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L’action extérieure de l’Union européenne (ue) est trop souvent présentée en s’attachant à l’une ou l’autre des politiques la constituant, alors même qu’elle englobe tant la politique étrangère et la politique de défense que la coopération au développement et l’aide humanitaire, sans oublier la forte dimension commerciale des relations de l’ue avec ses partenaires. En conséquence, l’action extérieure européenne, d’une part, recouvre des politiques traditionnellement perçues comme rattachées à des enjeux diplomatiques et militaires et regroupées sous l’acception de « hard policies ». Elle comporte, d’autre part, des politiques qui, pendant longtemps, n’ont pas été envisagées comme porteuses d’une dimension sécuritaire et qui mettent en oeuvre soit des flux commerciaux, soit des flux d’aide et les projets leur correspondant. Or, il est nécessaire, pour évaluer avec pertinence l’impact de l’action extérieure européenne, d’en adopter une approche globale. À cet égard, le droit primaire contient depuis Maastricht des clauses de cohérence à l’article 21 § 3 du traité sur l’ue et à l’article 7 du traité sur le fonctionnement de l’ue. Cette exigence de cohérence matérielle de l’action extérieure revient à imposer l’adoption d’une approche globale des situations de crise. La notion de sécurité humaine permet une telle démarche : elle constitue en effet la conciliation des impératifs liés à la sécurité, au développement et aux droits de l’homme et peut être définie comme une situation idéale « dans laquelle les droits de l’homme seraient à l’abri de la vulnérabilité » (Domestici-Met 2009 : 132). À la lumière de cette définition juridique, les pratiques des acteurs de l’action extérieure européenne apparaissent comme relevant des usages du droit. En effet, les actions entreprises au titre des politiques externes peuvent être interprétées comme poursuivant, parmi d’autres, un objectif d’effectivité des droits de l’homme.

Il s’agira donc ici de tenter de démontrer que l’ue agit déjà sur la scène internationale en se conformant, au moins partiellement, à une démarche de sécurité humaine. Nous procéderons, pour ce faire, en trois étapes. Après un retour sur la notion de « sécurité humaine », nous tenterons de mettre en lumière deux phénomènes. D’une part, les institutions de l’Union européenne ont commencé dans les années 2000 à s’ouvrir à la notion de sécurité humaine[1] jusqu’à l’endosser dans la Stratégie européenne de sécurité révisée en décembre 2008 et adoptée par le Conseil européen. D’autre part, les politiques européennes mises en oeuvre au titre de l’action extérieure poursuivent des objectifs qui recoupent la finalité vers laquelle tend la notion de sécurité humaine. Tel est notamment le cas des opérations et missions entreprises en République démocratique du Congo (rdc) au titre de la Politique de sécurité et de défense commune (psdc), mais également des projets de coopération au développement soutenus en recourant, pour leur encadrement, aux outils de gestion du cycle de projet (gcp).

I – La notion de sécurité humaine

La notion de sécurité humaine est apparue dans la doctrine comme au sein des Nations Unies dans le sillage des nombreuses conceptualisations de la sécurité pour prendre en compte les évolutions du contexte international. Elle s’est ensuite consolidée à partir de la décennie 2000 jusqu’à faire apparaître deux options doctrinales : une approche restrictive et une approche extensive qui peuvent faire l’objet d’une lecture juridique.

A ― L’émergence de la notion de sécurité humaine

Pendant les décennies 1960 et 1970, des penseurs, parmi lesquels Johan Galtung, John Burton, Lester Brown ou encore Richard Ullman, entendent corriger l’approche réaliste de la paix, alors vue comme l’absence de violence organisée, par une approche positive liant la paix à la recherche de justice sociale et aux facteurs de coopération et d’intégration entre groupes humains. En effet, la violence ne réside pas uniquement dans l’emploi de la force ; elle peut également être une violence structurelle. Les inégalités de développement, les formes variées de domination économique, de même que les menaces d’ordre social ou culturel pesant sur les pays en voie de développement, contribuent ainsi à l’insécurité du monde (Galtung 1977). Se développe donc l’idée que les conflits prennent aussi racine dans la privation des besoins humains individuels et redéfinissent la sécurité en fonction de toutes les menaces, notamment non militaires, à la qualité de vie des individus. Au cours de la décennie 1980, la prise en compte de certaines des dimensions non militaires de la sécurité est encore plus marquée ; ainsi Barry Buzan constate-t-il, avec la notion de « sécurité sociétale », que l’évolution du contexte international ne permet plus de considérer que le meilleur garant de la sécurité est l’État, parfois devenu au contraire la principale menace pour la population (Buzan et al. 1998 : ch. 6). Dès lors, on constate un processus d’enrichissement réciproque entre discussions doctrinales et réflexions au sein des organisations internationales. En témoignent le rapport Brandt de 1983 sur le développement international ainsi que le rapport remis en 1987 par la commission Brundtland sur l’environnement et le développement qui fait entrer les préoccupations environnementales dans le champ de la réflexion sur le développement. Cet enrichissement mutuel accompagne la progression vers l’apparition de la notion de sécurité humaine, que l’on peut dater de la réflexion menée en 1989 par des universitaires canadiens. Cette notion est ensuite complétée par le travail, focalisé sur l’Amérique centrale, de l’un d’entre eux, Jorge Nef (1995).

Au début des années 1990, c’est ensuite principalement au sein de l’Organisation des Nations Unies (onu) que des évolutions majeures vont prendre corps. M. Boutros Boutros-Ghali rédige, entre 1992 et 1996, trois agendas consacrés à la paix, au développement et à la démocratisation qui, s’ils n’emploient que très ponctuellement le terme de sécurité humaine, sont néanmoins porteurs d’une relecture de la sécurité et empreints d’une approche globale.

