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La crise ukrainienne donne lieu à des interprétations multiples et contradictoires qui interrogent la nature des relations est-ouest contemporaines. Ses origines n’étant pas seulement endogènes, il faut pour l’appréhender de manière plus complète tenir compte des enjeux internationaux qui l’aggravent. Cependant, cet angle d’analyse, centré sur le power politics, ne se suffit pas à lui-même. Basé sur des conceptions géopolitiques pro-occidentales ou pro-russes clivantes adossées à des représentations schématiques et totalisantes des relations internationales, il implique, en effet, des problèmes de méthode. De leur côté, les récits les plus influents en Occident imputent principalement les causes du conflit à la Russie. En mobilisant toute la palette des variables explicatives : politiques, économiques, idéologiques, historiques, culturelles, etc., l’idée d’un retour de la guerre froide, expliquée par les tendances impériales séculaires de la Russie (Sakwa 2008), sert ainsi de point d’ancrage pour décrypter le retour des conflits à l’est de l’Europe. Mais dans le cas ukrainien, réduire cette crise à la responsabilité univoque de la Russie, en la ramenant à une résurgence du passé, apparaît comme une conjecture simplificatrice dont les conséquences ne sont pas uniquement théoriques. Mise au service d’une géopolitique fondamentalement performative, elle alimente les malentendus stratégiques initiaux et aiguise les tensions internationales (Delanoe 2015 ; Lefort 2014). Les conclusions programmatiques hâtives et agressives qui en découlent sont alors d’autant plus anachroniques et délétères que l’actuelle configuration des rapports russo-occidentaux ne saurait être conçue à travers le prisme réducteur de la guerre froide. En effet, la fin de la bipolarité puis la politique néoconservatrice états-unienne, en provoquant des changements de la topologie de l’ordre international, ont eu pour corollaire une mutation de la position et de la stratégie internationales de la Russie (Binette et Lévesque 1993 ; Lévesque 2007 ; Sapir 2007 ; Stent 2014 ; Zorgbibe 2015) rendant caduque toute homologie entre périodes.

Afin de dépasser le dualisme de ces propositions et de ne pas cantonner la réflexion à une opposition partisane, la présente recherche propose de déconstruire les hypothèses et postulats sur lesquels s’appuient les lectures occidentales dominantes[1] de l’annexion de la Crimée par la Russie et de la guerre dans le Donbass. Le périmètre de l’analyse étant centré sur le seul discours dominant, au regard de la place centrale qu’il occupe dans les sphères académiques, politiques et médiatiques, son ambition est d’en exposer les caractéristiques principales pour en comprendre les limites, aucunement de produire une conceptualisation alternative. Cette tâche est cependant délicate, car ses frontières sont floues et son contenu hétérogène. Pourtant, au-delà de la variété des arguments, registres et méthodes on essaiera de montrer l’existence d’éléments communs articulés autour d’une même conception occidentaliste des relations internationales fonctionnant comme une véritable convention[2].

Vues sous cet angle, les interprétations du conflit ukrainien s’inscrivent dans un continuum conceptuel avec les fondements épistémologiques des paradigmes géopolitiques en concurrence au sein du courant dominant. L’inertie des conventions originelles explique alors leur influence actuelle. L’objet de ce travail passe donc par une identification des filiations principales qui alimentent les analyses du conflit ukrainien autour des approches idéalistes de Fukuyama (1992) et de la pacification néolibérale de l’ordre mondial post-guerre froide de Mandelbaum (2002), des thématiques développées par les approches (néo-) réalistes et étatistes sur le jeu des puissances antagonistes et, enfin, du paradigme culturel du choc des civilisations (Huntington 1997) et de ses développements récents. Vouloir établir une stricte correspondance entre ces modèles et leur application aux évènements ukrainiens serait cependant réducteur. Les cas d’alignement théorique étant rares et implicites, il est plus pertinent d’invoquer l’influence des modèles canoniques sur l’étude de l’actualité ukrainienne. En outre, la tendance actuelle, marquée par une addition de diverses composantes, suggère l’existence d’un haut degré de compatibilité entre paradigmes. Ainsi, l’essor d’une option culturaliste cherchant à dépasser les traditionnelles barrières doctrinaires par absorption et hybridation de différentes propositions axiologiques montre qu’un dénominateur commun « occidentaliste » relie ces approches.

I – Caractérisation et formulation du discours dominant

Comme le récit dominant possède plusieurs facettes qui bousculent les frontières théoriques établies, il convient d’abord d’en expliciter les conditions de formulation.

La première spécificité concerne l’absence d’étanchéité entre les domaines académique, médiatique et politique. En l’occurrence, ce discours s’incarne dans une communauté épistémique étendue, agglomérant conseillers et professionnels de la politique (internationale), experts de think tanks, universitaires, leaders d’opinion, lobbyistes, idéologues, journalistes intervenant dans des champs (scientifique, politique et médiatique) dont les logiques diffèrent. Sa formulation est donc portée par un réseau communicationnel structuré par des médiations institutionnelles et des dispositifs cognitifs collectifs associant une variété d’acteurs.

Chevauchant plusieurs espaces symboliques, ce positionnement démultiplie les canaux de diffusion ce qui accroît son audience, renforce sa légitimité et son influence. L’extension du périmètre de formulation du discours pose cependant des problèmes. Le mélange des registres, niveaux d’analyse et modes d’argumentation propres à chaque champ le rend hétérogène et mouvant. Au regard des critères académiques, il soulève des questions de méthode qui en affaiblissent la portée explicative. En effet, si la porosité entre domaines renforce sa plasticité rhétorique, elle estompe aussi les divergences internes au profit d’un éclectisme méthodologique dont la cohérence est discutable. Ainsi dans le cas de l’Ukraine, il n’est pas rare d’observer des mélanges et emprunts entre paradigmes a priori antagoniques (cf. infra 2e et 3e parties). On est alors en droit de se demander si le caractère composite de ce discours n’est pas lié à la recherche de l’efficacité communicationnelle maximale plutôt que la pertinence scientifique et si l’objectif ne relève pas plus du soft power que d’une démarche heuristique.

Deuxièmement, si les récits les plus influents sont d’ordre géopolitique, ils s’articulent à l’étude plus large des relations Est-Ouest dans l’optique des travaux de Relations internationales (ri) et d’économie politique internationale (Épi)[3], dont la particularité réside dans la place faite aux interactions entre aspects économiques et politiques (Chavagneux 2004 ; Kebadjian 1999 ; Laroche 2013 ; Paquin 2013). En fait, bien que les objets et les champs d’études soient vastes et les méthodes très diversifiées, ils relèvent de champs disciplinaires relativement connexes et complémentaires (F. Lasserre 2013). Un tel retour de la géopolitique n’est donc pas contradictoire avec la mobilisation des travaux de ri qui les englobent. Comme le montre le cas ukrainien, l’approche géopolitique a plus pour vocation l’éclairage de l’actualité des conflits internationaux, tandis que l’Épi et les sciences politiques appliquées aux ri ambitionnent d’établir des cadres structurels permettant de rendre compte des dynamiques internationales. Autrement dit, la géopolitique est une voie d’analyse comparable à celle des ri et de l’Épi. Dans la mesure où la géopolitique aborde l’étude des conflits étatiques dans leur dimension territoriale et sous l’angle de leurs déterminations politiques et géographiques, elle se présente comme une méthode d’analyse spécifique, mais compatible avec les approches des conflits tels que proposées par les écoles traditionnelles des ri (Moreau Desfarges 1994 ; Balzacq et Ramey 2013).

En l’occurrence, les principaux paradigmes géopolitiques appliqués à l’Ukraine corroborent les démarches des écoles recensées en ri. À l’approche étatiste et réaliste de la géopolitique correspond un équivalent des ri centrées sur les rapports de pouvoir et le droit international. De son côté, comme le montre Lasserre (2013), l’approche multidisciplinaire des ri correspond à l’approche géographique de la géopolitique.

