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L’immigration[1] de populations des pays en développement vers les pays développés depuis la seconde moitié du vingtième siècle fait l’objet d’un débat éthique qui s’appuie principalement sur deux constats. D’une part, ceux qui immigrent ont beaucoup à gagner en qualité de vie et en perspectives économiques, du fait des écarts de développement économique et politique entre leur pays d’origine et leur pays de destination. D’autre part, l’intégration de ces immigrants dans les sociétés d’accueil pose certains défis[2]. De manière schématique, le débat sur l’immigration, et plus précisément sur les politiques encadrant l’immigration, oppose l’argument que les inégalités mondiales[3] rendent injuste la restriction de l’immigration à l’argument que cette restriction est justifiée par la protection de la cohésion politique et sociale, de même que de la qualité de vie des sociétés d’accueil.

Alors que ce débat occupe une place importante dans de nombreuses sociétés occidentales, la littérature d’éthique politique qui traite des politiques d’immigration est relativement limitée en comparaison de toute la littérature qui traite des migrations sous différents angles. Cela s’explique sans doute en partie par la nature sensible du sujet. S’il n’est peut-être pas controversé de défendre une libéralisation de l’immigration, même contre les politiques en place, il peut paraître difficile de justifier les limites à l’immigration sans en même temps projeter une image négative des immigrants déjà admis (Miller 2005 : 193) et sans être accusé de nourrir le racisme et la xénophobie[4], ce qui décourage le débat.

Dans ce contexte, nous proposons ici une analyse de différents argumentaires éthiques sur la question des politiques d’immigration avec l’objectif non pas de convaincre de la validité d’un postulat plutôt que d’un autre, mais de contribuer au débat public en présentant de manière synthétique les différents argumentaires et en les confrontant. À chacun ensuite de revoir, éventuellement, la cohérence de ses propres opinions et peut-être de mieux comprendre les points de vue différents du sien.

Comme dans la plupart des débats éthiques, les arguments sur la question de la meilleure politique d’immigration peuvent être répartis en deux grandes catégories : d’une part, les arguments de nature déontologique, c’est-à-dire présentés comme des devoirs et des droits, et, d’autre part, les arguments conséquentialistes, suivant lesquels le fait qu’une action, par exemple une politique, soit bonne ou mauvaise dépend non pas de la conformité de cette action à une règle mais plutôt de ses conséquences[5]. Nous nous concentrerons ici exclusivement sur les arguments déontologiques, examinant ailleurs les arguments conséquentialistes dans ce débat (Proulx à venir).

Afin de dégager une synthèse cohérente de tous les arguments et contre-arguments déontologiques débattus, nous proposons le tri suivant : tout d’abord une distinction entre les obligations morales (i) et les droits (ii). Parmi les arguments d’obligations morales, nous présentons d’abord les arguments qu’une obligation d’entraide est due à tous universellement, y compris aux étrangers cherchant à immigrer (ia), puis le point de vue que les compatriotes ont priorité et que les obligations envers les étrangers sont limitées (ib). La seconde grande partie (ii), celle des arguments qui invoquent des droits, est divisée en trois. Premièrement, nous traitons l’idée que la liberté de circulation ne doit pas être restreinte (iia) ; deuxièmement, la notion que les libertés d’autodétermination et d’association justifient l’exclusion d’immigrants potentiels (ii – b) ; et, enfin, la perspective libertarienne fondée sur la primauté du droit de propriété (ii – c). Les sous-parties sont elles-mêmes structurées suivant une logique « argument/contre-argument ».

I – Obligations morales

A — Obligation cosmopolitique face à l’inégalité économique

Les auteurs qui accordent une importance primordiale aux problèmes d’inégalité économique mondiale jugent cette inégalité injuste pour différentes raisons : elle proviendrait en partie du hasard de la distribution des ressources naturelles entre les différentes régions du monde (Hayter 2004 : 2) ; serait due à l’exploitation par l’Occident, au cours de l’histoire, de territoires et peuples étrangers (Hayter 2004 ; Ugur 2009 : 102) ; et se perpétuerait à travers un système qualifié par certains de féodal (Carens 1992 : 26-27) où les individus nés dans les pays pauvres seraient condamnés par le contrôle des frontières à y rester et où certaines citoyennetés, acquises par le jus solis ou le jus sanguinis[6], donneraient accès à plus de richesse ou à moins de pauvreté que d’autres citoyennetés (Carens 1987). En somme, les restrictions migratoires serviraient avant tout à protéger des privilèges économiques hérités qui manqueraient de légitimité (Carens 1999 : 1090 ; Barry 1989).

Un fondement éthique qui justifierait l’obligation morale des nantis à remédier à cette inégalité mondiale, notamment par l’ouverture des frontières, serait le devoir humanitaire de secours réciproque qui intime de soulager la détresse d’autrui, notamment au-delà des frontières, lorsque le sacrifice pour soi est comparativement faible ou du moins pas supérieur au désarroi soulagé (Whelan 1988 : 10 ; Wellman 2008 : 124). Selon Dummett (2001 : 46), cette obligation existe d’abord entre les individus, mais, comme l’État aurait la fonction de représenter ses citoyens auprès du monde extérieur, il hériterait des obligations morales de ses citoyens. Tout État aurait donc des obligations également envers ceux qui ne sont pas ses citoyens, du simple fait de leur humanité (Dummett 2001 : 49). Et même si certains citoyens d’États riches ne ressentaient pas d’obligation par rapport aux inégalités mondiales, réduire la pauvreté des pays en développement exigerait une réponse collective. En effet, si seul un petit nombre d’individus sacrifiaient leur richesse au profit des pauvres, non seulement le coût personnel serait trop grand pour ces philanthropes, mais, de plus, cela représenterait des sommes trop faibles pour enrayer la pauvreté (Whelan 1988 : 13[7]). C’est donc aux États que reviendrait la responsabilité de réduire les inégalités mondiales.