B ― L’apparition « officielle » de la notion de sécurité humaine

La sécurité humaine va constituer une tentative de synthèse de l’enchevêtrement conceptuel entre paix, sécurité, développement, démocratie et droits de l’homme. Le Programme des Nations Unies pour le développement (pnud) en entreprend la conceptualisation dans le Rapport mondial sur le développement humain de 1994. Quatre caractéristiques essentielles de la sécurité humaine sont alors mises en avant : l’universalité, l’interdépendance de ses composantes, l’importance de la prévention et, surtout, la focalisation sur l’individu. Le Rapport distingue deux aspects complémentaires de la sécurité humaine : « d’une part, la protection contre les menaces chroniques, telles que la famine, la maladie et la répression et, d’autre part, la protection contre tout événement brutal susceptible de perturber la vie quotidienne ou de porter préjudice à son organisation dans les foyers, sur le lieu de travail ou au sein de la communauté » (pnud 1994 : 24). Cette dichotomie est résumée par les formules « freedom from want » (être libéré du besoin) et « freedom from fear » (être libéré de la peur).

Les différentes composantes de la sécurité humaine sont ensuite détaillées en y associant des indicateurs d’évaluation, soit spécifiques, soit transversaux : sécurité économique, sécurité alimentaire, sécurité sanitaire, sécurité de l’environnement, sécurité personnelle (entendue comme la protection de la vie humaine contre toutes les formes de violence), sécurité de la communauté (focalisée sur la protection de l’individu en tant que membre d’une communauté, mais également contre les pratiques oppressives de la communauté) et sécurité politique (avec pour fondement la préservation des droits fondamentaux) (pnud 1994 : 26-36). Le pnud clôt son appréhension de la sécurité humaine à l’échelle mondiale en détaillant les phénomènes qui feront peser les menaces les plus sérieuses sur la sécurité humaine au 21e siècle : croissance démographique, inégalités économiques, pressions migratoires, dégradation de l’environnement, production et trafic de drogue, terrorisme international. De la sorte, le pnud ne fournit pas une définition clés en main de la sécurité humaine, mais s’attache davantage à en recenser les composantes et les implications.

Certains gouvernements occidentaux se sont dans la même période érigés en chantres de la sécurité humaine. Ainsi, sous l’impulsion de son ministre des Affaires étrangères de 1996 à 2000, M. Lloyd Axworthy, le Canada définit la sécurité humaine comme étant :

la protection des individus contre les menaces, qu’elles s’accompagnent ou non de violence. Il s’agit d’une situation, ou d’un état, se caractérisant par l’absence d’atteintes aux droits fondamentaux des personnes, à leur sécurité, voire à leur vie. […] L’amélioration de la sécurité humaine de la population renforce la légitimité, la stabilité et la sécurité de l’État.

Axworthy 1999 : 337-338

Le Canada focalisera ensuite son approche sur les menaces violentes. L’intérêt primordial de l’approche canadienne réside dans son ancrage dans la pratique : dépassant la vision théorique de la sécurité humaine comme émancipation de l’individu contre l’État, elle prend acte tant du rôle bénéfique que peuvent jouer les acteurs non étatiques que de l’indispensable complémentarité entre la sécurité des États et celle des individus.

La réflexion s’est poursuivie par la voix de M. Kofi Annan, dont les rapports préparatoires au Sommet du Millénaire de septembre 2000 et au Sommet mondial de septembre 2005 ont porté haut la bannière de la sécurité humaine. Dans le rapport Nous, les peuples présenté le 3 avril 2000 à l’Assemblée générale des Nations Unies, M. Annan réaffirme avec force la nécessité d’une approche de la sécurité davantage centrée sur l’individu et envisagée en termes de protection des personnes. Sans mentionner explicitement la notion de sécurité humaine, il réaffirme l’interdépendance déjà mise en lumière par son prédécesseur. Dès lors, « dans le discours du Secrétaire général, la notion de sécurité est intrinsèquement liée à celle de développement et de droits de l’homme » (Organisation internationale de la Francophonie 2006 : 21). Cette « relation tripolaire » (Secrétaire général des Nations Unies 2010 : 5) est plus explicite encore dans le rapport Dans une liberté plus grande de mars 2005 : « il n’y a pas de développement sans sécurité, il n’y a pas de sécurité sans développement, et il ne peut y avoir ni sécurité, ni développement si les droits de l’homme ne sont pas respectés » (Secrétaire général des Nations Unies 2005 : 6).

En écho au pnud, le secrétaire général de l’organisation universelle propose une définition large en articulant sa réflexion autour de trois impératifs : vivre à l’abri du besoin, vivre à l’abri de la peur et vivre dans la dignité. Si le terme de sécurité humaine n’est pas employé explicitement, M. Kofi Annan s’en fait néanmoins le défenseur. La notion est donc bien présente dans la réflexion amorcée au sein des Nations Unies[2].

C ― La consolidation de la notion de sécurité humaine autour de deux pôles

La notion de sécurité humaine a fait l’objet de réflexions exponentielles à partir des années 1990, à tel point que plus d’une vingtaine de définitions ont pu être recensées, mettant en lumière l’absence de consensus. Cette inflation peut être schématiquement résumée à une ligne de fracture principale entre une conception extensive et une conception restrictive de la sécurité humaine. Cette présentation n’implique toutefois pas une opposition entre deux blocs clairement définis, chacun caractérisé par l’adhésion à une doctrine précise. Les conceptions large et étroite de la sécurité humaine sont davantage deux pôles comprenant eux-mêmes des positions variables.