La géopolitique, l’Épi et les ri se réfèrent au domaine des études internationales selon une démarche commune de sciences sociales conçues ontologiquement comme pluridisciplinaires. Des problèmes similaires traversent ainsi les différentes approches des faits internationaux. Selon les hypothèses et postulats privilégiés, les modes d’interrelations entre champs et leur importance relative, on constate une hiérarchisation plus ou moins marquée entre les variables explicatives. Dans le cas du discours dominant, on assiste à un assujettissement à la géopolitique la plus traditionnelle. Quelles que soient les modélisations, celles-ci prétendent englober des référentiels puisés dans les autres sciences sociales (anthropologie, sciences politique et économique, sociologie, histoire, philosophie politique, etc.) (cf. infra 2e et 3e parties). L’apparente pluridisciplinarité d’analyse du conflit ukrainien télescope ainsi l’idée d’ouverture et d’absence de domination, a priori, entre champs correspondant à l’optique d’unidisciplinarité des sciences sociales avancée par Orléan (2005).

Pour compléter le mode de construction du cadre qui prévaut, un détour par les logiques ontologiquement prescriptives de la politique étrangère s’impose. Développée à l’origine par des Britanniques et suivie par des écoles occidentales, elle est aujourd’hui largement sous la coupe états-unienne. Selon la formule de Hoffman (1977), il s’agit « d’une science sociale américaine », même si on observe un déplacement progressif de la problématique en raison de l’évolution de l’ordre mondial (Balzacq et Ramel 2013). Ce constat est transposable dans le domaine des ri (Balzacq et Ramel 2013 ; Clinton 2013), de l’Épi (Laroche 2013 ; Paquin 2013) et de la géopolitique (F. Lasserre 2013). Les phénomènes internationaux étant conçus fondamentalement sous l’angle états-unien, la variété de points de vue s’en trouve donc limitée. La frontière ténue entre les cadres conceptuels et les volets programmatiques de la politique étrangère états-unienne réduit cette « discipline » à une hiérarchisation des moyens disponibles (institutionnels, militaires, diplomatiques, juridiques, symboliques, idéologiques, culturels, relationnels, etc.) dans le but de défendre les intérêts et le leadership américains (David 2015). Si la formulation du récit dominant est américanocentrée, sa diffusion à la périphérie (en Occident et au-delà) s’effectue par l’intermédiaire de communautés épistémiques globales et nationales favorables à l’ordre international établi.

L’acceptation de cet axiome ethnocentriste constitue le dénominateur commun aux différentes écoles et permet ainsi de repérer le tracé des frontières du discours occidental autorisé. Dans le cas de l’Ukraine, malgré l’hétérogénéité et les divergences, cette parenté méthodologique se manifeste avec force. La ligne de partage entre ce type d’approche et les autres ne tient donc pas seulement à l’importance relative conférée aux diverses variables mobilisées (économiques, politiques, idéologiques, culturelles, etc.). Elle relève d’une vision occidentaliste de l’international. Accepter ce postulat expose cependant à des problèmes de méthode rédhibitoires. C’est l’enjeu de la présente entreprise de déconstruction de la doctrine dominante, de montrer qu’il s’agit d’un biais épistémologique qui fausse l’étude du conflit ukrainien et des relations Est-Ouest. Situé en amont du corpus théorique, ce tropisme est schématiquement regroupé ici autour de deux thématiques renvoyant, d’une part, à la contestation politique et idéologique de l’ordre mondial sous domination états-unienne par la Russie et, d’autre part, à l’atavisme culturel qui serait propre à ce pays.

II – Le retour de la géopolitique et ses limites

La fin de la bipolarité s’est accompagnée d’un renouvellement des débats traversant les ri. Les écoles étatistes et réalistes, qui occupaient jusque-là une place centrale, ont été bousculées momentanément par les approches idéalistes, dont le paradigme sur la fin de l’histoire (Fukuyama 1989) fait figure de totem. Bien qu’aujourd’hui la controverse soit à l’avantage des néoréalistes, l’ombre portée de cette modélisation imprègne tout un pan des approches pro-occidentales des relations Est-Ouest.

A — Le conflit ukrainien : entre approches idéalistes et réalistes

L’analyse contemporaine n’est pas la simple répétition des débats passés. En effet, si des différences notables persistent, le cas ukrainien donne à voir un recul du cloisonnement classique entre référentiels, de sorte que les thématiques de la quête de puissance des États et de la fin de l’histoire débordent leur sphère d’influence traditionnelle. Certes, le regain de tensions Est-Ouest a réactivé les critiques en réalisme adressées aux approches idéalistes, mais aujourd’hui les clivages s’estompent. Le discours qui émerge à l’occasion de la crise ukrainienne a un statut plus intermédiaire. Il enchevêtre politique et idéologie en matière d’explication de la position russe et de préconisations étendues à toute la palette des mesures géopolitiques permettant de faciliter « le processus de démocratisation » de l’Ukraine (Mendras 2014b : 8). Autrement dit, il s’agit de stratégies de smart power (Nye 2009) reflétant une certaine forme de convergence.

Pour Fukuyama, rappelons que la fin de l’histoire, d’essence idéologique, est liée à la disparition de modèle alternatif crédible capable de supplanter le modèle occidental. Elle implique le succès d’un référentiel universel construit sur une même conception de la justice politique, économique et sociale incarnée par la démocratie libérale américaine (Fukuyama 1989, 1992). Si avec la fin de la guerre froide, ces principes étaient désormais admis par l’ensemble des membres formant la communauté internationale, comment alors expliquer l’opposition russe ? Dans la vision wilsonienne de l’histoire, le réalignement idéologique n’aurait pas encore été conduit à son terme. L’échec de la transition s’expliquerait par des causes internes particulières à la Russie, mais aussi par la politique étrangère néoconservatrice unilatéraliste et agressive de l’hégémon (Fukuyama 2014b). L’opposition politico-idéologique du pouvoir russe à l’Occident relèverait cependant de l’anomalie conjoncturelle et ne ferait que ralentir une tendance inéluctable (Fukuyama 2014a). Dans une variante wilsonienne moins messianique, la réflexion débouche sur la nécessaire mise en oeuvre pour les États-Unis d’une stratégie de soft power permettant d’occidentaliser les pays réfractaires comme la Russie (Mandelbaum 1997, 2002).

Dans l’optique réaliste, cette stratégie est insuffisante, car l’exception russe au processus d’intégration au nouvel ordre mondial apparaît principalement comme un problème politique et structurel (Brzezinski 2001). Le regain tangible de tensions internationales, qui date du conflit dans les Balkans, est vu comme la conséquence du rejet russe de la suprématie occidentale. La géopolitique russe apparaît ainsi comme une incongruité historique et un combat d’arrière-garde que l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine n’a fait que renforcer (Brzezinski 2001 ; Mandeville 2004, 2004-2005).

La multiplication des conflits régionaux impliquant la Russie a conduit à mélanger ces interprétations. Dans la vision majoritaire, ces conflits sont l’expression d’un blocage dont la nature est à la fois politico-économique et idéologique. Le pouvoir russe tenterait de rejouer la guerre froide afin d’en atténuer les effets négatifs et de retrouver un prestige international perdu (Mandeville 2004-2005, 2008 ; Sakwa 2008). La guerre de 2008 en Géorgie manifesterait un regain d’impérialisme russe préfigurant le conflit ukrainien (Perepelista 2009) et la volonté de reconquérir une partie de l’espace abandonné avec la fin de la bipolarité. Le processus allant crescendo, le conflit ukrainien constituerait même une déclaration de guerre à l’Occident (Le Point 2014). Dans cette optique, les choix pro-occidentaux des anciennes républiques soviétiques vont donc dans le sens de l’histoire. Motivés par des aspirations réformatrices visant à instaurer une véritable démocratie et une économie de marché (Mendras 2014a, 2015), ils ont pour but de s’émanciper du modèle obsolète d’une Russie en mal de dé-soviétisation (Latseniouk 2014 ; Lévy 2014). La rupture avec le modèle idéologiquement, politiquement et économiquement dépassé (Mandeville 2008 ; Perepelista 2009) s’avère cependant impossible en raison de la politique impériale agressive russe. L’objectif des dirigeants serait de consolider leur pouvoir interne en restaurant leur influence internationale (Mendras 2012). Mêlant aux explications réalistes des considérations plus hégéliennes, ce récit se focalise sur la responsabilité exclusive de la Russie qui chercherait à exalter la fibre nationaliste et la nostalgie de la puissance perdue (Mendras 2014a, 2015 ; Soros 2014), puisque, selon une formule célèbre et controversée, la dissolution de l’urss aurait été : « la plus grande catastrophe géopolitique du siècle »[4].

