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Qu’advient-il des présupposés théoriques et méthodologiques des chercheurs devant composer avec une grammaire des relations internationales différente, voire concurrente, de la leur, et dont l’objectif est de surcroît la transformation radicale du système mondial ? Lorsque l’on s’intéresse à l’islam politique, il paraît pour beaucoup nécessaire d’adopter un questionnement d’ordre culturel puisque les promoteurs de cette idéologie, afin de mobiliser leurs coreligionnaires et de se mettre en quête du pouvoir, ont mobilisé une conception essentialisée du fait islamique, lisant leur patrimoine historique et religieux de manière exclusiviste et (initialement du moins) intransigeante (Poulat 1986 : 14). L’étude de cette offre identitaire et politique, et plus spécifiquement de sa vision de l’espace mondial et de la politique étrangère qu’elle est supposée initier une fois ses épigones installés au pouvoir, impose de constater qu’elle produit une forme d’instabilité chez les chercheurs attachés à une épistémologie ayant, le plus souvent, minoré l’explication culturelle et a fortiori la perspective culturaliste.

Les nouveaux biais cognitifs ainsi que le changement de repères analytiques introduits par la réflexion sur l’islam politique[1] – dont ont fait généralement remonter la généalogie à la naissance du mouvement des Frères musulmans en Égypte en 1927 – amènent ainsi le chercheur à s’interroger sur l’épistémologie dominante, voire à la remettre en question. L’ontologie prêtée à l’islam politique, courant motivé à ses débuts par un agenda révisionniste, voire révolutionnaire, en politique extérieure, peut effectivement amener le chercheur à aborder son objet comme exceptionnel et, partant, à relativiser la sociologie de ces mouvements et de leurs pratiques concrètes pour rester concentré sur leur armature doctrinale originelle. C’est à cet égard qu’il convient de rester fidèle à une approche empiriste, dans le cadre de laquelle les conclusions sont tirées d’une étude centrée sur les faits et non uniquement les textes de référence, bien qu’ils revêtent naturellement une importance certaine.

L’objet de cet article est de faire la lumière sur deux problématiques. D’une part, en quoi consiste l’éthique de l’international promue au sein des courants de l’islam politique, et plus spécifiquement par les partis se réclamant de l’héritage des Frères musulmans[2] ? Désireux de régénérer « l’islam » à une époque où la quasi-totalité des sociétés s’identifiant majoritairement à cette religion était placée sous le joug colonial, les islamistes ont à dessein essayé de théoriser une « grande politique » de manière à relever un défi passant pour civilisationnel. Quelles évolutions à la fois doctrinales et politiques les partis s’inscrivant dans la lignée frériste ont-ils connues et sous l’effet de quels facteurs ? Quels enjeux épistémologiques le chercheur souhaitant examiner cette idéologie et les pratiques politiques qu’elle génère rencontre-t-il ? Si la concurrence entre courants de pensées de l’international est connue (les carences des uns étant souvent les points forts des autres[3]), il peut être intéressant d’évaluer la pertinence comparative d’une grille de lecture par rapport à un objet donné.

Pour cette raison, l’analyse de la théorie et de la praxis islamistes en matière de politique étrangère gagnerait – comme nous nous proposons de le démontrer – à un cadrage de type constructiviste. Fruit d’une épistémologie de nature post-positiviste[4], il procède d’une approche idéelle du monde en vertu de laquelle des représentations socialement construites ont vocation à se répercuter dans un registre discursif précis puis en termes d’actions, de même qu’il accorde une place déterminante à la question de l’identité et des facteurs démographiques, psychologiques, historiques, etc., produisant, dans une configuration sociale, le regard qu’un acteur porte sur le monde, structurant une politique et un intérêt spécifiques. Malgré la diversité des interprétations parfois opposées qui sont liées à l’idée que la réalité est socialement construite par des acteurs dont l’identité, le discours et l’action sont souvent évolutifs (voir Zehfuss 2009), le constructivisme paraît offrir l’orientation théorique la plus adaptée en ce que l’épistémologie privilégiée s’avère féconde pour traiter la problématique de l’identité religieuse et culturelle dont se réclament les courants fréristes sur lesquels nous nous proposons de faire la lumière.

En outre, en tant que matrice dédiée depuis ses débuts à la prise du pouvoir national au sommet des États que ses représentants envisagent depuis lors de diriger, ainsi qu’au chamboulement des rapports de domination censément défavorables aux peuples musulmans, ses théoriciens, au même titre que ses cadres et ses militants, ont produit des textes constituant une matière de choix pour le chercheur désireux de tester les hypothèses précisées plus haut. La stratégie de State building, qui caractérise une étape importante du dessein islamiste et s’inscrit elle-même dans une approche gradualiste de l’action politique, offre ainsi une donnée de choix pour qui souhaite déterminer les formes théoriques et pratiques prises par l’éthique de l’international portée par ce courant, mais également la pertinence d’une grille de lecture de la politique mondiale centrée sur le rôle des constructions inter-représentationnelles.