La vision large de la sécurité humaine, promue par les Nations Unies et le Japon notamment, regroupe les actions visant à libérer les individus de la peur comme du besoin, des menaces conjoncturelles comme des facteurs structurels d’insécurité. Cette conception extensive est caractérisée par une focalisation sur l’insécurité humaine, indépendamment de la source de la menace.

Portée par le Canada, la conception restreinte de la sécurité humaine se focalise sur les menaces violentes qui pèsent sur les personnes et accorde de ce fait une place prééminente à l’impact des conflits sur les sociétés touchées. Dès lors, cette lecture se concentre sur la protection des civils dans les conflits armés contre les menaces suivantes : mines antipersonnel, prolifération des armes légères, recrutement d’enfants soldats ou encore non-respect du droit international humanitaire par les acteurs non étatiques. Les tenants de cette approche s’appuient pour convaincre de son bien-fondé sur des initiatives internationales considérées a posteriori comme basées sur une lecture étroite de la sécurité humaine et caractérisées par une forte participation des acteurs de la société civile. Les deux exemples les plus connus en la matière sont l’adoption de la Convention d’Ottawa du 18 septembre 1997 relative aux mines antipersonnel et celle du statut de Rome sur la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998[3].

En résumé, « la conception la plus large de la sécurité a pour objectif de traiter à la fois les effets de l’insécurité humaine et ses causes, par exemple en envisageant les causes profondes des conflits, par contraste peut-être avec la conception étroite réduite au traitement des conséquences » (Amouyel 2006 : 15). Toutefois, « quelle que soit la portée […] accordée à la démarche, […] la force de celle-ci réside dans la volonté de [ses] promoteurs de traduire le concept en politiques publiques, élément fondamental pour obtenir un soutien tant politique que financier de son opérationnalisation » (Organisation internationale de la Francophonie 2006 : 6).

Un autre point commun de ces deux approches réside dans leur proximité avec le droit. Dans l’une comme l’autre de ses principales acceptions, la notion de sécurité humaine présente des liens de parenté avec le droit international humanitaire, la Charte des Nations Unies et le droit international des droits de l’homme (Colard 2001 : 35-41). Les textes constituant ces différents corpus juridiques se préoccupent en effet de la protection des personnes tant face aux aléas conjoncturels que sont les conflits armés que lorsque la sécurité humaine est mise en danger par des facteurs structurels (activité économique réduite engendrant un fort taux de chômage, situations de famine et de malnutrition obérant la sécurité alimentaire, difficulté d’accès aux soins, etc.). Il est même possible de faire correspondre à chacune des composantes de la sécurité humaine dégagées par le pnud en 1994 un ou plusieurs droits fondamentaux figurant dans les instruments internationaux de protection des droits de l’homme.

Assurer la garantie des composantes de la sécurité humaine reviendrait à rendre effectifs des droits inscrits dans les instruments internationaux de protection des droits de l’homme : or, l’interdépendance entre les différentes générations de droits de l’homme a été maintes fois soulignée par la communauté internationale. C’est pourquoi, à notre sens, doit être retenue une approche large de la sécurité humaine, que nous avons définie comme un état idéal dans lequel les droits de l’homme seraient rendus effectifs. Pour assurer cette effectivité, la principale modalité de réalisation de la sécurité humaine réside dans l’opérationnalisation des droits de l’homme, c’est-à-dire dans la transformation des droits de l’homme en réalités concrètes pour leurs titulaires, précisément grâce au financement des politiques et actions matérielles pertinentes.

C’est précisément ce que l’Union européenne cherchait concrètement à faire par son action extérieure, avant même d’avoir endossé dans ses positions la notion de sécurité humaine.

II – La sécurité humaine : une notion endossée au plus haut niveau par les institutions de l’Union européenne

La notion de sécurité humaine a fait son entrée de façon progressive dans les termes du débat de l’action extérieure de l’ue. Cette dernière a tout d’abord adhéré, dans le champ de la coopération au développement, au principe de l’opérationnalisation avant que la sécurité humaine ne soit en deux temps explicitement reconnue par les acteurs institutionnels de l’Union.

A ― L’adhésion de l’Union européenne au principe de l’opérationnalisation

L’approche que nous avons adoptée établit un lien entre sécurité humaine et droits de l’homme : on peut dès lors affirmer que l’opérationnalisation des droits de l’homme constitue l’objectif principal des projets de développement financés par l’Union européenne. Cette dernière a, de ce point de vue, effectué un saut qualitatif lorsque sont révisés entre 2002 et 2004 une série de règlements fournissant les bases juridiques des actions européennes de coopération au développement. L’ue adopte en effet une approche juridique en se référant aux droits économiques, sociaux et culturels inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. L’objectif explicitement formulé de l’aide européenne réside dans la concrétisation des droits des individus[4]. Ce saut qualitatif sera confirmé par le rapport 2005 de la Commission européenne sur la politique de développement. Cette dernière y rappelle en effet qu’en 2004 :

[elle] a engagé des mesures pour promouvoir la sécurité humaine, qui repose, d’une part, sur la sécurité stratégique et la stabilité politique et, d’autre part, sur la bonne gouvernance et les droits de l’homme. Cette approche novatrice, centrée sur les individus, a pour objet de traduire des droits formels en possibilités concrètes [nous soulignons] : au-delà de l’objectif traditionnel qui est de protéger et de défendre des biens, elle accorde une importance particulière au bien-être des personnes et à la satisfaction des besoins essentiels.

