Corps de l’article

Introduction[1]

Les recherches critiques vis-à-vis des discours et des pratiques en matière de sécurité ont parcouru un long chemin depuis le lancement du projet visant à élaborer « une perspective volontairement critique au sein des études de sécurité » (Krause et Williams 1997 : vii)[2]. Émergeant dans les années 1980, accélérant et se diversifiant depuis les années 1990, un riche corpus de littérature s’est développé au sein de la discipline des Relations internationales et a apporté des contributions inestimables en termes de dénaturalisation des hypothèses considérées comme acquises, lesquelles sont à la base des prétentions de la sécurité traditionnelle et qui exposent la nature chargée de pouvoir des discours et des pratiques de sécurité. Aujourd’hui, les études critiques de sécurité se présentent comme un domaine de recherche fécond avec une grande « vitalité intellectuelle » (Peoples et Vaughan-Williams 2015).

En dépit de la prolifération et de la croissante popularité de ce champ d’études au sein de la discipline, nous voyons cependant, récemment, un nombre croissant de chercheurs qui remettent en question les acquis du projet d’études critiques de sécurité (Browning et McDonald 2011 ; McCormack 2009 ; Christie 2010 ; Nunes 2012 ; Hynek et Chandler 2013). Au centre de ces mécontentements exprimés se trouve l’idée que les discours critiques sur la sécurité sont de plus en plus devenus une nouvelle orthodoxie qui se fait la complice de la reproduction de rapports de pouvoir existants, et que le projet d’études critiques de sécurité a finalement échoué à articuler des solutions de rechange aux discours hégémoniques et aux pratiques de sécurité. Certains ont même été plus loin en déclarant la « mort » du projet d’études critiques de sécurité lui-même (Hynek et Chandler 2013).

Dans cet article, je prends comme mon point de départ ces nouveaux débats sur les rétrécissements rencontrés par les recherches critiques sur la sécurité et j’explique en détail les mécontentements exprimés par des chercheurs à propos de l’état actuel du sous-champ. Contre certaines critiques actuelles, j’affirme que le problème avec les études critiques de sécurité vient moins de la perte du programme émancipateur qui a donné au projet son élan initial que de l’idée que la recherche sur la sécurité devrait être le point de départ de l’analyse – qu’elle soit critique ou autre. Autrement dit, dans la mesure où la pensée critique prend la sécurité comme une valeur universelle et incontestée, et reste accrochée au projet de la discipline de sécuriser le sujet de la sécurité, il échoue dans son objectif de critique. Au lieu de cela, je crois que la pensée critique nécessite de prendre comme son orientation et son objectif la question du démantèlement de l’ensemble de l’architecture de sécurité en refusant les questions de sécurité/insécurité prises ensemble et en ouvrant un espace pour penser la politique au-delà d’une politique de sécurité.

Dans la première partie de l’article, j’examine les débats actuels sur l’impasse et les dilemmes auxquels sont confrontées les études critiques de sécurité. Tout en souscrivant au diagnostic partagé dans ces débats au sujet de l’échec des études critiques de sécurité, j’expliquerai plus tard pourquoi cette défaillance doit être lue différemment d’un simple échec des visions émancipatrices sur la sécurité. Je soutiens que le problème vient de la façon dont la pensée critique sur la sécurité devient complice de la reproduction de l’« Église de la sécurité[3] ». La deuxième partie traite de ce point par l’exégèse des tentatives d’envisager la sécurité passée et comment de tels efforts de recherche reproduisent la politique de la sécurité, même lorsqu’ils entreprennent de la réduire à rien. Dans la troisième partie, je propose le démantèlement de la sécurité comme un projet critique et j’explique en détail sa signification en examinant d’autres conceptions de la politique au-delà d’une politique de sécurité : la politique de « la personne-comme-manquante » (Edkins 2011) et la politique de l’apprentissage à vivre dangereusement (Evans et Reid 2014).

I ‒ La critique essoufflée ?

En réfléchissant aux années 1990, qui ont vu la montée en puissance du tournant critique des études de sécurité, Steve Smith (1999) a considéré ce développement comme un défi de taille aux débats classiques au sein de la discipline des Relations internationales. En problématisant le cadre étroit des études stratégiques et le caractère prioritaire donné à la menace ou à l’utilisation de la force militaire, il a soutenu que les recherches critiques avaient placé la « sécurité en insécurité » en dénaturalisant les réponses traditionnelles données aux questions de qui doit être en sécurité, vis-à-vis de quoi, par quels moyens et à quel effet.

La résistance acharnée[4] rencontrée dans un premier temps par les projets critiques sur la sécurité était peut-être un témoignage des défis qu’ils posaient et des façons dont ils perturbaient les récits homogènes des analyses classiques de la sécurité. Dans son panorama de la réception de la théorisation critique de la sécurité, Krause (1998) dresse la carte de la manière dont cette résistance se traduit en une série de pratiques de la discipline, qu’il étiquette succinctement comme cooptation, exclusion, diffamation et décret définitionnel.

