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Le point de ralliement général de ce numéro spécial, si l’on devait n’en retenir qu’un seul, est que la défense et la sécurité européennes se sont institutionnalisées, certes en deçà de ce qu’escomptaient les optimistes, mais, semble-t-il, au-delà de ce que veulent bien admettre les sceptiques. Ce désaccord sur le diagnostic est, avant tout, l’épisode d’un conflit d’écoles essentiellement, sinon exclusivement, entre réalistes et constructivistes qui, au sein des études européennes, prend une nouvelle tonalité. La grande différence réside, en gros, en ce que pour les réalistes la politique de sécurité et de défense commune (psdc) n’établit pas une coopération intégrée entre les États membres, alors que pour les constructivistes, à l’inverse, elle se forge progressivement à travers les pratiques des acteurs, à différentes échelles, au sein de plusieurs champs d’action. Mais comme toutes les oppositions théoriques, celle-ci est également peu résistante à l’épreuve des faits dès lors qu’il s’agit d’en tester la robustesse sur plusieurs tableaux. Les articles qui précèdent démontrent, en effet, que la psdc n’a cessé de se densifier depuis son lancement en 2000[1]. Ils insistent, à juste titre, sur le maillage institutionnel sur lequel elle repose désormais. Certains travaux, en particulier ceux de Valentina Morselli et de Niels Lachmann, témoignent, enfin, de ce que la culture stratégique et la gouvernance soulèvent des problèmes relativement isomorphes, mais y répondent de manière singulière et rarement contradictoire.

La coupure entre réalisme et constructivisme n’est cependant pas, et ne peut pas être, l’enjeu décisif de la politique de sécurité et de défense commune. Il ne faut donc pas ravaler la trajectoire de la psdc à une querelle entre écoles. D’ailleurs, les querelles d’écoles ne sont pas toujours productives ; on ne doit les traiter, je crois, que pour débusquer les pratiques dont elles ambitionnent de rendre compte, avec, on le sait, des fortunes diverses. Au vrai, la psdc est entrecroisée avec une conception de la gouvernance telle qu’elle s’est déployée pendant les dix dernières années (Jordan 2001 : 193-208). Comme gouvernance, même incomplète, de la sécurité et de la défense européennes, la politique de sécurité et de défense commune apparaît dans ce numéro de trois façons différentes. D’abord, elle se manifeste comme une pratique multiscalaire. Ensuite, emboîtant le pas aux constructivistes, la psdc apparaît à la couture entre stratégie et culture. Enfin, c’est dans le sillage du statut social de l’ue que l’on perçoit le déploiement de la psdc sous une forme expressive plus qu’instrumentale. Or, ces trois aspérités trouvent leur unité dans ce qu’elles rejettent, la prospective (ou ce que « devrait être » la psdc), et dans ce qu’elles approuvent, la volonté de dire ce qu’est la psdc, en quelque sorte, « ici et maintenant » (Puchala 1971 : 268).

I – Gouvernance multiniveaux

Dans les articles de ce numéro spécial, on retrouve explicitement, parfois en creux mais non moins assumé, le décalage avec les anciennes théories de l’intégration européenne (Rosamond 2000 ; Saurugger 2009 ; Wiener et Diez 2009). On se souvient que la préoccupation principale des anciennes théories, par exemple le néofonctionnalisme, était de rendre compte, en restant scrupuleusement au niveau des gouvernements, des processus d’intégration européenne. De plus, certains fédéralistes annexaient à l’explication des changements au niveau macro-étatique des considérations normatives concernant la forme la plus appropriée de l’intégration européenne. En somme, le trait invariant des théories traditionnelles, c’est la focale exclusive sur le rythme et la nature de l’intégration européenne. Et l’intergouvernementalisme, imaginé par Stanley Hoffman (1966 : 862-915), revivifié et porté à un niveau de complexité supérieur par Andrew Moravcsik (1993 : 473-524 ; 1998), a longuement soutenu cette tendance aux études macro sur l’Union. Toutefois, l’intergouvernementalisme n’a pas seulement renforcé les grands récits sur l’intégration européenne. Il a aussi ouvert un autre front de désaccord entre les théories étato-centrées dont elle est le modèle le plus abouti, et les théories supranationales, enclines, à l’instar du néofonctionnalisme, à ménager un espace d’action autonome pour les institutions européennes (Tsebelis et Garrett 2001 : 357-390).

