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Le dialogue entre le Droit international (DI) et les Relations internationales (RI) constitue un défi en soi, en raison notamment de leur appartenance à des cultures[1] – ou « optiques » (Keohane 1997) – disciplinaires différentes. En effet, ces disciplines se sont développées à l’abri de prémisses épistémologiques et de méthodes dissemblables (Beck 1996 : 4), et elles posent des questions différentes : le « why is / how is ? » des RI, et le « what is / what ought to be » du DI (Young 1992 : 174). Afin de rendre leur dialogue possible, la solution à ce défi semble avoir été de limiter le DI à un simple fournisseur de matières premières – « a mere repository of empirical work for interdisciplinary projects » (Slaughter et al. 1998 : 379) –, analysées par la suite par les RI. Bien que l’association DI-RI se soit avérée jusqu’ici féconde, la façon dans laquelle elle a été construite limite ses possibilités de développement pour deux raisons. D’une part, elle ne permet pas de bénéficier des contributions du DI et d’autre part, elle s’appuie sur une conception obsolète du droit, statique et réduite à la norme écrite (Dunoff et Pollack 2013).

Cet article vise à démontrer que la reconsidération du rôle attribué au DI ouvre de nouvelles pistes de recherche interdisciplinaire. Cette reconsidération exige l’utilisation d’une conception du DI permettant de saisir le DI en mouvement. La définition du DI comme processus social donne la possibilité de considérer les phénomènes juridiques au-delà de la lettre de la norme écrite. Pour illustrer nos propositions, nous nous appuierons sur des cas d’application inconsistante de deux clauses démocratiques : la Charte démocratique interaméricaine, adoptée en 2001 par l’OÉA (Organisation des États Américains), et le Protocole d’Ushuaia, adopté par le Mercosur (Marché commun du Sud) en 1998.

Les clauses démocratiques sont des normes des organisations régionales qui demandent aux États membres de respecter un éventail de principes démocratiques, dont celui de la succession des gouvernements par voie démocratique. En cas de violation de ces principes, les clauses démocratiques prévoient la sanction de l’État infracteur. Toutefois, certaines entorses démocratiques sont tolérées. En effet, alors que la Charte interaméricaine a été mobilisée pour suspendre le Honduras après le coup d’État de 2009[2], la destitution irrégulière du président du Paraguay en 2012 n’a donné lieu à aucune réaction de l’OÉA[3]. Paradoxalement, pour ces mêmes évènements de 2012, le Mercosur – organisation régionale dont le Paraguay est aussi membre – a décidé de suspendre ce pays en alléguant une violation à sa clause démocratique. Nous constatons alors, avec d’autres auteurs (Levitt 2006 ; McCoy 2005 ; Cooper et Legler 2006 ; Arceneaux et Pion-Berlin 2007 ; Boniface 2007, entre autres), une inconsistance dans l’application des clauses démocratiques. Or, ni le DI ni les RI n’expliquent, individuellement, cette variation. Notre objectif est d’y parvenir par le « mariage » DI-RI. Pour ce faire, nous analyserons brièvement le rôle secondaire réservé au DI dans les recherches interdisciplinaires. Nous identifierons, par la suite, les contributions que le DI est susceptible d’apporter au dialogue DI-RI. Celles-ci nous permettront de construire notre problématique et de ressortir les contributions du DI. Nous procèderons enfin au mariage théorique DI-RI dans le but de proposer une explication du phénomène

I – Les ponts DI-RI : les défauts de construction

La relation entre le DI et les RI n’est pas récente. Au début du XXe siècle, les deux disciplines convergeaient – avec l’histoire et l’économie, entre autres – dans les premières réflexions sur les études internationales (Ashworth 2009 ; Riemens 2011)[4]. Pourtant, après la Seconde Guerre mondiale, chaque discipline s’est développée en se différentiant de l’autre. En Amérique du Nord, plus particulièrement, les RI se sont dissociées du DI par son impossibilité d’empêcher les guerres (Morgenthau 1967). Ainsi, aux yeux du « Réalisme », les normes internationales n’étaient qu’une dérivation de la puissance internationale[5]. De son côté, le DI a également cherché à se libérer de toute connotation morale ou politique, et il a été même proposé une « théorie pure du Droit » (Kelsen 1941). En conséquence, les observations et avancements de chaque discipline ont été faits indépendamment et ignorés par l’autre.

Pourtant, les deux disciplines s’occupaient de problèmes internationaux similaires, comme la guerre, la coopération, les institutions internationales, voire la gouvernance des affaires internationales. Certains auteurs ont ainsi commencé à encourager leur dialogue en affirmant que, si ces disciplines regardent « the same world outside their windows » (Slaughter et al. 1998 : 370) et qu’elles utilisent des fois des approches conciliables, elles devraient « at the least, hear each other » (Henkin 1979 : 6)[6].

Le dialogue interdisciplinaire DI-RI a aussi été favorisé par leur rapprochement ontologique, très particulièrement chez les RI. Comme Goldstein et al. (2000) l’ont constaté, les RI « move(d) to Law », d’abord avec la théorie des régimes et ensuite avec le constructivisme. La première théorie explique l’influence des principes, des normes et des procédures des institutions internationales dans le comportement des États, grâce à la réduction des coûts de transaction et des risques de défection, ainsi que grâce à la diffusion de l’information et la transparence que ces régimes entraînent (Krasner 1983)[7]. La deuxième théorie, avec une approche novatrice, a fourni aux RI une explication sur le comportement des États à travers le rôle constitutif des normes : ces dernières façonnent l’identité des acteurs internationaux et donc leurs intérêts (Wendt 1999). Le constructivisme a également exploré d’autres aspects de la vie normative internationale, comme celui de l’émergence de normes (Finnemore et Sikkink 1998). Ceux-ci ne sont que des exemples de la façon dont, pendant les années 80 et 90, l’étude des normes internationales a récupéré sa place au sein des RI (Biersteker et al. 2007 : 3-5) et a cimenté les bases pour un dialogue fructueux entre le DI et les RI.