Dans la tradition idéaliste, l’Occident devrait privilégier une stratégie de soft power tandis que pour les écoles réaliste et étatiste, qui considèrent la géopolitique comme une méthode et non comme une discipline (F. Lasserre 2013 : 761), il faut faire pression économiquement, diplomatiquement et militairement sur la Russie afin de lui faire admette qu’entre le choix de la stagnation et celui du développement économique et de l’intégration au monde occidental, seul le second choix est avantageux et rationnel (Brzezinki 2001). L’objectif des États occidentaux doit alors consister à élargir leur sphère d’influence afin de trouver une solution à « la question russe » (Brezinski 2001) en déployant une stratégie de smart ou de hard power qui limite les capacités de nuisance russes. L’extension de l’influence occidentale en Ukraine et le confinement de la Russie font ainsi partie des préconisations les plus courantes, qu’elles soient explicites ou plus en filigrane (De Tinguy 2000). Le conflit ukrainien est l’occasion de les réaffirmer plus fermement encore (Mendras 2014a, 2015) dans le droit fil du réemploi des stéréotypes de la guerre froide.

Vue comme un jeu à somme nulle, cette géopolitique est cependant une source d’indétermination majeure. D’abord incapables de concevoir un nouvel ordre mondial intégrant la Russie, puis cherchant à pousser plus loin leur avantage au détriment de solutions plus coopératives, les États-Unis ont aiguisé les tensions internationales et provoqué une bévue stratégique majeure (Zorgbibe 2015). La stratégie néoconservatrice d’élargissement de l’Otan, accélérée en 2008 avec la promesse d’une entrée de la Géorgie et de l’Ukraine par George W. Bush, les projets de bouclier anti-missiles et de guerre des étoiles, les interventions en Afghanistan et Irak, etc. ressemblent donc moins à un programme visant à réengager la Russie dans le processus kantien de pacification universelle qu’à la contraindre d’accepter la domination états-unienne dans une optique expansionniste et unilatéraliste. Cependant, si la Russie n’ambitionne plus d’être un contre-modèle absolu destiné à s’étendre face à l’Occident (Lévesque 2007 : 95), elle entend conserver son influence de puissance régionale en Europe. Dans ces conditions, les tensions internationales ne sont pas seulement imputables à un retour en arrière idéologique ou géopolitique russe.

Dans l’optique réaliste, les relations de puissance étant au fondement de toute géopolitique, la situation ukrainienne pourrait résulter des volontés antagonistes opposant l’expansion occidentale à la volonté russe de préserver sa relation à l’étranger proche. La géopolitique russe de ces dernières années serait alors à reconsidérer sous l’angle de ses interactions avec la géopolitique occidentale et les évènements en Ukraine de manière non univoque (Lévesque 2015). Même s’il est question « d’énigme russe » (Kissinger 2014), une fraction des réalistes considère que les évènements ukrainiens s’inscrivent dans la perspective géopolitique classique de recherche d’équilibre entre puissances sous l’angle de l’ordre westphalien (Dubien 2014 ; Kissinger 2014). Du point de vue idéaliste ou réaliste, les conflits avec la Russie peuvent donc être vus comme des formes de limitation de l’hégémonisme occidental (Trenine 2012). Pour comprendre alors pourquoi l’approche autorisée les impute à la mollesse des acteurs politiques aux États-Unis et dans l’Union européenne ou à la volonté de l’ancienne puissance russe de rejouer la guerre froide à des fins expansionnistes (Soros 2014 ; Lévy 2014 ; Mendras 2015), il est nécessaire d’en saisir les fondements épistémologiques.

B — Des fondements épistémologiques de faible valeur heuristique

Parmi les critiques faites à la philosophie de l’histoire idéaliste[5], les différentes composantes du courant réaliste des ri (Carr 2001 : 76-78 ; Gilpin 1987, 2001 ; Kehoane 1986), soulignent que la dynamique des rapports de force entre puissances rivales prime sur les aspects idéologiques et moraux. La vision linéaire de l’histoire et l’homogénéisation du monde qui sous-tendent les thèses idéalistes se trouvent donc aujourd’hui marginalisées. Les facteurs idéologiques sont néanmoins intégrés à un récit plus large se réclamant de l’approche des ri structurellement dominée par l’école réaliste (Clinton 2013). Mais de tels fondements épistémologiques s’avèrent problématiques. Le rapprochement entre paradigmes, au lieu de permettre de combler les lacunes respectives, contribue à additionner les difficultés. L’empilement implicite d’éléments empruntés à des grilles de lecture opposées brouille la cohérence d’ensemble et rend pratiquement indéchiffrables les filiations avec les cadres conceptuels originels. Le mélange des propositions s’accompagne d’une série de régressions par rapport aux hypothèses les plus intéressantes de chaque modèle. Au flou des fondements théoriques correspond une vision idéalisée, anhistorique et normative de l’ordre international dont les contradictions se manifestent dans l’analyse des relations Est-Ouest. Celles-ci sont, en effet, adossées à des catégories abstraites et contestées, y compris par une fraction des réalistes, de l’économique et du politique.

En premier lieu, la notion de démocratie libérale est pensée comme un principe universel basé sur le critère exclusif de la liberté individuelle considérée comme substantive. Ce postulat s’avère cependant paradoxal. Celle-ci procède soit d’une vision économiciste de la démocratie, dérivée de la pensée économique néolibérale de Von Mises, Hayek, Friedman, etc. et de la Nouvelle économie publique qui instrumentalisent le politique en déniant ses spécificités fonctionnelles et la dimension sociale et historique de toute construction démocratique. La démocratie se réduit alors à une simple technique de sélection des gouvernements à partir d’une transcription abusive du langage du marché dans le champ du politique. Soit, elle repose sur une conception englobante et normative du politique dans laquelle les observateurs véhiculent une conception plus minimaliste de la démocratie libérale, qui est au politique ce que le marché est à l’économique : le moins mauvais des systèmes. Ainsi, la supériorité de la démocratie représentative, même relative est préférable au système déliquescent et autoritaire de la Russie (Mendras 2012). Mais dans les deux cas le mode d’articulation entre marché et démocratie reste binaire : à un système politique failli correspond nécessairement une économie contrôlée arbitrairement par l’État (russe). Comme le montrent des approches institutionnalistes, c’est pourtant la variété des formes économiques (Amable 2005 ; Boyer 2002, 2015 ; Soskice et Hall 2001 ; Sum et Jessop 2013) et politiques (Commaille et Jobert 1999 ; Lahille 2014 ; Sintomer 2011 ; Rosanvallon 2015) qui expliquent la diversité structurelle des capitalismes (Théret 1999).

La vision standard confond économie de marché et capitalisme, mais aussi l’espace du politique avec celui de l’économique. Or, le politique se différencie fonctionnellement de l’économie, car il est le lieu de la conquête et de l’exercice du pouvoir. À ce titre il n’exprime pas tant un optimum social issu de décisions individuelles rationnelles, qu’un état des rapports de force entre groupes sociaux, comme le souligne la sociologie classique (Weber 1995). Autrement dit, l’hétérogénéité de toute formation sociale implique des divergences d’intérêts et de valeurs qui ne se dissolvent pas dans la démocratie et le marché. Les rapports de force entre acteurs sociaux trouvent leur mode de résolution à travers des arrangements institutionnels situés dans l’espace et le temps (Amable et Palombarini 2005 ; Boyer 2015 ; Lahille 2014 ; Manin 2009 ; Rosanvallon 2010, 2014, 2015).