Le développement de la gouvernance multiniveaux au cours des années 1990 a interrompu la confrontation entre néofonctionnalisme et libéralisme intergouvernemental, en les réconciliant (Bache et Flinders 2004 : 1). En compressant une série d’interventions antérieures, Gary Marks (1993 : 392) définit la gouvernance multiniveaux comme un « système de négociations continues entre les gouvernements enchâssés à différents étages ». D’une façon plus fondamentale, derrière la gouvernance multiniveaux on distingue facilement, sur le plan terminologique, deux termes qui se convoquent mutuellement : « gouvernance » et « multiniveaux ». Au lieu d’être une surface hiérarchiquement ordonnée, dans laquelle les rapports entre acteurs sont lubrifiés par des règles strictement formelles, la psdc est produite par une « stratarchie » et opère, en de nombreux terrains, à la faveur de principes informels (Peters et Pierre 2004 : 79). On a l’impression, dès lors, que le cadrage des concepts de gouvernement et gouvernance est assuré, qu’il est superflu d’affecter la gouvernance du terme multiniveaux qu’elle présuppose dans la plupart des définitions (Rosenau 1995 : 13 ; Rhodes 1997 : 15). C’est ce que résume la conception de Jan Kooiman (1993 : 4) :

[La gouvernance est] une structure qui émerge au sein de systèmes sociopolitiques comme le résultat « partagé » des effets conjoints des interventions de tous les acteurs […]. Aucun acteur en particulier, public ou privé, ne dispose de toute la connaissance et de l’information requises pour résoudre les problèmes complexes, dynamiques et diversifiés ; aucun acteur ne dispose de suffisamment de clairvoyance pour rendre l’application d’instruments dans tous les secteurs plus efficace ; aucun acteur n’a un potentiel d’action suffisant pour dominer de manière unilatérale [une politique.]

Chantal Lavallée étaye l’entrecroisement du public et du privé caractéristique de la gouvernance de la sécurité et de la défense européennes. Entrecroisement des logiques, certes ; mais aussi chevauchement des actions et des ressources, sinon pour un sens partagé, pour une politique commune. On apprend ainsi que la fonction de consultance des partenaires privés, par exemple l’Aerospace and Defense Industries Association of Europe (asd), contribue à renforcer l’expertise de la Commission européenne dans le domaine de l’industrie de l’armement, tout en offrant aux industriels la possibilité de mettre leurs préoccupations à l’agenda européen. En apparence, il y aurait une division des tâches et des compétences entre la Commission et les autres acteurs, par exemple l’Agence européenne de défense. Mais, grâce à sa position institutionnelle et aux ressources dont elle dispose, la Commission brave constamment la répartition formelle des compétences. Ce qui tend à confirmer clairement que la gouvernance n’est pas exempte de relations de pouvoir.

Amélie Forget et Antoine Rayroux, prenant appui sur la notion de « réseau », insistent justement sur la dimension conflictuelle et stratégique des rapports qui alimentent la gouvernance de la politique de sécurité et de défense commune. Et le processus de légitimation d’un modèle européen de gestion de crise ou, à tout le moins, d’une gestion des crises par l’ue fait ressortir des tensions similaires. Le but, de part et d’autre, est une extension de la « sphère d’autorité » des différents acteurs en compétition (Rosenau 2004 : 31-48). D’où le recours pertinent aux travaux de Pierre Bourdieu, en particulier ses concepts de « champ », de « pratique » et d’« habitus » (voir Bourdieu 2000 ; Bigo 2005 : 53-100 ; Mérand 2008 ; Pouliot 2008). C’est dans ce contexte que Stephan Davishofer examine comment les initiatives de coopération entre l’ue et l’onu ont été utilisées pour consolider le statut du haut représentant (hr) à travers la mise en perspective préalable d’une nécessité de coordination des fonctions militaires et civiles dans la gestion des crises. Et cela de deux manières. D’un côté, il s’agit de faire correspondre au « continuum de sécurité », regroupant l’ensemble des menaces, un « continuum de mesures ». Qui donc, mieux que le hr, par sa trajectoire et la composition de son équipe, peut garantir une attitude solide contre la gamme des menaces qui pèsent sur l’Union ? De l’autre côté, le hr s’impose comme une interface indispensable entre l’ue et les autres organisations internationales, notamment l’onu. Les échanges interbureaux (desk-to-desk) contribuent, à cet égard, à la convergence cognitive des organisations internationales.