Le rapprochement entre le DI et les sciences sociales a été moins marqué que celui qui s’est opéré entre les RI et le DI. Jusqu’à présent, les juristes ont profité des ponts bâtis par les RI pour analyser les problèmes internationaux, élaborer de nouveaux arguments, mieux désigner les institutions internationales ou expliquer certains aspects du fonctionnement du DI (Slaughter 2000)[8]. De toute évidence, le DI a joué, jusqu’à présent, le rôle plutôt passif d’objet d’étude des RI, ce qui a amené à qualifier les recherches DI-RI de « méthode du DI » (Slaughter et Ratner 1999) ou de « cadre d’analyse du DI » (Abbott 2005).

La construction de l’association DI-RI basée sur une conception statique et formaliste du DI restreint le « dialogue » car elle empêche la prise en compte des contributions spécifiques de l’une des deux disciplines.[9] Une association plus productive avec les RI exigerait de ne pas limiter le phénomène juridique à la lettre des normes, en tenant compte aussi des éléments de la « pratique réelle » du droit. La théorie du procès légal international (Chayes et al. 1968 ; O’Connell 1999 ; Koh 1997, entre autres) répond à cette exigence en reconceptualisant l’objet d’étude du DI en tant que processus social.[10] Bien évidemment, les normes restent l’élément central du DI, mais d’autres éléments composant les phénomènes juridiques sont pris en compte[11]. Un exemple de ces possibles contributions est le développement des problématiques qui présupposent le dynamisme du Droit, comme celles de son évolution, son interprétation et son application. Dans la section suivante nous identifions les possibles contributions que le DI peut faire au dialogue DI-RI.

II – Contributions du DI au « dialogue » RI-DI

La prise de conscience du rôle modeste attribué au DI dans le dialogue RI-DI a amené une nouvelle génération de juristes à mettre en valeur les contributions de cette discipline à la compréhension des phénomènes internationaux. La reconnaissance de la puissance et des intérêts des États, affirment ces juristes, ne peut pas entraîner la négation du caractère distinctif du DI. Dans les termes de Byers (1997 : 204-205) : « unlike other factors studied by political scientist, legal rules are not subject to change solely in response to fluctuations in the immediate interests of States ». Ce caractère distinctif du DI justifie la considération de ses théories concernant, par exemple, la conception même des normes internationales, les différents types d’obligations et la façon dont elles répercutent dans le comportement des États, ou encore la logique interprétative des normes. En d’autres termes, une considération plus juste du DI est d’autant plus bénéfique qu’elle permet, entre autres, l’identification de nouvelles perspectives d’analyse.

Cette remise en valeur du DI doit comprendre et la reconnaissance des fonctions du DI, qui peuvent compléter celles des RI (Abbott 1992 : 168), et la prise en compte de sa nature dynamique. En ce qui concerne le premier aspect, les juristes revendiquent les fonctions descriptive, causale-explicative, constitutive et prescriptive du DI. Ces fonctions ont des équivalences en RI qui permettent de cerner des espaces communs de dialogue. La fonction descriptive réfère au souci de bien circonscrire les phénomènes régulés par des normes, ce qui répercute dans l’efficacité régulatrice de celles-ci. Pensons, par exemple, à la qualification d’un conflit armé comme « interne » ou « international » et aux différentes normes qui sont en jeux ; à la portée des tarifs douaniers pour définir la légalité d’une intervention de l’État dans le commerce international ; ou encore à la définition des limites frontalières pour déterminer une violation territoriale. La description est compatible avec la conceptualisation dans les RI – c’est-à-dire la priorisation de certains éléments d’un phénomène pour explorer certaines relations (Goertz 2006) –, car les deux cherchent à donner une cohérence à un univers factuel. En ce sens, notre unité d’analyse – l’accession irrégulière au pouvoir – constitue un exemple de cette complémentarité du moment où ceux-ci sont définis tant par les règles constitutionnelles en jeu, que par les théories sur les différents types de coups d’État.

La fonction causale du DI (Slaughter et al. 1998) réfère à la limite des options d’action que les normes imposent aux acteurs. C’est le cas, par exemple, lorsqu’elles définissent des procédures à suivre, lorsqu’elles exigent leur justification, ou lorsqu’elles déterminent le contexte institutionnel de prise de décisions politiques. Les travaux sur compliance de Koh (1997), ainsi que ceux d’Abram et Antonia Chayes (1993), constituent des exemples de cette contribution du DI. Ce rôle causal est particulièrement explicite lors de processus d’interprétation et d’application de normes, ainsi que lors de la justification légale des actions internationales. Par ailleurs, le DI peut aussi jouer un rôle explicatif chaque fois que des éléments normatifs aident à comprendre certains évènements internationaux. Ces éléments peuvent être nationaux – comme l’analyse de Damrosch (1995) sur les dispositions constitutionnelles régulant le pouvoir décisionnel d’aller en guerre comme variable explicative de la théorie de la paix démocratique –, ou transnationaux – par exemple, le corps croissant de normes, souvent définies sans implication étatique, qui régulent le marché de certains produits financiers, la responsabilité sociale des entreprises, ou des normes environnementales, entre autres. Les deux fonctions précédentes sont compatibles avec l’objectif explicatif des RI. Ainsi, le rôle causal des normes analysé davantage par la International Legal ProcessTheory (Chayes et al. 1968) peut être combiné avec les analyses des RI sur le design rationnel des institutions internationales (Koremenos et al., 2001, où même les analyses constructivistes d’émergence des normes (Keck et Sikkink 1998). L’aspect argumentatif, pour sa part, semble singulièrement propice au dialogue entre théories critiques, comme celle du New Stream Legal Theory (Kennedy 1996 ; Koskenniemi 1989), et les variantes du constructivisme critique et du féminisme (Ashley 1987 ; Tickner 2001).