La centralité des interactions réciproques entre sphères économique et politique, pourtant fondamentales pour penser l’origine des crises et l’hétérogénéité des dynamiques politiques (Commaille et Jobert 1999) et sociales (Billaudot 1996 ; Théret 1992, 1999) est donc négligée. Or même dans certaines approches économiques libérales, tout n’est pas si simple, puisque le marché hayékien, pour fonctionner dans les conditions idéales, doit pouvoir échapper au politique et à l’État (Audier 2012). En s’affranchissant de tout contrôle social, le marché s’oppose ainsi à l’idée même de démocratie. Vues à travers le prisme univoque de la complémentarité de la démocratie et du marché, de telles interrelations sont étrangères aux problématiques essentielles de désencastrement de l’économique vis-à-vis du politique et de ses conséquences délétères (Polanyi 1944, 2011). Elles aboutissent ainsi à une surestimation de la robustesse des démocraties (Jeanneney 2001 ; Sintomer 2011) et de l’efficience des marchés (Mirowski 2002 ; Orléan 2009). L’histoire des sociétés occidentales, rythmée par la récurrence des crises et des guerres, contredit l’idée de linéarité, d’équilibre et de supériorité de la démocratie libérale (Guesnard 2016). Cette catégorie, trop générale et indifférenciée, ne peut saisir la pluralité des systèmes économiques et politiques et les médiations institutionnelles qui animent chaque formation sociale. Appliquée au conflit ukrainien, elle ne permet pas de comprendre les conditions endogènes particulières de la crise de 2014. Celle-ci n’exprime pas simplement le blocage exogène de l’avènement de la démocratie libérale, mais surtout l’échec des politiques des gouvernements pro-occidentaux puis de Viktor Ianoukovitch (Ackerman 2014), aggravées par des politiques macroéconomiques néolibérales déstabilisatrices (Vercueil 2014).

Ces conceptions naturalistes ou légitimatrices des ri construites sur l’exclusion des conditions politico-économiques effectives de la domination états-unienne et occidentale (Balzacq et Ramey 2013) dénient tout principe de différenciation sociale (Derrida 1993). Reprise dans les analyses actuelles du conflit ukrainien, la prééminence états-unienne apparaît ainsi comme un point aveugle en filiation directe avec les postulats inspirés des travaux de l’école américaine de ri. Mais, associée ou non à la perspective eschatologique de Fukuyama, la conception messianique du rôle international des États-Unis, ne permet pas de rendre intelligible les enjeux singuliers de cette crise internationale. Indépendamment des problèmes épistémologiques et historiques posés (Jeanneney 2001), de telles conjectures semblent donc faire office de grammaire de justification de l’hégémonie états-unienne, plutôt que d’explication réaliste raisonnée mobilisant les problématiques fondamentales de la stabilité hégémonique (Kindleberger 1973 ; Krasner 1983) ou de la dynamique historique des rapports de force internationaux (Stein 1982 ; Kindelberger 1986).

La diversité des travaux réalistes conduit, donc, à s’interroger sur les sources effectives du récit dominant. Celui-ci semble influencé par l’axiome de défense des intérêts américains dans une optique suprématiste. En sous-estimant les causes historiques et systémiques, les stratégies coopératives et la dimension institutionnelle des rapports internationaux, il dérive vers une conception pseudo-réaliste des ri. Dans le cas ukrainien, qu’elles ressortissent à un ordre naturel idéal ou à une conflictualité consubstantielle aux ri, les conclusions rejoignent la vision traditionnelle de l’Épi, incarnée par Gilpin (1987, 2001), dont les travaux légitiment l’ordre social établi à partir d’un point de vue américain. Autrement dit, si la géostratégie de la Russie paraît improductive et irrationnelle, c’est au regard du postulat de prééminence occidentale. Ce récit traduit donc une forme de convention occidentaliste exprimant des intérêts et désirs de domination (plus ou moins conscients) et une vision datée et partisane des relations Est-Ouest.

En dépit de ces limites heuristiques et indépendamment des propositions critiques avancées par l’approche positive et constructiviste des ri (Hay 2007 ; Smith 2011 ; Barthe et David 2013), ces postulats sont réaffirmés aujourd’hui dans le cadre d’un discours centré sur les logiques culturelles. Inscrits, cependant, dans l’optique de la convention occidentaliste, ceux-ci peinent à dépasser les problèmes mentionnés pour la géopolitique traditionnelle.

III – L’atavisme identitaire russe à l’origine d’un retour de la guerre froide ?

Fortement influencée par les travaux de Huntington (1993, 1997), dont le constat critique sur la fin de l’histoire (cf. infra II.A.) conduit à rompre avec l’ancien paradigme, une autre interprétation du conflit ukrainien s’affirme. Réorientée vers l’explication des causes de la persistance des conflits armés, cette approche propose un changement de registre explicatif. L’hétérogénéité internationale s’expliquerait par les différences culturelles qui opposent les civilisations. Cette thèse représentant la principale alternative aux perceptions occidentalistes classiques, il convient de la mettre en perspective.

A — Le nouveau paradigme culturel et ses limites

À l’idée d’un État libéral universel et pacifié s’oppose ainsi une vision qui reprend les postulats de l’école réaliste des Relations internationales fondée sur la centralité des rapports de force politiques et militaires. Elle s’en distingue toutefois sur un point crucial : le moteur de l’histoire ne serait pas politique, mais culturel. Autrement dit, le primat des divergences culturelles et civilisationnelles se substituerait à celui des rapports de force politico-économique internationaux (Huntington 1993).

Si la fin des idéologies ne s’est pas accompagnée d’une expansion mécanique du modèle occidental, c’est parce que l’ordre mondial est désormais fragmenté entre des civilisations dont les valeurs s’opposent. Avec la fin de la guerre froide, les antagonismes politico-économiques auraient été remplacés par des oppositions culturelles et religieuses. Celles-ci, quasi ontologiques, auraient créé des lignes de fracture entre civilisations qui dépassent les logiques étatiques (Huntington 1997). La dynamique mondiale contemporaine ne dépendrait donc pas de critères idéologiques ou politiques établis sur la rationalité économique et politique, mais reposerait sur des clivages ancestraux plus profonds que ceux évoqués par les approches concurrentes. Pour Huntington, le choc des civilisations se nourrit de la différenciation des représentations mentales et des fondements culturels qui irriguent les diverses manières de penser le monde. L’absence de duplication globale du modèle occidental tient alors à des facteurs civilisationnels définis comme l’addition […] « d’éléments objectifs, comme la langue, l’histoire, la religion, les coutumes, les institutions et par des éléments subjectifs d’auto-identification » (Huntington 1997 : 47).

Ainsi, la fin de la guerre froide aurait entraîné une reconfiguration géopolitique autour de nouvelles fractures d’ordre civilisationnel (Huntington 1993 : 22-25). L’identification des peuples à ces vastes ensembles composites constituerait le socle de chacune des identités nationales présentées comme de simples variantes à l’intérieur d’un modèle de civilisation. Le nouveau paradigme « culturel » ne s’impose toutefois qu’après les attentats du 11 septembre, pour des raisons qui ne tiennent pas uniquement à ses apports heuristiques. S’il vise à combler le manque théorique généré par la fin de la bipolarité, son appropriation/instrumentalisation par le pouvoir néoconservateur états-unien (Lahille 2014) va lui conférer une valeur opératoire inattendue, source de légitimité. Le succès des thèses de Huntington est donc d’abord politique et idéologique plutôt qu’académique et scientifique. Il participe cependant à la promotion d’une analyse culturaliste, qui déborde désormais le champ traditionnel des sciences sociales pour couvrir dorénavant celui de la géopolitique et des ri. En dépit d’une méthodologie simplificatrice et d’un déterminisme culturel vivement contestés, cette approche occupe une place dans la géopolitique du conflit ukrainien.

Premièrement, la tentative pour introduire de nouveaux facteurs explicatifs et mieux prendre en compte la dimension de l’ordre symbolique conduit simplement à remplacer un monologisme par un autre. Le renouvellement des fondements épistémologiques, nécessaires pour aborder cette période incertaine des ri, est donc plus limitée qu’il n’y paraît. Si l’approche de Huntington abandonne l’idée d’une géopolitique construite sur la quête d’un modèle universel, elle reprend des hypothèses simplificatrices compatibles avec la trame normative de la domination états-unienne qui est le propre de la vision américaine dominante des questions internationales (cf. supra, I). En fait, le changement de perspective concerne surtout la question de la perte de puissance relative de l’Occident et des États-Unis vis-à-vis des autres civilisations. Mais, alors qu’il conviendrait d’en expliquer les causes historiques pour en évaluer les conséquences, la finalité est de chercher à contrecarrer cette tendance, dans une optique plutôt défensive. Contrairement au paradigme de la fin de l’histoire ou à celui de la nature ontique des rapports de puissance opposant les États, qui voient cette domination comme naturelle ou évidente (cf. supra, I et II), Huntington prend acte d’une mutation conduisant à l’érosion redoutée de la position hégémonique occidentale. Pour autant, l’hétérogénéité des différents types de civilisations et la réfutation de l’universalité du modèle culturel occidental ne signifient pas une renonciation à l’hégémonie. Il s’agit d’en adapter les formes aux nouvelles conditions internationales. Cette menace doit être combattue par une plus forte intégration entre les États partageant les valeurs occidentales, le cas échéant par l’usage de la force, afin de contrecarrer les aspirations expansionnistes des autres civilisations. En substance, les conditions du maintien de l’avance occidentale passent par une mobilisation des ressources technologiques, économiques et militaires au service de la défense de la civilisation occidentale (Huntington 1997).