Mais la convergence cognitive des organisations internationales ne se substitue pas aux pratiques nécessaires pour rendre visibles les modalités et les effets de la coopération. Qui plus est, c’est au niveau des pratiques que se révèle la difficulté de la psdc à aligner ses capacités et ses idéaux. À un point tel que, selon Lachmann, l’ue suscite plus d’intérêt comme entité en puissance que comme entité en acte. L’étude conduite par Morselli semble pointer exactement dans une direction inverse. La reconnaissance des compétences du Comité politique de sécurité (cops) par les États membres et le rôle octroyé à l’aed signent, en effet, une inflexion de stratégie pour l’ue. En traduisant les positions politiques des États membres en volonté politique européenne, le cops préserve les conditions d’une action cohérente de la psdc.

II – Mécanismes et stratégie

Ainsi disposée et entendue, la politique de sécurité et de défense commune est l’oeuvre d’une constellation d’acteurs et de pratiques cités pour arbitrer entre les demandes nationales et les contraintes pressantes du système international. Cette situation apporte évidemment un certain nombre d’obstacles à la fermeté pratique de la psdc. Mais l’important est de souligner comment la psdc parvient à décanter les exigences des différents acteurs, à la fois à l’intérieur du système de l’ue et à l’extérieur, surtout quand elle doit composer avec une autre organisation régionale ou internationale porteuse de références et de préférences susceptibles de guider son intervention. Lachmann décèle, en cette coexistence possible des cultures organisationnelles, la cause principale du déficit d’efficacité accumulé par le multilatéralisme européen. Le multilatéralisme européen se caractérise autant par une ambition politique précaire que par le soin de préserver son autonomie décisionnelle. Avec l’autonomie décisionnelle, viennent côte à côte la capacité de donner suite, dans des délais raisonnables, aux appels à l’action d’autres organisations et l’aptitude à formuler une réponse opérationnelle qui réconcilie les clivages européens. Cette unité opérationnelle n’est évidemment pas le gage d’interactions moins heurtées, sur le terrain, avec les partenaires internationaux en compagnie desquels il faut imaginer des communautés de pratique, au gré des circonstances.

De fait, on aurait tort de minimiser l’effet des communautés de pratique découlant des rapports entre l’ue et les autres organisations internationales ; et on aurait non moins tort de croire que l’ue s’y déploie sans ambiguïté. Un versant de l’étude de Morselli, sur les négociations préparatoires à la mise en oeuvre de la finul renforcée en 2006, témoigne de ce que la coopération avec d’autres organisations internationales doit toujours anticiper, pour mieux les surmonter, les écueils relatifs aux aspirations centrifuges des États européens, quand bien même ces derniers agiraient au sein d’une structure formalisée telle que la psdc. Cet exercice est indispensable si l’ue veut développer son statut d’acteur international, ce qui va de pair avec l’articulation d’un système politique interne. L’analyse de la finul présente un intérêt supplémentaire : elle indique de manière simple mais décisive qu’il faut porter, et maintenir, un regard affûté du côté des pratiques des acteurs pour mieux apprécier les progrès d’une culture stratégique. En fait, ces pratiques sont liées à la culture stratégique sur un mode concret ; elles la préparent et la consolident. Les pratiques contribuent à étoffer les rapports entre États membres et, quand les ambiguïtés sont maîtrisées, à projeter une image cohérente à l’extérieur. Dans les deux cas, c’est la confiance en la capacité stratégique de l’Union européenne qui s’en trouve renforcée.

