rares » (Aron 1962 : 61 ; c’est nous qui soulignons).

  4. La relative indétermination de la conduite diplomatico-stratégique. Elle est le produit à la fois de la multiplicité des objectifs possibles (voir le triptyque puissance-gloire-idée), de la pluralité des moyens disponibles et de la structure du système international lui-même. Un système international se définit par le nombre des acteurs dominants (système bipolaire ou multipolaire) et par la proximité idéologique des acteurs (système homogène ou hétérogène). La conduite diplomatico-stratégique de chaque État s’élabore en fonction d’une grande variété de facteurs : le raisonnement de Morgenthau, qui associe la conduite des États à la seule maximisation de la puissance, est donc une forme de réductionnisme. On retrouve ici une critique aronienne classique, celle de tout déterminisme monocausal, une critique élaborée dès 1938 dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire (Aron 1938).

Raymond Aron apparaît ainsi pour le moins éloigné de la stricte orthodoxie réaliste. Il n’hésite d’ailleurs pas à décrire Hans Morgenthau comme « un croisé du réalisme » qui, par excès polémique contre l’idéalisme, a donné naissance à « une idéologie comparable à [celle que la pensée réaliste] prenait pour cible de ses critiques » (Aron 1962 : 586). C’est pour sortir de cette dégénérescence idéologique du réalisme de guerre froide qu’il propose d’adopter un « vrai réalisme » (Aron 1962 : 587).

Celui-ci s’oppose directement au « réalisme irréaliste » de ses contemporains qu’il critique âprement dès le début des années cinquante (Aron 1953). Dans son article de 1967, il soutient que les réalistes font fausse route en tenant « pour négligeables les jugements moraux que les hommes portent sur la conduite de leurs gouvernants et des États », en méconnaissant « l’intérêt de tous les acteurs au maintien d’un minimum d’ordre juridique dans leurs relations réciproques » et en niant « l’aspiration d’une humanité, désormais capable de se détruire elle-même, à la réduction de la violence interétatique » (Aron 1967 : 874). Emporté par sa polémique contre l’idéalisme, le réalisme finirait paradoxalement par se couper du réel.

Pour renouer avec ce dernier, il faut sortir du culte de la puissance pour se concentrer sur la compréhension des objectifs que se donnent les États parmi la multitude des buts possibles. S’extraire de l’idéologie réaliste, c’est s’attacher à la compréhension de « la diversité des perceptions du monde historique qui commandent la conduite des acteurs » (Aron 1967 : 874). Cet impératif passe par la prise en compte des régimes politiques, chaque régime étant intrinsèquement lié à une certaine Weltanschauung qui imprime sa marque sur la fixation des objectifs.

Raymond Aron s’insurge en effet à maintes reprises contre l’idée morgenthalienne, d’ailleurs partagée par le célèbre columnist américain Walter Lippmann, selon laquelle tous les régimes mènent la même politique étrangère. Il estime au contraire qu’on ne peut saisir de manière adéquate les raisons d’agir d’un État qu’en étudiant « la philosophie de ceux qui le gouvernent » (Aron 1962 : 587). Le réalisme aronien veut donc être « un réalisme vrai », un réalisme « qui tient compte de toute la réalité, qui dicte la conduite diplomatico-stratégique adaptée non au portrait retouché de ce que serait la politique internationale si les hommes d’État étaient sages dans leur égoïsme, mais à ce qu’elle est avec les passions, les folies, les idées et les violences du siècle » (Aron 1962 : 587 ; c’est nous qui soulignons).

Ce réalisme hétérodoxe tient ainsi à rappeler le poids décisif des idéologies dans la détermination de la politique étrangère. Et cette leçon est particulièrement importante dans un système international hétérogène qui connaît l’affrontement de la démocratie et du totalitarisme (Aron 1965a). Les démocrates se leurreraient en considérant que la politique étrangère soviétique n’est qu’une politique de puissance classique, alors qu’elle se fonde sur une ambition beaucoup plus radicale : vaincre les démocraties dites bourgeoises pour faire advenir partout la vraie démocratie et voir se clore ce que Marx appelait « la préhistoire de la société humaine » (Marx 1859 : 490). La thèse de la Russie éternelle, soutenue par exemple par le général de Gaulle, est donc totalement erronée. Un réaliste qui laisse de côté les idéologies politiques finit par ne pas comprendre ses ennemis, ni d’ailleurs ses alliés (Aron 1953 : 963 et 969).