Malgré ces antagonismes de chercheurs et la surveillance stricte des frontières disciplinaires, la recherche critique sur la sécurité s’est institutionnalisée au cours des trois dernières décennies. Elle s’est établie en tant qu’actrice à part entière dans le champ de la production de connaissances sur la sécurité. L’enquête de Buzan et Hansen (2009) sur le champ des études sur la sécurité en fournit amplement la preuve. Divisant l’institutionnalisation en quatre éléments (création de structures organisationnelles qui appuient la recherche, augmentation du financement fourni par des fondations et des gouvernements, large diffusion des connaissances par les publications et émergence de réseaux de recherche activés par la légitimation de cette forme particulière de la connaissance), Buzan et Hansen prouvent le nombre rapidement croissant de projets et de conférences, de possibilités de financement, de publications dans des revues, et le nombre croissant d’étudiants de troisième cycle et de contrats postdoctoraux liées aux recherches critiques sur la sécurité (ibid : 221-224). En plus de s’institutionnaliser, les études critiques de sécurité sont devenues un domaine de recherche dynamique qui a donné naissance à des sous-champs distincts tels que les études de sécurité féministes (Sjoberg 2010 ; Wibben 2011) et les études critiques du terrorisme (Jackson 2007 ; Jackson, Smyth et Gunning 2009). Le nombre croissant de manuels introductifs au « domaine florissant des études sur la sécurité » (Peoples et Vaughan-Williams 2015 : 1) témoigne du fait que, beaucoup plus que d’être « un engouement passager » (Krause et Williams 1997 : vii), le tournant critique s’est maintenant fermement positionné au sein de la discipline des Relations internationales.

Cependant, en dépit de son pouvoir d’entraînement dans la discipline, un nombre croissant de chercheurs ont récemment commencé à s’interroger sur les résultats du projet d’études critiques de la sécurité et à poser la question de savoir « si nous avons vraiment besoin d’une approche critique de la sécurité » (Browning et McDonald 2011). Les études féministes de sécurité, par exemple, sont de plus en plus examinées de très près pour avoir produit leur propre dynamique d’exclusion, avoir reproduit des hiérarchies de pouvoir et, par conséquent, n’avoir pas su se montrer à la hauteur de leur potentiel critique (Sylvester 2010 ; Parashar 2013). Allant plus loin, d’autres universitaires déclarent de manière provocante que le qualificatif « critique » doit être abandonné en ce qui concerne les études sur la sécurité (Hynek et Chandler 2013). Alors, où cela a-t-il mal tourné ? La critique s’est-elle essoufflée ?

Le diagnostic partagé exprimé par les mécontents à propos de la situation actuelle du champ est que la pensée critique a perdu son objectif émancipateur. Selon Browning et McDonald (2011), les études critiques de sécurité peuvent être définies de façon générale par trois préoccupations et thèmes centraux : la critique des approches traditionnelles de la sécurité ; l’attention à la politique et aux relations de pouvoir qui régissent les discours et les pratiques en matière de sécurité ; la question du contenu d’une politique progressiste en matière de sécurité. Faisant une lecture attentive des écoles galloise et de Copenhague, Browning et McDonald soutiennent que les études critiques de sécurité ont finalement échoué par rapport aux deux dernières préoccupations, lesquelles définissent en dernier ressort l’agenda (c’est-à-dire par rapport à la politique et à l’éthique de la sécurité). Ils proposent deux façons de sortir de cette impasse. D’une part, les approches critiques de la sécurité doivent aller au-delà des images occidentalo-centrées de la sécurité et s’intéresser à des contextes culturels, sociaux et historiques différents. D’autre part, elles doivent « aller au-delà de la critique pour exprimer clairement une vision de la façon dont la sécurité peut être comprise et reformulée » (ibid. : 237). Pour tenter de compenser cet échec, par exemple, Nunes plaide pour une version révisée de la sécurité comme émancipation. Il suggère que la recherche critique a besoin d’« ouvrir la voie à la reconstruction de la sécurité suivant des lignes plus ouvertes, inclusives et démocratiques » (2012 : 351).

Contrairement à ces observations, le verdict final de Hynek et Chandler (2013) sur les études critiques de sécurité est plus sévère. Dans leur déclaration provocatrice, ils expriment leur accord avec la thèse que les études critiques de sécurité ont échoué. La principale raison de cette situation est la perte de l’impulsion émancipatrice, qui était la caractéristique déterminante de l’agenda de recherche pendant les premières années du projet. Bien qu’ils soient d’accord avec le diagnostic global que les études critiques de sécurité ont perdu de leur souffle, Hynek et Chandler (2013) tirent une conclusion différente de cette observation. Plutôt que d’essayer de compenser cet échec, ils suggèrent que « cela fait très peu de sens de maintenir l’adjectif “critique” aux études sur la sécurité » (ibid. : 47). Manquant d’un objectif émancipateur, ils soutiennent que la critique est devenue anticritique et qu’il est donc temps de déclarer le décès des études critiques de sécurité (ibid. : 56).