Les débats autour de la culture stratégique et, en particulier, autour de l’existence d’une culture stratégique européenne sont bien connus (Cornish et Edwards 2001 : 587-603 ; Meyer 2006 ; Biava 2011). L’incertitude provoquée par une partie de ces discussions explique, en gros, le recours de plus en plus fréquent à une appellation jugée plus consensuelle, si ce n’est plus confortable : la « culture de sécurité » (Edwards 2006 ; Gariup 2009). Mais, sur ce point, aucune des contributions de ce numéro spécial ne peut être prise en défaut. De plus, toutes pourvoient la culture stratégique d’une assise pratique. Dans la Stratégie européenne de sécurité, le Conseil européen (2003 : 12) désigne la culture stratégique comme un élément susceptible de « favoriser les interventions en amont, rapides et, si nécessaire, robustes ». De manière importante, le Conseil souscrit à une étude de la culture stratégique exonérée de considérations capacitaires. En d’autres termes, la culture stratégique ne découle pas des capacités ; à l’inverse, c’est elle qui ordonne la défense et la sécurité à la fois au niveau idéel et dans le domaine pratique (Katzenstein 1996 : 17). Emil Kirchner et James Sperling (2010) amplifient cette orientation épistémologique en testant l’impact de la culture sur la gouvernance de la sécurité. Ils concluent, pour en rester à l’essentiel, que la culture affecte nettement le type de politique de sécurité adopté par un acteur. Ainsi se trouve défini, dans une direction certes, le rapport de la culture à la sécurité et, partant, à la stratégie.

Mais la littérature est d’ordinaire moins assurée en raison principalement des acceptions différentes du concept de « culture stratégique » (Colson 1993 ; Balzacq 2003 ; Wasinski 2006). On convient néanmoins que la culture stratégique s’est émancipée, au moins depuis les travaux de Ian Johnston (1995), Colin Gray (1999) et Stuart Poore (2003), des contraintes exclusives de la menace nucléaire. Il y a autrement moins d’indices en faveur d’une signification stable de la culture stratégique. Paul Cornish et Geoffrey Edwards (2001 : 801), optimistes quant à la convergence des perceptions européennes des menaces, considèrent que la culture stratégique est « la confiance institutionnelle et les processus pour gérer et déployer la force militaire en tant qu’un des éléments de la gamme des instruments politiques légitimes et la reconnaissance générale de la légitimité de l’ue en tant qu’acteur international doté de capacités militaires ». Jolyon Howorth (2002) insiste, quant à lui, sur les facteurs idéationnels, lesquels sous-tendent à la fois l’usage de la force et les modes de coopération privilégiés par les acteurs. Mais ces deux conceptions n’ont pas suscité un intérêt à la hauteur de celui rencontré par la définition formulée par Christoph Meyer (2005 : 8) : ensemble de « normes, idées, comportements, socialement transmis, qui découlent de l’identité et sont partagés par la vaste majorité des acteurs et groupes sociaux dans une certaine communauté de sécurité ». Le pivot de la définition de Meyer, c’est bien la norme, entendue, ici, dans un double sens : constitutif et régulateur. Dans le premier cas, la norme est endogène au processus de construction même de l’identité de l’acteur ; dans le second cas, la norme prescrit un comportement et, par là, rend la prédiction possible. Voilà comment, par un chemin sinueux, on revient à Peter Katzenstein (1996 : 5).