Finalement, le DI exerce les fonctions constitutive et prescriptive. La constitutive réfère à la création ou à la consolidation de certaines normes à travers la participation des acteurs dans le processus de persuasion et de justification normative de leurs actions. Le travail d’Abbott (1996) sur l’influence du partage des idées du libéralisme économique et politique dans la formation de régimes internationaux est un bon exemple de cette fonction[12]. Elle est compatible, bien évidemment, avec les explications constructivistes des RI : les idées influencent les raisons pour lesquelles les États exercent la puissance (Wendt 1999). La fonction prescriptive réfère aussi bien au dessin des normes et des institutions pour réaliser un objectif, qu’à leur amélioration (Abbott 1992). Ce type d’analyse équivaut aux exercices plus normatifs des RI promus par les théories critiques en RI.

Le deuxième aspect pour aboutir à un véritable dialogue DI-RI consiste à utiliser une notion du DI qui rende justice aux phénomènes juridiques, c’est- à-dire qui ne les limite pas aux normes écrites. En ce sens, concevoir le Droit comme un processus social, au lieu d’un simple ensemble de normes – tel que soutenu par le positivisme légal[13] –, élargit le champ d’études aux aspects de la « pratique réelle » du Droit, de même qu’aux autres sources de DI moins considérées dans les exercices interdisciplinaires DI-RI, comme la coutume internationale ou les normes impératives d’ius cogens. Cette reformulation du DI ne constitue pas seulement un virage vers les sciences sociales (Slaughter et al. 1998), mais un véritable défi à la conception positiviste du Droit.

Le DI compris comme un processus social présente deux variantes. Celle promue par TheNew Haven School (McDougal et Lasswell 1959) conçoit le DI comme un « process of authoritative decision making » (Koh 2007). Selon cette perspective, les décisions sont prises en vue de définir les valeurs de la société et l’orientation souhaitée par celle-ci, dans le but ultime du respect de la  « dignité humaine » (McDougal 1960)[14]. L’autre variante, l’International Legal Process (Chayes et al. 1968), vise à comprendre le fonctionnement du DI. Abram Chayes et al. (1968 : xiii-vx) ont élaboré cette approche pour démontrer que le DI affecte la vie internationale et qu’il n’est pas un simple reflet de la puissance. Ainsi, ils sont arrivés à la conclusion que si le DI ne dicte pas les actions, il peut cependant les contraindre, les organiser, et même forcer leur justification. Cette théorie définit le phénomène juridique comme un procès concernant des éléments normatifs – un ensemble de règles –, ainsi que des éléments propres à leur contexte d’application, composé par des circonstances sociales, économiques et politiques intervenant dans l’interprétation des normes (O’Connell 1999 : 335). L’application des normes, soutiennent ces auteurs, n’est pas une opération mécanique. Au contraire, elle demande leur interprétation, processus intellectuel qui n’est pas circonscrit aux formes et au contenu de la norme. Dans notre révision du dialogue DI-RI, nous allons privilégier cette perspective juridique.

Concevoir le DI comme un processus nous permet d’explorer des pistes de recherche qui présupposent le dynamisme du DI. Dans leur recension exhaustive, Dunoff et Pollack (2013) mentionnent plusieurs de ces pistes, jusqu’ici négligées par le dialogue DI-RI. En premier lieu, la création du DI par des sources autres que les traités, telles que la coutume internationale, les précédents judiciaires, les principes généraux du Droit ou les normes internationales créées sans la participation des États – par exemple en matière de finances internationales –, est un aspect difficile à analyser si l’on se limite à la norme écrite accordée par les États. Ensuite, ces auteurs mentionnent aussi la prescription des normes, c’est-à-dire l’amélioration des normes et des institutions existantes, une pratique habituelle chez les juristes

La rationalisation des normes internationales, c’est-à-dire l’argumentation discursive au moment d’appliquer les normes à un cas particulier, est un autre exemple de piste rarement explorée. L’interprétation et l’application des normes à un cas particulier constituent également un nouveau pont RI-DI. Cette opération juridique renvoie au fonctionnement même du DI. Elle se réfère aux situations de respect / violation des normes qui exigent la détermination de la légalité d’un évènement à la lumière d’une disposition normative. Tant la fonction causale, que la constitutive se révèlent ici utiles pour comprendre comment les acteurs appliquent les normes dans des contextes spécifiques. Par ailleurs, cette opération est généralement associée aux mécanismes de règlement de différends, alors que dans la pratique, elle est aussi exercée par les organes politiques des organisations internationales (nous y reviendrons dans la section suivante de l’article). Finalement, l’imposition de normesthe enforcement –, constitue un autre angle d’analyse capable de pousser les recherches RI-DI « beyond compliance ».

En somme, le dialogue DI-RI se voit bénéficié par l’utilisation d’une conception dynamique du DI, en ce qu’elle ouvre à de nouvelles perspectives d’analyse qui vont au-delà du texte de la norme. Par ailleurs, l’identification de diverses fonctions du DI aide à conjuguer ses contributions avec celles des RI dans des perspectives compatibles. Le choix des fonctions empruntées et des théories mobilisées dépendra de la problématique spécifique de recherche.

