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La dénonciation de la « domination occidentale » académique fait l’objet d’un débat particulièrement formalisé en Relations internationales (ri) depuis une trentaine d’années. Différentes démarches ont été engagées visant à améliorer le « dialogue » et la « diversité » de la discipline à l’échelle internationale (Acharya 2011 ; Hobson 2007a ; Inayatullah et Blaney 2004). L’introduction de méthodologies issues d’autres sciences sociales a été proposée pour aider les chercheurs à adopter une posture plus réflexive vis-à-vis de leurs pratiques et croyances professionnelles, débouchant sur ce que certains ont désigné comme le « virage réflexif » de la discipline (Hamati-Ataya 2012). Il s’agit par exemple de la déconstruction historiographique des récits canoniques sur la discipline (Schmidt 2013), de l’analyse de discours (Der Derian et Shapiro 1989) ou d’approches issues de la sociologie des sciences (Waever 1998).
Au début des années 1990, Judith Goldstein et Robert Keohane avaient soulevé des problèmes quant à la capacité des réflexivistes – les chercheurs défendant un tel programme réflexif – à produire des travaux à la hauteur de leurs ambitions :
Malheureusement, les chercheurs réflexivistes ont été lents dans leur capacité à articuler ou à tester leurs hypothèses. En l’absence d’un ensemble bien défini de propositions relatives au comportement ou une analyse empirique riche, la critique réflexiviste reste plus l’expression d’une frustration compréhensible qu’un programme de travail.
Goldstein et Keohane 1993 : 6[1]
Vingt ans après cette déclaration, ce sont les chercheurs réflexivistes eux-mêmes qui doutent de la capacité du discours critique à atteindre ses objectifs (Hobson 2007b ; Bilgin 2008). D’une part, les travaux réflexivistes semblent en effet avoir eu du mal à être allés au-delà du caractère programmatique de leur démarche et à fournir les éléments empiriques qui puissent représenter les bases d’un débat scientifique cumulatif. D’autre part, ces travaux ne proposent pas de démonstration méthodologique de leur propre mise en oeuvre de la réflexivité, ce qui laisse courir le risque d’une reproduction inconsciente des pratiques qu’ils dénoncent et rend également difficile l’acquisition d’une démarche plus réflexive par le lecteur.
Dans ce contexte, les trois ouvrages sélectionnés pour cette revue de la littérature apparaissent représentatifs des forces et avancées contemporaines du programme réflexiviste portant sur la diversité et les rapports de domination en ri. Nous présenterons ces éléments en première partie. Ces ouvrages sont également représentatifs des limites actuelles de ce programme. Cependant, comme nous le verrons dans la seconde partie, la richesse de ces travaux leur permet, une fois mis en débat, d’expliciter de nouvelles pistes pratiques pour la réflexivité et ainsi dessiner les fondations d’une étape attendue pour les travaux portant sur les rapports de hiérarchisation académique.
I – Un panorama encourageant pour le programme réflexiviste en Relations internationales
La diversité des approches et des variables présentées par ces trois ouvrages offre l’image d’un empirisme et d’une démarche d’expérimentation méthodologique grandissants qui apparaissent à nos yeux comme caractéristiques du développement actuel des études sur la « domination occidentale » en ri. Dans cette partie, nous présenterons tout d’abord les méthodologies et les objectifs mis en oeuvre avant d’aborder les résultats et enfin, de conclure par les démarches explicitement réflexives proposées.
A — Méthodologies et objectifs mis en oeuvre
Ces trois ouvrages reflètent les objectifs généraux des études portant sur l’état global de la discipline en ri. Premièrement, ils visent à comprendre les conditions qui peuvent gêner ou générer de la diversité dans la discipline. Deuxièmement, ils cherchent à encourager le pluralisme par l’exercice même de cette diversité.
Claiming the International se donne pour ambition « d’explorer le rôle de la discipline dominante occidentale en ri en tant que dispositif de pratiques déliminantes façonnant un mode particulier de worlding et de produire des savoirs » (Tickner et Blaney 2013 : 16)[2]. International Relations and American Dominance se présente comme un « briseur de mythe » et propose des éléments empiriques susceptibles de remettre en cause le consensus autour de l’idée d’une domination américaine en ri (Turton 2015 : 141). Enfin, International Relations in France étudie l’existence d’une présumée spécificité des « ri en France » par rapport à ce que ce livre désigne comme la discipline « transnationale américaine » et explore les conditions nationales qui peuvent expliquer une telle spécialisation.