Tout en étant d’accord avec le diagnostic que les études critiques de sécurité sont à bout de souffle, je veux suggérer que le problème n’est pas le manque de solutions de rechange émancipatrices. Il découle de l’engagement durable de la pensée critique à la sécurisation de la sécurité plutôt que ‒ ce que Smith (1999) avait suggéré ‒ de la rendre moins sûre. Une large part de la critique fonctionne comme une réaffirmation de fait. En s’en tenant à la promesse de la sécurité, la pensée critique devient une forme de questionnement qui protège et renforce le projet d’études de la sécurité. Si la critique exige d’être radicale et si être radical suppose de « saisir les choses par la racine » (Marx 1978b : 60), dans la mesure où les écrits critiques sur la sécurité ne déracinent pas la sécurité de son terrain sécurisé, ils échouent dans leur objectif critique.

Pour étayer cet argument, dans la prochaine section, j’explique en détail comment les mécontentements à propos de la sécurité ont amené les chercheurs à envisager la possibilité de penser au-delà de la sécurité. À travers une exégèse de ces tentatives de « déplacer », d’aller « au-delà » ou « hors de » la sécurité, je discute de la façon dont les critiques défient les compréhensions prédominantes de la sécurité, mais ne donnent pas suite à leur promesse. Par conséquent, ils assurent la sécurité de la sécurité, en la reproduisant comme l’horizon de la pensée et de l’action politiques, même lorsqu’ils ont explicitement énoncé leur défi à l’hégémonie de la politique de sécurité.

II ‒ La sécurité, c’est fini ?

En dépit de la diversité de leurs positionnements épistémologiques et ontologiques, il est néanmoins possible de signaler certaines préoccupations partagées et les thèmes communs qui lient ensemble les approches critiques de sécurité[5]. Un de ces amorçages fonctionnant grâce aux analyses critiques est le défi posé à une littérature sur la sécurité anhistorique, étatiste et instrumentaliste qui avait longtemps été le trait caractéristique de la production de la connaissance académique sur la sécurité. Plutôt que de commencer par des hypothèses a priori à propos d’un monde objectif qui attend d’être rendu plus sûr, les études critiques s’intéressent aux relations de pouvoir qui structurent la production d’insécurités. Comme la vue d’ensemble ci-dessous le montre, les études critiques sur la sécurité révèlent les processus, situés historiquement, socialement et culturellement, qui animent le désir de sécuriser des nations, des États et entités. Tandis que les analyses classiques de sécurité conçoivent les menaces comme découlant de capacités matérielles des États souverains situés dans un système anarchique dans lequel ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, les approches critiques indiquent que les menaces et les intentions ne sont pas données objectivement, mais socialement construites ; qu’elles impliquent l’histoire, la culture et les relations de pouvoir qui ne peuvent pas être pris en compte dans les analyses réductionnistes qui limitent ces dernières dans une matrice de capacités militaires objectives. Certains chercheurs critiques enquêtent sur la façon dont les systèmes de signification et les structures normatives restreignent ou régulent les pratiques de sécurité collective ou transforment la conduite de la guerre. Allant à l’encontre des explications stato-centrées et stratégiques de la guerre, d’autres se concentrent sur le rôle de la violence politique dans la construction de l’imaginaire géopolitique et la production de l’identité collective. Tandis que les processus de construction de menaces par la mobilisation institutionnelle se trouvent au centre de certaines explications critiques, d’autres situent la politique de la sécurité dans le contexte de l’héritage colonial et des confrontations postcoloniales, des relations de pouvoir patriarcales et des inégalités structurellement fixées.

Dans son ouvrage Critical Approaches to International Security, Karen Fierke (2007) suggère que ces tentatives diverses et, dans une certaine mesure, disparates sont unies par leur préoccupation commune de dévoiler la nature « politique » de la sécurité. Selon Fierke, ce qui fait la distinction des approches critiques est l’accent qu’elles mettent sur la relation entre la sécurité et la politique. Les études critiques soulignent le fait que « les processus par lesquels la sécurité est définie, par lesquels les menaces deviennent des menaces de sécurité et par lesquels des individus, des États ou d’autres groupes deviennent des thèmes de la sécurité sont de nature essentiellement politiques » (ibid. : 4). La sécurité et la politique, comme Fierke le note, sont mutuellement impliquées. Par conséquent, plutôt que d’être une condition objective, la sécurité apparaît comme le lieu de la contestation et des relations de pouvoir.

C’est précisément leur attention aux relations de pouvoir qui fournit aux recherches critiques sur la sécurité leur force distincte. « La critique de la sécurité », écrit Neocleous (2008 : 5) « fait partie intégrante d’une critique du pouvoir ». Alors que cette idée n’a pas empêché certains théoriciens critiques d’assimiler émancipation et sécurité (Booth 1991, 2007 ; Wyn Jones 1999), la conscience aiguë des relations de pouvoir contenue dans les prétentions à sécuriser, les ordres hiérarchiques, les formes de domination et les exclusions que la politique de sécurité soutient et reproduit ont entraîné d’autres chercheurs à questionner la « valeur de la sécurité » (Der Derian 1993). Allant à l’encontre de l’idée que la sécurité est une valeur universelle et conscients de la façon dont fonctionne la sécurité grâce à la production d’insécurité et de la reproduction des relations de pouvoir, ils ont tenté de déranger l’ordre de sécurité. Ce qui rend de telles analyses importantes est leur effort, non pas simplement d’élargir et d’approfondir les analyses de la sécurité au-delà de son objectif traditionnel et de ses frontières, mais de porter leur attention sur la possibilité de penser au-delà de la sécurité.