III – Application « inconsistante » des clauses démocratiques : une problématique interdisciplinaire

Les clauses démocratiques sont des normes établies dans certains traités des organisations régionales. Elles exhortent les États membres à respecter, parmi d’autres obligations, la succession des gouvernements par voie électorale ou, le cas échéant, par les voies institutionnelles établies dans les règles constitutionnelles de chaque pays. On observe pourtant que certaines entorses à ces normes sont tolérées. Mais ce phénomène n’est expliqué ni par le DI ni par les RI individuellement. En effet, d’un point de vue juridique, l’interprétation d’une norme par un même organe en fonction des situations similaires ne peut pas entraîner des réactions divergentes. Cela contrevient au principe de cohérence du Droit, selon lequel des situations similaires régulées par la même norme devraient amener au même résultat. Or, dans le cas que nous analyserons, des normes similaires de deux organisations régionales – l’OÉA et le Mercosur – appliquées au même évènement – l’impeachment irrégulier du président Lugo au Paraguay en 2012 – ont amené à des interprétations opposées : l’OÉA n’a pas vu de violation, alors que le Mercosur a imposé la suspension (Mercosur/CMC/Dec. Nº 28/12), ce qui va à l’encontre de la logique du Droit.

Une lecture strictement politique du même phénomène n’explique pas non plus la variation observée : si la clause ne joue aucun rôle et que la seule variable explicative est la maximisation du pouvoir, l’OÉA n’aurait pas dû suspendre le Honduras (OÉA AG/RES. 2 (XXXVII-E/09) du moment où le coup d’État a produit un changement favorable pour plusieurs de ses membres, notamment pour la puissance du bloc : les États-Unis[15]. Si la norme, par contre, joue un rôle constitutif de l’identité des acteurs, l’OÉA aurait dû réagir aussi dans le cas du Paraguay. Comment comprendre alors le phénomène ? Nous tenterons d’y répondre en nous appuyant sur une approche interdisciplinaire DI-RI.

Précisons, d’abord, que notre cas d’étude exige l’utilisation d’une conception dynamique du DI qui comprend l’interprétation et l’application des normes[16] en cas de violation. En adoptant cette perspective, notre approche va structurer l’analyse autour de ce processus typiquement juridique, qui dans notre cas n’est pas exercé par un tribunal international, mais par un organe politique (Dunoff et Pollack 2013 : 7-8). En effet, contrairement à ce qui arrive dans d’autres domaines du DI – comme le Droit de l’Homme, le Droit de la mer ou le commerce international –, les clauses démocratiques ne créent pas d’organe juridictionnel pour déterminer s’il y a eu une violation. La décision est prise par l’organe politique de l’organisation, constitué par ses pays membres. Cette situation, bien évidemment, permet que les intérêts de ces derniers soient présents au moment de se prononcer sur une éventuelle entorse.

L’interprétation est une opération essentielle en Droit parce que les normes ne s’appliquent pas automatiquement ; elles ont besoin d’être interprétées afin de déterminer leur portée et leur éventuelle application à une situation concrète (Klabbers 2005 : 406-407). Comme l’affirme Ingo Venzke (2012 : 1-2) « (legal) texts cannot talk – they are talked about », et il ajoute : « the practice of interpretation brings a norm into operation » (2012 : 12). Autrement dit, la pratique légale de l’interprétation est ce qui donne vie à la norme[17]. Ceci implique que les normes sont soumises à une évaluation constante par la communauté internationale pour définir (ou redéfinir) leur champ d’application. La théorie du DI comme processus social étend cette opération à un véritable processus de la règle écrite et de la signification des termes employés. Chayes et al. nous invitent ainsi à compléter l’analyse des normes avec celle de leur contexte d’application :

[legal] process, of course, does not operate in a vacuum. Rules and norms may not be the whole of law […] concepts are not self-defining. For adequate understanding of the norm we need to see also by what institutions and procedures it is brought to bear in particular cases […] [and what] elements of the political, economic and cultural setting predispose to success or failure [of a particular decision].

1968 : xi-xii

En d’autres termes, seulement la considération de la norme et de son contexte d’application, composé par la situation factuelle concrète et par l’interprète intervenant, permet de comprendre l’interprétation normative. L’analyse de la norme consiste à déterminer, d’abord, si elle constitue une véritable obligation ou s’il s’agit, plutôt, d’un simple objectif énoncé dans le préambule du traité. Dans notre cas d’analyse, les deux clauses choisies – la Charte démocratique interaméricaine de l’OÉA et le Protocole d’Ushuaia du Mercosur – constituent de véritables obligations contraignant les États membres à respecter la succession démocratique sous peine de subir une sanction (McMahon et Baker 2006). Du point de vue juridique, il est logique que si l’exigence démocratique ne constitue qu’un objectif de l’organisation, aucune sanction ne puisse être imposée aux États si cet objectif n’est pas atteint[18].

Ensuite, il faut déterminer si l’obligation est de type contractuel ou si elle répond à un traité loi. Les premières sont des obligations réciproques pour les parties impliquées, de sorte que si l’une d’entre elles ne les respecte pas, elle autorise les autres parties à agir de la même manière. Cette sorte d’obligation internationale répond à la vision traditionnelle du DI comme un ensemble de normes basées sur le consensus des États. La violation de ces obligations est ainsi reprochable aussi bien par l’intention de ne pas tenir une promesse, que par l’incapacité à le faire (Gardiner 2008 ; articles 13 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969). Par contre, les obligations d’un traité loi stipulent des obligations générales envers un bien commun, indépendamment des relations qu’il puisse y avoir entre des sujets égaux (Brölmann 2005)[19]. Les clauses démocratiques, ainsi que les traités des Droits de la personne, constituent des exemples de ce type de normes. Ainsi, une violation à ces normes n’entraîne pas de préjudices aux autres parties (Pauwelyn et Elsig 2013 : 461). Celles-ci ne peuvent pas, en conséquence, faire cesser le traité en alléguant une telle violation (paragraphes 1 à 4 de l’article de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969). Exercer les représailles propres aux obligations contractuelles dans des cas de non-respect des traités lois fausserait leur nature.