L’islam politique, tel que défini plus haut, ne saurait épuiser la réflexion sur les expériences militantes dans certaines régions du monde, car ce spectre se compose également des mouvements djihadistes, d’institutions religieuses, étatiques ou encore des réseaux salafistes transnationaux dont le rapport au politique oscille entre quiétisme loyaliste et attirance pour la politisation classique (voir Meijer 2009 ; Cavatorta et Merone 2017 ; Amghar 2011). C’est pourquoi il nous semble que l’historicité du phénomène (qui dure depuis près d’un siècle), ainsi que les différentes étapes par lesquelles ses épigones sont passés (émergence, répression, intégration au jeu politique, succès ou échec) fournissent autant de raisons de s’intéresser à cette offre idéologique par le biais de sa conception des relations internationales.

Plus spécifiquement, nous avons opté pour l’analyse de trois mouvements dont la genèse puis la trajectoire historique nous permettent de nous interroger sur le contenu idéologique afférent à l’islam politique, tout en nous autorisant à constater certaines évolutions doctrinales et politiques. Le Parti de la Justice et du Développement au Maroc (Spiegel 2015), Ennahda en Tunisie (Wolf 2017) ainsi que le mouvement originel, à savoir les Frères musulmans en Égypte, représentent ainsi un objet privilégié pour prendre la mesure d’un courant de pensées et d’actions cherchant depuis plusieurs décennies à imprimer sa marque sur un système international perçu comme inique. Le fait qu’il soit d’abord et avant tout question d’organisations politiques modernes dédiées à la conquête du pouvoir (que cela soit en contexte autoritaire ou démocratique), dont le leitmotiv tient à la conversion d’un paradigme religieux et culturel islamique (aussi essentialisé soit-il) en différents registres d’action politique, nous permet ainsi de faire la sociohistoire d’une idéologie disparate et évolutive.

Cela ne signifie aucunement que d’autres cas d’étude ne seraient pas légitimes. L’univers islamiste, fort d’un siècle de théorisations et de mobilisations (parfois opposées), a accouché de réalités qu’il serait impossible de présenter en un seul article. Certains mouvements sont par exemple encore aujourd’hui dédiés à la réalisation du Califat en-dehors de toute démarche nationale, comme le « Parti de la Libération », ou Hizb al-Tahrir (Pankhurst 2015), sans condamner clairement la violence. D’autres s’inscrivent toujours dans un paradigme islamique mais qui n’est plus exclusif (la nation étant légitimée comme source identitaire et cadre pertinent pour une action politique en elle-même et non plus uniquement dans une optique de dilution à terme du pays concerné).

Si nous retenons ces trois mouvements (Frères musulmans égyptiens, pjd marocain et Ennahda en Tunisie), c’est parce qu’ils partagent une matrice idéologique commune mais se caractérisent également par une trajectoire spécifique sans lien avec une autorité centrale déterminant la stratégie de tout acteur islamiste dans un pays donné[5]. Si l’islam politique fait aujourd’hui écho à des réalités plurielles, il a dans les premières décennies été conceptualisé par des acteurs comme Hassan Al-Banna et Sayyed Qotb qui, par leur appartenance aux Frères musulmans égyptiens, représentent la mouvance de laquelle il faut partir pour saisir les enjeux théoriques et méthodologiques dans l’analyse des conceptions des relations internationales, conceptions que l’on retrouve ensuite dans des partis historiquement liés à l’héritage des Frères musulmans mais s’étant progressivement autonomisés. Ces évolutions autorisent dès lors à parler d’un spectre de perspectives et non plus d’un seul et unique regard sur la place de l’islam dans les affaires du monde.

I – Étudier politiquement le culturel ou culturellement le politique ? Le thème de la restauration du Califat

Quiconque entreprend d’analyser la conceptualisation des relations internationales originellement initiée par les Frères musulmans, à travers plus particulièrement leur fondateur-théoricien, Hassan al-Banna (1906-1949), peut difficilement nier la recherche de la constitution puis de l’exercice d’une souveraineté religieuse et politique sur l’ensemble des musulmans. S’intéresser à l’antienne du Califat en tant que cadre symbolique, identitaire et étatique, censé incarner à la fois le réveil de l’islam mais également l’un des moyens privilégiés de son retour au premier plan de l’histoire, peut ainsi se faire selon deux types d’approches épistémologiques.

La première renvoie à une version du culturalisme méthodologique en ce que l’infrastructure idéologique revendiquée a accouché de formations dont le discours et les représentations étaient, et demeurent dans une mesure réelle, empreintes d’une certaine conception de l’internationalisme et de la puissance ne procédant pas d’une grammaire généralement présentée comme dominante en relations internationales. Le politique, pour être lié au religieux et en dériver, se distingue radicalement d’une conception de l’espace mondial voyant essentiellement des États concourir pour la maximisation de leur puissance et la défense de leurs intérêts sans ambition de dépasser, et donc de nier à terme, ce cadre. Toutefois, la progressivité et le gradualisme dans lesquels s’inscrit « le grand dessein » islamiste suppose un moment stato-national en vertu duquel les organisations issues de la matrice des Frères musulmans vont pouvoir réorienter le cours de la politique étrangère des États à la destinée desquels ils président désormais.