Commission européenne 2005 : 4

C’est donc par l’appréhension d’une notion nécessaire à la mise en oeuvre de la sécurité humaine que l’Union européenne a introduit dans le droit dérivé des éléments probants de définition de la sécurité humaine.

B ― L’adoption d’une approche globale de l’action extérieure : la Stratégie européenne de sécurité

À la suite des divergences au sein de l’ue sur l’intervention américaine en Irak au printemps 2003, les chefs d’État ou de gouvernement décident de doter l’ue d’une doctrine en matière de sécurité. La Stratégie européenne de sécurité (ses) rédigée par M. Javier Solana et adoptée par le Conseil européen en décembre 2003 a permis de tracer la voie à une approche globale de l’action extérieure. Après une analyse des traits saillants de l’environnement international, la ses distingue cinq menaces principales (terrorisme, prolifération des armes de destruction massive, déliquescence des États, criminalité organisée, conflits régionaux) et met l’accent sur leur interdépendance et leur caractère cumulatif. De l’analyse de ces menaces découlent trois objectifs stratégiques : faire face à ces menaces par la prévention des conflits et par la combinaison des instruments politiques, économiques et militaires à la disposition de l’Union ; construire dans le voisinage des États membres un « cercle de bonne gouvernance » ; et promouvoir un ordre international fondé sur un multilatéralisme efficace.

Qualifiée par Javier Solana de « grille de lecture des menaces de ce monde » (Solana 2004 : 6), la Stratégie européenne de sécurité a également été saluée comme une « décision inattendue et historique, car mettant fin au tabou qui existait jusqu’ici au niveau de l’Union européenne sur la pensée stratégique » (Biscop et Coolsaet 2003 : 125). Elle constitue à notre sens un jalon dans la définition des objectifs de la politique extérieure européenne, bien qu’elle ne représente à plusieurs égards que la « codification de tendances émergentes, présentes dans les politiques de l’ue avant décembre 2003 » (Biscop 2006 : 54).

L’analyse du contexte international vaut en effet reconnaissance de la nature multidimensionnelle de la sécurité, ce qu’illustre notamment l’insistance sur le lien entre sécurité et développement. La Stratégie européenne de sécurité souligne en outre de façon tout à fait explicite le nécessaire caractère global de l’action extérieure que traduit l’injonction à recourir à tous les volets de cette action. L’ue a d’ailleurs de longue date fait le choix d’une politique extérieure englobant tant les aspects militaires ou politiques que commerciaux ou relatifs au développement : cet élément est désormais reconnu dans un texte politique adopté au plus haut niveau de l’Union européenne. Il n’en demeure pas moins que le nécessaire consensualisme qu’appelle le domaine de l’action extérieure lui donne l’aspect d’un texte parfois flou et évasif[5]. En ce sens, la ses se situe précisément, par la reconnaissance de l’interdépendance des menaces et, par conséquent, des objectifs et moyens pour y faire face, dans la logique de la sécurité humaine.

D’autres textes ont certes également adopté cette approche globale (stratégies nationales de sécurité américaine et britannique, livre blanc français sur la défense et la sécurité). Ils ne développent pas pour autant la même doctrine que la Stratégie européenne de sécurité, et ce, pour plusieurs raisons. En premier lieu, ces documents ne sont pas des textes de compromis : ils visent la préservation d’intérêts nationaux et présentent logiquement de ce fait un caractère plus tranché que la ses. Ils constituent de véritables stratégies, tandis que la ses doit être lue en combinaison avec les autres textes fondamentaux de l’action extérieure européenne[6] (Consensus sur le développement, Consensus sur l’aide humanitaire, règlements fournissant les bases juridiques de l’action européenne dans ces mêmes domaines, voire communications de la Commission formulant une doctrine sur un sujet précis). Cette lecture met en lumière les principes sur lesquels l’ue bâtit systématiquement son action extérieure. En second lieu, si les documents stratégiques comparables à la Stratégie européenne de sécurité dressent un constat similaire des menaces actuelles, les remèdes envisagés diffèrent. Ainsi, la ses adoptée en décembre 2003 se singularise-t-elle de façon substantielle de la stratégie de sécurité nationale américaine (nss, National Security Strategy). Dans le contexte de l’intervention américaine en Irak, la différence est alors criante : la nss envisageait en effet toutes les politiques en fonction de la lutte contre le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive et les États voyous et prévoyait une réponse militaire[7]. Au contraire, la Stratégie européenne de sécurité prescrit une approche préventive ne mobilisant la force armée qu’en dernier recours et elle inscrit le multilatéralisme parmi les principes directeurs de l’action extérieure.

La réflexion sur le contexte international de sécurité et les moyens de l’ue d’agir en tant qu’acteur mondial s’est poursuivie sous la houlette du Groupe d’étude sur les capacités européennes de sécurité mis en place par M. Solana. Or, les propositions contenues dans les rapports de Barcelone (juin 2004) et de Madrid (novembre 2007) recommandent de faire de la sécurité humaine le pivot de la politique européenne de sécurité et de défense et fournissent donc un surcroît de légitimité à cette notion dont d’autres acteurs vont (continuer à) s’emparer (Kaldor 2006 ; Schméder 2005).

