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Ce numéro thématique traite des enjeux de sécurité au Moyen-Orient dans un contexte de mutation rapide du système international et de déclin relatif de l’influence américaine au Moyen-Orient. Bien qu’elle se soit rapidement mobilisée lors des révoltes arabes qui ont débuté en 2010, l’administration Obama a tenu compte des leçons des interventions passées en Afghanistan et en Irak en mettant en avant la stratégie du « leading from behind » couplée à un engagement très sélectif dans les affaires du monde dans le but de défendre les intérêts vitaux de l’Amérique sans trop s’exposer (Bréville 2016 : 6). Ainsi, l’administration Obama a eu recours aux drones armés, aux forces spéciales, laissant à des acteurs locaux le soin d’intervenir directement dans des conflits. En 2012, le président Obama formula d’ailleurs clairement cette stratégie en ces termes : « Pour atteindre nos objectifs de sécurité, nous développerons des tactiques à l’empreinte légère et peu coûteuse. […] Les forces américaines ne seront plus en mesure de mener des opérations prolongées à grande échelle » (Dueck 2015).

Quels qu’aient été les résultats de cette stratégie sous l’administration Obama, l’Occident en général et les États-Unis en particulier se voient désormais concurrencés dans leur zone habituelle d’influence par la Russie et par des puissances régionales, telles que l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite, ce qui a pour effet à la fois de régionaliser et d’internationaliser les conflits du Moyen-Orient.

En s’immisçant militairement dans la question syrienne, Moscou entend élargir et maintenir sa zone d’influence en Syrie, qui représente l’ultime vestige de sa présence au Proche-Orient, damant ainsi le pion à des acteurs géographiquement plus proches ou historiques (États-Unis, France, Royaume-Uni).

Faisant fi des contingences historiques étatiques, plus ou moins récentes en fonction des cas, Moscou privilégie ainsi le Proche-Orient par le prisme réducteur des identités ethniques et confessionnelles. En agissant de la sorte, la Russie souhaite peser davantage dans la reconfiguration du Proche-Orient, mais prend également le risque de dévoiler les limites de sa puissance (Malachenko 2015 : 6).

De la même manière, en agissant directement au profit du régime syrien allié de l’Iran et des acteurs alaouites et chiites dans le monde arabe, Moscou a pris le risque de se mettre à dos certains acteurs sunnites régionaux (monarchies du Golfe). La menace croissante d’un expansionnisme chiite incarné par la puissance iranienne permet donc à ces derniers de diaboliser toute opposition interne et de mener une répression accrue au nom de la sécurité nationale (Alaoui 2015).

Les tensions géopolitiques sont ainsi venues conforter la stratégie contre-révolutionnaire des régimes en place. Le jeu des monarchies arabes pendant les révoltes arabes a dès lors consisté à user d’influences particulières dans le but de peser sur les gouvernements nouveaux de pays en proie aux troubles. Les solidarités entre monarchies ont bien fonctionné, rendant leur chute improbable ; les troubles n’ont gagné que les républiques ou les régimes autocratiques, quasi monarchiques, « grimés en républiques » (Bourgou 2016). La volonté d’une frange de la population de réclamer davantage de liberté politique a été immédiatement perçue comme une menace contre la sécurité nationale. Cette même sécurité nationale portée en absolu est paradoxalement en mesure de s’accommoder de la menace djihadiste, gage d’un soutien inconditionnel de l’Occident, dont certains régimes usent et abusent afin d’empêcher toute réforme démocratique.

Le modèle de référence dans cette région du monde est actuellement l’organisation État islamique (ei ou Daech). Il semble en effet que jamais, dans l’histoire du Moyen-Orient, une organisation terroriste n’ait réussi à faire autant l’unanimité contre elle. Pour rappel, en excluant la minorité sunnite et en attribuant à la communauté chiite des prébendes nombreuses, Nouri al-Maliki a attisé la colère et la frustration d’une minorité nationale, ce qui a contribué à l’implantation de l’organisation État islamique. Alors qu’une partie de l’Irak reste contrôlée par Daech, le gouvernement et la classe politique s’avèrent incapables d’unifier le pays et de garantir la sécurité d’une population épuisée (Harling 2016 : 4). La fulgurance de son ascension, dans des États autrefois loués pour leur stabilité et leur solidité (Irak et Syrie), est également la résultante de rivalités étrangères et de rivalités locales à caractère politique, religieux et idéologique.