Pour remplir leurs obligations, les États auraient le choix entre des contributions économiques ou l’admission d’immigrants (Goodin 1992 ; Cavallero 2006). Tant que chacun n’aurait pas droit à une vie tout aussi décente que ce qui est normal dans les pays les plus développés, les États riches auraient la responsabilité de redistribuer des ressources et des opportunités vers les populations des États pauvres (Seglow 2005 : 329 ; Feinberg 1974), par exemple en admettant des immigrants de ces pays (Bader 2005 : 344). Seuls les États qui auraient rempli leurs obligations de justice internationale pourraient limiter les admissions, par exemple pour le motif de conserver leur communauté nationale distincte (Kymlicka 2001 : 271 ; Bader 2005 : 350)[8].

Suivant Matthew Gibney (2004 : 51-57), plus un État aurait contribué aux conditions amenant les immigrants, et notamment les réfugiés, à quitter leur pays, que ce soit par son implication directe ou indirecte dans un conflit armé, par son soutien à un régime politique inefficace ou oppressif ou par son rôle dans le système économique international, plus grande serait la responsabilité de cet État envers ces migrants. Les États auraient donc des obligations particulières envers les immigrés et les réfugiés issus de leurs anciennes colonies (par exemple l’Algérie pour la France et le nouveau Commonwealth pour le Royaume-Uni) et issus des États contre lesquels ils auraient commis des injustices (par exemple le Vietnam pour les États-Unis).

Pour renforcer l’argument d’une obligation morale d’entraide envers les immigrants potentiels, certains auteurs font par ailleurs appel au sentiment d’empathie en illustrant l’impact des contrôles migratoires sur les individus, notamment les demandeurs d’asile et les immigrants « clandestins ». Il est mis en avant que des individus cherchant paisiblement à s’installer dans des pays de destination pour améliorer leur sort seraient traités par les systèmes de contrôle migratoire de manière dégradante et sans respect pour leurs droits fondamentaux (Carens 2000 : 641 ; Hayter 2004 : 149). Selon Dummett (2001 : 70), il serait, de plus, injuste d’empêcher les immigrants de faire des demandes, puis de les traiter comme des criminels lorsqu’ils essaient d’immigrer par les seules voies qui leur restent, par exemple selon le statut de réfugié.

Enfin, l’obligation d’accueil peut aussi être fondée sur le principe d’hospitalité. S’appuyant sur la philosophie d’Emmanuel Levinas, qui accorde une importance suprême à la prise de conscience par le sujet de sa responsabilité envers autrui, Jacques Derrida (voir Seffahi 2001) développe une éthique de l’hospitalité qu’il applique notamment à la question de l’accueil des migrants. D’après Derrida, accueillir en affirmant un chez-soi où l’on aurait défini, en maître, des règles auxquelles la personne accueillie devrait se plier correspond à une conception autoritaire de l’hospitalité. Selon lui, non seulement personne ne peut prétendre à un chez-soi lui appartenant mais, de plus, l’hospitalité doit demeurer inconditionnelle et l’attente d’une quelconque réciprocité est exclue. Prenant appui sur ces idées, Derrida estime que le phénomène des migrants, notamment irréguliers, exige une « autre » politique, dont il ne précise toutefois pas la forme[9].

B — Obligations morales en priorité envers les compatriotes et critique cosmopolitique

L’un des principaux arguments de ceux qui s’opposent à une obligation des États à l’ouverture découlant de l’impératif de la lutte contre les inégalités mondiales (Whelan 1988 : 4-5 ; Bader 2005 : 345) est l’autonomie politique des communautés et leur responsabilité limitée les unes envers les autres. D’après Michael Walzer (1983 : 33-34), par exemple, il est légitime que le devoir universel d’entraide soit limité par le processus de débat et de décision politique au sein de communautés politiques démocratiques. Et, pour John Rawls (1999 : 8-9 ; 38-39), si un peuple est lui-même responsable, par son incurie, des facteurs qui poussent ses membres à immigrer, cette irresponsabilité ne peut être transférée sur le dos d’autres populations sans leur consentement. Seuls les réfugiés pour cause d’attaque ennemie, de famine ou de catastrophe naturelle constitueraient un problème de justice pour les éventuelles sociétés d’accueil.

Selon Christopher Wellman (2008 : 119-129), l’obligation de corriger les injustices dues au hasard de naître dans une société riche ou dans une société pauvre n’est pas assez forte pour justifier de limiter le droit des États à l’autodétermination et donc leur droit d’exclure des migrants potentiels. Les obligations de charité internationale n’impliqueraient donc pas le renoncement des États à leur autodétermination, et ceux qui cherchent à immigrer pour améliorer leur sort pourraient être aidés sans être admis, notamment par l’aide au développement[10] ou par des interventions militaires humanitaires (Wellman 2008 : 127-129).