III ‒ Mécontentements « subalternes »

Un courant de pensée critique qui tente d’aller au-delà de la sécurité prend comme prémisses l’héritage historique de l’expérience coloniale et la façon dont la politique de sécurité reproduit les logiques hiérarchiques et d’exclusion de l’ordre postcolonial contemporain de l’insécurité (Ayoob 1983 ; Acharya 1997 ; Muppidi 1999). Les mécontentements « subalternes » découlent de la façon dont le « non-Occident » est présenté comme des objets de sécurité infantilisés, orientalisés et bestialisés : les barbares primitifs qui doivent être développés ou les sauvages non humains qui doivent être éliminés de façon à garantir la santé et la prospérité des « civilisés ». Ces démarches critiques exposent la nature impériale de projets supposément pacifique de la paix démocratique et de la sécurité (Barkawi et Laffey 1999). Elles mettent en évidence la manière dont les projets actuels de sécurité globale reflètent des pratiques et des discours coloniaux déployés au service d’ordres impériaux du passé (Duffield 2007). Elles précisent la façon dont des programmes ouvertement anti-impériaux, progressistes, pour assurer la sécurité « humaine » peuvent également finir par servir « “pour” l’Occident blanc et “pour” l’impérialisme » (Hobson 2007) en reproduisant la même vision raciste et eurocentriste du monde qui a, pendant des siècles, légitimé les missions civilisatrices.

La participation aux expériences des « damnés de la terre » met en évidence la nature peu ouverte sur le monde des revendications de la discipline qui prétend parler pour les autres sur ce que la sécurité signifie et en quoi elle consiste. Le caractère eurocentriste des études de sécurité conduit à une représentation systématiquement erronée du rôle du Sud global dans la constitution de la politique mondiale (Barkawi et Laffey 2006). Les théorisations de la sécurité réalistes, libérales, constructivistes et parfois même critiques participent toutes à la reproduction des hypothèses temporelles et spatiales qui privilégient l’Europe comme le site de l’action et de l’agence. Comme Barkawi et Laffey (ibid. : 332) l’écrivent, ces formes de théorisation « considèrent les faibles et les démunis comme marginaux ou comme des éléments dérivés de la politique mondiale, au mieux comme le site des bonnes intentions libérales ou, au pire, une source potentielle de menaces ».

Il est important de souligner que les perspectives « subalternes » sur la sécurité vont un peu plus loin que de simplement signaler un « angle mort » (Buzan et Hansen 2009 : 19) au coeur de l’agenda de la discipline. Contrairement à d’autres formes d’absences ‒ telles que les relations de genre ‒ d’études écrites sur la sécurité, l’absence du non-Occident des discours hégémoniques sur la sécurité ne peut pas être corrigée par la mise en vue de ce qui est jusqu’ici resté absent (Bilgin 2010). Il s’agit d’une absence, comme Bilgin (ibid. : 616) le note avec justesse, qui provient de « l’absence historique d’insécurités non occidentales [qui] est constitutive tant de la discipline que des sujets et objets de sécurité dans différentes parties du monde ». Autrement dit, les présupposés épistémiques de l’agenda de recherche sur la sécurité constituent un obstacle structurel à l’étude des insécurités des Autres. Le manque d’expériences non occidentales des discours dominants de la sécurité n’est pas un manque qui peut être compensé simplement en augmentant le nombre des objets de référence de la sécurité. C’est un manque profondément ancré dans les cadres d’analyse, qui reproduisent le lien puissance/connaissances incorporé dans la « volonté de puissance globale » de l’Occident (Hobson 2007 : 93) et sa volonté de façonner le monde d’après sa propre image.

Étant donné que la sécurité sécurise les hiérarchies enracinées et reproduit le regard colonial, que les insécurités des autres ne peuvent qu’être exclues de ce discours particulier, n’est-il pas temps de renverser le projet de sécurité ? Remarquablement, les mécontentements « subalternes » ne donnent pas lieu au rejet de la promesse de la sécurité comme « mythologie blanche » (Young 2004). Bien qu’ils soulignent le caractère raciste des discours et des pratiques en matière de sécurité, les préjugés eurocentristes animant le projet de sécurité et l’aspect profondément impérial du discours sur le sens de la sécurité de/pour d’autres, les critiques « subalternes » tiennent encore à la sécurité. Par exemple, Acharya (2000) suggère que la tâche politique devrait être de « (dé)placer la sécurité ». Pourtant, ce projet politique s’avère être non pas un projet de vraiment déplacer la sécurité, mais un projet pour la rendre « véritablement universelle » (Acharya 2000 : 18) et d’obtenir une sécurité plus réelle (Acharya 2001). En laissant intact le mythe de la sécurité, les voix « subalternes » affirment en effet ce qu’elles ont essayé de nier. Un questionnement plus radical qui aurait pour but de renverser la logique de sécurité est suspendu par les appels à une « évaluation réaliste des insécurités subalternes » (Ayoob 1997). Un décentrage complet du projet de sécurité est préempté par des visions critiques qui tentent d’incorporer le non-Occident « comme des sujets et non de simples objets de sécurité » (Bilgin 2010 : 620). En bref, les sujets changent, mais la langue qu’ils parlent – la sécurité – demeure intacte.