L’analyse normative comprend finalement la détermination du degré de précision de la norme. Après le type d’obligation, la précision est l’attribut le plus important pour déterminer la robustesse des normes (Abbott et al. 2000 ; Legro 1997, entre autres). Cette qualité concerne tous les types de normes, mais son analyse est plus développée à propos des sources écrites –principalement les traités – en raison des examens terminologiques auxquels elles donnent lieu. Dans le cas des clauses démocratiques, l’analyse de la précision vise principalement les définitions de « démocratie » et d’« interruption démocratique ». En ce sens, la Charte démocratique interaméricaine est plus précise que le Protocole d’Ushuaia. Elle ne définit pas ce qu’est une démocratie, mais elle énumère des éléments fondamentaux que toute démocratie représentative possède, comme les élections libres et périodiques, le vote universel et secret, un système de partis politiques pluriel, la séparation des pouvoirs, et la primauté du droit (articles 3 et 4). De la même façon, cette clause démocratique détermine deux types d’entorses : « l’interruption de l’ordre démocratique » ou « l’altération inconstitutionnelle du régime » (article 19), c’est-à-dire que la clause comprend les coups d’État traditionnels, aussi bien que les nouvelles menaces à la démocratie. La clause démocratique du Mercosur, par contre, ne définit ni la démocratie, ni les cas de violation à cette dernière, ni les éventuelles sanctions à appliquer. Paradoxalement, ce fut cette clause et non pas celle beaucoup plus précise de l’OÉA, qui fut appliquée lors du renversement démocratique du Paraguay en 2012 (The Guardian 30 juin 2012).

Le deuxième élément de l’interprétation réfère aux situations factuelles auxquelles la norme vise à être appliquée. L’examen consiste à identifier les faits saillants, c’est-à-dire ceux qui entraînent une conséquence légale (Orakhelashvili 2008 : 109-111). Ces « faits juridiques » peuvent résulter de l’action de la nature – comme les accidents géographiques afin de délimiter une frontière –, ou de l’action de l’homme – comme la façon de conduire des hostilités dans la guerre ou l’accession au pouvoir par voie inconstitutionnelle. De toute évidence, il y a des situations factuelles qui sont plus faciles à déterminer que d’autres (Mitchell 1998). Ainsi l’illustrent Raustiala et Slaughter (2002) : « [it] is easier not to hunt whales than to stop traffic-drugs ». Ceci est particulièrement vrai dans les violations aux clauses démocratiques : les coups d’État traditionnels, réalisés manu militari, sont faciles à identifier. Par contre, les nouveaux renversements démocratiques (Arceneaux et Pion-Berlin 2007), qui font appel à des arguments juridiques pour justifier la violation (Maeda 2010), tels que les destitutions irrégulières ou impeachment coup, sont plus difficiles à déterminer et donc moins propices à déclencher une réaction[20].

La destitution du président Lugo au Paraguay en 2012 constitue l’un de ces derniers cas. L’accusation se basait sur sa « mauvaise performance » liée à l’éviction de cent cinquante « paysans sans terre » qui a provoqué la mort de plusieurs paysans et policiers (BBC 2012). Le processus de destitution dans le Congrès a été mené en violant le droit de défense : tout le procès a duré moins de vingt-quatre heures et on a donné seulement deux heures à Lugo pour préparer sa défense. Par ailleurs, il a été décidé qu’il n’y aurait pas de production de preuves, car les évènements étaient « connus du public ». Malgré cela, la Chambre des députés et celle des sénateurs ont, toutes deux, largement dépassé les deux tiers exigés pour décider d’une destitution (76-4 chez les députés et 39-6 chez les sénateurs). De plus, la destitution présidentielle fut validée et par la Cour suprême et par la Cour électorale du pays. Malgré l’apparence légale et le consensus politique, le processus de destitution a été mené d’une façon qui ne résiste pas un examen minimal sur le respect du droit de défense. En conséquence, nous ne pouvons pas conclure que l’accession au pouvoir du vice-président Franco ait été en conformité à la loi ni aux institutions démocratiques. À la lumière du faible degré de précision du Protocole d’Ushuaia et de la complexité du cas du Paraguay 2012, il faut souligner la réaction du Mercosur dans ce scénario qui pourrait être qualifié de least likely case (nous y reviendrons).

Le dernier élément de l’interprétation est l’interprète, qui en DI peut aussi bien être un juge international qu’une entité politique (Romano 2011). La distinction est majeure, car les organes juridictionnels sont créés justement pour régler des disputes légales, dans un rôle qu’ils doivent tenir conformément à la loi (Shany 2014) et avec indépendance et impartialité (Shany 2014 : 102-ss ; Helfer et Slaughter 2005). Les tribunaux, de plus, sont prédisposés à appliquer la loi : c’est leur mission, ainsi que leur façon de justifier leur existence. Par contre, les organes non adjudicatifs sont des entités politiques, notamment des organisations internationales, qui n’ont pas ce seul but. Elles ne sont certainement pas « guided mostly, if not solely, by legal considerations » (Romano 2011 : 251). Pour ces entités, la loi n’est pas le seul facteur à considérer dans l’interprétation et l’application des normes, les intérêts politiques sont aussi impliqués. C’est pourquoi, en ce qui concerne l’application des clauses démocratiques, nous pouvons déduire qu’une organisation régionale dont les pays membres partagent largement les valeurs démocratiques est plus susceptible de réagir contre une violation qu’une organisation dont les États membres ne se reconnaissent pas totalement dans ces valeurs.

On constate de ce qui précède que la théorie du DI sur l’interprétation des normes offre des indices importants pour comprendre sous quelles conditions les organes d’application des clauses démocratiques réagissent face à une entorse démocratique : soit, l’existence de véritables obligations, un niveau minimal de précision sur le bien juridique et, enfin, le degré d’évidence de la violation. Toutefois, cette théorie n’inclut pas la combinaison de ces éléments d’interprétation en une explication générale et parcimonieuse de l’application des normes. Le recours aux RI permet de remédier à cette faiblesse.

