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Dans Le piège Daech, l’historien Pierre-Jean Luizard cherche à expliquer deux phénomènes : d’une part, le succès de l’État islamique (ei) en Irak et en Syrie ; d’autre part, le fait que les puissances occidentales soient tombées dans son « piège » en lui déclarant la guerre.

Spécialiste du Moyen-Orient, Luizard interprète la naissance de l’État islamique à la lumière de l’histoire de l’Irak et de la Syrie depuis la Première Guerre mondiale. La fondation de ces pays par les puissances coloniales, l’autoritarisme des minorités installées au pouvoir par les Européens et le déficit de légitimité qui en découle en sont les causes longues. Les idéologues islamistes jouent depuis longtemps sur les « mythes » de l’anticolonialisme, notamment celui de l’accord Sykes-Picot (sur le partage du Moyen-Orient entre la France et la Grande-Bretagne, conclu en 1916), symbole de l’écrasement, par des États coloniaux, des aspirations à l’unité des sunnites. L’Irak, berceau de l’ei, a connu la situation inverse. Les Britanniques y ont installé une domination sunnite dont la fin, suivant l’invasion américaine de 2003, ainsi que la fragilisation des États de la région lors du printemps arabe constituent les causes immédiates de l’émergence de l’État islamique.

L’occupation américaine de l’Irak a installé à Bagdad un régime chiite particulièrement agressif envers la minorité sunnite. Luizard explique ainsi le succès initial de Daech auprès des populations sunnites d’Irak, qui voient dans son projet transnational d’union avec les sunnites de Syrie la seule manière de « reconquérir une visibilité politique » (p. 26). Cette transnationalisation (ou régionalisation) constitue l’un des axes principaux de ce que Luizard nomme la « sortie par le haut » de l’État islamique. Dans la première moitié de 2014, l’ei s’empara d’une portion substantielle de l’Irak. Il en convoitait la totalité, mais une mobilisation massive des milices chiites et l’opposition des Kurdes l’obligèrent à se contenter des territoires peuplés de sunnites. Face à ce blocage, l’ei fit le choix délibéré de concentrer ses efforts sur l’« homogénéisation » du territoire sous son contrôle. En abolissant symboliquement la frontière entre l’Irak et la Syrie, en occupant des zones frontalières de la Jordanie et de l’Arabie saoudite et en malmenant les minorités sur ces territoires, l’État islamique aurait cherché à provoquer l’Occident, en manipulant son opinion publique, pour le pousser à entrer en guerre en Irak et en Syrie. L’intervention occidentale permettrait à l’ei de se poser en unique défenseur de la « société civile locale », face aux États créés par la colonisation et aux puissances occidentales alliées. Mais l’anticolonialisme engendre aussi un « discours militant et universaliste qui s’adresse à une communauté mondiale » (p. 36), par lequel l’ei cherche à recruter au-delà de sa base sunnite irakienne et syrienne. La « sortie par le haut » de l’État islamique consiste à tendre un « piège » à l’Occident : le pousser à entrer en guerre sans avoir de projet politique alternatif à offrir aux populations (notamment sunnites) de la région, qui n’accepteraient plus d’en revenir aux États dessinés par les puissances coloniales il y a près d’un siècle. Pour Luizard, réformer le système politique irakien est une impossibilité, car les sunnites ne veulent tout simplement plus voir Bagdad exercer une souveraineté sur eux. La dissolution du système étatique au Moyen-Orient serait irréversible. Quel projet alternatif les adversaires de Daech proposent-ils ?

S’appuyant sur une analyse étoffée de l’histoire du Moyen-Orient, Luizard parvient à exposer les causes du succès de l’État islamique. Cependant, et contrairement à ce qu’il annonce en introduction, il ne montre pas pourquoi l’Occident serait tombé dans ce piège. Pour ce faire, il eût fallu faire l’histoire (longue et courte) de la politique européenne et américaine au Moyen-Orient, en étudiant les motifs de celle-ci avec une attention aussi grande que celle portée par Luizard à l’évolution du Moyen-Orient. De la même manière, Luizard prête au discours « universaliste » de l’ei, en combinaison avec son ancrage sur un territoire concret, le pouvoir « d’attirer certains jeunes vivant en Occident », dont des jeunes d’origine non musulmane (p. 169-170). Mais il ne s’attarde pas sur les causes sociologiques, historiques ou psychologiques d’un tel attrait. Enfin, l’auteur conclut en disant que l’ei est « certainement un danger mortel » pour l’Occident (p. 178). Il faudrait s’entendre sur cette expression. L’ei représenterait-il une menace à l’existence même de la France ou des États-Unis ? Luizard décrit bien le piège, mais il ne dit rien sur le genre de dommage que l’État islamique serait capable d’infliger à sa victime. Par ailleurs, on pourra regretter que Luizard n’accorde aucune place au fait religieux parmi les causes de l’émergence de l’ei. Tout se passe comme si la version rigoriste de l’islam qu’il véhicule n’était qu’un simple vernis idéologique sur les motifs matériels véritables des acteurs. Il n’en demeure pas moins que l’auteur répond très bien aux questions qui relèvent de la connaissance du Moyen-Orient. À cet égard, le chapitre 5, consacré aux risques de déstabilisation que Daech fait peser sur ses voisins libanais, jordaniens, saoudiens et turcs est particulièrement intéressant.

Depuis les attentats de janvier 2015 et du 13 novembre à Paris, de nombreuses voix de part et d’autre de l’Atlantique réclament l’intensification de l’effort militaire occidental contre le groupe État islamique. Mais on chercherait en vain les projets politiques alternatifs pour la région, dont Luizard nous dit qu’ils sont nécessaires pour ne pas tomber dans le « piège Daech ». On semble ainsi oublier que la réflexion stratégique exige avant tout de connaître l’autre. C’est précisément ce que permet la lecture de cet ouvrage accessible et limpide.