Selon d’autres auteurs, enfin, l’obligation de chacun de se soucier également de tous les humains ne correspondrait tout simplement pas à ce qui est pratiqué dans la réalité, pas plus qu’elle ne relèverait du sens commun (Whelan 1988 : 14). Et ce ne serait pas un principe éthique défendable d’exiger dans le monde réel imparfait ce qui est un devoir dans les circonstances idéales d’un monde utopique (Woodward 1992 : 77). Puisque, dans le monde avec toutes ses inégalités, on ne pourrait aider tous les individus, il serait donc normal d’aider d’abord ceux dont on est proche, comme sa famille[11]. Or, selon John Isbister (2000), les pays seraient comme des familles élargies, de sorte qu’il serait légitime d’exclure au profit de ses compatriotes. Selon Walzer (1983 : 41), dans ces deux cas, ceux de la famille et de la patrie, il y a une relation morale entre des individus qui ne se sont pas choisis mutuellement. Les obligations morales suivraient des cercles concentriques où les obligations aux compatriotes par le sang, par la culture, par les valeurs ou une histoire politique commune seraient fortes et les obligations transnationales faibles (Bader 2005 : 345)[12].

Mais, pour les défenseurs d’une éthique cosmopolitique, le postulat d’une priorité « nationale » opposée à l’obligation universelle est irrecevable. Selon eux, du fait de la valeur morale égale de tous, on ne pourrait restreindre les obligations de justice à une communauté particulière, par exemple celle des compatriotes (Seglow 2005 : 320 ; Demuijnck 2007 : 65). Les droits et obligations seraient dus universellement à tous et aucune relation spéciale ou particulière ne serait éthiquement pertinente ou valable (voir Bader 2005 : 345). Selon Michael Sandel (1996), le point de vue éthique impartial universel impliquerait que les communautés plus universelles dont on fait partie devraient avoir la priorité sur les plus particulières. Nous ferions partie d’un système mondial dont nous serions tous responsables, y compris des grandes inégalités qui découlent de la répartition immorale des ressources naturelles de la planète (Bader 2005 : 343). Or, l’analogie des obligations morales en cercles concentriques minimiserait injustement cette responsabilité globale et transnationale (Bader 2005 : 343-345). L’État devrait donc tenir compte des droits et des intérêts tant de ses citoyens que des étrangers dans sa politique d’immigration (Gibney 2004 : 59).

Alors que Rawls (1971) restreint l’application de son célèbre système de justice aux sociétés particulières, certains auteurs reprennent son expérience de pensée de la « position originelle » derrière le « voile d’ignorance[13] » et l’appliquent de manière internationale, dans une perspective cosmopolitique. Ces auteurs avancent que, suivant un contrat social rawlsien extrapolé à l’échelle globale, il serait objectivement juste de tendre vers le principe de l’ouverture des frontières. Selon cet argument, depuis la « position originelle » les gens choisiraient la libre circulation entre les États pour les mêmes raisons que les individus dans le contrat rawlsien voudraient la libre circulation à l’intérieur des États : pour pouvoir pleinement se réaliser en jouissant de toutes les options et libertés possibles (Carens 1987 : 258 ; Carens 1992 : 26-28 ; Whelan 1988 : 7-11 ; Kymlicka 2001 : 267).

D’après Veit Bader (2005 : 345), ceux qui défendent la priorité morale pour les compatriotes se réfèrent généralement à un idéal d’État-nation démocratique, alors que les États ne seraient en fait des unités ni ethniquement homogènes ni parfaitement démocratiques. Pour Bader, les États seraient des organisations hiérarchiques fondées sur la menace de la violence physique, et la nation ne serait pas une famille, mais une communauté « imaginée » (dans le sens donné par Benedict Anderson) où l’éthique publique appropriée serait celle entre étrangers. Enfin, selon Peter et Renata Singer (1988 : 119), si le fait d’accueillir un étranger dans sa famille peut nous sembler aller au-delà de l’entraide charitable, admettre un ou des étrangers au sein de la communauté représente pour chacun un sacrifice bien moindre.

Cherchant à concilier deux positions opposées, Carens (2000 : 638) note que, s’il est vrai qu’on est, par exemple, généralement plus attaché à ses propres enfants qu’à ceux des autres, on ne renoncerait pas pour autant au fairplay et à la méritocratie au profit de ses enfants. Par conséquent, même s’il est légitime moralement de favoriser ses compatriotes de certaines manières, il n’en découle pas que cela nous autorise à exclure des immigrants potentiels. Or pour Carens (2000 : 640), quand bien même ce serait une exigence élevée de vouloir que les gens ordinaires des pays riches acceptent le partage avec les pays en développement, cela serait justifié par l’injustice de l’inégalité mondiale.

II – Droits

Autant l’affirmation d’obligations représente un type fondamental d’argument déontologique, qui a trouvé notamment une expression dans des textes religieux et dans l’impératif catégorique de Kant, autant ce sont les droits universels[14] qui occupent aujourd’hui la place centrale des débats éthiques, y compris concernant l’immigration.

Le phénomène migratoire met en jeu de nombreux droits fondamentaux. Teresa Hayter (2004 : 149), par exemple, estime que les restrictions migratoires, notamment envers les demandeurs d’asile, peuvent miner le droit de ne pas être arrêté et emprisonné de manière arbitraire, le droit de ne pas être traité de manière inhumaine et dégradante, le droit de ne pas être torturé, le droit à un procès juste par une cour correctement constituée, le droit à une vie de famille et le droit au travail. Selon elle, ce sont autant de droits prévus par les chartes et déclarations ratifiées par les gouvernements occidentaux qui pratiquent ces contrôles. Mais le droit au coeur du débat sur l’immigration, le droit dont la restriction entraîne les effets déplorés par Hayter, ce droit est la liberté de circulation.