En ce qui concerne l’objectif de diversité académique, les auteurs affichent d’emblée leur souci de promouvoir le pluralisme en ri. ir in France propose d’être un pas en avant vers « une discipline des ri […] capable de prendre en compte les variations fécondes des pratiques de recherche à travers le globe » (Breitenbauch 2013 : xi). ir and American Dominance souhaite lever le voile sur les « possibles conditions de pluralisme et d’internationalisme » qui existent malgré le fait que celles-ci soient masquées par les déclarations répétées sur la domination américaine (Turton 2015 : 9). Les éditeurs de Claiming the International cherchent, enfin, les moyens concrets de déconstruire leur rapport aux formes de travail dominantes de la discipline afin de dépasser la simple profession de foi de dialogue et de pluralisme (Tickner et Blaney 2013 : 2, 14).
La diversité des postures théoriques et des démarches méthodologiques mises en oeuvre pour atteindre ces objectifs est à noter. ir and American Dominance approche la domination depuis un cadre théorique défini comme gramscien. Trois modes d’investigation permettent d’évaluer empiriquement les cinq types de domination assumés par la littérature critique : une analyse quantitative et qualitative de 12 revues de ri (de 1999 à 2009), une analyse des conférences de l’International Studies Association (institutions d’affiliation des participants, lieu des conférences…) et des résultats d’entretien menés avec huit éditeurs de revues. Le format de Claiming the international est ouvertement « moins structuré » (Tickner et Blaney 2013 : xii). La démarche se veut expérimentale, les éditeurs annonçant qu’ils ont donné pour consigne à leurs collaborateurs d’« être créatifs » et de mettre en avant leurs spécificités (Tickner et Blaney 2013 : xiii). Si l’ensemble des ir in France répond à un cadre théorique interdisciplinaire présenté en début d’ouvrage (notamment en sociologie des sciences, sociologie de l’État, sociologie des genres littéraires et linguistique appliquée), chacun des chapitres expose les enquêtes correspondant aux différents niveaux de l’analyse. Celles-ci reposent par exemple sur l’étude des publications de revues en ri (l’une comparant les publications françaises aux publications scandinaves, l’autre les publications françaises aux publications américaines), l’analyse de textes français illustratifs du style de la dissertation, ainsi qu’une sociohistoire de la construction des ri en France.
B — Des résultats empiriques et expérimentaux innovants
ir in France et ir and American Dominance proposent des résultats originaux et éclairants par rapport aux conditions actuelles de diversification en ri. À partir de la démonstration de la faible internationalisation de la production française en ri dans les revues « transnationales-américaines », l’ouvrage de Henrik Ø. Breitenbauch éclaire la façon dont la spécificité des modèles d’écriture nationaux peut participer à l’isolement de certaines communautés universitaires. L’auteur montre la façon dont les styles d’écriture académique répondent à des modèles utilisés plus largement à l’échelle nationale. En citant Gérard Genette, il défend par exemple que la dissertation représente en France une « institution » (Breitenbauch 2013 : 103) dont l’« esthétique politique » (Breitenbauch 2013 : 42) répond à des logiques de domination symbolique de reproduction des élites nationales, du fait notamment de son imposition comme norme dans les concours d’État. L’ensemble de ces résultats offre une perspective à la fois étendue et innovante. Cependant, comme le souligne l’auteur à plusieurs reprises, les variables mentionnées expriment des rapports de corrélation et non de causalité (Breitenbauch 2013 : 16).
ir and American Dominance conclut en une relative absence de dominance américaine dans trois domaines : méthodologique, en matière « de mise sur l’agenda », et en matière « de barrières d’entrées ». Ces conclusions reposent sur le constat d’un pluralisme méthodologique des articles étudiés et de leur indépendance vis-à-vis des thèmes de politique étrangère américaine, des efforts de pluralisme manifestés par les éditeurs, et de la légitimité des critères de sélection mis en oeuvre. Helen Louise Turton met cependant en avant l’existence d’une dominance institutionnelle au sens où les conférences étudiées sont principalement investies par les chercheurs américains et d’une relative dominance théorique, car le volume de la production théorique américaine reste relativement plus important dans les revues étudiées.