Fonder l’examen de la politique de sécurité et de défense commune sur la culture stratégique déclenche à son tour une batterie de questions, dont certaines sont plus pressantes : Par qui et comment se fabrique la culture stratégique ? Comment la culture stratégique devient-elle commune, c’est-à-dire, dans ce cas, européenne ? Est-il possible de mesurer les effets de la culture stratégique ? La première question concerne les acteurs majeurs de la construction stratégique européenne ; la seconde et la troisième relèvent, respectivement, des mécanismes de construction de la culture stratégique et de leurs implications. En fonction des secteurs et des politiques de sécurité, il semble que les entrepreneurs de la culture stratégique varient. Ainsi, Lavallée isole la Commission européenne dans le secteur très controversé du marché des capacités militaires ; Davidshofer désigne, quant à lui, le haut représentant comme l’entrepreneur politique clé dans la création d’un modèle européen de gestion des crises ; enfin, Forget et Rayroux adoptent une démarche transversale, laquelle relie les différentes composantes de la psdc pour en offrir, au niveau des acteurs, une cartographie plus intégrée. Les diplomates, les fonctionnaires, la Commission et les militaires sont, dans leur article, les principaux actionnaires de la psdc. L’omission du hr est a priori surprenante, mais elle reflète sans doute la trop forte dépendance de l’impact du hr sur la personnalité et le profil du titulaire du poste. Une fois de plus, le statut formel ne garantit pas nécessairement la prestance politique d’un acteur, car la source de la légitimité peut varier d’un problème à l’autre. Cela n’empêche pas les études de ce numéro spécial de souligner combien la psdc est en soi un système de coopération et de coordination très prononcées. En même temps, les gouvernements des États membres tendent à contenir, ou à récupérer, les prérogatives accordées aux institutions qui participent à l’animation de la psdc. Autrement dit, la politique de sécurité et de défense commune est un système de gouvernance « transgouvernemental / transinstitutionnel » (voir Piana 2002). L’articulation des deux facettes se réalise par l’entremise des réseaux politiques, là où des acteurs de nature différente et de capacités asymétriques interagissent autour d’un enjeu qu’ils ne choisissent pas toujours. La psdc est donc logée, analytiquement et de manière pratique, entre la théorie de la gouvernance et la théorie des réseaux.

En traitant la question des mécanismes qui façonnent et portent la culture stratégique, je compte aussi mettre au jour, d’un seul tenant, leurs impacts. Dans le travail de Peter Machamer, Lindley Darden et Carl F. Craver (2000 : 1-25), l’explication mécaniste implique des entités ayant certaines propriétés constitutives de leurs actions, engagées dans certaines activités. L’idée principale de l’explication mécaniste, laquelle sert d’assise à la sociologie analytique, est que le changement (social) est tributaire non seulement des actions des acteurs, mais aussi des propriétés qui caractérisent ces derniers. Selon Peter Hedström et Peter Bearman (2009 : 5), un mécanisme « renvoie à une constellation d’entités et d’activités organisées de manière à produire régulièrement un résultat particulier, et on explique le résultat observé en recourant très précisément au mécanisme à travers lequel les résultats en question sont régulièrement obtenus ». Autrement dit, quelles sont les micro-fondations grâce auxquelles un phénomène social – à expliquer – prend forme ? Chez Morselli, par exemple, la socialisation et l’apprentissage constituent les micro-fondations d’une culture stratégique. Il faut noter, cependant, que la socialisation n’est pas limitée ici à un alignement comportemental, aussi important qu’il puisse être, dans la mesure où elle doit préparer le terrain, selon les auteurs de ce numéro, à un apprentissage de type complexe, c’est-à-dire qui affecte autant l’identité que les intérêts des acteurs (Wendt 1999 : 102). La socialisation est donc la matrice d’une signification partagée, en l’absence de laquelle une culture stratégique est absolument impensable. Toute chose qui, par ailleurs, distingue une vision (néo)réaliste et une approche constructiviste de la culture stratégique.