Un exemple plus récent et plus éclairant de cette réinscription paradoxale de la sécurité par les critiques « subalternes » est fourni par des projets visant à élaborer un paradigme critique de la sécurité humaine (Shani et al. 2007 ; Aganthangelou et Ling 2004). L’objectif central du projet est d’examiner comment le concept de la sécurité humaine « peut être “protégé” des discours hégémoniques de la sécurisation et du néolibéralisme » (Shani et al. 2007 : 13). Les contributeurs du projet examinent diverses conceptions de la sécurité humaine en relation avec le monde non occidental et tentent de développer une perspective critique et globale sur le concept de sécurité humaine qui serait attentif à la façon dont elle se perd dans les relations de pouvoir. Ils dressent un tableau saisissant de la façon dont fonctionne la sécurité humaine en vue de reproduire les relations capitalistes de pouvoir et d’exploitation, les hiérarchies de genre et les formes de domination biopolitiques. Bien que craignant les incidences néocoloniales de la sécurité humaine et la façon dont elle a été exprimée dans les projets libéral et étatiste, ces chercheurs en concluent néanmoins qu’elle ne peut pas et ne doit pas être abandonnée (Shani et al. 2007). Une réinscription similaire de la sécurité par les critiques subalternes peut être trouvée dans la critique de la communautarisation de la sécurité (Bilgin 2015). Plaidant contre la limitation du champ d’application de la sécurité à la communauté de chacun, elle suggère de choisir une sécurité cosmopolite, dans sa forme modifiée certes – c’est-à-dire de manière à être attentive à la critique postcoloniale du cosmopolitisme.

Ces efforts « critiques » posent la question de savoir pourquoi la pensée et l’action doivent être confinées à la sécurité dans la lutte contre la violence. Si la sécurité elle-même entraîne la violence, pourquoi limiter la pensée sur la violence au cadre de la sécurité ? Pourquoi la violence devrait être simplement réduite à quelque chose contre lequel il faut de la sécurité ? Une telle conception de la violence ne contribue-t-elle pas à la justification du concept libéral qui sépare l’idée de violence de l’idée de politique tout en en faisant une partie intégrante de la formation politique (Žižek 2008) ?

IV ‒ Recadrer « la politique »

Que la sécurité ne soit pas simplement un projet politique mais une méthode politique (Dillon 1996) est un aspect crucial exploré par un grand nombre d’universitaires critiques. Plutôt que d’être une condition objective qui doit être abordée et solutionnée grâce à l’action de l’État afin de protéger ses sujets, la sécurité se révèle être une forme d’assujettissement politique, « une technologie politique transversale » (Bigo 2002 : 65). Comme ces études le révèlent, la production des insécurités constitue la condition de possibilité de la promesse de sécurité (Weldes et al. 1999). Les discours de sécurité sont construits à travers des discours de danger. Ils propagent une connexion puissance/connaissance qui désigne quelles vies méritent d’être vécues et quelles sont celles auxquelles il faut mettre fin en toute impunité (Edkins et Pin-Fat 2004). Utilisant la menace et la différence de l’Autre comme fondement de l’unité et de l’identité du corps politique, la politique de sécurité subjugue l’action et les perspectives politiques.

S’appuyant sur ces connaissances, certains chercheurs critiques ont tenté de formuler une autre subjectivité éthique et politique qui permettrait de contester l’ordre sécuritaire. Par exemple, faisant valoir que la sécurité est une technologie politique de domination qui fonctionne par des stratégies totalisantes et individualisantes, Burke (2007) plaide pour une « politique au-delà de la sécurité ». De façon similaire, Aradau (2008) propose une « politique en dehors de la sécurité ». Voyant la sécurité comme un moyen politique, comme une forme de domination, elle plaide pour la nécessité de suspendre la logique de sécurité de l’exclusion et de démolir la clôture que la sécurité instaure. Par conséquent, elle présente « la défabrication de la sécurité » (ibid. : 9) comme une tâche politique.

