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Au début des années 2000, la formule de « la responsabilité de protéger » est apparue dans la littérature politico-juridique. Elle fut alors considérée comme une tentative de dépasser l’opposition entre les promoteurs de l’intervention humanitaire et les défenseurs du régime juridique établi par la Charte des Nations Unies. C’est la résolution 60/1 de l’Assemblée générale de l’onu, en ses paragraphes 138 et 139 datant de septembre 2005, qui consacre cet état de fait issu en partie de travaux réalisés par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (ciise) à l’initiative du Canada.

Cet ouvrage imposant analyse tout en nuances la généalogie du concept. Il montre également comment les acteurs extérieurs ont interprété différemment celui-ci ; les crises étant bien entendu les lieux de « confrontations » interprétatives et idéologiques, de vives controverses en droit international. Certes, la notion de responsabilité de protéger n’est pas « révolutionnaire » en soi, mais elle offre une nouvelle vision permettant de concilier plutôt que d’opposer souveraineté et intervention. Nabil Hajjami offre ici un ouvrage qui balaie toute la matière en posant une question fondamentale, celle de sa thèse, à savoir : l’émergence de cette responsabilité a-t-elle permis de mieux protéger les populations civiles ?

L’ouvrage est structuré en deux parties. Une première partie aborde les questions de définition avec ses ambiguïtés originelles, les malentendus persistants autour du champ d’application et du lien entre la responsabilité de protéger et l’interdiction du recours à la force. Il s’agit ensuite de rechercher la valeur ajoutée juridique du concept. Une seconde partie analyse l’applicabilité et les difficultés opérationnelles sachant les multiples controverses autour de cette responsabilité de protéger venant d’États qui, à titre individuel, vont y faire référence pour justifier leurs positions ou leurs actions. Relevons l’addendum en fin de volume autour de la crise en Syrie face à la question de la responsabilité de protéger, pour cet État. Dans tous les cas, il faut la distinguer du droit et du devoir d’ingérence chers à Bettati et à Kouchner. La responsabilité de protéger, signifiant « qui doit accepter et subir les conséquences de ses actes, en répondre », est prise ici dans un sens moral plus que juridique (concept « métajuridique »). Nous sommes ici très proches de la « sécurité humaine », avec son volet militaire et son volet économique et social.

Aujourd’hui, la responsabilité de protéger se retrouve dans maints rapports et discours, autant que dans l’analyse que nous faisons des crises libyenne, ivoirienne ou syrienne. Relevons l’analyse approfondie du débat thématique sur la responsabilité de protéger à l’Assemblée générale en juillet 2009 ; la démonstration sur la « redéfinition théorique de la souveraineté » dès lors qu’un État devrait être au premier chef responsable de sa propre population sur son territoire ; les chapitres autour de l’institutionnalisation du concept de responsabilité de protéger afin de faciliter « sa mise en oeuvre ».

Pour l’auteur, l’émergence de la responsabilité de protéger n’a pas, en tant que telle, formellement fait évoluer le droit international se rapportant à la protection des populations civiles et le rôle de l’onu comme titulaire d’une responsabilité dite « subsidiaire » de protéger – en cas de défaillance d’un État – n’a pas permis de développer la norme. Il n’existe pas de base juridique permettant au Conseil d’autoriser le déclenchement d’opérations coercitives destinées à assurer la protection des populations civiles ; nonobstant le fait que la Charte donne compétence pour autoriser des opérations de protection civile en cas de menace de génocide, ethnocide ou crimes de guerre (voir la Libye). Cependant, la responsabilité de protéger ne constitue pas une nouvelle base permettant d’autoriser l’usage de la force en dehors du cadre de la Charte de l’ONU.

Au-delà, l’auteur s’engage dans un second niveau de lecture s’approchant du « positivisme-critique » en empruntant des concepts provenant de la sociologie du droit et de la politologie. Ici, on peut dire que « la responsabilité de protéger » a pesé sur les débats nationaux, intergouvernementaux et onusiens. En amont, le concept a abouti à l’adoption de textes dont la portée juridique est bel et bien présente, tout en devenant un facteur politique majeur, sorte de facilitateur dans l’adoption de résolutions du Conseil de sécurité.

Il reste que le concept de « responsabilité de protéger » est fragile et qu’il peut ne jamais être mis en oeuvre ni même être visible officiellement dans des situations par trop délicates, diplomatiquement s’entend, l’exemple syrien étant particulièrement présent dans tous les esprits. D’aucuns ont même affirmé que la « responsabilité de protéger » était morte, considérant que le concept avait été détourné par les États en changeant les « objectifs » comme en Libye ou en Côte d’Ivoire avec, au final, un changement de régime. À l’inverse, la mise en évidence de la proposition de création de « points focaux » sur cette responsabilité qui seraient disséminés dans le monde entier permettrait de sensibiliser les États au sujet de leurs responsabilités, tout en surveillant les situations conflictuelles émergentes. Certains pays et le Parlement européen furent les « catalyseurs » de ce projet de politique préventive.

De toute évidence, aucun État ne conteste le bien-fondé du principe, mais les conditions concrètes d’opérationnalisation, les modes d’application doivent être clarifiés. Aussi, une initiative brésilienne datant de 2011 autour du concept de « protection responsable » a cherché à réduire les ambiguïtés du concept de responsabilité de protéger. L’existence de ces concepts « concurrents » et les critiques autour de la « protection responsable » venant de certains États n’ont pas simplifié les débats. Dans tous les cas, la responsabilité de protéger reste tributaire des intérêts des différents acteurs. Elle peut être instrumentalisée, contestée ou ignorée selon les crises, l’inconstance étant au rendez-vous.

Avec sa bibliographie imposante et un index des plus utiles, l’ouvrage a sa place dans les bibliothèques des politologues, des internationalistes, des juristes et des stratégistes. La thématique l’impose et elle le fera encore longtemps.