A — Liberté de circulation

Dans son acception la plus large, la liberté de circulation comprend le droit de quitter un lieu, le droit d’accéder à un lieu, le droit de rester, c’est-à-dire de ne pas être expulsé, et le droit de revenir. C’est la liberté de circuler d’un État vers un autre qui nous intéresse au premier chef ici.

Si la plupart des États acceptent la liberté de quitter leur territoire, qui inclut la liberté d’émigrer, tous les États se réservent par contre le droit de contrôler l’entrée sur leur territoire, surtout lorsqu’il ne s’agit pas d’une simple visite, mais d’une immigration à long terme[15]. La Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies en 1948 reflète ce fait et ne postule que le droit « de quitter tout pays, y compris le sien » (article 13), non pas le droit d’accéder à un autre pays (sauf en cas de persécution : droit d’asile, article 14)[16]. À la racine du débat sur le contrôle par les États de l’immigration se pose la question de l’existence ou non d’un droit de circuler d’un État vers un autre pour des motifs autres que ceux qui relèvent du droit d’asile. Pour certains, ce droit de circulation existe et il est si fondamental qu’il ne devrait souffrir aucune restriction. D’autres estiment que ce droit doit être mis en balance avec d’autres droits ou considérations pratiques, alors que d’autres encore mettent en doute l’existence d’un tel droit. Examinons dans un premier temps les arguments avancés pour justifier la liberté de circulation.

Une liberté fondamentale

Un argument central pour justifier la liberté de circulation comme un droit moral universel est de le faire découler de la propriété commune de la Terre par l’humanité. Cet argument est d’abord exprimé par les philosophes stoïciens, puis repris de Cicéron à Kant, en passant entre autres par Francisco de Vitoria, Hugo Grotius et John Locke. Il est associé à l’idée d’un droit naturel des humains d’échanger et de communiquer entre eux (Pagden 2003 : 186). Or, suivant cet argument, si personne ne peut revendiquer, sur une quelconque partie de la planète, un droit de propriété reconnu dès l’origine de l’humanité, on peut estimer qu’à l’origine la Terre appartenait à tous sans distinction. On ne transgressait donc jamais de limites de propriété dans cet état original et, par conséquent, la liberté de circulation y était totale.

L’avantage d’un argument aussi fondamental ou radical pour justifier la liberté de circulation et l’ouverture des frontières est qu’il offre une position de départ où peu de concessions sont possibles face à ceux qui défendent les contrôles migratoires. Ce seront toujours les entraves à la liberté de circulation qui devront être justifiées, et non pas les revendications à cette liberté, puisque, si la situation légitime de départ est la propriété commune de la Terre, il en découle que la liberté de circulation est également la situation légitime par défaut.

De plus, si l’absence de propriété représente la situation légitime de départ, il est possible de remettre en cause la plupart des revendications de propriété et de souveraineté territoriales qui servent à justifier les frontières et contrôles migratoires. En effet, si un titre de propriété n’est légitime que s’il a été établi au départ selon des règles de justice, beaucoup de titres de propriété et de souveraineté étatique devenus légitimes simplement par la reconnaissance d’un fait accompli sont en fait illégitimes. Car ces faits accomplis ont souvent résulté de la loi du plus fort, contrevenant de ce fait aux règles élémentaires de la justice. Avancer que la liberté de circulation est un droit naturel remontant aux origines de l’humanité permet donc de remettre radicalement en cause la légitimité des restrictions aux migrations[17].

La liberté de circulation est justifiée non seulement par la propriété commune de la Terre, mais aussi par des arguments qui tendent vers le conséquentialisme. Selon David Miller (2005 : 196), par exemple, cette liberté est comprise comme nécessaire à la réalisation de projets de vie. Selon Carens (1987), la liberté de circulation, non seulement au sein d’un État mais entre des États, serait importante pour des raisons professionnelles, sentimentales et culturelles. Elle permettrait également une autonomie par rapport à son milieu social (Bader 2005 : 338). Enfin, la liberté de circulation pourrait également être vue comme un élément important de toute démocratie, puisque, selon la théorie démocratique du consentement, le droit de sortie d’un territoire politique, tel qu’un État, représente un mécanisme important pour influencer le gouvernement – à côté du vote et de l’action politique – ou pour se soustraire au contrôle d’un gouvernement (Bader 2005 : 338 ; Miller 2005 ; Cole 2000 : 53-54). Or, toutes ces fins, qu’elles soient économiques, sociales, culturelles ou politiques, sont également enchâssées dans différents articles de la Charte internationale des droits de l’homme, ce qui renforce l’argument de l’importance déontologique de la liberté de circulation (Pécoud et Guchteneire 2009 : 26-27).

Selon les auteurs qui voient dans la liberté de circulation un droit fondamental, les restrictions migratoires ne sont que très exceptionnellement légitimes. Pour eux, un droit fondamental ne peut aucunement être accordé de manière restreinte, par exemple en fonction de l’intérêt national ou de la charité. Chercher à mener une politique migratoire moralement défendable en arbitrant entre les demandes d’immigration selon le degré de nécessité ou d’urgence des demandes ou en invoquant des soucis supposément altruistes comme celui de limiter l’exode des cerveaux des pays moins bien nantis serait incompatible avec la notion bien comprise de liberté fondamentale (Woodward 1992 : 61 ; Carens 1987). De plus, les restrictions migratoires entreraient en opposition avec les principes du libéralisme politique comme la liberté et l’égalité de tous, de même que l’absence de distinction selon des caractéristiques individuelles comme l’origine[18] (Cole 2000 ; Blake et Risse 2006 : 23-24). Suivant la perspective d’une valeur presque absolue de la liberté de circulation, les seules raisons acceptables pour qu’un État limite ce droit seraient la menace aux droits fondamentaux de ses citoyens (Dummett 1992 : 177), la menace à la sécurité nationale et à l’ordre public, la venue massive d’individus aux idées antilibérales (Carens 1992 : 28-31), le surpeuplement grave ou la submersion culturelle complète (Dummett 2001 : 57-72 ; 2004 : 117-118).