À notre avis, Claiming the International ne remplit pas l’objectif d’explication des logiques de domination qu’il annonce. D’une façon générale, l’intérêt de cet ouvrage réside plutôt dans sa capacité à illustrer certaines des initiatives de diversification qui peuvent être engagées afin de participer à la construction d’un champ académique moins normé. Cette diversité peut résulter d’un changement en matière de rapport à l’Autre comme proposé par Robbie Shilliam dans sa défense du rastafarisme pour la théorie des ri (Shilliam 2013). La diversité est également manifeste en termes de formes d’écriture comme dans le cas du chapitre écrit par Inanna Hamati-Ataya dans lequel l’auteure distingue typographiquement les différentes voix qui forment sa subjectivité (Hamati-Ataya 2013).
C — Deux illustrations de contributions à la réflexivité
Claiming the International et ir and American Dominance expriment ouvertement leur volonté de contribuer au programme réflexif en ri. ir and American Dominance expose, par exemple, les conséquences performatives potentielles de la diffusion du mythe de la domination américaine que l’ouvrage infirme. L’auteure défend ainsi que l’internalisation de ce discours par les chercheurs puisse conduire à une spécialisation des revues et à une réification de la marginalisation décrite (Turton 2015 : 144-145). L’auteure engage par la suite une analyse réflexive de sa position et la façon dont sa socialisation académique en Grande-Bretagne a pu influencer la façon dont elle a abordé son objet d’étude (Turton 2015 : 143).
Claiming the International adopte également une posture réflexive qui prend deux formes. La première propose une réflexion sur les moyens qui peuvent nous permettre de traiter du thème de la diversité globale. Les éditeurs exposent ainsi, comme une question ouverte aux lecteurs, les problèmes éthiques et pratiques auxquels peuvent se trouver confrontés les chercheurs « occidentaux » (groupe auquel ils s’identifient) lorsque ceux-ci utilisent des « sources non occidentales ». Différentes démarches sont ensuite proposées pour contourner les visions académiques du monde qu’ils jugent trop normées. Il s’agit par exemple du recours aux dimensions émotionnelles et artistiques de notre rapport au monde. Naeem Inayatullah nous explique ainsi la façon dont l’usage des oeuvres littéraires lui permet de se connecter à ses objets de recherche en outrepassant les « worlding constitués par les sciences sociales et les ri occidentales » pour « tirer profit des possibilités offertes par les émotions humaines » (Inayatullah 2013 : 194). Quyhn Pham et Himadeep Muppidi proposent quant à eux un détour cinématographique en prenant comme fil directeur de leur analyse l’ethnocentrisme du documentaire Hearts and Minds (Pham et Muppidi 2013).
La deuxième dimension de la réflexivité relève du récit que font les éditeurs de leur expérience en tant que coéditeurs de la collection Worlding beyond the West[3]. Leur retour réflexif offre ainsi un regard rétrospectif sur le mouvement réflexiviste en ri à partir de l’évolution de leur position depuis le début de la collection. Ils y livrent un témoignage honnête et expriment leur « tristesse et outrage » par rapport au fait que leur engagement intellectuel ne semble avoir généré aucun changement (Tickner et Blaney 2013 : 6). Ils reviennent ainsi sur la vision naïve du pluralisme et du dialogue qu’ils avaient pu poursuivre et qu’ils perçoivent aujourd’hui comme décalée par rapport à la réalité structurelle des ri (Tickner et Blaney 2013 : 2). Si l’objectif de départ était de mettre à jour la diversité du « champ global » (Tickner et Blaney 2013 : 7), il s’avère que reconnaître la diversité n’est pas suffisant, d’autant plus que celle-ci se révèle moins importante qu’anticipée, d’où le caractère relativement « décevant » de l’entreprise (Tickner et Blaney 2013 : 3).
Les démarches proposées par Claiming the International et ir and American Dominance éclairent des questionnements concrets posés par la réflexivité et proposent des initiatives pour y répondre. Cependant, comme le mettent en avant les éditeurs de Claiming the International, il semble que les objectifs du programme réflexiviste aillent au-delà d’une simple prise de conscience et visent à la mise en oeuvre pratique de la réflexivité dans le cadre d’une transformation de nos rapports académiques (Tickner et Blaney 2013 : x). Aucun des trois ouvrages étudiés ne semble cependant répondre à cet enjeu. Les éléments empiriques et expérimentaux proposés aident à la remise en question des positions de départ, mais ne suffisent pas à transformer le cadre social dans lequel l’analyse a lieu afin de construire un cadre alternatif.
II – Un loup français dans la bergerie « critique » ?