La double critique aronienne du réalisme et de l’idéalisme aboutit à dénoncer les aveuglements qui minent ces deux écoles : aux illusions idéalistes répondent les illusions réalistes. Plutôt que d’élaborer une fausse synthèse de ces paradigmes rivaux, Aron argumente la nécessité d’un compromis entre leurs exigences. C’est ce positionnement singulier qui donne sa teinte si particulière au réalisme aronien, dont il convient maintenant de brosser plus précisément les contours.

III – Raymond Aron, initiateur d’un « machiavélisme postkantien »

Le réalisme hétérodoxe de Raymond Aron débouche sur une théorie de l’action, ce qu’il nomme, à la suite de Ludwig von Mises, une praxéologie (Mises 1949). Cette théorie doit s’attacher en premier lieu à « la compréhension des diverses idéologies » qui inspirent les acteurs des relations internationales (Aron cite le moralisme, le juridisme, le réalisme et la politique de puissance), pour ensuite permettre « de les penser toutes et de circonscrire la portée de chacune d’elles » (Aron 1967 : 873). Ainsi comprise, la praxéologie aronienne conduit à la formulation d’une « morale de la sagesse » qui occupe une position intermédiaire entre la « morale du combat » et la « morale de la loi » (Aron 1962 : 595-596).

Le maître mot de cette morale est la prudence. Cet éloge de la prudence rappelle Aristote et Thucydide, et il pourrait s’interpréter comme le produit d’une position de type réaliste. Mais il ne doit pas conduire à congédier l’idéalisme. Bien au contraire, puisque, dans ce « combat douteux » qu’est toujours la politique, la prudence inspire « la conduite la meilleure – la meilleure par rapport aux valeurs que l’idéalisme lui-même veut accomplir » (Aron 1962 : 572). Si une telle morale ne parvient certes pas à surmonter l’antinomie initiale du réel et de l’idéal, elle permet néanmoins de « trouver en chaque cas le compromis le plus acceptable » (Aron 1962 : 596)[1]. Les trois conseils qu’en tire Aron apparaissent marqués au coin du bon sens : « considérer chaque cas en ces particularités concrètes », « ne méconnaître aucun des arguments de principe et d’opportunité », « n’oublier ni le rapport des forces ni les volontés des peuples » (Aron 1962 : 596).

La stratégie à laquelle mène cette « morale de la sagesse » constitue une voie médiane entre la capitulation et l’offensive : il s’agit d’une « stratégie de coexistence » (Aron 1962 : 678). Elle se fonde sur un double constat : l’Occident ne peut capituler qu’au prix de l’asservissement ; il ne dispose ni de la capacité politique ni des moyens militaires nécessaires pour mettre en oeuvre la « stratégie à la Caton » que prônent alors les « faucons » tels que Stefan Possony ou James Burnham. D’où une conclusion aussi célèbre que discutée : « Survivre, c’est vaincre[2]. » L’Ouest doit se donner pour but non la victoire totale, mais la « survie dans la paix » (Aron 1962 : 666). Cela implique de poursuivre la guerre froide en entretenant l’équilibre des forces militaires et en visant le statu quo : la sagesse doit être synonyme de modération, pas de mollesse. En revanche, cela n’implique pas, comme le préconise Hans Morgenthau, de viser l’établissement d’accords négociés : avec l’URSS, une puissance fondamentalement hégémonique, les meilleurs accords seront toujours des accords de fait (Aron 1953 : 960).