IV – L’engagement normatif de l’interprète

La tradition rationaliste des RI explique le respect des obligations internationales par un souci de crédibilité : la conscience de l’impact que les précédents peuvent avoir sur l’habilité à faire des promesses crédibles inciterait les États au respect de leurs engagements (Simmons 2010 : 276). Dans sa théorie des coûts de réputation, Andrew Guzman (2008) se sert du « dilemme du prisonnier » pour expliquer comment le DI altère les calculs de coût-bénéfice en débloquant les problèmes de coopération[21]. Si le jeu se déroule une seule fois, le résultat logique est la défection de tous les participants, parce que si une partie décide de coopérer alors que l’autre décide de ne pas le faire, cette dernière obtient le gain maximal possible. Pourtant, si le jeu se répète à plusieurs reprises, les avantages qu’une partie peut tirer de sa défection nuisent ses possibilités de coopération future, car sa crédibilité diminue (2008 : 31-32). En d’autres termes, le respect des engagements, soutient Guzman, préserve ou améliore la réputation et rend possible la coopération.

La réputation est ainsi définie comme l’intention des États à respecter leurs engagements. Dans un contexte international où l’information sur les véritables intentions des éventuels partenaires est incomplète et où l’on ne possède aucun mécanisme pour faire respecter les engagements pris, la réputation est le seul facteur pour juger de la fiabilité d’un État (Guzman 2008 : 34-35)[22]. La logique de ces coûts de réputation est la suivante : un État qui respecte ses engagements a une bonne réputation, donc il trouvera des partenaires plus facilement et pourra coopérer avec eux d’une façon peu couteuse. En plus, il sera en mesure de demander plus à ses éventuels partenaires. Inversement, un acteur qui ne respecte pas ses engagements aura une mauvaise réputation et ne sera pas crédible (2008 : 38-40). La réputation a donc une incidence sur les coûts de la coopération future en fonction du respect des engagements présents.

Plus en lien avec notre problématique, Guzman soutient que la réputation s’applique aussi aux traités multilatéraux[23], en particulier lors de l’imposition des sanctions en cas d’infraction. En effet, selon Guzman, la réputation peut aussi se construire en relation à la non-tolérance et de sa capacité de réaction vis-à-vis des violations (2008 : 45). En effet, l’imposition de fortes sanctions en réponse à une violation, en plus de générer un coût à l’infracteur, prouve que l’auteur de la sanction va répondre sévèrement contre des comportements opportunistes, augmentant ainsi les coûts futurs d’une éventuelle violation. Mais vu que les sanctions sont aussi coûteuses pour l’acteur qui les applique, il faut, pour qu’elles soient adoptées, que leur prix ne soit pas plus élevé que les gains rapportés par la nouvelle réputation. Parallèlement, souligne l’auteur, les mécanismes de contrôle et de résolution de différends des traités multilatéraux et des organisations internationales servent principalement à identifier les violations. Ces mécanismes fournissent ainsi une information primordiale à propos de l’existence de la violation et de la responsabilité de l’infracteur, ce qui a une incidence directe sur la réputation des États infracteurs et donc, sur la perception de la communauté internationale à leur égard (2008 : 52-53).

Appliquée à la problématique des clauses démocratiques, la théorie rationaliste des RI amène à conclure qu’une organisation régionale va condamner une violation dans le seul cas où le rapport coût-bénéfice sera avantageux pour elle. Ainsi, face au coup d’État militaire du Honduras en 2009, réagir et construire, par ce fait même, une réputation d’intolérance envers les renversements démocratiques aura été plus payant pour l’OÉA que de ne pas réagir. Étant donné que dans le cas en question la norme est suffisamment précise et que la situation factuelle de coup d’État militaire constitue une violation flagrante à la démocratie, l’information sur l’existence d’une violation et son attribution sont facilement observables pour la communauté internationale. Une non-implication de l’OÉA aurait donc eu des conséquences négatives sur sa réputation. Par contre, la destitution de Lugo au Paraguay est une entorse démocratique moins évidente et qui exige une analyse plus détaillée des évènements pour statuer sur son illégalité – même si elle ne résiste pas un examen minimal sur le respect du droit de défense. Dans ce cas de figure, le rapport coût-bénéfice ne justifiait pas, pour l’OÉA, l’application d’une suspension au Paraguay. Toutefois, la réaction du Mercosur contre cette même violation démocratique au Paraguay en 2012 pose problème à cette explication. Puisqu’il s’agit du même infracteur et de la même violation : qu’est-ce qui explique qu’une autre organisation régionale trouve plus de bénéfices à sanctionner le Paraguay ?

Nous croyons que la réponse fournie par cette théorie rationaliste est limitée dans les cas de violations de clauses démocratiques, en particulier parce qu’elle ne considère pas l’intégralité des intérêts qui sont en jeu pour l’interprète. En effet, la théorie de Guzman explique une bonne partie du fonctionnement du DI, notamment celle où les obligations ont une nature contractuelle, comme dans le domaine du commerce et de l’investissement. Pourtant, lorsqu’elle est utilisée dans des domaines impliquant la défense des « biens publics », tels que les Droits de la personne et les clauses démocratiques, ses limites sont évidentes (Simmons 2010 : 288). Son applicabilité aux traités lois, par exemple, est fort restreinte (Guzman 2008 : 45, 68). Autrement dit, la théorie n’est valide que si le fonctionnement du DI se limite à la résolution de problèmes de coopération et que si les prémisses rationalistes, en particulier celle qui définit la maximisation des gains comme seul intérêt de l’État, sont préalablement acceptées. Pourtant, tel que le signale Cohen (2009) dans sa critique au travail de Guzman, le DI opère aussi en créant de nouveaux intérêts pour les États, en façonnant leurs intérêts. Ainsi, lorsqu’une norme définit un intérêt devenant commun à un ensemble d’États qui coopèrent pour le réaliser, le DI aide à façonner la volonté des acteurs sans des contraintes externes. Cohen (2009) conclut alors que le DI est plus efficace dans ces situations que lorsqu’il faut régler des problèmes de coopération.