La littérature se consacrant à l’étude des ri a traditionnellement cloisonné les travaux portant sur les conditions de la domination « occidentale » (comme ir and American Dominance) de ceux portant sur le potentiel de diversification offert par les perspectives « non occidentales » (comme Claiming the International). La présence dans une collection intitulée Worlding beyond the West d’une étude portant sur la contribution à la diversité d’un cas national européen (ir in France), qui plus est dans un ouvrage qui ne revendique pas son appartenance au programme réflexiviste, offre une perspective éclairante sur la façon dont cette littérature approche d’habitude le problème.
Dans cette partie, nous montrerons comment l’étude conjointe de ces trois volumes éclaire ainsi la participation potentielle des travaux réflexivistes à la reproduction des rapports sociaux qu’ils dénoncent. Trois dimensions de cette reproduction peuvent être mises en avant : l’essentialisation des rôles académiques censés être exercés par les chercheurs selon que ceux-ci soient désignés comme « occidentaux » ou « non occidentaux », la naturalisation des critères effectifs de discrimination, et une difficulté à se prendre pour objet du fait de la distinction identitaire entre chercheurs « critiques » et « non critiques ».
A — Un cadre explicatif deux poids, deux mesures
ir in France de Breitenbauch décrit le champ français comme un cas illustrant de façon exemplaire la façon dont « des facteurs géoculturels peuvent déterminer la façon dont le savoir au sujet de la politique mondiale est produite » (Tickner et Blaney 2013 : 1). En remplissant à la fois les conditions d’expression d’une diversité nationale forte et d’une marginalisation issue de cette différenciation tout en étant situé en Europe, le cas français représente cependant une anomalie ostentatoire pour la littérature sur « la domination occidentale ». La façon dont est traitée cette anomalie révèle les difficultés que peut avoir le programme réflexiviste pour remettre en question certains de ses postulats.
D’une part, les éditeurs de Claiming the International disent avoir eu à du mal à trouver de la diversité alors que celle-ci est le point de départ de l’ouvrage de Breitenbauch qui cherche à en expliquer les raisons. Nous pouvons ainsi nous interroger sur l’absence d’articles encensant l’originalité de la recherche française et défendant le potentiel heuristique que représenterait l’usage de ses spécificités par les chercheurs non français au même titre qu’il en existe pour d’autres communautés en ri. Au vu de cette situation, la diversité académique en ri n’est peut-être finalement pas si marginale que cela, à condition qu’on ne la cherche pas de part et d’autre d’un axe « Occident » - « non-Occident ».
D’autre part, malgré le fait que les ri françaises présentent toutes les caractéristiques d’une communauté « dominée », leur appartenance à « l’Occident » permet d’éviter qu’on y applique cette grille de lecture. Si Breitenbauch fait le constat de l’étrangeté de ce cas « occidental » (Breitenbauch 2013 : 3-4 et 13), l’analyse ne remet pas en cause le cadre réflexiviste qui postule a priori comme « dominées » les communautés académiques « non occidentales », et « dominantes » les communautés « occidentales ». Il s’agit ainsi non d’évaluer la façon dont la France – en tant que potentielle périphérie – serait victime d’un processus d’exclusion, mais plutôt de savoir si sa « relative non-intégration » reflète plutôt une stratégie des chercheurs français ou le résultat des dynamiques locales de construction des ri en France. Loin de conclure à leur marginalisation, cette situation remet en question le « besoin » des chercheurs français à participer au « jeu » international du moment où ils ont peut-être un autre « jeu » national dans lequel ils sont investis (Breitenbauch 2013 : 8 et 13). Ces variables et ce cadre d’analyse sont intéressants. Pourquoi, dans ce cas, ne sont-ils pas également appliqués par la littérature aux communautés « non occidentales » par ailleurs étudiées ?
Cette essentialisation des rôles qui oppose un « non-Occident » dominé et porteur de diversité à un « Occident » dominant et conservateur reflète peut-être une difficulté à imaginer que la discipline puisse être multipolarisée. ir in France et ir and American dominance définissent les ri selon des frontières sociales relativement similaires : la discipline « transnationale-américaine » (à la différence que le second ouvrage défend que le caractère « américain » de cet ensemble est peut-être plus complexe et moins total que le reste de la littérature semble le laisser penser). Or, les revues et les conférences définies comme représentatives de la discipline « transnationale américaine » ne le sont peut-être pas de la discipline dans son ensemble (comme le souligne Turton dans la conclusion de son ouvrage). Ces éléments laissent en effet supposer que la prise en compte d’autres échantillons aurait conduit à des résultats très divergents. Si les conférences du World International Studies Committee (par exemple celle qui aura lieu à Taïwan en 2017) étaient étudiées au lieu de celles de l’International Studies Association, les conclusions de ir and American dominance auraient-elles été les mêmes ? Il peut y avoir des raisons légitimes à prendre pour objet des zones régionales pour l’étude des ri, le problème advient lorsque ces zones sont implicitement ou explicitement identifiées comme la discipline.