C ― La définition de la sécurité humaine par ses composantes : la révision de la Stratégie européenne de sécurité

C’est dans la soft law de la Commission européenne, à l’occasion de travaux exploratoires sur la réforme du secteur de la sécurité, que la sécurité humaine va recevoir une définition axée sur ses composantes et lui conférant une large portée rejoignant l’interprétation extensive donnée par le pnud. Dans sa communication adoptée le 24 mai 2006, la Commission européenne souligne en effet ce qui suit :

… la sécurité ne se limite pas au territoire d’un État ou d’un régime particulier : elle englobe la sécurité extérieure et intérieure d’un État et de sa population. Elle porte donc principalement sur la sécurité humaine (affranchissement de l’état de besoin, absence de peur et liberté d’agir pour son propre compte) […] en plaçant la sécurité des citoyens au coeur des attentes. Les citoyens devraient pouvoir attendre de l’État qu’il soit en mesure de maintenir la paix et de garantir la sécurité des intérêts stratégiques du pays ainsi que la protection de leur vie, de leur droit à la propriété et de leurs droits politiques, économiques et sociaux.

La Commission européenne franchit ici un palier capital, d’une part, en commençant son explication par la mention du dépassement des conceptions traditionnelles de la sécurité et, d’autre part, en énumérant les composantes de la sécurité humaine selon une approche large. Cette définition ne témoigne, il est vrai, que de la position de la seule Commission européenne.

Cette progression vers la notion de sécurité humaine préfigure son entrée dans les termes de la Stratégie européenne de sécurité révisée en décembre 2008. Celle-ci contient deux types d’enseignements.

D’une part, certaines évolutions conceptuelles contenues dans la Stratégie européenne de sécurité sont réaffirmées et renforcées. C’est tout d’abord le cas du lien entre sécurité intérieure et sécurité extérieure lorsqu’est souligné, de façon plus appuyée que cinq ans auparavant, le fait que « l’Europe a des intérêts en matière de sécurité qui vont au-delà de son voisinage immédiat » (Conseil de l’Union européenne 2008 : 7). On y évoque également de nouveau la nécessité d’instaurer un « cercle de bonne gouvernance », matérialisé depuis par la politique européenne de voisinage. En outre, on renforce la connexion entre sécurité et développement en se référant au Consensus européen pour le développement adopté en décembre 2005 : « … il ne peut y avoir de développement durable sans paix et sans sécurité de même qu’il n’y aura pas de paix durable sans développement et sans éradication de la pauvreté » (Conseil de l’Union européenne 2008 : 8). L’Union européenne affirme donc rechercher la durabilité tant du développement que de la paix, et ajoute que « [l]es droits de l’homme sont un élément fondamental de cette équation » (ibid.), marquant de la sorte le caractère transversal des droits humains comme de l’exigence de durabilité. Enfin, l’impératif de cohérence de l’action extérieure de l’ue est de nouveau mis en exergue par l’affirmation selon laquelle « [c]haque situation requiert une utilisation cohérente de nos instruments, y compris la coopération dans les domaines de la politique, de la diplomatie, du développement, de l’humanitaire, de la réaction aux crises, de l’économie et des échanges commerciaux, ainsi de la gestion civile et militaire des crises » (Conseil de l’Union européenne 2008 : 9).

D’autre part, la Stratégie européenne de sécurité révisée franchit le Rubicon en recourant de manière explicite au concept de sécurité humaine laissé de côté en 2003. Le résumé figurant en tête de cette révision affirme que, « [f]aisant appel à un éventail d’instruments à nul autre pareil, l’ue contribue d’ores et déjà à un monde plus sûr. Elle s’est efforcée de renforcer la sécurité humaine en réduisant la pauvreté et les inégalités, en promouvant la bonne gouvernance et les droits de l’homme, en apportant une aide au développement et en s’attaquant aux causes profondes des conflits et de l’insécurité ». La ses révisée affirme en outre que l’ue doit « continuer à intégrer pleinement les questions relatives aux droits de l’homme dans toutes les activités menées dans ce domaine, y compris les missions relevant de la pesd, en suivant une approche soucieuse des personnes, conformément à la notion de sécurité humaine » (Conseil de l’Union européenne 2008 : 10). Droits de l’homme et sécurité humaine sont donc mis en lien direct. La ses révisée marque également le soutien des États membres au concept de responsabilité de protéger. Si cette adhésion n’est pas nouvelle, l’endossement de la sécurité humaine l’est en revanche et marque l’accomplissement par l’ue d’un saut qualitatif d’importance, a fortiori dans la mesure où la sécurité humaine comme la responsabilité de protéger sont lues en lien avec les droits de l’homme.

Les évolutions textuelles dans le champ de l’action extérieure de l’Union européenne démontrent donc l’imprégnation de l’action extérieure de l’ue par la notion de sécurité humaine. La ses révisée la définit en effet en énumérant des composantes qui renvoient aux différentes politiques mises en oeuvre au titre de l’action extérieure de l’Union européenne.

III – La sécurité humaine : un objectif soutenu par les politiques externes de l’Union européenne

L’examen des différents volets de l’action extérieure démontre que les actions mises en oeuvre ou financées par l’Union européenne poursuivent un objectif commun de protection des personnes. Ainsi, les outils de gestion de projet adoptés par l’ue et, de ce fait, par leurs partenaires non gouvernementaux peuvent être considérés comme permettant l’opérationnalisation des droits humains, modalité principale de mise en oeuvre de la sécurité humaine. Les opérations et missions lancées au titre de la psdc contribuent également à l’atteinte d’un objectif de sécurité humaine.

A ― L’opérationnalisation des droits de l’homme par les outils de la gestion du cycle de projet

Nous avons déjà souligné que l’opérationnalisation a pour finalité l’amélioration du respect des droits de l’homme par la mise en oeuvre d’activités matérielles. Or, l’Union européenne a recouru, à partir du début des années 1990, à des outils de gestion de l’aide qui permettent précisément à notre sens de faciliter cette opérationnalisation.