Actuellement, l’ensemble des acteurs de la communauté internationale possède un prétexte valable pour faire de l’organisation État islamique l’ennemi idoine. Les Occidentaux (États-Unis, France, Royaume-Uni, Belgique, etc.), la Russie ainsi que certains États sunnites de la région (Turquie, Arabie saoudite, Koweït, etc.) ont tous été touchés par des attaques terroristes émanant de cette organisation. Les communautés chiites de la région ainsi que Moscou exècrent les prétentions religieuses d’un mouvement qu’ils considèrent comme radical et jusqu’au-boutiste. Néanmoins, autant l’organisation État islamique représente un ennemi utile, autant cette organisation profite à l’ensemble des acteurs dans leur justification interventionniste. Ainsi, les puissances occidentales évoquent Daech dans le cadre de leurs interventions militaires respectives. Moscou, pour sa part, utilise la justification de l’extrémisme islamique de l’organisation terroriste pour affaiblir l’opposition démocratique pro-occidentale en Syrie. De son côté, Ankara profite de son intervention contre Daech pour frapper les positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (pkk) en territoires syrien et irakien, tandis que Téhéran dénonce régulièrement cette organisation comme étant le bras armé des radicaux sunnites que sont les wahhabites saoudiens. Ces derniers leur renvoient l’accusation de créateurs et parrains d’une organisation qui ne s’en prend qu’aux sunnites et chiites arabes et non perses. Enfin, Damas prétexte du fait que toutes les oppositions au régime du président Assad sont le fait de djihadistes.

Au sein du Moyen-Orient, les mouvements de contestation radicaux ne sont pas nouveaux. Depuis les années 1980, deux matrices de radicalisme, non étatiques et disposant de marges de manoeuvre propres, coexistent (Rougier 2011). Ces deux matrices sont représentées et appuyées par Téhéran pour le radicalisme chiite et par Riyad pour le radicalisme sunnite. Toutefois, la nouveauté vient du fait que les commanditaires de ces radicalismes semblent avoir perdu le contrôle de la situation politique, particulièrement en ce qui concerne le radicalisme sunnite. En effet, le très institutionnalisé et repu appareil religieux sunnite ne dispose d’aucun moyen efficace pour enrayer l’organisation État islamique (Bozarslan 2016 : 22). Par ailleurs, les échecs, les frustrations des populations et des sociétés arabes sujettes à des transformations profondes, mais confrontées à des régimes politiques et idéologiques rigides (socialisme, panarabisme, communisme), sont patents. Demeure ainsi un espace où désormais seul l’islam se pose en référentiel de valeur, servant pour certains à empêcher toute intention de démocratisation et d’ouverture politique. Habiller ce référent d’un modèle de développement fondé sur la captation des richesses naturelles ne suffira cependant pas à enrayer des crises sociales et économiques. À l’heure actuelle, les bas prix des hydrocarbures contribuent à complexifier une situation déjà porteuse d’incertitude. En motivant d’éventuelles contestations populaires potentiellement dangereuses, car incontrôlables, ces bas prix contribuent également à accroître l’incertitude générale poussant les tenants de la rente, l’élite détentrice de la richesse, à davantage de violence.

De plus, les poncifs qui structuraient le discours dominant ne semblent plus offrir la moindre solidité (Zajec 2015 : 1). D’un côté, la peur de voir la région passer dans le giron de la communauté sunnite, appuyée par les États-Unis et les pétromonarchies du Golfe, a poussé plusieurs acteurs (Hazaras d’Afghanistan, Houthis du Yémen, chiites d’Irak et du Liban), unis par une foi commune, à s’engager dans une aventure risquée. De l’autre côté, chose unique dans l’histoire de la région, les tensions et les conflits qui se multiplient ont contribué à l’intégration d’Israël en tant que partenaire clé incontournable de l’Égypte et de la Jordanie ou comme allié de facto de l’Arabie saoudite ou de la Turquie contre l’Iran (Lombardi 2016).