B — Remettre en question la « neutralité » des standards d’écriture
ir in France peut être considéré comme un manifeste pour une prise en compte de l’écriture comme pratique de recherche centrale à l’expression de la diversité et des rapports de pouvoir académiques (Breitenbauch 2013 : xi/44-45/74 et 159). Cette attention ouvre la porte à des résultats innovants. Elle permet par exemple de montrer que l’homogénéisation progressive des articles vers le style imrd (« introduction, method, results and discussion ») touche la production américaine au même titre que la production française, la différence étant que la première a été affectée plus précocement par cette transformation (Breitenbauch 2013 : 114). Ces éléments permettent ainsi à l’auteur de souligner comment le fait de ne pas prendre en compte « les éléments de forme » fait courir le risque aux études portant sur la discipline de tomber dans le piège de la « whig history » – une histoire disciplinaire téléologique construite pour satisfaire les luttes identitaires académiques du moment (Breitenbauch 2013 : 22).
Cette prise de position éclaire le rapport aux normes d’écriture des deux autres ouvrages. D’une part, ces résultats mettent d’autant plus en valeur le travail expérimental de dénaturalisation des pratiques d’écriture opéré dans Claiming the International. En effet, si ir in France propose des résultats innovants portant sur les pratiques d’écriture, la façon dont est écrit l’ouvrage reste, elle, relativement conventionnelle. D’autre part, ces conclusions nous amènent à déplorer le fait que la forme ne soit pas considérée comme un critère de hiérarchisation dans ir and American Dominance. Le « style » y est en effet décrit comme un critère légitime de discrimination qui correspond aux « fits » et aux « standards » disciplinaires dont la neutralité n’est pas remise en question (Turton 2015 : 141). Or comme le montre ir in France, ces standards correspondent à une certaine socialisation académique et leur naturalisation favorise les chercheurs qui en ont bénéficié au détriment de ceux pour qui cela n’a pas été le cas (en l’occurrence les chercheurs américains au détriment des chercheurs français par exemple). Leur naturalisation nuit ainsi à la diversité de la discipline en posant comme norme du « bien écrire » un modèle particulier, sans soulever la question de l’intérêt que peuvent représenter les autres modèles d’écriture pour l’innovation scientifique.
C — Pour une auto-objectivation de « la critique »
Le fait que ir in France contribue autant au programme réflexiviste sans pour autant défendre une approche réflexive remet en cause l’opposition identitaire qui oppose dans la littérature les chercheurs « critiques » réflexivistes à leurs collègues « mainstream » (Hobson 2014 : 486 ; van der Ree 2014 : 41). Le fait de décrire les ri comme une discipline particulièrement « parochial » (Turton 2015 : 107), ou « fermée et discriminante » (Tickner et Blaney 2013 : 6) accentue l’existence d’un présumé contraste entre ces deux catégories de chercheurs. Cette distinction fait courir le risque à ceux s’identifiant à la catégorie « critique » de croire que ce positionnement leur permet d’éviter a priori de participer aux rapports hiérarchisants qu’ils dénoncent. L’époque à laquelle David Blaney et Arlene Tickner font référence lorsqu’ils citent Keohane et mettent en avant l’idée que la réflexivité est assimilée à un manque de « bon sens » (Tickner et Blaney 2013 : 9) est révolue, et nous considérons plutôt que l’identification aux études critiques a le vent en poupe.