Comme c’est le cas avec les mécontentements « subalternes », cependant, l’importante observation que la sécurité est en soi une forme de pouvoir et une technologie de domination finit non pas par la négation mais par l’acceptation ‒ quoique dans une forme qualifiée ‒ de la sécurité comme l’objectif auquel la politique aspire et la base à partir de laquelle la politique est à construire. La critique de la sécurité comme forme de pouvoir se conclut avec la sécurisation de la sécurité comme valeur transcendantale. Tout en plaidant pour une politique au-delà de la sécurité, la conclusion finale de Burke est d’embrasser un « cosmopolitisme sécuritaire » (Burke 2007, 2013). En dépit de la possibilité qu’il soit récupéré par des projets étatistes ou qu’il glisse vers un dogmatisme intellectuel et pratique, il met néanmoins en équation la sécurité avec le projet d’émancipation entretenu par les idéaux cosmopolites. Bien qu’il appelle à démêler « la forme et la structure de l’être que la sécurité sécurise », il conclut par un appel à rendre possible la « sécurité après la sécurité » (Burke 2007 : 17-19). En fondant son analyse sur l’idée que la sécurité est une forme de « politique perverse » (Aradau 2004) et en affirmant la nécessité de la remplacer par d’autres formes de subjectivité politique, Aradau, comme Burke, finit également par renforcer la sécurité. En dépit de la recherche d’une solution de rechange « politique insurrectionnelle » (Aradau 2008 : 192), elle reformule simplement la question et se demande si « la sécurité [peut] être pensée différemment, reconçue de manière à comporter d’autres formes de subjectivité » (ibid. : 8). Elle s’abstient d’une rupture radicale avec la valeur de la sécurité dans la pensée et l’action et exprime des craintes d’être « prise dans un état permanent d’indécision » (ibid. : 78) si une telle rupture politique radicale a lieu. Ne pourrait-on pas prétendre que de telles craintes reflètent celles qui se rapportent à l’objet de la sécurité de la modernité dans sa recherche d’un terrain sûr (Campbell et Dillon 1993 ; Dillon 1996) ? Pourquoi devrions-nous encore inclure la sécurité tandis que nous contestons radicalement sa logique d’exclusion ?

Ce que nous rencontrons dans les tentatives « critiques » de rompre avec l’ordre de sécurité est un étonnant paradoxe. Bien que les chercheurs critiques à l’égard de la sécurité soulignent la manière dont elle conduit à des exclusions, enracine les hiérarchies existantes, reproduit les relations de pouvoir, ils ont néanmoins réinscrit la sécurité comme la fondation pour la pensée et l’action politiques. Malgré le mécontentement profond, les engagements « critiques » ont fini par sécuriser la sécurité, même dans et par des tentatives qui expriment ouvertement le désir de « défaire » la politique globale de sécurité. Les appels pour une rupture radicale avec la politique de sécurité se sont avérés non pas une pensée d’une politique au-delà de la sécurité, mais une pensée en quête de sécurité dans une voie éthiquement responsable et politiquement correcte. On accorde une licence de problématiser la sécurité simultanément avec un rappel de la nécessité de ne jamais céder sur la promesse de sécurité. Prenant la sécurité comme un point de départ indispensable, axiomatique, incontournable pour la réflexion sur la nature de la vie politique, les recherches critiques prennent part à la reproduction de l’empire de la sécurité. De cette façon, la pensée critique se transforme en « une critique positive » (Mowitt 1992 : 43) ; une forme de questionnement qui renforce un peu plus la politique de sécurité.

V ‒ Démanteler la sécurité

Les interrogations actuelles rencontrées par les études critiques de sécurité n’émanent pas seulement d’une critique qui s’essouffle ; ses racines sont beaucoup plus profondes. Le problème est que les positionnements critiques vis-à-vis de la sécurité au sein de la discipline des Relations internationales ne contestent pas les limites de ce qui est présenté comme raisonnable de penser par les pratiques et les discours dominants. Les études critiques de sécurité s’accrochent à la promesse de sécurité et, dans le même temps, elles posent comme problématiques les conceptions hégémoniques des objets et des thèmes de la sécurité. À leur tour, lorsque ses critiques déclarent la mort du projet de critique de la sécurité, elles continuent d’affirmer que la critique reste dans les limites fixées par la politique de sécurité. Elles trouvent les études critiques de sécurité problématiques parce cela n’a pas abouti à de meilleures façons de faire de la sécurité. Ce que les chercheurs des deux côtés du débat ne discutent pas est l’idée selon laquelle la sécurité est un bien supérieur, une valeur universelle que tous les êtres humains recherchent naturellement. En dépit de leurs divergences, tous tiennent pour acquis que la sécurité prescrit et proscrit la limite à la subjectivité politique et l’action politique. Selon la formule de Walter Benjamin (2007 : 257), « brosse[r] l’histoire à rebrousse-poil » est ce qui donne à la pensée critique son pouvoir. La critique enquête à propos de, et remet en cause ce qui est présenté comme indiscutable dans une situation donnée. C’est précisément ce que les recherches critiques sur la sécurité dans la discipline ne font pas. En prenant la sécurité comme point de départ, elles restent dans les limites autorisées de la discussion sur ce sujet plutôt que de changer les termes du débat.

Marx (1978a : 13) définit la démarche critique comme « critique impitoyable [qui] ne craint ni ses propres conséquences ni le conflit avec les puissances existantes[6] ». En suivant Marx, la tâche qui attend la pensée critique dans les Relations internationales est de démanteler la sécurité (Çalkivik 2010). Les engagements critiques ont besoin de se réorienter vers une critique totale de l’ordre basé sur la sécurité, considéré comme une valeur sacrée. Au lieu de chercher à amender les discours et les pratiques de la sécurité, démanteler la sécurité comme projet critique prend pour tâche l’effort de réécrire les Relations internationales en refusant complètement les questions de sécurité. Il enquête au sein des imaginaires politiques alternatifs qui renversent la conception dominante de la politique comme un projet de gestion des insécurités.