Limites de la liberté de circulation

Un premier contre-argument consiste à noter que le droit à la liberté de circulation serait rarement mentionné dans les chartes des droits fondamentaux au fil de l’histoire. Ce ne serait qu’après la Seconde Guerre mondiale que le droit d’émigrer aurait été reconnu dans les chartes internationales, notamment du fait de la prise en compte des droits individuels dans la sphère internationale (Hendrickson 1992 : 225). Pour appuyer leur critique du droit à la libre circulation, certains auteurs rappellent que, même à l’intérieur des démocraties libérales, la liberté de circulation est limitée. Il serait, selon eux, paradoxal d’exiger le respect presque absolu de la libre circulation entre les États en avançant qu’une liberté fondamentale bien comprise ne souffre pratiquement aucune exception, alors que des limites se seraient révélées nécessaires dans des sociétés démocratiques libérales réelles[19]. Il s’agit d’une critique par analogie qui consiste à dire : s’il est légitime dans ces sociétés de limiter la liberté de circulation, il est également légitime de limiter cette liberté au niveau international. La liberté de circulation est, par exemple, limitée par le droit de propriété, la protection de la nature, la planification urbaine, le respect des réserves autochtones dans certains pays (Bader 2005 : 339) et par l’intérêt national dans le cas des régions réservées à un usage militaire (Gibney 2004 : 66). La liberté de circulation est aussi contrôlée par l’État à travers différentes règles comme celles de la circulation automobile ou celles concernant les manifestations (Miller 2006 : 195 ; Perry 1995 : 108-109). Même la liberté d’émigrer est limitée pour le service militaire ou civil, pour ceux qui possèdent des secrets d’État ou, encore, pour les criminels qui cherchent à éviter leur peine ou pour ceux qui ont des dettes (Cole 2000 : 46-47).

Un autre angle critique consiste à avancer que, l’importance du droit de circuler d’un État vers un autre ne venant pas de la valeur intrinsèque du déplacement, c’est la question de ce qui est fui dans le pays de départ ou gagné dans le pays de destination qui devrait guider les politiques migratoires. Pour certains, seule la crainte, fondée, de la violence serait une raison suffisante pour avoir le droit de réclamer l’accès à un autre État (Zolberg, Suhrke et Aguayo 1989), ce qui correspond au droit d’asile pour les réfugiés. D’autres estiment qu’un enjeu central pour les politiques migratoires doit être la justice distributive internationale, soit la question de l’accès aux richesses et aux chances économiques, plutôt que simplement le droit à la libre circulation (voir par exemple Ugur 2009 : 106-107). En somme, selon ces auteurs, les besoins de sécurité et de subsistance sont plus fondamentaux que la liberté de circulation, et les politiques migratoires devraient tenir compte de cet ordre des priorités (Bader 2005 : 339-340)[20].

Suivant Miller (2005 : 296-297), qui adopte une position intermédiaire, la liberté de circulation serait un droit uniquement par sa valeur instrumentale, comme moyen d’accéder à une vie décente. Et donc, si un individu a accès à l’éventail des options qui lui permettent de mener une vie décente, alors il ne pourrait réclamer à un État en particulier un droit d’entrée. Selon lui, la liberté de quitter un État ne serait que le remède à l’incapacité de cet État d’assurer les intérêts vitaux de l’individu qui aurait dès lors le droit de se déplacer pour corriger cette situation, ce qui ne signifierait pas le droit de se déplacer dans un lieu de son choix, car le choix de destination ne serait pas vital. Selon l’argument de Miller, il suffirait donc qu’au moins une démocratie libérale accepte d’accueillir cet individu pour que son droit soit satisfait. Il suppose, dans son analogie, que les États seraient ouverts aux demandes et qu’au moins l’un d’eux accepterait d’accueillir le migrant. Pour justifier qu’il soit suffisant de garantir une gamme d’options et non la liberté complète de circulation, Miller distingue l’intérêt particulier d’un individu qui pourrait préférer d’être admis dans tel État plutôt que tel autre, et l’intérêt humain général. Miller ne définit pas de manière détaillée sa notion d’intérêt humain général, mais celle-ci semble tenir compte des préférences de ceux qui accueillent. Il emploie l’analogie du droit au mariage que nous évoquerons de nouveau dans la prochaine section, et qui postule qu’on a le droit de se marier, mais pas celui de forcer quelqu’un à se marier avec soi. Le droit d’immigrer aurait cette même nature conditionnelle (Barry 1992 : 280-283 ; Miller 2005 : 197 ; Woodward 1992).

