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Pourquoi des États latino-américains sont-ils activement engagés à faire la promotion de valeurs comme les droits de la personne et la démocratie libérale alors qu’ils sont eux-mêmes sujets à de fréquentes crises internes ? En termes très réalistes, comment ce type de politique peut-il aider l’intérêt national d’un État ? Selon Ana Margheritis, la politique étrangère de l’Argentine entre 1983 et 2007 représente un cas d’étude intéressant pour répondre à ces questions. L’auteure de Argentina’s Foreign Policy. Domestic Politics and Democracy Promotion in the Americas s’intéresse particulièrement aux actions symboliques dans l’analyse de la politique étrangère (apé) et des relations internationales (ri), en mettant l’accent sur la réputation et la construction de l’identité dans la définition de l’intérêt national de l’Argentine. L’argument principal de Margheritis est que la promotion de la démocratie et des droits de la personne dans les Amériques a été instrumentalisée par les différentes administrations argentines à des fins de politique interne. Ces actions symboliques ont particulièrement été utilisées par les présidents argentins en période de haute instabilité et de transition politique dans les années 1980, 1990 et 2000. Selon Margheritis, après la dictature militaire (1976-1983), qui a grandement marqué la mémoire collective argentine, la défense de la démocratie a incarné une position idéologique permettant aux responsables politiques de solidifier leur crédibilité et de gouverner dans des conjonctures difficiles. L’auteure analyse la position de l’Argentine entre 1983 et 2007 par rapport à Cuba, aux crises politiques en Amérique du Sud et à la situation en Haïti. La démonstration repose sur une trentaine d’entretiens réalisés auprès de hauts responsables politiques argentins afin d’expliquer la politique étrangère de l’Argentine pendant cette période.

Margheritis priorise une mise en contexte historique afin de comprendre ce mélange complexe de croyances, de valeurs et de symboles caractérisant la politique argentine. L’auteure rappelle que, depuis l’indépendance de l’Argentine, sa politique étrangère a été intimement liée aux différentes stratégies de développement économique du pays, de même qu’aux relations particulières entretenues avec les grandes puissances des 19e et 20e siècles que sont la Grande-Bretagne et les États-Unis. Margheritis rappelle que le succès du modèle agro-exportateur de l’Argentine entre 1880 et 1930 a notamment renforcé chez les élites politiques le désir d’une certaine visibilité dans les affaires internationales et d’un rôle de leader en Amérique latine. L’implication de l’Argentine en Amérique centrale dans les années 1980 s’est inscrite dans cette tendance. Néanmoins, la confrontation diplomatique avec les États-Unis et la défense de certains principes westphaliens, dont la non-intervention dans les affaires internes des autres États, ont longtemps caractérisé sa position dans les Amériques. Par contre, les nombreux changements dans les orientations de sa politique étrangère se sont souvent traduits en positions ambiguës, contribuant à consolider l’image faisant de l’Argentine un acteur imprévisible en relations internationales.

Par exemple, la position argentine sur l’état de la démocratie et du respect des droits de la personne à Cuba a longtemps oscillé entre le principe de non-ingérence et des demandes de libéralisation politique. Alors que le gouvernement Alfonsín (1983-1989) s’était abstenu de condamner Cuba auprès de la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies (devenue le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies en 2006), le président Carlos Saúl Menem (1989-1999) rompit avec son prédécesseur en critiquant ouvertement le régime de Fidel Castro. Comme ses prédécesseurs et ses successeurs, le président Menem a tenté de changer l’image de l’Argentine auprès de la communauté internationale. Ainsi, par cette nouvelle prise de position face à Cuba, le président Menem a voulu démontrer son allégeance inconditionnelle envers les États-Unis et les tendances mondiales de l’après-guerre froide (libéralisation économique, intégration régionale et démocratisation). À cet égard, l’implication politique, économique et militaire de l’Argentine en faveur de la consolidation de la paix et de la démocratie en Haïti au cours des années 1990 s’est inscrite aussi dans la stratégie du président Menem. Selon un ministre argentin interviewé par l’auteure, cette politique avait surtout des objectifs symboliques, car l’Argentine n’avait aucun intérêt économique dans ce pays. Or, depuis 2004, cette participation argentine s’est poursuivie, notamment auprès de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (minustah). Plusieurs interviewés ont indiqué à l’auteure que la principale motivation de l’Argentine justifiant sa présence en Haïti était plutôt la crainte d’être exclue de cette mission, dont une bonne partie du leadership est dorénavant assumée par le Brésil.

Pour conclure, Argentina’s Foreign Policy enrichit la réflexion dans deux champs de la science politique, soit l’apé et les ri. D’une part, l’auteure s’intéresse au cas d’une puissance moyenne du Sud. D’autre part, c’est la dimension politico-symbolique de la politique étrangère qui est au coeur de son analyse plutôt que les questions de sécurité militaire ou d’économie. Malgré les apports empiriques de l’auteure, sa contribution théorique s’avère bien mince. Elle prône l’éclectisme théorique, notamment par son utilisation de concepts issus du réalisme, du libéralisme et du constructivisme, mais la seule référence constructiviste de l’ouvrage est le fameux article d’Alexander Wendt (1992) d’où émerge l’idée que l’intérêt national d’un État est avant tout une construction sociale. Enfin, en conclusion de l’ouvrage, l’auteure compare soudainement la politique étrangère de l’Argentine à celle du Brésil. Peut-être une analyse comparée entre ces deux États voisins aurait-elle permis une meilleure compréhension du tandem intérêt national / identité nationale et, par conséquent, fourni une plus grande contribution théorique à la compréhension des actions symboliques en politique étrangère.