Par ailleurs, les développements de Huntington sur la perte d’influence relative de l’Occident dans le nouvel ordre mondial débouchent sur un programme politique interne ultraconservateur qui, sous couvert de la défense des traditions culturelles occidentales, induit des situations délétères. En effet, selon notre auteur, le constat d’un déclin moral de l’Occident ne peut être endigué que par des mesures visant à restaurer, sur le plan intérieur, l’identité occidentale en luttant contre la perte d’unité culturelle, l’immigration et le multiculturalisme qui en serait la cause (Huntington 1997 : 335 et suivantes).

Si les facteurs culturels sont aux sources des conflits présents et à venir, ils ne font que se substituer aux facteurs politiques et idéologiques habituellement mobilisés par les tenants d’une géopolitique plus conventionnelle. La dynamique internationale étant ontologiquement conflictuelle, les critiques théoriques formulées à l’encontre des approches réalistes peuvent être réitérées. Les interdépendances complexes et les stratégies coopératives des acteurs ainsi que le rôle des médiations et mécanismes institutionnels permettant de limiter les conflits entre puissances sont sous-estimés. Dans ces conditions, comment rendre compte de l’alternance des cycles de violence et de paix jalonnant l’histoire ? Une telle approche ne permet donc pas de comprendre pourquoi dans un contexte historique déterminé, les civilisations seraient incompatibles les unes avec les autres. Cette thèse de l’affrontement interculturel ne fait d’ailleurs l’objet d’aucune démonstration empirique[6]. En outre, comme le montrent les conflits syrien, irakien, libyen, etc., ceux-ci opposent des communautés dont la proximité culturelle et religieuse (au sens de Huntington) est avérée et non pas principalement l’Occident et les autres civilisations (Huntington 1997 : 28-32). Il en est de même dans une perspective historique plus longue où il est impossible d’établir la moindre corrélation stable entre guerres et civilisations. Tout au plus s’agit-il d’un cas de figure envisageable parmi d’autres.

La rupture avec les paradigmes concurrents n’est donc que partielle. La démarche, inspirée des approches réalistes les plus frustes, reste fondamentalement normative. Fondée sur l’idée de l’existence d’un antagonisme primordial opposant les différentes entités culturelles (plutôt que politiques ou idéologiques) et sur les conditions d’un maintien de la domination occidentale, elle repose sur une conception ethnocentriste et réductrice des rapports internationaux (cf. supra, I.A.). Cela s’explique par la nature programmatique de cette approche géopolitique dont l’objectif est de modéliser des lois de fonctionnement universelles afin de produire une méthode globale débouchant sur la mise en oeuvre, par les gouvernements états-uniens et occidentaux, de la meilleure stratégie de puissance internationale (F. Lasserre 2013). Conçue à partir des seules divergences culturelles, les ri sont alors cantonnées à un monologisme schématique.

Deuxièmement, ce problème est d’autant plus dévastateur qu’il est fondé sur une conception anhistorique de la culture qui aboutit à des contresens majeurs, consistant à assimiler culture et tradition. D’une part, les identités culturelles des différentes civilisations sont considérées comme statiques, et, d’autre part, le caractère figé de la culture repose sur un parti pris essentialiste. De fait, des travaux historiques sur les cultures montrent que celles-ci se transforment dans le temps, car elles sont inscrites dans des processus évolutionnaires qui les dépassent (Hobsbawn et Ranger 1992). L’idée d’une autonomie de l’ordre culturel apparaît donc théoriquement et historiquement infondée. Au contraire, la culture apparaît comme un construit social (Weber 1995, 1996) et même politique (Bayart 1996 ; Bertrand 2003). Si le politique conditionne le culturel, alors le sens des causalités entre les champs sociaux, tel que le postule cet auteur, est remis en question. Ainsi, la place centrale de la tradition, invoquée par Huntington, dont le terrain d’expression fondamental serait la culture, n’apparaît, tout au plus, que comme un élément parmi d’autres de l’agir social (Terrier 2002).

Ce point amène à relativiser la validité des deux notions centrales autour desquelles s’organise l’explication des conflits. En premier lieu, la définition des civilisations s’avère très vague et trop générale pour avoir une valeur opératoire (F. Lasserre 2013). La typologie des entités culturelles avancée par Huntington résulte d’une agrégation disparate d’éléments hétérogènes qui peinent à faire sens, car ils ne sont fondés sur aucun corpus anthropologique, sociologique, politique, communicationnel ou historique. Dans ces conditions, rien ne permet d’expliquer ce qui génère précisément cette conflictualité et pourquoi il existerait nécessairement des rapports de force antagoniques entre les différentes civilisations. Ce qu’aucune démonstration empirique ne vient conforter.

En second lieu, le même problème se pose pour la notion d’identité culturelle qui en est le prolongement au niveau de l’édifice programmatique. Elle conduit à une surestimation du rôle des facteurs culturels dans l’explication du monde (Meyran et Rasplus 2014). En effet, si de manière générale, comme le montre la sociologie classique, les cultures exercent une influence réelle sur les décisions individuelles ou collectives, celles-ci restent théoriquement limitées (Weber 1995). Surtout, elles ne sont fondées sur aucun socle immuable dépendant de considérations strictement endogènes. Ainsi, les cultures n’étant ni homogènes ni de simples coutumes, l’axiome central de clôture des identités culturelles sur elles-mêmes doit être reconsidéré. Parce qu’elles ne sont pas coupées de contextes sociétaux en constante évolution, il y a lieu, au contraire, de les penser comme insérées dans des réseaux d’interdépendances systémiques et communicationnelles complexes (Habermas 1992 ; Luhmann 1991, 1999 ; Terrier 2002).

Enfin, la focalisation sur les oppositions interculturelles rétrécit le champ de l’analyse. Bien qu’évoquée, la dimension infra-culturelle des conflits et des oppositions qui traversent toute formation sociale se trouve reléguée, de manière discutable, à un rôle secondaire (Huntington 1997, p.199-202 et Chapitres 10 et 11). À l’échelle occidentale, elle présuppose une unité de perception des aires culturelles qui n’existe pas, comme le montre les divergences de positions euro-atlantistes sur le conflit ukrainien. L’universalité de la culture et son caractère intégrateur sont donc ainsi largement surestimés. Il en résulte un monologisme réducteur qui, en excluant toute autre dimension explicative, s’avère simpliste (Terrier 2002).

Bien avant que n’éclatent les crises géorgiennes ou ukrainiennes, Huntington (1997) anticipe de futures menaces avec la « civilisation orthodoxe », dont la Russie est le fer de lance. Avec les aires culturelles confucéenne et musulmane, cette culture représenterait un des trois vecteurs des conflits futurs. En dépit de ses bases réductrices, cette mise en garde inaugurale n’a cessé d’inspirer l’étude partisane des relations Est-Ouest. Cette ligne de fracture est ainsi régulièrement invoquée, depuis la guerre des Balkans de 1999, par les commentateurs des différends opposant la Russie à l’Occident. Ainsi, les affrontements politiques et militaires aux frontières de l’Europe seraient une variante d’antagonismes culturels vus comme universels. Bien que lacunaire et simplificatrice, la thèse huntingtonienne de la fragmentation civilisationnelle alimente donc la convention occidentaliste.

B — Géopolitique de la crise ukrainienne : entre clash civilisationnel et particularisme russe

Le succès théorico-communicationnel et politique du paradigme huntingtonnien auprès d’une large frange de la communauté épistémique occidentaliste doit cependant beaucoup à l’interprétation partisane et discutable qui en a été faite par les néoconservateurs américains. Bien que n’étant pas sans ambiguïtés, la thèse d’Huntington reste, en effet, officiellement cantonnée à une volonté de restauration du modèle culturel occidental dans l’optique d’une défense des intérêts états-unien, sans affirmation d’une supériorité vis-à-vis des autres civilisations.