B — Droit d’autodétermination et d’association

Nécessaire contrôle du « membership » pour assurer l’autodétermination

Un autre argument contre la primauté du droit à la libre circulation consiste à avancer un contre-droit, le plus souvent non formulé, celui de ne pas être obligé d’accueillir d’étrangers sur le territoire collectif, c’est-à-dire le droit à ce que l’accueil d’étrangers demeure un choix. Un droit ainsi nommé n’existe dans aucune charte. Les auteurs qui cherchent à opposer au droit de circuler un droit opposé d’exclusion trouvent dans le droit d’autodétermination (Walzer 1983) et dans le droit d’association (Wellman 2008, 2011) leurs arguments fondamentaux[21]. Le pouvoir d’exclure serait nécessaire pour permettre l’autodétermination du groupe (Walzer 1983 : 40-41 ; Dowty 1987 : 14 ; Clad 1994 : 150) puisque, pour pouvoir s’entendre sur ses objectifs collectifs et les atteindre, une certaine vision commune serait nécessaire, que soutiendrait une culture partagée (Gibney 2004 : 24). Or les nouveaux membres pourraient avoir un impact important sur la communauté des membres initiaux (Whelan 1988 : 28-29). Les immigrants pourraient changer l’environnement culturel ainsi qu’entraîner des changements dans la langue, les moeurs et les formes religieuses (Gibney 2004 : 29) à travers le processus démocratique en faisant diminuer ou en diluant l’appui à des institutions culturelles ou en faisant disparaître les subventions étatiques à ces institutions.

Pour Christopher Wellman (2008), une communauté politique, par exemple une nation, peut être comprise comme une association d’individus. Or, cette association ne peut exister que si ses membres actuels peuvent contrôler l’appartenance à leur association (membership), car pour définir le groupe des membres, et donc inclure, l’association doit pouvoir exclure[22]. De plus, comme dans le cas du mariage, où un individu a le droit de choisir une personne qui le choisit aussi, mais pas une personne de son choix qui le rejette (Gauthier 1994 : 360-361), la liberté d’association n’inclurait pas le droit de s’associer avec d’autres contre leur volonté (Moore 2001 : 170)[23]. Ainsi, une caractéristique des associations serait que les gens seraient libres de les quitter, mais pas libres de s’y joindre (Barry 1992 : 284). Dans un même ordre d’idées, autant Kant juge que la propriété commune de la Terre donne à tous le droit de visiter tous les pays, autant il estime que le droit de devenir un « visiteur permanent », c’est-à-dire un habitant et à plus forte raison un envahisseur, a pour condition un consentement (Projet de paix perpétuelle, article 3, section ii). Selon Wellman (2008 : 136), la distinction entre le droit d’émigrer et celui d’immigrer est donc justifiée : on a le droit unilatéral d’émigrer, parce qu’on n’est jamais obligé de s’associer à d’autres contre son gré ; mais on n’a pas le droit unilatéral d’immigrer, parce que les autres n’ont pas l’obligation de s’associer contre leur gré.

Dans cette optique, le migrant peut être vu comme quelqu’un qui s’impose chez un autre, et la valeur positive de la liberté de circulation et du droit de migrer peut être remise en cause par l’analogie avec les projets impérialistes de colonisation qui ont donné lieu à d’importantes migrations et sont généralement perçus de manière négative (Whelan 1988 : 15)[24]. Le principal reproche fait à l’impérialisme est la domination par la force d’une population déjà présente, et non pas nécessairement la migration d’individus d’un État vers un autre, mais certains perçoivent la migration de masse comme une colonisation douce ou un envahissement pacifique (Raspail 1973).

L’approche fondée sur le droit d’autodétermination et d’association affirme donc l’autonomie de la communauté nationale par rapport aux souhaits des candidats à l’immigration et limite l’obligation de l’État sur la question des contrôles migratoires principalement à la volonté de ses citoyens. Selon cette perspective, les démocraties libérales devraient accueillir ni plus ni moins d’immigrants que leurs citoyens le souhaitent ; ce souhait étant notamment exprimé et défini de manière électorale ou référendaire (Weiner 1996 : 173).

Critique de l’applicabilité des droits d’autodétermination et d’association

Les auteurs en faveur de l’ouverture des frontières ne nient pas l’importance des associations. Pour Bill Jordan et Frank Düvell (2003), par exemple, de nombreux besoins humains ne peuvent être satisfaits qu’en systèmes associatifs : reconnaissance, réciprocité, éducation, soins, reproduction, intimité, échanges culturels et loisirs. Ces systèmes supposent des institutions collectives définissant les droits et les obligations des membres ainsi que des politiques d’inclusion et d’exclusion. Mais, selon eux, les sociétés ou les communautés politiques ne sont pas des associations.

La citoyenneté ne saurait être assimilée à une association car l’appartenance à une communauté particulière, comme une nation (Miller 1995 : 53) ou un État, ne serait pas déterminée par des phénomènes volontaires mais subis (naissance, éducation et socialisation) (Whelan 1988 : 32). Ainsi, les communautés politiques seraient principalement constituées de gens nés dans un même État, et non pas de personnes qui auraient choisi de vivre ensemble (Bauböck 1994 : 171). De plus, contrairement à ce qu’affirment des théories comme celle de Walzer, les États ne seraient pas des structures à travers lesquelles agiraient des communautés unies par des modes de vie, car, en réalité, les communautés politiques seraient divisées par des clivages idéologiques, culturels et économiques. Leurs membres ne pourraient s’entendre que sur des règles, et non pas sur des façons de vivre (Joppke 2005 : 104). Et si, dans une démocratie, le gouvernement est censé suivre la volonté de la majorité, cela serait une chose différente de l’idée de libre association (Tesón 2006 : 1-2).

Un autre angle critique consiste à avancer que, si les États partagent avec les associations la caractéristique de contrôler l’appartenance à un groupe et l’accès à des droits et des privilèges, contrairement aux associations les États ne pourraient de manière légitime exclure des membres potentiels, et ce, pour différentes raisons.