Quelques chercheurs ont déjà mis en évidence la nécessité pour la pensée critique de circonscrire les limites de la sécurité, en faisant mouvement vers un programme alternatif à explorer. Darby (2006), par exemple, suggère que l’insécurité a généralement été appréhendée dans une seule direction, menant à un appel à assurer une plus grande sécurité aux personnes et aux États, tout en présentant l’insécurité comme un problème à surmonter. Par conséquent, il suggère que les discussions au sein de la discipline ne prennent pas en compte l’idée que « non seulement l’acceptation d’une certaine insécurité est une condition de sécurité en soi, mais que l’insécurité peut être une opportunité autant qu’un handicap » (Darby 2006 : 465). Faisant écho à Darby, d’autres ont noté que le désir de sécurité parfaite lui-même pourrait être trompeur et hors de propos. Fierke (2007 : 465), par exemple, affirme qu’« on met trop l’accent, en théorie et en pratique, sur la suppression de l’insécurité de la vie politique, comme si c’était possible ». L’examen de la politique étrangère des États-Unis après-11-Septembre par Zehfuss (2003) fait écho à ces analyses. Il souligne le caractère inévitable de l’insécurité qui est le trait caractéristique de toute identité. Le démantèlement de la sécurité prend comme prémisses ces observations sur les contradictions internes et les incohérences entourant la politique de sécurité. Plutôt que d’utiliser le cadrage hégémonique de la politique comme politique de sécurité, le démantèlement de la sécurité appelle à abandonner la sécurité comme base pour la pensée et l’action politiques. Cela demande de faire des recherches dans les imaginaires politiques alternatifs au-delà des limites de la sécurité.

La signification du démantèlement de la sécurité peut être conceptualisée de différentes manières parce que la politique au-delà de la politique de sécurité peut prendre de multiples sens. En allant au-delà d’un soi en sécurité, décortiquer la question de la sécurité est un des moyens de formuler la politique au-delà de la politique de sécurité (Çalkivik 2010). Une telle démarche implique de problématiser le sujet souverain de la sécurité, qui est l’ultime base sur laquelle le projet de modernité de la sécurité repose (Campbell et Dillon 1993 ; Dillon, 1996). Elle implique la déconstruction des narrations dominantes de « Inter-national » comme un monde anarchique d’Altérité en problématisant les engagements ontologiques vis-à-vis d’un soi souverain et autonome ainsi qu’en exposant l’interdépendance radicale constitutive de la subjectivité comme telle (Odysseos 2007). Reliant le désir de sécurité au désir d’un sujet cohérent, souverain et pleinement présent, Jenny Edkins (2011), par exemple, conceptualise une politique au-delà de la politique de sécurité fondée sur une autre figure de la personnalité : la notion de la personne-comme-manquante ou la personne-en-tant-que-telle. Elle développe cette conception en examinant les cas de personnes qui ont disparu au cours des attaques du 11 septembre 2001, sous la dictature militaire en Argentine, dans les camps d’extermination nazis et dans les attentats terroristes à Londres en 2005. Elle décrit la façon dont la politique conçue comme la politique de sécurité « manque la personne » en effaçant son caractère unique et en la réduisant à un chiffre. En revanche, elle appelle à une « politique fondée sur le respect pour le “qui”, et non pour le “quoi”, une politique non fondée sur la catégorisation, la détermination et la quête de certitude » (ibid. : 193). C’est une politique de la personne-en-tant-que-telle ‒ une politique centrée sur les besoins spécifiques, le particulier, l’originalité et le caractère irremplaçable de chaque individu (ibid. : 7). La personne-en-tant-que-telle n’est pas l’objet du droit ; elle n’est pas un sujet qui peut être saisi, catégorisé, énuméré. C’est une figure de la subjectivité politique qui perturbe le sujet de la sécurité. Une politique fondée sur la personne-comme-manquante « échappe aux exclusions et aux objectifications qu’une politique de sécurité produit et renforce » (Edkins 2012). La personne disparue ou la personne-en-tant-que-telle perturbe l’ordre de la sécurité[7].

Une autre façon de démanteler la sécurité consiste à étudier les voies par lesquelles l’insécurité peut être « activée » (Darby 2006) et agir comme une puissante condition d’existence, qui permet de construire de nouveaux mondes possibles. Une telle formulation de la politique au-delà de la politique de sécurité est fournie par des chercheurs qui débattent de la question de la mort et de l’extinction des espèces (Reid 2014 ; Evans et Reid 2014). Affirmant que « la vie est bien plus qu’une survie durable », Evans et Reid (ibid.) notent à juste titre que la modification de l’état actuel des choses signifie la mort de ce qui existe, de manière à faire place à ce qui est à venir. Comme ils l’expliquent, « nous ne pouvons même pas imaginer des mondes différents si nous ne pouvons accepter la mort et la disparition de celui qui existe » (ibid. : 170). Reid (2014) explique une telle politique par une mise en contexte par rapport à deux questions interdépendantes (le changement climatique et les migrations) en haut de l’agenda politique mondial, perçus comme étant des menaces majeures pour la stabilité politique et la sécurité. L’étude met en évidence la manière dont les peurs de migrations induites par le changement climatique encouragent et contribuent à la mise en oeuvre de méthodes de contrôle de la population, y compris la stérilisation des pauvres illettrés (ibid.). En fin de compte, ce qui guide ces régimes de sécurité dans la gestion des migrations est la « peur de la rupture qui s’annonce dans la nouveauté », la peur que le migrant signale la fin de l’actuelle constitution de la société (ibid. : 204). Au lieu de cela, Reid développe « un autre imaginaire politique à travers lequel articuler la possibilité d’accueillir le changement climatique et les migrations, ce qui conduit à des processus de passage vers des mondes nouveaux et des formes de vie au-delà de ceux que nous avons connus jusqu’à présent » (ibid. : 205).