Après des évaluations critiques des actions de la direction générale de la Commission européenne chargée du développement entreprises au milieu des années 1980, l’ue a fait sienne à partir de 1991 la gestion du cycle de projet (gcp), dans le cadre tant de la coopération au développement que de l’aide humanitaire. Il s’agit d’outils de management fondés sur l’approche du cadre logique alors déjà largement utilisée par de nombreux donateurs. L’objectif de la gcp est d’améliorer la gestion des actions de coopération par une meilleure prise en compte des problèmes pouvant survenir, tant au stade de la conception qu’à celui de la mise en oeuvre des projets et des programmes.

Cette prise en compte est assurée par un outil qui joue un rôle central dans la gestion du cycle de projet : le cadre logique fixé par l’agence gouvernementale américaine usaid à partir de la fin des années 1960. Cet outil rassemble les informations nécessaires à la compréhension, à la gestion et au suivi du projet pendant toutes ses phases et constitue un outil dynamique et évolutif de présentation d’une stratégie d’intervention. Si celle-ci est mal conçue, le cadre logique doit permettre de s’en rendre compte. L’Union européenne prescrit l’élaboration du cadre logique en deux phases principales : l’analyse et la planification, réalisées progressivement au cours de l’identification et de la formulation du projet. Dans l’idéal, on doit procéder, lors de la première de ces deux phases, tant à l’analyse des parties prenantes qu’à celle des problèmes, des objectifs et des stratégies. L’analyse des parties prenantes a pour but « de contribuer à maximiser les retombées sociales, économiques et institutionnelles positives du projet pour les groupes cibles et bénéficiaires finaux, et à minimiser les effets négatifs potentiels (y compris les conflits entre parties prenantes) » (Commission européenne 2004 : 61). Cette étape de l’élaboration du cadre logique permet dès la conception du projet de mettre en oeuvre une approche participative, c’est-à-dire une approche fondée sur l’implication des populations locales. L’Union européenne considère en effet que cette approche est particulièrement importante dans le processus de développement « où l’appropriation de l’idée du projet par les structures impliquées dans la mise en oeuvre est souvent décisive pour la réussite du projet et pour la durabilité de ses résultats » (Commission européenne 2004 : 58). En pratique, l’approche participative se matérialise notamment par l’envoi d’une mission exploratoire destinée à recueillir le maximum d’informations pertinentes pour l’élaboration du projet ou du programme et à impliquer les populations locales dans cette phase de conception[8]. Une fois ces différentes analyses opérées, on prépare ensuite lors de la phase de planification la matrice du cadre logique, accompagnée d’un budget et d’une programmation des besoins en ressources et en activités.

Le cadre logique est une matrice composée de quatre lignes et quatre colonnes interdépendantes. La première colonne, consacrée à la logique d’intervention, fait apparaître l’objectif général et l’objectif spécifique du projet, de même que les résultats attendus pour atteindre cet objectif et les activités à mettre en oeuvre pour obtenir les résultats escomptés. Les deuxième et troisième colonnes contiennent les indicateurs et les sources d’information dont ils seront tirés, ce qui permet de vérifier si les objectifs et les résultats seront atteints et les activités mises en oeuvre. Enfin, la quatrième colonne contient des hypothèses relatives à l’environnement du projet afin d’analyser d’éventuels changements de contexte. Certaines conditions sur lesquelles le projet n’a aucune prise peuvent en effet l’influencer de façon négative si elles ne sont pas remplies[9]. Ainsi le schéma du cadre logique procède-t-il au recensement, au classement et à la hiérarchisation des éléments du projet et permet-il une opérationnalisation renforcée.

Un exemple permettra d’étayer notre propos. L’Union européenne a financé au début des années 2000 un programme d’appui à l’administration pénitentiaire du Burundi. L’examen des quatre activités principales alors proposées permet de rendre compte du fonctionnement du cadre logique et de son adaptation à l’opérationnalisation des droits de l’homme. Était proposée en premier lieu l’organisation de formations afin de sensibiliser les personnels pénitentiaires au respect des droits de l’homme et de renforcer les compétences administratives. Cette activité avait vocation à permettre au personnel pénitentiaire d’effectuer un travail plus respectueux du droit de tout individu au respect de sa dignité et de l’interdiction de la torture, notamment par la diminution des mauvais traitements infligés aux détenus par le personnel pénitentiaire. En second lieu était évoquée l’aide à la rédaction de la nouvelle loi pénitentiaire, notamment afin d’instituer une séparation entre les mineurs et le reste de la population carcérale, ce qui permettait d’éviter à cette catégorie de détenus d’être victimes de brimades et d’exploitation sexuelle. Ce volet du projet favorisait ainsi l’opérationnalisation des droits fondamentaux énoncés dans la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989. En troisième lieu, l’identification et l’enregistrement des détenus devaient permettre la réduction de la surpopulation carcérale, tout particulièrement en distinguant les personnes légalement détenues de celles emprisonnées sans chef d’accusation ou autre titre de détention valide, ces dernières devant par conséquent être libérées[10]. En dernier lieu, la réalisation de microprojets et de travaux de maintenance dans certains lieux de détention ouvrait la possibilité aux détenus de prendre part à des activités de production. Cela entraînait plusieurs conséquences. D’une part, la participation à la construction d’infrastructures de maintenance et sanitaires favorisait à terme le respect de leur droit à vivre dans un environnement sain. D’autre part, la fabrication de vêtements participait, en permettant une tenue correcte des détenus, au respect de la dignité humaine. Enfin, l’implication active des détenus dans de telles activités avait vocation à diminuer les actes de violence et devait contribuer à l’instauration d’un climat plus sûr et de meilleures conditions de détention.