D’abord, à cause de l’importance de ce qui est nié aux exclus. Les États contrôleraient l’accès à des biens plus fondamentaux que ceux accordés ou refusés par les associations et, si des non-membres se voient dénier les biens offerts par des associations, ils conservent le droit aux biens essentiels garantis par l’État (Ackerman 1980 : 341-346 ; White 1997). L’appartenance à une association serait un choix parmi d’autres options, alors que dans le monde moderne on ne pourrait vivre à l’extérieur d’un État, il n’existerait pas de no man’s land (Gibney 2004 : 37). Il y aurait donc un problème à ce que le droit à décider collectivement sur le mode associatif conduise à exclure des membres potentiels qui feraient des gains énormes par l’inclusion (Seglow 2005 : 324).

Ensuite, certains États auraient des territoires tellement vastes par rapport à leur population qu’il serait particulièrement difficile pour eux de légitimer l’exclusion d’un étranger (Gibney 2004 : 40-41)[25]. D’autant plus que la division du monde en États serait le résultat de conflits armés, et non celui d’une allocation des ressources en fonction des populations (Gibney 2004 : 39-40). Ceux qui naissent dans une société ne devraient donc pas être privilégiés dans la jouissance des ressources et de la technologie de cette société par rapport à ceux qui n’y sont pas nés (Beitz 1979). Et, puisqu’ils ne méritent pas leur privilège, les membres actuels ne devraient légitimement pas pouvoir exclure ceux qui veulent entrer (Ackerman 1980).

Si l’exclusion au nom du droit d’association suscite un nombre élevé de contre-arguments, l’argument par le droit à l’autodétermination semble moins donner prise à la critique. D’après Dummett (2001 : 10-11), le droit à l’autodétermination ne serait pas un droit premier mais souhaitable indirectement, lorsqu’il sert le principe prioritaire du droit de se sentir comme un citoyen de première classe, c’est-à-dire lorsque ce droit est employé dans un contexte de décolonisation et non pas pour exclure des immigrants potentiels. En outre, selon Bader (2005 : 340), mis en balance, le droit ou besoin fondamental des migrants à la sécurité pèserait plus que le droit des sociétés d’accueil à la souveraineté et à l’autodétermination ; mais l’auteur ne semble pas fonder cette opinion dans un principe externe à son sentiment moral personnel.

C — Droit de propriété – arguments libertariens

Un autre fondement à un droit d’exclusion territorial est la propriété non plus collective mais privée du territoire. Cette approche est défendue par les auteurs libertariens qui s’inscrivent dans la lignée de Robert Nozick (1974). Dans le modèle libertarien développé par cet auteur, la légitimité du contrôle à l’accès au territoire se situe fondamentalement au niveau de la propriété individuelle. Puisque ce modèle ne précise pas le rôle de l’État dans le contrôle de l’immigration, cette philosophie politique sert d’argument à la fois aux auteurs qui défendent l’ouverture des frontières et à ceux qui s’y opposent.

À partir du postulat avancé par Nozick, soit que le territoire d’une nation n’appartient pas collectivement aux citoyens, un auteur comme Carens (1987), favorable à l’ouverture des frontières, conclut que l’État ne peut contrôler le mouvement des individus sur son territoire que lorsqu’il s’agit de protéger les droits de propriété des individus. Selon Carens, cela laisse peu de justification aux contrôles migratoires.

Selon Walter Block et Gene Callahan (2003), auteurs libertariens favorables aux restrictions migratoires, l’immigration autorisée et décidée par l’État représente une association forcée illégitime pour ses citoyens. De plus, selon ces auteurs, la redistribution sociale dont profiteraient fréquemment les immigrants, du moins initialement, serait inéquitable pour ces citoyens ainsi forcés à s’associer aux nouveaux venus. Pour Hillel Steiner (1992 : 92-93), en vertu de leur droit absolu à la propriété les propriétaires pourraient se séparer de leur État, si celui-ci « ouvrait » les frontières contre leur gré. D’après Block et Callahan (2003), l’anarchisme libertarien ne serait toutefois pas une solution au problème de l’illégitime pouvoir de coercition de l’État, car dans un contexte anarchique tout propriétaire pourrait inviter sur son territoire autant d’étrangers qu’il le souhaiterait, ce qui pourrait gêner ses voisins (Block et Callahan 2003). Ainsi, même si le point de vue libertarien nie le droit de l’État de contrôler la question de l’immigration, le pouvoir de coercition non consensuel de l’État semblerait nécessaire aux libertariens pour aider les propriétaires à faire respecter leur droit de propriété contre des flux migratoires incontrôlés (Wellman 2008 : 131-135)[26].

Conclusion

La discussion déontologique sur l’immigration s’articule donc autour de deux questions distinctes : d’une part, le problème des inégalités mondiales et de la justice distributive et, d’autre part, la question du droit d’accès au territoire national. Ces deux questions peuvent être discutées séparément, avec des argumentaires distincts. Mais elles sont liées dans le débat éthique sur les politiques d’immigration, parce que l’accès par les migrants du « Sud » au territoire des sociétés du « Nord » pour s’y installer, y travailler et y bénéficier d’une protection sociale accrue, est perçu, par les auteurs qui défendent la cause des migrants, comme un des meilleurs moyens pour réduire les inégalités mondiales. Si personne ne voulait immigrer vers les pays mieux nantis, les contrôles migratoires ne poseraient pas de problème moral aigu et les arguments justifiant aujourd’hui ces contrôles susciteraient moins de débats.