Associé aux thèses conservatrices de Léo Strauss et à celles de l’école hégémoniste, avec lesquelles il existe une « parenté culturelle » (Norton 2006), les facteurs civilisationnels ont été détournés par les néoconservateurs prônant l’exportation par la force du modèle américain dont la supériorité et la singularité sont fondées sur l’idée d’une prééminence culturelle, morale et politique. Ainsi, l’émergence d’une lecture néoconservatrice biaisée du choc des civilisations est mise au service d’une légitimation de la politique étrangère « d’impérialisme démocratique » (David 2004 : 840) et « d’hégémonie bienveillante » (Kagan et Kristol 1996) menée par les États-Unis à partir des années 2000. Or, celle-ci possède un volet russe découlant de la permanence de l’esprit de confrontation régnant au sein de la mouvance néoconservatrice issue de la guerre froide (Mead 2004).

Bien que cette doctrine ait fait l’objet de nombreuses critiques, elle demeure solidement ancrée dans les manières dominantes de faire et percevoir les relations Est-Ouest. L’origine des conflits, relative aux divergences des identités civilisationnelles, reste donc, par définition, la pierre angulaire des approches culturalistes qui ne se distinguent entre elles que par le degré d’importance qu’elles accordent aux phénomènes identitaires et les causalités qu’elles établissent entre politique et civilisation.

Dans le registre de la radicalisation des thèses initiales, les relations Est-Ouest prennent des formes schématiques dans lesquelles la responsabilité des différends en tous genres incombe à la seule Russie, comme dans la géopolitique standard (cf. supra, II). Mais, dans ce cas, l’anachronisme des politiques russes dans les anciennes républiques soviétiques est d’abord imputé aux facteurs civilisationnels (Glucksman 2005). L’accent est alors mis principalement sur l’inquiétante étrangeté de la culture russe ou sur l’incapacité de ses dirigeants à rompre avec les réflexes autoritaristes du passé en raison de traditions ancestrales profondément enracinées qui bloquent les évolutions sociétales et finissent par faire retour dans la politique actuelle du Kremlin (Klyamkine 2007 ; Schevtsova 2010). Cet atavisme identitaire serait à l’origine de l’impossibilité pour la Russie de combler son retard sur l’Occident, de sorte qu’il ne s’agirait pas tant de chercher à moderniser ce pays qu’à le civiliser (Glucksman 2005).

Greffant sur l’antienne huntingtonienne des considérations sur l’archaïsme politique de la Russie, cette mouvance entend expliquer la stratégie agressive de Vladimir Poutine en Ukraine (Blanc 2015a). Celle-ci serait alors le produit de la permanence d’un système de soviétisation profondément anti-démocratique de la société qui s’agrégerait à une vision impérialiste traditionnelle russe. Dans ces conditions, il apparaît, évidemment, souhaitable que l’Ukraine bascule vers le modèle culturel occidental, car la guerre en Ukraine (et dans les autres anciennes républiques soviétiques) serait une guerre entre États souverains pour la démocratie et la civilisation (Levy 2014 ; Blanc 2015a). La contestation politique de l’hégémonie occidentale par la Russie est donc à mettre sur le compte d’un passéisme identitaire et politique provoquant une succession de conflits dans l’espace dominé hier par l’urss. La révolution ukrainienne cacherait ainsi une guerre identitaire liée à la volonté de l’ancienne puissance russe de rejouer la guerre froide à des fins expansionnistes (Ostriitchouk 2014 ; Blanc 2015b).

La confrontation gagnerait les espaces restés, après la guerre froide, sous influence russe, en raison du déplacement progressif des frontières culturelles et de l’identification (traditionnelle) de ses peuples aux valeurs occidentales (Blanc 2015a). La crise ukrainienne, comme la crise géorgienne seraient ainsi l’expression d’un choc entre la culture slave et la culture occidentale. Les formes politiques, économiques et militaires prises par ces crises sont ainsi décryptées sous l’angle d’un hiatus entre l’aspiration d’émancipation culturelle occidentale des anciennes républiques soviétiques et la volonté de domination immanente (culturelle et politique) de la Russie (Melnik 2015). Mais ce parti pris revendiqué (Blanc 2015a), consistant à rapprocher anomalie identitaire, autoritarisme politique et impérialisme reste très général. Il peine à définir les fondements de la civilisation russe et un mode précis d’articulation entre politique, idéologie et civilisation.

C — Du néo-eurasisme au néo-impérialisme russe ?

Il existe un second registre dont l’objectif est plutôt d’améliorer le modèle initial, en cherchant à expliciter certains mécanismes opératoires qui jusque-là n’étaient que postulés. Le projet consiste à approfondir la dimension culturelle et son influence sur les décisions politiques tout en réaffirmant le primat du culturel : « Les conflits contemporains ne sont pas le fruit des luttes économiques et sociales, mais l’affrontement des essences culturelles des peuples ; le fait religieux est au fondement des civilisations et non les individus ou les groupes sociaux » (Laruelle 2007 : 27). Il s’agit, sur ces bases, de donner un contenu moins flou aux notions de civilisation et d’identité culturelle, en mettant en exergue les fondements eurasistes de la pensée politique et philosophique russes ; mélange unique des doctrines impériale et nationaliste, issu de la position charnière et centrale jouée par la Russie (Laruelle 1999, 2007 ; Shiraev 2010 : 55-59). D’une situation géographique spéciale et ambivalente entre l’Europe et l’Asie découlent donc une conception eurasiste multiséculaire de la nation et de l’empire et le particularisme civilisationnel russe (Laruelle 2007).

En extrapolant ces hypothèses à la période contemporaine, certains observateurs n’hésitent pas à établir un lien direct entre les fondements culturels néo-eurasistes (voire nihilistes) et la géopolitique russe (I. Lasserre 2015). La perception d’une conflictualité internationale croissante est donc étroitement corrélée avec le retour identitaire russe. Cet argumentaire repose sur la citation des approches néo-eurasistes les plus extrêmes soulignant la menace occidentale et la nécessité d’une posture géopolitique conforme aux valeurs traditionnelles et spécifiques de la Grande Russie (orthodoxie religieuse, État centralisateur et autoritaire, impérialisme, etc.) (Melnik 2015). Le rejet de l’Occident et l’antiaméricanisme qui se manifestent en Ukraine (et ailleurs) avec force sont ainsi vus comme la marque de fabrique d’un pouvoir russe dorénavant imprégné de cette idéologie rétrograde (Eltchaninoff 2015). Son essor basé sur la préservation des valeurs particulières à la civilisation russe et donc antagoniques avec les valeurs occidentales universelles s’accompagnerait du retour d’une posture impérialiste et autoritaire d’une Russie éternelle et ultraconservatrice (I. Lasserre 2015).

On trouverait ainsi au coeur des processus de décisions politiques russes, quelles que soient les périodes considérées, des invariants forgeant ce qu’on pourrait appeler une stratégie impériale ou « grande stratégie » (Ledonne 2004). Mais, si la notion de grande stratégie, spécifique aux puissances impériales, s’applique à la Russie, il est logique qu’elle soit étendue aux autres grandes puissances et notamment à la première d’entre elles. Or, bien que cette notion soit souvent convoquée pour expliquer la politique étrangère, elle est absente de l’analyse. Pourtant, les États-Unis revendiquant le leadership mondial, impactent, quelles qu’en soient les formes et les modalités concrètes, les autres puissances (Dimitrova 2012). À tout le moins, la grande stratégie russe devrait donc être articulée avec celle des États-Unis (Karaganov 2009).