C’est pour cette raison que Raymond Aron a sévèrement critiqué la méthode de l’arms control. Tout en reconnaissant que celle-ci constitue un but légitime à l’heure thermonucléaire, il juge au soir de sa vie que cette doctrine « a finalement fait plus de mal que de bien, plus de mal que la rhétorique de la détente » (Aron 1981b : 185). À partir de la fin des années 1970, dans Commentaire notamment, il s’inquiète des conséquences d’un nouvel hégémonisme soviétique, découlant de la rupture de l’équilibre stratégique et d’un positionnement plus nettement offensif de Moscou (Aron 1979, 1980). Il s’insurge par exemple contre l’isolationnisme alors prôné par un réaliste historique, George Kennan (Aron 1978a). À l’inverse, il appelle de ses voeux un accroissement des dépenses militaires comme préalable à un rétablissement de l’équilibre politique. Il ne peut donc pas approuver des négociations de limitation des armements qui aboutissent selon lui, in fine, à avantager Moscou.

Raymond Aron a ainsi assumé un positionnement singulier au sein du champ des Relations internationales, raison pour laquelle sa théorisation s’insère malaisément dans les taxinomies traditionnelles. On propose de l’envisager comme un « machiavélisme postkantien ». L’un de ses disciples, Stanley Hoffmann, a noté avec acuité qu’Aron « a en quelque sorte bridé ses propres inclinations kantiennes » (Hoffmann 1983 : 852). Il semble bien, en effet, avoir constamment cherché à corriger Kant par Machiavel, à tempérer un attachement certain à l’idéalisme par un acquiescement répété aux réquisits du réalisme.

Réaliste hétérodoxe, Raymond Aron l’est à coup sûr, car il condamne le réalisme à courte vue qui « ignore une part de la nature humaine » en décrivant l’homme uniquement comme « un animal de proie » (Aron 1962 : 596). Il apparaît aussi très critique de Machiavel, qu’il décrivait dans un essai d’avant-guerre comme « un fanatique de logique abstraite, toujours ennemi des demi-mesures » (Aron 1938-1940 : 76-77). Il évolue certes, après 1945, vers un jugement plus nuancé à l’égard du secrétaire florentin et des penseurs machiavéliens, à la suite notamment de sa lecture de l’ouvrage aujourd’hui quelque peu oublié de James Burnham (1943). Aron réitérera néanmoins avec régularité ses mises en garde contre une « philosophie cynique » qui « pose que le sens de la politique c’est la lutte et non pas la recherche d’une autorité justifiée » (Aron 1965a : 50-51). Tout en justifiant la nécessité de ce point de vue, antidote salutaire à une approche par trop naïve de la politique, Aron refusera toute sa vie de se contenter de cette « philosophie partielle, qui tend à se contredire elle-même comme toutes les philosophies sceptiques » (Aron 1965a : 52).

C’est pourquoi il est aussi, d’une certaine manière, un libéral hétérodoxe. Il accepte en effet que la guerre soit parfois le seul chemin qui permette de défendre les libertés et de construire la paix. Il reste ainsi très proche de Kant, qu’Alexis Philonenko décrivait comme « un homme capable de reconnaître la réalité, capable de ne point reculer devant la plus désespérante vision, mais ayant cependant toujours assez de forces pour désirer exprimer un idéal » (Philonenko 1976 : 37-38). À cet égard, il est d’ailleurs signifiant que Paix et guerre commence et s’achève – tout comme, on l’a vu, ses Mémoires – sur des références au sage de Königsberg. En ouverture de son livre, Aron insiste sur « la vue profonde et peut-être prophétique de Kant », selon laquelle l’humanité doit « parcourir la voie sanglante des guerres pour accéder un jour à la paix » : c’est à ce prix, en effet, que « s’accomplit la répression de la violence naturelle, l’éducation de l’homme à la raison » (Aron 1962 : 30 ; c’est nous qui soulignons). Et l’ouvrage se termine sur le rappel des deux obligations qui s’imposent à tous : « ne pas s’évader d’une histoire belliqueuse, ne pas trahir l’idéal ; penser et agir avec le ferme propos que l’absence de guerre se prolonge jusqu’au jour où la paix deviendra possible – à supposer qu’elle le devienne jamais » (Aron 1962 : 770).