En des termes d’éthique politique, le problème de l’inégalité mondiale pose la question suivante : envers qui a-t-on, à travers son État, une obligation de partage ? Nous avons évoqué dans cet article trois réponses possibles : envers l’humanité entière (vision égalitariste cosmopolitique), envers les membres de sa communauté nationale en priorité (vision nationale), ou envers personne (vision libertarienne, pour laquelle toute charité est affaire individuelle et ne doit pas être imposée par l’État). Dans la justification de ces différentes positions, intervient, de manière plus ou moins explicite, la question de mérite ou de responsabilité des individus et des sociétés par rapport à leur situation économique. Le point de vue égalitariste cosmopolitique tend à attribuer les écarts de développement au hasard ou à des injustices commises par les nations riches, dans leur enrichissement, aux dépens des sociétés moins nanties. La perspective nationale avance que chaque communauté politique est responsable de veiller à son propre développement collectif dans un effort consenti de génération en génération. Le libertarisme met l’accent sur l’autonomie et la responsabilité individuelle.

Les réponses à la question du contrôle de l’accès au territoire se déclinent de manière analogue, entre une approche d’ouverture cosmopolitique invoquant la liberté de circulation, un point de vue national ou étatique défendant des contrôles restrictifs au nom des droits d’autodétermination et d’association, et la philosophie libertarienne d’inspiration nozickienne dont les déductions, partant de la prémisse de la propriété privée, ne permettent pas de trancher péremptoirement la question.

La discussion de la question du contrôle de l’accès au territoire et au membership nationaux met particulièrement en relief le défi posé par l’immigration de masse à l’idée de la nation, notamment dans le cadre d’une démocratie libérale. Les principes libéraux postulent en effet un universalisme qu’il est à première vue axiomatiquement antinomique de limiter au groupe des nationaux ou des citoyens, car, si la discrimination en fonction de l’origine est interdite au sein d’un État, pourquoi serait-elle légitime pour exclure les étrangers ? Dans le cadre d’une démocratie libérale, les arguments pour l’ouverture à l’immigration jouissent donc d’une plus grande cohérence interne avec les principes universels libéraux que ce n’est le cas avec les arguments de contrôle.

Si l’on peut réconcilier le libéralisme politique des démocraties occidentales et les contrôles migratoires restrictifs, alors c’est avec un libéralisme conçu comme un système de justice qui entre en jeu après la formation de la communauté politique, et dont les principes d’égalité et de non-discrimination ne s’appliquent qu’aux membres en ce qui concerne une large gamme des droits (par exemple le droit au séjour permanent, le droit de vote, le droit au travail et à la protection sociale). Les raisons pour contrôler l’immigration n’auraient alors besoin d’être légitimes que pour les membres de la communauté et non pas pour toute l’humanité. Mais sur quelle base d’éthique politique internationale peut-on soustraire les communautés politiques à une éthique universelle et cosmopolitique ? Le seul principe qui semble suffisamment résister à la critique pour servir comme un tel fondement est le droit à l’autodétermination des peuples[27].

Si n’étaient tenus pour légitimes que les groupes constitués par adhésion volontaire, alors les groupes fondés sur des cultures nationales, qui se perpétuent principalement par socialisation des jeunes qui y naissent, n’auraient pas la légitimité requise pour invoquer le droit à l’autodétermination et exclure des immigrants potentiels. Mais si l’on acceptait l’hypothèse que l’appartenance par la naissance est incompatible avec les droits de la personne, ne faudrait-il pas aussi déclarer illégitime l’institution familiale, puisque les enfants ne choisissent pas leurs parents ni ces derniers leurs enfants ? De plus, le libéralisme politique peut-il simplement faire fi des intuitions morales que suscitent les sentiments d’appartenance nationale (Cole 2011 : 212) ? Il semblerait donc qu’à moins de devenir utopique le libéralisme doive composer avec le fait – biologique, psychologique et social – que les humains naissent et sont socialisés dans des familles et des groupes culturels (et, comme le soulignent Avishai Margalit et Joseph Raz [1990/2006], le caractère donné de l’appartenance par la naissance offre aux individus une sécurité qui peut avoir une valeur positive pour leur bien-être). L’élément volontaire et « contractuel » peut néanmoins être présent, dans un groupe fondé sur l’appartenance par la naissance, à travers les processus politiques démocratiques auxquels participent les membres adultes. Selon ce point de vue, le fait qu’un demos national soit constitué, et continuellement reconstitué, sans tenir compte du droit de tous les humains à la non-discrimination selon l’origine, n’invaliderait pas la légitimité de ce groupe ni son droit à l’autodétermination et donc à l’exclusion, si ce droit était exercé dans le cadre d’une démocratie libérale[28].

Pour autant, le fait de justifier le droit des communautés politiques à l’autodétermination n’évacue pas le problème des inégalités entre ces communautés sur le plan mondial. Mais en posant ce droit à l’autodétermination comme prémisse, les arguments en faveur du partage ne prendraient pas la forme d’obligations ou de droits universels, comme ce serait le cas dans une perspective cosmopolitique, mais se réfèreraient plutôt à la notion de charité, ou d’intérêt.

Les positions éthiques décrites dans cet article montrent que l’on peut argumenter rationnellement à partir de différents postulats et aboutir à des conclusions différentes sur la question du contrôle des migrations. Il semblerait que seul le processus décisionnel démocratique (élections, débats publics, voire référendums)[29] puisse dégager des politiques à partir de la multitude des points de vue moraux.