Les activités proposées permettaient chacune d’atteindre des objectifs spécifiques dont l’agrégation contribuait à l’objectif général de renforcement des capacités de l’administration pénitentiaire du Burundi et de respect des droits de la personne humaine en détention. De surcroît, ces activités permettaient, de façon directe ou indirecte, d’opérationnaliser les droits à l’intégrité physique, à la sûreté et à la dignité. C’est pourquoi le cadre logique ne doit pas être considéré comme un instrument purement théorique servant à répondre aux exigences de procédure des bailleurs de fonds. Au contraire, son élaboration va de pair avec une réflexion de fond sur le projet. Or, la complexité de l’opérationnalisation des droits de l’homme est précisément prise en compte par le schéma du cadre logique. La présentation détaillée de la logique d’intervention d’un projet permet de décomposer les activités concrètes et les résultats matériels qui en sont attendus afin de conduire à l’opérationnalisation d’un droit humain. Cette décomposition permet surtout de mener un raisonnement pragmatique envisageant pas à pas toutes les étapes avant de parvenir à donner un contenu concret à des droits bien souvent abstraits dans la réalité des pays bénéficiaires des projets. Or, c’est précisément ce degré de détail exigé par les bailleurs qui facilite une opérationnalisation efficace.

L’Union européenne, en recourant à des outils de gestion de projet élaborés à l’origine pour améliorer l’efficacité de l’aide communautaire, favorise l’opérationnalisation des droits de l’homme. La gcp n’a certes pas été explicitement pensée à des fins d’opérationnalisation des droits humains. Elle n’en constitue pas moins, à notre sens, un outil capital pour parvenir à l’effectivité de ces droits, puisque c’est par la mise en évidence des lacunes dans la satisfaction des besoins qu’il apparaît que le droit n’est pas effectif et qu’une action est en conséquence mise en place pour y remédier. Dès lors, c’est la sécurité humaine qui est par ricochet favorisée.

B ― Les opérations et missions de gestion des crises au service de la sécurité humaine

Les actions entreprises au titre de la psdc démontrent que la sécurité humaine en constitue l’un des objectifs. Un rapide examen de ces actions, que nous focaliserons à titre d’exemple sur la République démocratique du Congo, permet d’en témoigner.

Les opérations militaires de l’ue en Afrique ont été déployées avec pour objectif général de sécuriser l’environnement dans un contexte particulier de conflit armé ou de tension. Elles étaient en outre axées sur la protection de la sécurité physique et personnelle des populations. Au regard de la sécurité humaine, les enseignements de l’opération Artémis lancée en rdc à l’été 2003 sont doubles. D’une part, le fonctionnement de cette opération, en s’appuyant sur une nation-cadre et en recourant aux seuls moyens européens, a été jugé satisfaisant et reconductible : cette évaluation d’Artémis doit être accueillie positivement dans la mesure où ce test de mise en place de nouvelles procédures et de nouveaux types d’actions a ensuite facilité le déploiement d’autres opérations, elles aussi notamment axées sur la sécurité humaine des populations (Grevi, Helly et Keohane 2009 : 181-185). D’autre part, cette dernière a été renforcée par la présence des militaires européens : de l’avis unanime des différents observateurs, la situation et les conditions de sécurité ont été fortement améliorées dans la ville de Bunia comme dans les camps de réfugiés et de déplacés, contribuant ainsi à assurer la sécurité physique et personnelle des populations présentes dans les limites géographiques du mandat européen. La sécurisation du cadre de vie a directement profité aux populations. Tel a également été le cas trois ans plus tard lorsque se sont profilées des échéances électorales susceptibles de faire ressurgir des manifestations de violence au sein du géant de l’Afrique centrale. L’opération eufor rdc a rempli son mandat de façon satisfaisante : les composantes les plus importantes de ce mandat concernaient la stabilisation de la situation en soutien de la Mission de l’Organisation des Nations Unies au Congo (monuc) et la protection des populations civiles. Le mandat était donc prioritairement axé sur la sécurité physique des personnes et sur la gestion d’un contexte favorisant cette dernière. Force est de constater que ces opérations ont été menées à bien, les moyens logistiques mis à la disposition de l’eufor ayant joué un rôle de dissuasion propre à réduire la violence. En assurant la sécurité physique des populations civiles dans un contexte préélectoral, l’opération militaire menée par l’ue a de surcroît favorisé la jouissance par les citoyens congolais de leur droit de vote et d’éligibilité ainsi que de leur droit à des élections honnêtes et périodiques au suffrage universel, égal et secret.

Ces évaluations positives ne doivent pas faire oublier les limites géographiques et temporelles respectivement attachées aux mandats de ces opérations (Gegout 2009 : 239-241 ; Grevi, Helly et Keohane 2009 : 181-185 et 311-323). L’opération Artémis était en effet strictement limitée au périmètre de Bunia, alors que le mandat de l’opération eufor rdc n’a pu prendre en compte le décalage entre les premier et deuxième tours de l’élection, organisés en juillet et octobre 2006. Dès lors, enserré dans un « mouchoir de poche temporel » (Tercinet 2005 : 244), ce mandat a pris fin avant même la proclamation des résultats, laissant les militaires sur place démunis de toute arme, à l’exception de celle de la légitime défense. En dépit de ces limites indéniables, les opérations militaires en rdc montrent que l’ue s’est dotée des moyens permettant de garantir la sécurité personnelle des populations vulnérables. Elle est dès lors apte à assurer, par la psdc, cette composante de la sécurité humaine.