Certains commentateurs de l’oeuvre aronienne interprètent ces références à Kant comme des invocations purement rituelles, sorte de scories ou de résidus dont la présence s’explique par l’enseignement reçu par le jeune Aron dans la Sorbonne des années vingt. C’est le cas de Pierre Manent, qui fut proche d’Aron à la fin de sa vie et qui est aujourd’hui l’un des plus éminents représentants de l’interprétation aristotélisante de sa philosophie pratique (Raynaud 2002 : 124). Manent soutient sans nuance qu’Aron « a fait croire à des lecteurs tout à fait attentifs, mais peu intéressés par la politique, qu’il était kantien », alors même qu’il « était aussi peu kantien que possible » (Manent 2010 : 54).

Si l’on s’en tient aux textes, cependant, tout indique qu’Aron est resté jusqu’au bout fidèle à l’humanisme rationaliste en général, et à une certaine forme de kantisme en particulier. Cette fidélité est attestée par la publication d’un texte tardif dans lequel il se prononce « pour le Progrès » et défend avec passion l’héritage des Lumières contre les tentations nihilistes (Aron 1978b : 241). Mais son kantisme, il est vrai, n’a rien d’irénique : Aron considère ainsi qu’« on peut suivre Kant et poser, une fois pour toutes, que la violence est, en tant que telle, moralement coupable, mais à condition d’ajouter immédiatement, comme Kant le fait, que cette violence moralement coupable a été dans l’histoire indispensable pour créer les États et élever les hommes à la raison » (Aron 1965a : 345).

Un autre texte fournit peut-être la clé permettant de saisir la philosophie profonde de Raymond Aron. Dans une conférence prononcée en 1960, celui-ci propose en effet une lecture de l’histoire du 20e siècle fondée sur la dialectique du « procès » et du « drame ». D’un côté, la force pacificatrice et unificatrice des mouvements de fond liés à l’évolution économique, technique et scientifique des sociétés industrielles ; de l’autre, la persistance inquiétante des mouvements de surface, soubresauts imprévisibles de l’histoire liés à l’essence tragique de la politique et pouvant dégénérer en guerre.

Raymond Aron, fidèle à son déterminisme probabiliste, ne tire pas de conclusion définitive de cette dialectique dont personne ne peut dire si elle conduira à l’effacement du drame, c’est-à-dire à la fin de la politique de puissance et à la paix perpétuelle. Il considère néanmoins que l’humanité a désormais franchi « le seuil de l’âge universel », que les hommes n’ont jamais eu « autant de motifs de ne plus s’entre-tuer […], autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise » : c’est la raison pour laquelle il entend maintenir « un espoir, soutenu par la foi » (Aron 1961 : 1807-1808).

Cette philosophie raisonnablement optimiste trouve à s’incarner, en politique étrangère, dans un « machiavélisme postkantien ». Celui-ci conduit Aron à défendre une praxéologie que d’aucuns pourraient juger bien prosaïque : il faut, en somme, tenir les deux bouts de la chaîne. Mais, comme il l’a superbement écrit en 1967, « il n’a pas encore été donné au savant de transformer la condition historique de l’homme » (Aron 1967 : 875 ; c’est nous qui soulignons). Ce qui fait la valeur du réalisme atypique de Raymond Aron, qui est tout autant un libéralisme atypique, c’est d’avoir cherché à naviguer au mieux entre les deux écueils de la réflexion politique : le moralisme et le cynisme. En ce sens, la leçon de Raymond Aron n’a pas été rendue inactuelle par la clôture, en 1989-1991, du court 20e siècle.

Il faut insister vigoureusement sur ce point : la théorisation aronienne n’est pas le simple témoignage d’un « spectateur engagé » dans un monde aujourd’hui disparu. Rien n’interdit de considérer, au contraire, que le savant, le citoyen et l’homme d’État peuvent encore tirer profit du réalisme empreint de lucidité, mélange subtil de prudence et d’espoir, qu’Aron nous a légué.