Pour Golts et Putnam (2004), l’inclination russe à l’expansionnisme est renforcée par le poids d’un passé marqué fondamentalement par le militarisme et un statut de puissance impériale. En raison de cette histoire singulière, bâtie sur un « militarisme fondateur » forgeant son identité (Gomart 2015 : 30), le monde russe resterait, de nos jours, prisonnier de son passé impérial. En dépit des nuances et limitations propres à la démarche de Laruelle (1999, 2007), certains commentateurs n’hésitent donc pas à invoquer, de manière exclusive, l’influence directe de l’idéologie néo-eurasiste sur les représentations mentales du monde russe contemporain et par contrecoup sur la géopolitique de Vladimir Poutine (Gomart 2015 ; I. Lasserre 2015 ; Melnik 2015). Cette appropriation revendiquée s’apparente cependant à un tour de force, car elle subordonne à une géopolitique partisane une approche de science sociale dont l’ambition est, à l’origine, plutôt d’ordre académique. En effet, une telle entreprise a pour fonction première de mettre en évidence le rôle de certains soubassements intellectuels conditionnant l’identité culturelle russe. Par contre, comme l’indique Laruelle (2007, chapitre introductif), ce travail n’a pas vocation à expliciter la manière dont le néo-eurasisme déterminerait la politique extérieure de la Russie. L’influence de l’eurasisme sur la stratégie politique russe reste donc à établir. Or, contrairement aux affirmations excessives décrites ci-dessus, le discours et la politique nationalistes de Vladimir Poutine paraissent surtout souverainistes et modérés au regard des humiliations subies par le passé (Lévesque 2008). Si l’influence de cette idéologie a certes progressé dans certaines sphères du pouvoir depuis 2012, elle ne joue qu’un rôle d’habillage communicationnel secondaire[7]. En adoptant la distance nécessaire à l’interprétation de la stratégie du Kremlin en Ukraine, on observe alors que celle-ci est principalement défensive et inspirée de la Realpolitik (Facon 2014), très loin de la philosophie ultraconservatrice portée par la nébuleuse néo-eurasiste[8].

IV – Limites théoriques et enseignements méthodologiques

Il est temps, à ce stade, de se demander ce qu’apportent les approches culturalistes à la géopolitique des relations Est-Ouest. Tout indique, en effet, que les problèmes méthodologiques et théoriques de rencontrés sont de même nature que ceux que rencontrent les approches standard (cf. supra, II). Pour expliquer cette proximité, il reste à répertorier leurs fondements épistémologiques communs et voir comment s’opère leur enchâssement au sein d’un même noyau dur conceptuel.

A — Agrégation et instrumentalisation des facteurs de conflits

Que les logiques du choc civilisationnel soient poussées aux extrêmes ou pas, elles aboutissent à des conclusions comparables. Faute de penser la culture dans ses dimensions sociale et historique (cf. supra, III.A), les fondements de l’identité russe se limitent à certaines facettes idéologiques et civilisationnelles réduites à des réflexes et à des traditions immuables. Comme ces invariants identitaires sont censés produire des lois de comportements intemporelles s’appliquant aux acteurs politiques, les liens de causalité entre culture et politique apparaissent mécanistes et univoques, d’autant qu’ils sont appréhendés sous l’angle de leur seule reproduction. Or, en substance, l’idéologie eurasiste n’est pas figée, comme le montre paradoxalement Laruelle (1999, 2007) dont la thèse essentialiste sur l’identité russe en affirme pourtant le caractère immuable. En effet, les travaux de Laruelle (2007), mais aussi de Schiraev (2010), montrent que le contenu et le rôle de cette idéologie politique sont multiformes et évolutifs. Ce qui accrédite l’idée d’une possible mutation de l’identité russe dans le temps court et le temps long de l’histoire. En écartant les dimensions sociales et historiques particulières de la montée des tensions Est-Ouest, le paradigme culturaliste énonce donc des généralités invérifiables empiriquement. L’identité russe fondée sur le seul eurasisme est une thèse fragmentaire, abstraite et anhistorique. Ses transformations étant issues de changements dans les conditions économiques, sociales et politiques avec lesquelles elles interagissent (Lévesque 2007), la posture internationale de la Russie ne saurait être analysée à partir d’une clôture de la culture sur elle-même sans relever d’un monologisme réducteur.

En passant d’une opposition simpliste entre l’espace politique et le champ économique et social, comme dans les approches classiques, à un déterminisme du politique et de l’économique par le culturel, cette approche laisse intact le problème d’absence de caractérisation du mode d’interaction entre le culturel et le politique. Aux visions économiciste et politico-idéologique normatives et statiques, elle oppose une causalité descendante entre culture et politique. Ces simplifications théoriques et épistémologiques négligent les interactions complexes entre ces deux ordres de pratique sociale, ce qui est d’autant plus problématique qu’elles sont au centre du corpus théorique. Plutôt que de procéder par un déterminisme culturel, il y a lieu d’expliciter théoriquement et empiriquement les modes de transmission et d’influence réciproques entre les différents champs sociaux, afin de voir comment ils fonctionnent dans le cas ukrainien.

Pour tenter d’expliquer la stratégie russe contemporaine, il convient donc de la situer par rapport à la dynamique internationale de transformation des identités, non pas seulement culturelles, mais stratégiques, dans le désordre et l’insécurité des représentations de la fin de la bipolarité (Joxe 2006). Si l’analyse historique souligne le caractère souvent tragique et violent des ri, la place des oppositions culturelles ne doit pas y être surestimée. Comme le montrent théoriquement Stein (1982) et Kindelberger (1986), les conflits internationaux sont le fruit de contradictions politiques, économiques et sociales endogènes et exogènes, rarement d’antagonismes culturels.

La centralité du particularisme russe apparaît ainsi comme une construction arbitraire résultant de biais méthodologiques participant d’une certaine stigmatisation (Dubien 2014 ; Kastouéva-Jean 2015). Les singularités russes occupent donc, au mieux, une place mineure dans les déterminants géostratégiques. De ce point de vue, ce pays, loin de tout particularisme, semble même, au contraire, être dans les normes internationales : sa réorientation stratégique entamée dans les années 2000 apparaît ainsi très cohérente au regard de la géopolitique des administrations américaines successives (Lahille 2008 ; Lévesque 2007, 2014 ; Stent 2014 ; Stiglitz 2002 ; Zorgbibe 2015). La politique étrangère russe est donc multifactorielle et multiniveaux.

Pour autant, ces conclusions ne doivent pas être confondues avec les travaux culturalistes ou pseudo-réalistes consistant à additionner des facteurs traditionnellement séparés. En effet, bien qu’elles surdéterminent les autres, les variables culturelles n’en sont pas moins instrumentalisées au service d’une même conception géopolitique. Dans les deux cas, en dépit de nuances de styles et de registres et d’une hétérogénéité des niveaux d’abstraction, le propos tend à se structurer, de manière univoque autour d’un empilement de déterminants appartenant à des champs distincts. Cette agrégation joue un rôle majeur dans les essais d’interprétation de la géopolitique russe au point de servir de véritable fil conducteur reliant les analyses entre elles. La démarche consiste à exporter, sans intermédiations, les diverses spécificités de l’identité russe vers le champ du politique (cf. supra, III.B et III.C). L’idée d’un particularisme culturel ou politique, constitutif de l’identité russe, explique, ainsi, la continuité entre l’époque soviétique et la période actuelle (Sakwa 2008 ; Blanc 2015 ; Gomart 2015 ; I. Lasserre 2015). Un tel amalgame conduit cependant à des analyses schématiques reposant sur des conceptions lacunaires du culturel (cf. supra, III.A.et III.B) et du politique (cf. supra, II.B) dans une optique atlantiste partisane[9]. Que l’atavisme soit culturel et politique, que la géopolitique (russe) soit le fruit d’une quête nostalgique de puissance et d’une ontologie de la conflictualité, les conséquences sont les mêmes. Dans les approches culturalistes, l’assujettissement des orientations géostratégiques russes à quelques-uns des possibles déterminants culturels ne fait que se substituer aux lois intemporelles et générales d’un néoréalisme rudimentaire. Elles n’échappent donc ni aux pièges du paradigme huntingtonnien (cf. supra, III.A) ni à celui d’une géopolitique étatiste conventionnelle (cf. supra, II).

L’agrégation de paramètres et leur instrumentalisation au service d’une géopolitique binaire attestent d’une possible convergence entre des modélisations différenciables au niveau de la hiérarchisation de variables finalement complémentaires. Mais, faute d’ouvrir le vaste chantier des interrelations complexes entre politique et culture et d’exposer un mode d’articulation mobilisant l’histoire et la dynamique du régime international, les raisonnements se limitent donc à des raccourcis déterministes.