La culture stratégique n’est pas la somme des cultures nationales des États membres ; pas plus d’ailleurs qu’elle n’est l’expression exclusive – comme le sous-entend, à tort, Meyer (2006) – de celle d’une majorité d’États d’une communauté de sécurité donnée. Ce qui ne veut pas dire, ainsi que le révèle la mise en place du modèle européen de gestion des crises, que le contenu de la culture stratégique n’est pas négocié. Or, dans une négociation, la distribution du pouvoir entre les parties est rarement égalitaire. Cela dit, une culture stratégique strictement européenne ne saurait être la propriété privée d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs ; elle a nécessairement un aspect contractuel ou, dans le sens que lui donne John Searle (2009 : 19), un caractère « déontique », puisqu’elle crée de nouvelles dérogations, permissions et obligations par lesquelles sont liés tous les membres de la communauté de sécurité. Mais, en même temps qu’elle émerge des pratiques, la culture stratégique est aussi un contexte social au sein duquel les acteurs prennent leurs décisions et agissent (Gray 1999 : 49-69 ; Johnston 2001 : 487-515). Et quand Meyer et les auteurs de ce numéro spécial fixent la norme au centre des éléments constitutifs de la culture stratégique de l’Union, ils concourent utilement à remettre en cause la prétention au monopole de la définition des normes européennes par certains États, notamment par les puissances de premier plan (Allemagne, France et Royaume-Uni). Les normes, apprend-on, sont inscrites dans les pratiques des acteurs. Mais les pratiques constitutives de la culture stratégique ne sont guère purement subjectives ; elles se consolident et se déploient à travers des relations sociales, pour produire une signification commune. Bref, elles sont intersubjectives. Une intersubjectivité que Mark Neufeld (1995 : 81) préconise de mobiliser pour mieux comprendre le monde social : il faut pour cela, dit-il, « “tester” l’adéquation d’une “lecture” donnée ; c’est-à-dire (I) du “réseau de signification” au regard de pratiques sociales concrètes dans lesquelles il est enchâssé ; (II) de la “cohérence” des pratiques sociales observées au regard du “réseau de signification” qui constitue ces pratiques ». On comprend donc davantage l’intérêt de l’investissement empirique des articles de ce numéro, seul apte à saisir comment les propriétés et les relations entre acteurs façonnent une texture structurelle particulière.

III – Rôle et puissance

Les articles qui précèdent montrent bien que les modifications de la psdc que l’on constate, tant à l’échelle institutionnelle qu’à l’échelle opérationnelle, convergent en une même exigence : être un candidat sérieux dans la quête d’une sécurité durable. Dans la nouvelle édition de la Stratégie européenne de sécurité (2008), l’ue annonce poursuivre un même objectif par la lutte contre la pauvreté et la promotion du développement ; la défense active des droits humains ; la combinaison de différents instruments dans la gestion des crises. La cohérence de cette stratégie est fournie à la psdc par l’invocation de la sécurité humaine. Il en est ainsi parce que la sécurité humaine est le point nodal où s’articule désormais l’ensemble des politiques de sécurité (Léonard 2009 : 229-247). Pascal Gauttier souligne cette ascension institutionnelle remarquable de la sécurité humaine, derrière laquelle se profile, sous la pression des droits humains, un basculement du référent principal de la sécurité pour la psdc. On y apprend que la sécurité des citoyens doit être le « coeur des attentes » de la psdc, c’est-à-dire, en réalité, ce qui la fonde et la justifie (Commission 2006 : 5).

La première chose à constater est que l’Union confirme, par là même, les récits les plus communs à son égard. On dit volontiers, en effet, qu’elle a la norme pour instrument central d’optimisation de sa puissance (Manners 2002 : 235-258 ; Laïdi 2005). La sécurité est promue et générée par la norme, dont l’une des expressions les plus reconnues, et la plus contestée sans doute, est le respect des droits humains. L’ue dispose de deux moyens d’action pour soutenir son projet normatif : la conditionnalité (peu abordée dans ce numéro spécial, dont ce n’était pas le centre de gravité) et la socialisation/apprentissage (discutée de manière serrée dans ce numéro), chaque vecteur d’action obéissant, on le sait, à une logique différente : conséquentielle pour l’une, appropriationniste pour l’autre (March et Olsen 1984 : 734-749). Mais la logique des conséquences peut aussi s’alimenter de la force matérielle militaire, laquelle fait néanmoins souvent défaut à la politique de sécurité et de défense commune. Il reste donc à l’Union européenne le levier économique pour forcer la transformation des États avec lesquels elle interagit. Ce n’est pas un outil négligeable, pour autant que l’ue consente à l’utiliser, ce qui suppose qu’elle ait surmonté ses tensions verticales et horizontales (de Wilde d’Estmaël 1998). Dans le cadre de la politique européenne de voisinage, par exemple, ce défi a été relevé avec un certain succès, même si cela s’est fait parfois au détriment des projets sociaux. Cela démontre qu’au niveau même de l’ue la sécurité humaine n’est pas encore tout à fait l’enjeu central du commerce avec les États voisins (Balzacq 2009). Une déclaration d’intention n’est pas une politique ; elle n’en est qu’une prémisse.

