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À l’heure où les choix politiques de la Turquie retentissent jusqu’en Europe et dans le monde, le livre d’Aaron Stein arrive à point nommé. En un peu plus de 100 pages, l’auteur revient à la fois sur la politique étrangère turque vis- à-vis de son étranger proche et sur ses fondements idéologiques et théoriques, apportant des éléments de réponse et ouvrant des pistes de réflexion.

Le retour sur le passé récent permet à l’auteur de déconstruire certains clichés. En effet, c’est moins l’héritage de l’Empire ottoman que la guerre froide qui a déterminé le rôle de la Turquie au Proche-Orient, car, si la république de Mustafa Kemal a conçu sa doctrine de non-intervention pour se concentrer sur la construction intérieure, l’affrontement Est-Ouest a fait entrer la Turquie, voisin de l’Empire soviétique, dans le camp occidental. Membre de l’otan, le pays a ainsi « négligé » son étranger proche jusqu’au début des années 1980, où les réformes économiques ont favorisé une ouverture vers l’extérieur.

Cette mise au point faite, l’auteur analyse avec brio le tournant diplomatique du 21e siècle. Vainqueur des élections en 2002, le Parti de la justice et du développement (akp) a élargi le champ d’action de la diplomatie nationale, rompant avec ce qui s’était fait jusque-là. Cette orientation reflète les choix idéologiques des nouveaux dirigeants, qui se sont nourris de la pensée du futur ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, et de son concept de « strategic depth » présenté dans l’ouvrage éponyme. Puisant à la fois dans les références religieuses et les théories politiques du début du 20e siècle, cette approche voit dans l’islam une source de légitimité politique concurrente du nationalisme. C’est en abandonnant une idéologie héritée de la domination occidentale et en revenant à un islam modéré et conservateur que les régimes de la région assoiront leur pouvoir. Les pays concernés sont identifiés comme l’« hinterland naturel » de la Turquie, du Proche-Orient au Caucase, en passant par les Balkans. Ainsi unifié, cet ensemble géographique verrait ses frontières disparaître au profit de relations commerciales, diplomatiques et culturelles renforcées, où la Turquie jouerait un rôle central.

Le cadre idéologique exploré, Aaron Stein explique comment il a été mis à l’épreuve des printemps arabes, qui ont montré les limites de cette approche. C’est là un autre atout de l’ouvrage, qui enrichit son analyse de la politique étrangère turque d’une confrontation avec un terrain marqué par les affrontements de ces dernières années. En effet, contrairement à ce que Davutoğlu avait postulé, le nationalisme est resté un vecteur de cohésion. Les partis religieux conservateurs arrivés au pouvoir n’ont pas souhaité le soutien d’un quelconque pays étranger, fût-il la Turquie de l’akp. En outre, les choix opportunistes de l’akp vis-à-vis des mouvements démocratiques ont brouillé la ligne politique turque, qui est apparue confuse et intéressée, loin de promouvoir l’image d’une puissance régionale favorable à la démocratie. Enfin, la radicalisation des acteurs a contraint Ankara à s’aligner sur la stratégie occidentale, compromettant le projet de l’akp de rapprocher les gouvernements dont l’islam serait le principe fondateur et d’être la locomotive du nouvel ordre régional.

À force de revirements, la Turquie, conclut Aaron Stein à la fin de cette démonstration rigoureuse, se trouve aujourd’hui isolée de ses partenaires, au moment où les conflits frontaliers menacent ses intérêts. Cependant, la diplomatie de l’akp s’inscrivant dans le long terme, le parti estime que ses choix prendront tout leur sens lorsque les urnes auront repris le pouvoir dans la région et que l’orientation en faveur des forces démocratiques replacera la Turquie au centre de l’échiquier régional.

Au cours de la lecture, le chercheur appréciera la variété des sources, notamment les renvois à la presse internationale qui étaye un sujet ancré dans l’actualité. Les notes de bas de page foisonnent de références bibliographiques. On aimerait parfois y trouver des informations sur certains concepts employés, mais l’auteur était sans doute contraint par le format restreint de son texte. De la même façon, des tableaux, cartes, figures permettraient de mieux visualiser les résultats électoraux ou les changements de gouvernements ; l’ouvrage y gagnerait en clarté, mais y perdrait sans doute en concision.

Ce sont là bien peu de choses à relever à l’aune de la qualité d’un ouvrage qui parvient à éclairer les mutations politiques, mettant en évidence les rapports de force, les alliances volatiles et les déséquilibres de la région. Ce petit ouvrage sera donc utile à qui s’intéresse à la situation en Turquie, mais aussi aux développements de la dernière décennie dans les zones instables que sont l’Irak, la Libye ou la Syrie. En si peu de pages, c’est à saluer.