D’autres moyens se sont également révélés disponibles dans le domaine des missions de gestion civile des crises et des missions civilo-militaires. Ces missions sont focalisées, dans un contexte postconflictuel, sur des tâches participant à la reconstruction de l’État et de ses principales institutions. De la même façon que pour les opérations militaires, la République démocratique du Congo a constitué à partir de 2004 un terrain d’élection pour le lancement de missions de gestion civile des crises et de missions civilo-militaires (d’une part eupol Kinshasa, étendue à l’ensemble du pays en 2007 et devenue eupol rdc ; d’autre part eusec rdc). Les diverses missions remplies et activités chapeautées par eupol Kinshasa (formation des policiers, renforcement des capacités de gestion à l’échelon de Kinshasa, puis à l’échelon national, coordination des forces nationales de maintien de l’ordre pendant la période des élections) convergent vers un objectif d’amélioration et de reconstruction de la police et, par extension, du secteur de la sécurité : c’est donc à la restauration de l’État que l’ue participe en s’attachant à la réorganisation de l’une de ses institutions fondamentales. La même démarche a également été adoptée à l’endroit d’une autre institution étatique, la défense, avec la mission eusec rdc qui a notamment consisté dans le détachement d’experts auprès des postes clés de l’administration congolaise, dans la fourniture de conseils pour créer une « nouvelle » armée nationale ou encore dans l’amélioration de la chaîne de paiement du ministère de la Défense. Ces activités ont permis la mise en place d’une armée nationale en même temps qu’elles s’efforçaient de créer les conditions pour que les militaires n’aient plus la tentation de prendre le pouvoir par les armes.

Toutes ces opérations et missions participent donc à des degrés divers, au même titre que d’autres volets de l’action extérieure européenne, à l’opérationnalisation des droits de l’homme ainsi qu’au renforcement de la démocratie, de l’État de droit et de la gouvernance que requiert la sécurité humaine pour être traduite dans les faits. La psdc contribue de la sorte à la protection des droits humains. « Les missions sont toujours d’ampleur limitée, mais elles peuvent combiner à parts égales le civil et le militaire, et l’ue […] fait montre d’une grande aptitude à prendre en charge la totalité de la gestion d’une crise, de la prévention en passant par le militaire dur puis la consolidation de la paix » (Tercinet 2009 : 290).

Conclusion

« L’absence d’un mot, dans un texte, n’exclut pas nécessairement la présence d’une idée » (Pingel 2006 : 5). Tel nous semble être le cas de la notion de sécurité humaine. L’ue déploie une action extérieure placée sous son signe. La pénétration des droits de l’homme dans l’ensemble des volets de l’action extérieure de l’ue et l’adhésion au principe de l’opérationnalisation le démontrent. Témoignent également de la présence de la sécurité humaine au sein de l’action extérieure de l’ue l’ajustement des techniques de l’ue en faveur des droits de l’homme (pesc, dialogue politique, diplomatie onusienne, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, représentants spéciaux), la focalisation des instruments sectoriels sur certaines composantes de la sécurité humaine (sécurités alimentaire, sanitaire, économique) ou encore les mesures de coercition économique et commerciale aménagées pour ne pas pénaliser la sécurité humaine (conditionnalité politique, sanctions intelligentes) (Gauttier 2010).

Pour autant, la notion elle-même n’est pas encore systématiquement employée, comme en témoignent les consensus européens sur le développement et sur l’aide humanitaire, et l’adhésion à la notion peut parfois être liée à des démarches individuelles et non à une intégration systématique dans les politiques. Néanmoins, de la même façon qu’un assemblage de pratiques produit un effet structurant sur la politique de sécurité et de défense commune[11], la pénétration de la sécurité humaine au sein des volets de l’action extérieure européenne génère progressivement le même effet structurant sur cette dernière.

La sécurité humaine parcourt donc l’action extérieure de l’ue, mais doit retenir l’attention tant par sa présence implicite dans les politiques externes européennes que pour ses potentialités. Cette notion peut, si les décideurs le veulent, participer de l’avenir stratégique de l’Union européenne : son poids démographique déclinant, combiné à une incapacité chronique à surmonter les souverainetés nationales, doit être compensé en se recentrant sur les deux éléments clés que sont la confiance placée en la norme et l’importance accordée aux droits fondamentaux de la personne humaine. La notion de sécurité humaine établit un pont entre ces deux caractéristiques de l’Union européenne et peut donc être utilisée dans tous les volets de son action extérieure. La notion de sécurité humaine a les potentialités nécessaires pour redonner du lustre à l’acteur international Union européenne. Il ne s’agirait certes pas d’une Europe puissance au sens où on l’entend habituellement, mais plutôt d’une Europe qui parviendrait à peser sur la scène internationale en mettant en avant les droits et les besoins de la personne humaine et en activant les nombreux leviers existants afin de rendre effectives la réponse à ces besoins et, par conséquent, la garantie de ces droits. Mais, disons-le clairement, il ne s’agirait pas non plus d’une Europe qui se bornerait à être une puissance normative : cette seule dimension serait en effet insuffisante. Une Union européenne fondée sur la sécurité humaine signifierait que, conformément à la Stratégie européenne de sécurité, tous les outils de l’action extérieure ont vocation à être utilisés, jusqu’à l’action militaire en dernier recours : ces instruments ont déjà montré qu’ils permettaient d’atteindre la sécurité humaine et de garantir les droits de l’homme correspondant à ses différentes composantes. C’est donc, à notre sens, par une adhésion pleine et entière à la sécurité humaine et par l’utilisation mesurée de tous les instruments de l’action extérieure que l’Union européenne parviendra à assurer son avenir stratégique et à mettre en évidence à quel point elle est une « puissance nécessaire » (Gnesotto 2011 : 192).