B — Derrière les divergences, une véritable convention hégémoniste

Le travail de déconstruction du discours dominant permet de dégager deux tendances contradictoires. D’une part, il se structure autour de deux types d’approches géopolitiques dont la teneur oscille, dans chaque cas, entre plusieurs modélisations. D’autre part, il donne aussi à voir une large complémentarité entre les différents vecteurs explicatifs. L’hétérogénéité globale est ainsi contrebalancée par l’adhésion tacite à un noyau dur épistémologique faisant contention. En prolongeant les discussions antérieures, on peut alors aboutir à des enseignements méthodologiques plus complets.

Telle que la présente la géopolitique dominante, la situation ukrainienne n’est au fond qu’un sous-produit de l’intervention extérieure d’une Russie hantée par son passé politique et civilisationnel. Cependant, en faisant de la Russie l’acteur principal de cette crise, l’objet central de l’étude est déporté. Il n’est plus question de l’hétérogénéité de l’Ukraine, formation sociale fortement divisée sur les plans économique, politique, idéologique, linguistique, etc. (Tchernega 2014), de son rapport ambivalent à la Russie et au système international (Ackerman 2014 ; Sokoloff 2014), ni du fait que ce pays représente historiquement un élément clé dans l’organisation politico-économique de l’est européen (Sokoloff 2014). Pour le récit influent, les singularités ukrainiennes n’ont qu’un statut ancillaire et le véritable sujet porte, en fait, sur la Russie. Ce qui est cohérent avec une approche occidentalocentrée de la crise ukrainienne, en tant que maillon d’une chaîne de conflits secouant l’ancien espace soviétique. Pourtant, la thèse de la continuité de la contestation des valeurs occidentales par la Russie et la nécessité géopolitique pour l’Ukraine de les adopter, mériterait d’être aussi envisagée à la lumière d’analyses sociopolitiques renseignées et centrées sur les rapports Russie – États-Unis (Stent 2014 ; Zorgbibe 2015) et de l’étude détaillée des conflits gelés dans les républiques de l’ex-urss, dont les causes et formes varient (Jolicoeur et Campana 2009).

Si on admet que les facteurs civilisationnels jouent un rôle central dans la dynamique de l’ordre international, il y a lieu de s’interroger alors sur l’identité états-unienne et son tropisme pour la prééminence morale. Une telle absence interroge. Pourquoi ces récits rencontrent-ils au fond les mêmes types de problèmes que ceux exposés précédemment ?

Ces lacunes sont le fruit d’un construit épistémologique commun fondé sur le postulat ethnocentriste de la supériorité des États-Unis et de l’Occident dans le système international, dont tout montre qu’il constitue un point aveugle. En l’occurrence, les réelles divergences d’interprétation ne se manifestent qu’à un stade avancé de l’analyse et à celui de la définition des politiques à mettre en oeuvre, tandis qu’au niveau de l’axiomatique de base celles-ci apparaissent mineures. C’est donc au niveau d’abstraction le plus élevé que se constitue le cadre commun aux différentes approches. Celui-ci n’est donc repérable que dans les fondements épistémologiques et les postulats fondateurs situés en amont de la théorie. Or, au sommet de ce programme se trouve l’idée de prééminence implicite ou explicite du modèle occidental et notamment états-unien, en matière de politique, d’économie, de culture, etc. (cf. supra, II.A et III.B). Cette conjecture, loin d’être conçue comme un construit sociétal, est considérée comme un fait naturel et légitimant de la position hégémonique des États-Unis dans l’ordre mondial. L’appartenance au cadre dominant s’opère donc sur la base d’une convention fondatrice qui tient à des présupposés et des croyances bâties sur un oubli des origines loin de toute démonstration scientifique.

Très répandue dans l’opinion, elle est l’objet de nuances selon le degré de radicalité et de revendication de la prééminence états-unienne. Si ses formes les plus directes sont revendiquées par l’école hégémoniste et la doctrine néoconservatrice, qui prêchent pour un impérialisme bienveillant, les courants plus modérés n’en partagent pas moins les mêmes postulats naturalistes et normatifs. De sorte que cet axiome fait office de point d’ancrage permettant de jeter les bases d’une approche commune des études internationales. Ce socle étroit et partisan conduit à un formatage méthodologique qui induit une rupture épistémologique avec les démarches de nature historique, systémique ou socio-anthropologique moins occidentalocentrée. La vision géopolitique occidentale standard se constitue donc sur une base autoréférentielle problématique et discutable qui se matérialise lors du passage à l’étude des cas d’actualité, comme on l’observe à propos de l’Ukraine et des conflits gelés dans l’ex-urss.

Ce qui distingue l’approche orthodoxe d’autres grilles de lecture tient finalement à l’acceptation des prémisses concernant la suprématie morale jouée par les États-Unis dans un ordre mondial pensé, implicitement ou explicitement, comme naturel ou légitime (Araud 2014 ; Hassner 2015). Au sein de ce cadre, plusieurs paradigmes se répondent, selon les angles d’étude et les variables privilégiées. Ceux-ci nourrissent des controverses et établissent un dialogue dont l’objet principal consiste à corriger certains problèmes théoriques ou empiriques en lien avec les formes que doit prendre le leadership états-unien. Il suffit d’ailleurs de se référer aux conditions de formulations de la politique extérieure états-unienne pour constater que les débats tournent autour de la question des moyens par lesquels il est possible de maintenir et prolonger l’hégémonie au sein de l’ordre libéral international (Deudney et Ikenberry 1999 ; Dimitrova 2012 ; Grondin 2015 ; Krauthammer 2002).

Le discours autorisé doit donc être saisi à partir de son ambivalence originelle. Son éclectisme disciplinaire, théorique et méthodologique provient de l’hétérogénéité de la communauté épistémique qui le porte. La diversité d’ensemble et la porosité de ses frontières internes ne contredisent pas la vision unitaire des faits internationaux assurée par cette convention occidentaliste et hégémoniste fondatrice. Autrement dit, si la vision dominante du conflit ukrainien est une construction plus ou moins hybride, sa formulation, quels qu’en soient les niveaux, reste étroitement dépendante du noyau dur conventionnel qui en assure l’unité. Les représentations dominantes de la crise ukrainienne ont donc un dénominateur commun : une vision ethnocentriste et réductrice des relations internationales dans la tradition de l’école américaine (Balzacq et Ramel 2013, chapitre introductif et chapitre 1). La domination états-unienne dans le champ des ri, de la géopolitique et de l’Épi (Clinton 2013 ; Hoffman 1977 ; Grondin 2015 ; Paquin 2013) explique ce constat.

Conclusion

Les approches géopolitiques dominantes qui servent de substrat à l’étude des évènements en Ukraine rencontrent des problèmes théoriques majeurs. Et, si l’opposition traditionnelle entre écoles réalistes et idéalistes ne permet pas de clarifier les multiples enjeux de ce conflit, la tentative de dépassement par le biais des soubassements civilisationnels n’apparaît pas non plus satisfaisante.

La fragilité des fondements épistémologiques de modèles géopolitiques universalistes, ethnocentristes, essentialistes et normatifs les rendent peu opératoires. Les tentatives de substituer le primat de l’idéologie ou de la politique à celui des déterminations culturelles apparaît comme un moyen de ne pas approfondir la question centrale des interdépendances entre les différents domaines et champs sociaux. Il en résulte un déterminisme politico-économique ou culturel qui ne résiste ni à l’analyse ni à l’observation. Le prisme par lequel est perçu le regain de conflictualité est-ouest apparaît asymétrique et le traitement de la question ukrainienne bute, de ce fait, sur un problème de méthode. En l’absence d’une mise en perspective historique, politique et économique réellement interdisciplinaire (Duchesne et Grenier 2015) et d’une périodisation des interrelations stratégiques entre acteurs clés dans le contexte de la fin de la bipolarité, les ressources interprétatives mobilisables apparaissent trop fragiles pour avoir valeur de démonstration. Ainsi, les choix politiques russes ne peuvent être soustraits des logiques propres aux limites du processus de recomposition de l’ancien régime international et aux orientations géostratégiques de l’hégémon. Ces éléments qui sont des angles morts de l’approche dominante s’expliquent par l’existence d’une véritable convention hégémoniste qui en constitue le coeur.