Bien que n’étant pas exhaustif, ce bref détour par les conceptions de la politique au-delà de la politique de sécurité signale le terrain fertile et prometteur qui s’ouvre par le démantèlement de la sécurité. Il s’agit d’un programme qui attend urgemment d’être exploré par des recherches critiques, lesquelles, jusqu’à présent, ont seulement reproduit les termes du discours de la discipline.

Le bref détour par les conceptions de la politique au-delà de la politique de sécurité ‒ politique de la personne comme manquante (Edkins 2011) et politique de la survie à la mort de l’autre (Evans et Reid 2014) ‒ signale le terrain fertile et prometteur qui s’ouvre par le démantèlement de la sécurité. Comme ces discussions le révèlent, la politique au-delà de la politique de sécurité en est une qui refuse que les limites de l’insécurité agissent comme la limite de notre imaginaire politique. Démanteler la sécurité ouvre l’espace pour une pensée politique qui reconnaît – admet – le fait que nous ne pouvons jamais être en complète sécurité. Cela soulève la question de la façon de conceptualiser la politique si nous prenons l’hypothèse de l’insécurité inévitable comme précisément l’endroit où la politique commence plutôt que là où elle se termine. Cela pose la question de ce que signifierait réécrire les Relations internationales si la politique de sécurité est considérée comme le problème à résoudre plutôt que comme la solution. Il s’agit d’un programme qui attend urgemment d’être exploré par la recherche critique, laquelle a jusqu’à présent seulement reproduit les termes du discours dominant de la discipline.

Conclusion

Presque trois décennies après avoir trouvé son chemin dans les débats de la discipline, l’approche critique de la sécurité semble être à un tournant critique. Bien qu’adoptée par un nombre croissant de chercheurs et intégrée institutionnellement dans le champ des Relations internationales, récemment, elle est devenue de plus en plus la cible des mécontents de son état actuel. Quelle est la prochaine étape pour l’approche critique de sécurité ? Devrait-il y avoir une prochaine étape pour elle ? Ou mérite-t-elle d’être placée sur son lit de mort comme suggéré par certains spécialistes travaillant dans ce domaine ?

Commençant par une vue d’ensemble des insatisfactions exprimées, j’ai suggéré que le problème avec les études critiques de sécurité ne découle pas de la perte du programme émancipateur qui a donné son élan initial au projet. Plutôt, le questionnement actuel est uniquement l’expression d’une plus large et grave tension qui se dégage de l’engagement continu du projet critique en faveur de la sécurisation de l’objet de la sécurité. Cet engagement impose et renforce le discours hégémonique dans la discipline des Relations internationales, qui postule la sécurité comme une valeur incontestable, universelle. En reproduisant les hypothèses considérées comme acquises au sujet de la valeur de la sécurité, la pensée critique échoue dans son objectif de critique. Pour expliquer ce point, j’ai donné un aperçu des façons dont même les plus ardents détracteurs de la sécurité, qui font ressortir la nécessité d’échapper à la question de la sécurité, continuent de reproduire l’hégémonie de la sécurité.

Plutôt que d’écrire sur et pour la sécurité, j’estime que la tâche de la pensée critique est de démanteler l’ensemble de l’architecture de sécurité. Si la critique conserve tout son sens, ce dont nous avons besoin est d’abandonner complètement la sécurité. Autrement dit, ce qui est exigé d’une pensée critique n’est pas de faire de la sécurité en mieux, mais de refuser complètement les questions de sécurité et d’ouvrir un espace pour penser la politique au-delà d’une politique de sécurité. Pour développer davantage dans le sens du démantèlement de la sécurité, dans la dernière partie de l’article, j’ai examiné d’autres conceptions de la politique à travers la figure de « la personne-comme-manquante » et la notion d’apprentissage à mourir comme une affirmation du potentiel de ce que la vie peut devenir au-delà de la simple survie.

L’appel à démanteler la sécurité développé dans cet article n’est pas destiné à rejeter les découvertes essentielles produites par les études critiques de sécurité. Pas plus qu’il ne nie la violence extensive et intensive relative à la vie politique globale contemporaine. Il suggère plutôt que la tâche de la pensée critique est la critique impitoyable de la doxa qui anime l’infinie passion de sécuriser, comme il désavoue l’insécurité et la violence qu’elle engendre. Les approches « critiques » de la sécurité doivent être menées jusqu’à leur conclusion logique par l’interrogation systématique au sujet de la question qui hante les débats, laquelle n’est jamais abordée de manière cohérente ni étudiée. Si, en tant que chercheurs, nous restons engagés dans un projet « critique », nous avons besoin de démanteler la sécurité plutôt que de reproduire son regard impérial.