De plus, même si les prémisses rationalistes sont acceptées, la théorie de Guzman ne parvient pas à expliquer pourquoi certains États signent des traités dont ils ne peuvent pas respecter les obligations, comme c’est le cas des États dits « faibles »[24] par rapport aux Droits de la personne. Si les États cherchent à améliorer ou à préserver leur réputation, pourquoi acceptent-ils de signer des accords qui vont lui porter atteinte. Selon la logique de la théorie des coûts de réputation, ces États ne devraient pas prendre ces engagements. Pourtant la pratique du DI démontre que ces États cherchent à participer dans ce type d’accords (Cohen 2009).

Une autre faiblesse de la théorie de Guzman est l’association directe qu’elle établit entre une violation dans un domaine donné et son impact sur la réputation de l’infracteur en d’autres domaines. Pourquoi le non-respect des obligations de Droits de la personne aurait-il un impact négatif sur la réputation commerciale de l’infracteur ? Deux remarques sont à faire à ce sujet : d’une part, la réputation d’un acteur ne semble pas être unique, mais plurielle, selon ses domaines d’action. Dès lors, il serait plus pertinent de circonscrire l’impact de ses décisions à des domaines compatibles, par exemple des obligations contractuelles entre elles, ou bien des obligations de traités loi entre elles. D’autre part, les violations ne sont pas toutes équivalentes : une infraction mineure, comme l’envoi tardif d’un rapport, ne peut pas être comparée à une violation intentionnelle de l’obligation centrale d’un traité. Par ailleurs, comme le signale Cohen (2009), la perception de ce qui constitue une violation grave ou une simple violation technique peut être différente d’un acteur à l’autre, ce qui affecte les calculs tant au moment de respecter une obligation, qu’au moment d’exercer des représailles. Évidemment, l’analyse de la perception de la violation par l’interprète est nécessaire pour expliquer l’application des normes.

Les limites signalées mettent en évidence que, pour mieux expliquer les raisons des variations observées dans l’application des clauses démocratiques, une autre théorie est nécessaire. Celle-ci devrait non seulement considérer l’analyse de la norme et celle des faits, mais aussi les caractéristiques de l’interprète, en particulier ses engagements normatifs. Bien évidemment, cette théorie trouve ses racines dans une logique intersubjective et abandonne l’idée du fonctionnement du DI en matière de contrats (Guzman 2008 : 35). Le fonctionnement du DI est considéré alors dans le façonnement des intérêts grâce à l’interaction et au partage de connaissance et des idées. En suivant cette théorie, les acteurs respecteraient les normes non pas parce qu’il y a une éventuelle coercition ou un coût, mais parce qu’ils ont internalisé son « bindigness » (Reus-Smit 2004 : 3). Cela est possible parce que le DI éveille chez les acteurs un « sens d’obligation de respecter les normes », une explication partagée autant par des juristes – notamment H. L. A. Hart (1961), qui la décrit comme la « norme primaire » – que par des internationalistes – notamment Thomas Franck (1990 : 40), qui résume le caractère obligatoire du DI dans la phrase suivante : « what makes a norm compulsory is its perception as such among members of the (international) community ».

Le niveau d’internalisation des normes peut pourtant varier d’un acteur à l’autre (Simmons 2010 : 279), entraînant des engagements normatifs différents. Alors que certains sujets vont adopter la norme et se limiter à la respecter, d’autres iront plus loin : ils vont la promouvoir, la revendiquer et la défendre. Cette dissimilitude a des implications lorsque les normes sont mises à l’épreuve : un engagement normatif profond envers une norme aura comme corollaire une forte répudiation de sa violation, car son irrespect sera perçu comme un mépris général pour une partie de l’identité de l’acteur intervenant (Cohen 2009). Autrement dit, la différence au niveau des engagements normatifs explique pourquoi les évènements sont perçus différemment.

La logique d’application des normes n’est donc pas de respecter les engagements d’aujourd’hui pour rassurer les partenaires de demain, mais de valider ou de revalider les normes, dans la mesure des engagements normatifs. Ainsi, si un acteur considère qu’une norme incarne ses valeurs inhérentes, il ne tolérera pas sa violation. Autrement, cela reviendrait à accepter un affront à son identité, ce qui serait inacceptable pour sa propre société (Lutz et Sikkink 2000). Par contre, si une norme n’est pas prioritaire, ou si elle entre en conflit avec une autre norme de plus haute considération pour un acteur, celui-ci pourra tolérer sa violation. Cette dernière situation peut être illustrée par l’ambivalence que des États manifestent, selon le contexte, face à la torture : alors qu’en période de paix la violation à la prohibition de la torture n’est pas tolérée, en périodes de guerre ou de menace à la sécurité nationale, des efforts sont réalisés pour la justifier. Un dernier élément intervient dans cette logique : le type de violation qui remet en question la norme. Les violations flagrantes et faciles à déterminer sont toujours condamnées, même si l’engagement normatif d’un acteur n’est pas très élevé parce que la contradiction avec ce dernier est injustifiable. Par contre, si l’infraction est difficile à déterminer et que la norme enfreinte ne touche pas aux valeurs intimes de l’acteur, ou bien si une autre norme de plus haute considération entre en conflit avec la première, la violation est facilement tolérée. Les trois éléments de l’interprétation identifiés se conjuguent ainsi dans la logique de l’engagement normatif.

Pour saisir l’engagement normatif d’un acteur par rapport à une norme, il faut d’abord considérer la nature de la norme adoptée. Les distinctions que le DI établit à propos de divers types de normes prouvent ici leur utilité. Se compromettre par la signature d’un traité contraignant ne peut pas avoir la même valeur, pour un acteur, qu’appuyer une simple déclaration. Ensuite, il faut observer le comportement de l’acteur envers cette norme. À travers leurs interactions, les acteurs laissent entrevoir qu’ils octroient plus de valeur à certaines obligations qu’à d’autres, qu’ils reconnaissent la primauté d’une norme sur une autre, et encore, que certaines violations leur semblent inexcusables. En d’autres termes, à travers leurs interactions, les acteurs manifestent leurs engagements normatifs.