En ce sens, notre position diffère de celle revendiquée dans le chapitre Claiming the International as a Critical Project qui défend la priorité d’étudier la nature de la critique plutôt que les méthodes et pratiques censées l’accompagner (Çalkıvik 2013 : 46). Nous pensons au contraire que c’est dans la créativité, l’expérimentation et l’explicitation méthodologique que réside le dévoilement des conditions de possibilité de l’alternative à laquelle nous invite la réflexivité. C’est la démonstration de la mise en oeuvre d’une démarche alternative et la preuve que celle-ci aboutit à des résultats innovants et potentiellement subversifs qui permet de constater l’efficacité d’une entreprise réflexive.
ir and American Dominance illustre cette tension. À plusieurs reprises, le texte propose une division du monde académique entre chercheurs « traditionnels » et « critiques » comme lorsque sont classés les éditeurs de revue conformément à cette catégorisation (Turton 2015 : 127). De la même manière, la réflexivité de ir in American Dominance ne porte pas sur les effets performatifs de cet ouvrage, mais se consacre à la façon dont « le langage du mainstream » (Turton 2015 : 144) peut reproduire la domination. Or le corpus que ce livre remet en question n’est pas mainstream. En effet, la majorité des auteurs cités dans l’état de la littérature, dénonçant la domination américaine, fait partie du réseau « critique ». En ce sens, la vraie force de l’ouvrage de Turton est d’offrir un élément de réflexivité au corpus critique en infirmant empiriquement la thèse critique de la domination américaine selon les variables définies par ce même corpus. Cet ouvrage ne transforme pas le cadre d’analyse de départ du moment où il ne propose pas la prise en compte de variables extérieures au cadre de perception « critique » – comme « les standards de style » considérés comme un choix éditorial ou un gage de qualité. Ces variables, du fait même qu’elles ne soient pas prises en compte par les critiques, sont cependant celles auxquelles, par définition, les chercheurs critiques seraient potentiellement le plus susceptibles de participer. En ce sens, les éléments empiriques remettent en question le mythe tel qu’il est formulé, mais participent également à la naturalisation potentielle d’autres critères de hiérarchisation.
Conclusion
Cet essai s’est donné pour objectif d’offrir un état des lieux du réflexivisme en ri à partir des trois ouvrages recensés et d’identifier les implications de ces ouvrages pour la recherche à venir. Après trente ans d’efforts menés par les réflexivistes pour mettre à « l’agenda » l’étude de la discipline et des dynamiques sociopolitiques siégeant à sa structuration à l’échelle globale, les résultats empiriques et les démarches proposées par ces ouvrages nous conduisent à penser que le réflexivisme en ri a franchi un jalon prometteur. La légitimité grandissante des questions qu’il pose permet aux chercheurs qui participent à ce programme de publier des recherches ambitieuses et de renouveler la perception de thématiques jusque-là largement débattues, mais foncièrement survolées. Au-delà de l’apport individuel de ces ouvrages, leur mise en débat offre en outre de nouvelles pistes à l’auto-objectivation de notre cadre de référence et ouvre des possibilités de mises en oeuvre pratiques pour la réflexivité. Il s’agit par exemple de l’exploration de critères de discrimination qui peuvent être considérés comme neutres et ainsi être exercés inconsciemment par les chercheurs réflexivistes. Il s’agit également de l’essentialisation des rôles attribués aux chercheurs du fait de leur identification à des catégories comme « Occidentaux/non-Occidentaux », et des biais scientifiques et sociopolitiques qui peuvent en résulter. Il s’agit finalement de l’immunité que peuvent s’accorder les chercheurs qui s’identifient à une posture « critique » prétendument émancipatrice opposée à un « mainstream » oppresseur, et qui risque ainsi de rendre plus difficile la remise en question de leur propre socialisation. Aussi, il nous semble normal que des travaux pionniers dans leur domaine comme les ouvrages que nous avons recensés présentent des limites telles que celles que nous avons mentionnées. Nous avons confiance que le potentiel de cumulativité que nous avons tenté de dépeindre dans cet article permettra rapidement de franchir une nouvelle étape tout aussi excitante que la précédente pour la réflexivité en ri et dans les autres sciences sociales.
Parties annexes
Note biographique
Audrey Alejandro est chercheuse associée au Centre Émile Durkheim, rattaché à Science Po Bordeaux, en France, ainsi qu’à la London School of Economics, à Londres.
Notes
-
[1]
L’ensemble des traductions présentes dans cet article est de l’auteure.
-
[2]
Worlding est un néologisme proposé par les auteurs entendu comme le fait de créer le monde, notamment à travers les discours et l’imagination. Il figure dans le titre de la collection « Worlding beyond the West » à laquelle les trois ouvrages étudiés appartiennent et qui représente aujourd’hui la collection la plus complète sur les thématiques abordées dans cet essai.
-
[3]
Les éditeurs actuels de la collection sont Arlene B. Tickner, David Blaney, Inanna Hamati-Ataya et Ole Waever : page consultée sur Internet (www.routledge.com/series/WBW) le 9 mars 2016.
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