Ce numéro thématique sur les enjeux de sécurité au Moyen-Orient réunit des contributions à caractère multidisciplinaire (politistes et historiens) d’horizons divers en vue d’élargir les perspectives sur les études internationales. Par le biais d’un champ disciplinaire ouvert, le numéro propose des articles qui prennent une certaine distance des analyses occidentalo-centrées. À cette fin, il s’appuie sur une analyse en trois temps.

D’abord, le numéro propose des textes évoquant les enjeux de sécurité auxquels doivent faire face les acteurs étatiques moyen-orientaux majeurs que sont l’Iran, la Turquie, Israël et l’Arabie saoudite. Au Moyen-Orient, il existe des dynamiques locales qui génèrent un réel dilemme de sécurité, car souvent les voisins immédiats – ou une minorité nationale – sont beaucoup plus menaçants que des puissances géographiquement lointaines. Comme la sécurité demeure un phénomène « relationnel », il est indispensable de comprendre les démarches politiques et sécuritaires d’un État sans tenir compte du cadre dans lequel ce pays évolue. À ce propos, Kamal Bayramzadeh analyse les impacts sur les relations entre la Turquie et l’Iran des crises et des conflits passés et présents au Moyen-Orient. L’auteur démontre que l’évolution historique des relations entre les deux puissances est fonction du développement de leurs ambitions respectives et de la perception de leur sécurité nationale. Roland Lombardi propose quant à lui une analyse de la perception israélienne de la sécurité nationale au regard de l’arrivée d’un acteur étatique externe, la Russie, et d’un nouvel acteur non étatique, Daech, sur la scène moyen-orientale. Mourad Chabbi appréhende pour sa part la relation entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans ce qu’elle a de plus intense depuis la révolution iranienne. En posant un regard sur l’évolution de ces relations, il tente de mettre en exergue les principaux ressorts qui sous-tendent leurs relations conflictuelles. Enfin, Édouard Longeon et Lucie Le Barreau interrogent la lecture culturaliste des politiques mises en place par Riyad dans le cadre de sa stratégie de cybersécurité.

Ce numéro réunit ensuite des travaux qui traitent de la présence d’acteurs globaux externes (Russie, États-Unis et France) dans la région du Moyen-Orient. L’overlay[1] qui survient lorsque des puissances extérieures réalisent des alignements sécuritaires avec des États de dimension régionale (Buzan et Waever 2003 : 35) contribue ainsi à modifier l’équilibre de puissances intrarégionales, alignant alors celles-ci sur les puissances qui existent au niveau mondial (Buzan et Waever 2003 : 35). À ce propos, Jean-Loup Samaan analyse la stratégie de l’offshore balancing (équilibrage des forces à distance) employée par les Américains en vue de maintenir leur influence au Moyen-Orient. L’auteur porte plus particulièrement son regard sur la région du Golfe en montrant que cette stratégie est superficielle et qu’elle ne tient pas compte des dynamiques régionales complexes. Adlene Mohammedi examine de son côté l’évolution de la notion de sécurité nationale telle que la définit Moscou à l’aune des conflits syrien et libyen. La pérennisation des frontières issues de la colonisation ainsi que l’élimination des menaces transfrontalières jihadistes apparaissent comme la ligne rouge prônée par Moscou dans le but évident d’éviter une propagation des menaces aux niveaux interne (Tchétchénie) et externe (Afghanistan). Pour sa part, Manon-Nour Tannous effectue une étude comparative de ce qu’elle nomme la rupture entre la France et la Syrie dans les années 2004, 2007 et 2011. Entre rupture réfléchie et pari sur l’avenir, l’évolution des relations entre ces deux États est facteur de contingences changeantes fortement liées à la perception des acteurs en présence et à la transformation du contexte régional.

Enfin et comme conclusion de ce numéro spécial, la troisième section porte sur une tentative de redéfinition du concept de sécurité nationale appliqué au monde arabe. Pour Taoufik Bourgou, l’inachèvement de constructions nationales complexes dans un environnement fortement évolutif a influé de manière certaine sur les perceptions de sécurité nationale des États du monde arabe.