En sachant que les clauses démocratiques de l’OÉA et du Mercosur sont des traités, c’est-à-dire des normes contraignantes, il est légitime d’assumer que les interprètes ont envers elles un engagement normatif important. Nous pouvons analyser l’interprétation et l’application des clauses démocratiques dans deux scénarios. Le premier est le mostlikely case pour l’application de la norme : si la violation est flagrante ou facile à déterminer, la clause s’applique, même si l’engagement normatif de l’interprète est modéré. Étant donné le caractère évident de la violation, la non-réaction de l’interprète impliquerait une renonciation (circonstancielle ou permanente) à la norme violée. Ce scénario est celui du Honduras 2009 ; soit celui d’un coup d’État militaire traditionnel, facile à saisir qui a, de ce fait, mérité la suspension de l’OÉA.

Le deuxième scénario correspond aux cas où, malgré le caractère contraignant de l’obligation assumée, la violation n’est pas évidente. Dans ces situations, il est prédictible qu’une réaffirmation de la norme violée ait lieu seulement dans le cas d’un très fort engagement normatif de l’interprète. Cette configuration explique la variation entre la réaction du Mercosur et celle de l’OÉA à propos de l’impeachment irrégulier du président du Paraguay en 2012. En effet, l’engagement démocratique du Mercosur fait partie de l’identité même du bloc. Sans prétendre à l’exhaustivité, signalons quelques éléments dans l’histoire du Mercosur qui en témoignent : l’organisation a été créée, selon les propres mots de ses fondateurs, pour consolider la démocratisation dans le cône Sud (Alimonda 1992)[25]. Depuis, les États membres ont réitéré à plusieurs reprises et de différentes manières la primauté qu’ils accordent à la démocratie. Par exemple, lors de la Déclaration présidentielle sur le compromis démocratique de Las Leñas en 1992 ; par l’intervention des États membres dans les deux tentatives de coup d’État au Paraguay en 1996 et en 1999[26] ; ou par l’adoption des protocoles d’Ushuaia, en 1998, et de Montevideo, en 2011[27]. Par contre, l’engagement normatif de l’OÉA envers la clause démocratique n’est pas inhérent à l’existence de cette organisation régionale. Il est vrai, cependant, qu’elle a signalé l’importance de la démocratie à travers plusieurs manifestations. Par exemple, l’incorporation de cette forme de gouvernance parmi les objectifs de son traité constitutif et l’adoption d’instruments pour la défendre, comme la Résolution 1080 et la Charte démocratique interaméricaine. Toutefois, ces manifestations sont plutôt récentes et contrastent avec la tolérance dont elle a fait preuve en admettant la cohabitation, en son sein, de démocraties et de dictatures. En plus, pour les États de l’Amérique latine, l’organisation a toujours été le forum de dispute entre l’ingérence des États-Unis dans la région et le principe de non-intervention promue par les pays de l’Amérique latine (Connell-Smith 1974).

Conclusion

Cette étude a démontré que la collaboration RI-DI est féconde et que les difficultés dont elle a fait preuve jusqu’ici sont dues à l’utilisation d’une conception obsolète du Droit, ainsi qu’à un type d’association interdisciplinaire qui n’a pas laissé de place aux contributions du DI. Pourtant, la remise en valeur du DI transforme la relation DI-RI en un véritable dialogue interdisciplinaire. Elle permet la prise en compte des contributions du DI, de même que la correction de certaines myopies – comme le caractère statique attribué au Droit – et le développement de nouvelles perspectives d’analyse qui présupposent le dynamisme du DI, telle que l’interprétation et l’application des normes. Nous nous sommes servis de cette collaboration DI-RI révisée afin de comprendre l’application inconsistante des clauses démocratiques par les organisations régionales. Nous avons ainsi constaté que, malgré leurs différentes traditions intellectuelles, les deux disciplines peuvent développer conjointement des fonctions de recherche sous une formule de complémentarité, notamment celle de la description et celle de l’explication de phénomènes. La description obtenue par la collaboration des deux disciplines s’est révélée fondamentale pour bien cerner notre unité d’analyse d’accession irrégulière au pouvoir. En ce sens, sans les considérations d’ordre juridique, cette étude aurait dû se limiter aux coups d’État traditionnels parce qu’il aurait été impossible, autrement, de statuer sur la régularité ou l’irrégularité des différentes situations d’accession au pouvoir. Ce qui aurait par ailleurs entraîné un biais dans la recherche, car les nouvelles formes de renversement démocratique font partie d’une réalité non négligeable de la problématique de la survie de la démocratie.

En ce qui concerne la fonction explicative de cette approche, nous avons vu que la combinaison des deux disciplines peut mener à de nouveaux éclaircissements. Dans notre cas d’analyse, le DI a contribué notamment par son identification des éléments du processus d’interprétation des normes – l’élément normatif, la situation factuelle, et l’interprète –, mais surtout par sa distinction entre obligations réciproques et obligations des traités loi. Les RI, à leur tour, ont apporté des explications rivales sur le fonctionnement du DI : celle des coûts de réputation et celle des engagements normatifs en fonction du degré d’internalisation des normes. Elles ont ainsi permis de donner une logique aux éléments de l’interprétation. Il faut toutefois reconnaître que notre explication du phénomène s’applique à des cas très précis – lorsque les normes correspondent à des traités lois et que leur interprète n’est pas un juge, mais un organe politique –, ce qui pourrait constituer la principale limite de notre recherche. Nous espérons pourtant qu’elle se verra confrontée à d’autres analyses empiriques et qu’elle pourra ainsi mettre à l’épreuve sa validité.