En tout cas, définir l’intérêt européen en termes de sécurité humaine ne fait que différer la réflexion sur les enjeux susceptibles d’en être porteurs. Certes, la lutte contre la pauvreté et le soutien aux politiques de développement sont de tels enjeux. Mais la satisfaction d’un intérêt étant essentiellement de nature psychologique, une objection émerge immédiatement. Quel type d’intérêt est constitutif de la gestion des conflits, du sous-développement et de l’extrême pauvreté, surtout dans des régions géographiquement séparées de l’ue ? À moins de concevoir la psdc comme une politique indiscutablement altruiste, il sied, donc, de circonscrire la rationalité qui imprègne l’intérêt de ses actions.

Deux choix s’offrent à nous. Soit la politique de sécurité et de défense commune contribue à la sécurité de l’ue par un ordonnancement rigoureux des moyens matériels en vue de cette finalité, auquel cas elle poursuit un intérêt dont la satisfaction peut être évaluée par un calcul coûts-bénéfices traduisible en algorithmes (voir Burchill 2005). À larges traits, c’est le domaine de la rationalité instrumentale. Soit l’Union poursuit un intérêt idéel qui ne correspond pas aux attributs classiques de la rationalité instrumentale ; auquel cas la psdc poursuit un intérêt dont l’objectif est de dire ce que l’ue est ou, plus modestement, ce qu’elle voudrait être. On est alors dans la propriété de la rationalité expressive, dont le dilemme constitutif est de moduler les contraintes parfois opposées entre la nécessité de la sécurité et le souci de se présenter comme un acteur à vocation normative (Barréa 2002 : 30). Toujours est-il que la rationalité expressive introduit, parmi les acteurs internationaux, une différenciation fonctionnelle que le néoréalisme avait toujours rejetée (Waltz 1979). La rationalité expressive, dans la mesure où l’on concède que les acteurs expriment et communiquent une intention relative à leur identité en agissant de manière précise, permet la constitution de « rôles » internationaux. En se présentant comme l’avoué des droits humains, par son insistance sur la sécurité humaine, l’ue manifeste ainsi ce qu’elle tient pour ligne de conduite générale en politique internationale. Ligne de conduite, faut-il le souligner, portée par la fonction qu’elle entend jouer dans le système international. Ce choix librement consenti de défenseur de certaines valeurs interpelle quand on sait que, dans l’histoire, les États qui ont opté pour un tel positionnement normatif se sont souvent trouvés aux prises avec des contradictions embarrassantes (par exemple la France et les droits humains). Bref, le rôle est d’abord une contrainte et, dans certaines circonstances, une responsabilité.

Quand il est associé à une rationalité expressive, le rôle sert de surface porteuse à une réalisation cognitive de la puissance, parce que l’objectif n’est pas d’entraver physiquement par les ressources matérielles, mais de susciter l’adhésion des autres acteurs internationaux par la force de l’exemple, liée notamment à la possession de certaines qualités ou capacités et à la réalisation de certaines actions. Tout se passe comme si, dans sa version expressive, le rôle était le vecteur de l’intérêt de prestige. Or, Lachman, Morselli, Davidshofer et Gauttier expliquent de manière concrète que la gestion de crise, même quand elle est inefficace, procure à l’Union européenne l’occasion de se « présenter » comme un être agissant, à imiter. La gestion de crise, au même titre que l’aide au développement, participe d’un intérêt de prestige qui procède du besoin de l’Union d’être reconnue et respectée sur la scène internationale ; peut-être est-ce là, au fond, qu’il faut rechercher dans les interstices de ses acquis les balbutiements productifs de la psdc.