Cette réorientation est supposée transformer radicalement les structures d’un ordre international dont les logiques se déploient, à leurs yeux, au détriment de l’islam et des musulmans. L’idée de voir le Califat restauré n’émane pas prioritairement de Hassan al-Banna en ce que les Frères musulmans incarnent, à tout le moins sur le plan de leur idéologie panislamique[6], une modalité parmi de nombreuses autres du revivalisme arabe et islamique qui caractérise le débat intellectuel et politique au Machrek dans la seconde moitié du 19e ainsi qu’au début du 20e siècle (Corm 2015). Toutefois, sa thèse selon laquelle l’appartenance à l’islam doit engendrer une seule et unique souveraineté politique et religieuse est pour la première fois au coeur d’un projet activiste aussi conscient.

D’autres penseurs, tels que Muhammad Rachid Rida (1865-1935), militant pour le retour d’un Califat arabe par opposition au modèle califal turc qui relevait à ses yeux d’une trahison (Black 2011), ont porté cette idéologie « restaurationniste » faisant du Califat le pivot du retour de l’islam au premier plan de l’histoire. Le mouvement est même plus large, comme en témoigne également le Congrès musulman sur le Califat, tenu au Caire du 13 au 19 mai 1926 à l’initiative de l’Université al-Azhar, dans la foulée de la disparition de l’Empire ottoman, dont le principal thème avait trait aux conditions de rétablissement de cette institution et au maintien d’une souveraineté islamique sur les pays colonisés. La Palestine, par exemple, y est citée en bonne place en tant qu’une des deux terres (avec la péninsule arabique) abritant des lieux saints musulmans. De même, le Congrès du monde musulman, qui s’est déroulé à La Mecque entre le 7 juin et le 5 juillet 1926 à l’instigation du nouveau maître du Najd et du Hejaz, Abdel-Aziz Ibn Saoud, proposait de réunir les représentants des peuples musulmans dans le but de réfléchir au maintien d’une souveraineté musulmane sur les pays abritant les lieux saints et, plus généralement, sur tout territoire historique appartenant à l’Oumma (Hassan 2017).

Les Frères musulmans se structurent donc à une époque où le débat ayant trait au Califat est intense. Conceptualisant par exemple l’interdiction de voir subsister des frontières nationales qui les séparent à leurs yeux du seul niveau d’appartenance politique légitime (celui qui se calque entièrement et exclusivement sur l’identification à l’islam), le Guide suprême disqualifie l’existence de ces séparations non seulement géographiques, mais d’après lui également religieuses et politiques, la seule norme légitime étant à ses yeux à terme le Califat. Ainsi l’illustrent ses mots au sujet de la Palestine, passée à son époque sous domination non musulmane, et qui montrent une fois de plus que l’islam politique a une historicité bien précise, liée à la domination coloniale européenne à laquelle le sionisme est censé faire écho à partir des années 1920, conditionnant un désir de proposer une autre voie par rapport à la modernité occidentale et à la déculturation (influence des missionnaires chrétiens…) qui touche un monde musulman en situation de profonde anomie dans l’idéologie des Frères musulmans.

De même, nous avons l’intention de sécuriser nos frontières orientales en offrant à la question palestinienne une solution qui prendrait le point de vue arabe en considération et empêcherait la prédominance de la présence juive dans la région. L’Égypte ainsi que tout le monde arabe et islamique souffrent en raison de la Palestine. L’Égypte, qui a une frontière directe ; les pays arabes, dont la Palestine est le coeur vivant, le joyau, le coeur qui assure son unité et nous accordons une grande importance à cette unité, quels que soient les circonstances et les sacrifices à faire… Nous affirmons ceci car c’est une question pour la sécurité de nos frontières et cela a un intérêt direct pour nous. Nous affirmons également que c’est le droit pour deux nations arabes à l’Est et à l’Ouest ; nous formons une seule entité et rien ne nous divisera jamais. Ce que Dieu a uni, aucun être humain ne peut le séparer.

Adraoui 2017 : 925

L’émergence, en Palestine, d’une présence juive perçue comme attentatoire aux droits des musulmans pousse le Guide à être encore plus explicite lorsqu’il invite clairement au combat militaire contre ce qu’il décrit comme une nouvelle invasion des non-musulmans en terre d’islam. Dans l’une de ses épîtres intitulée « L’engagement pour la Palestine », le fondateur de la confrérie illustre la nouvelle grammaire à partir de laquelle « la cause islamique » doit être défendue.

Musulmans partout dans le monde, la Palestine constitue la première ligne de défense et la première frappe représente déjà la moitié du combat. Ceux qui combattent là-bas ne font que défendre l’avenir de votre pays, vos vies et vos familles, comme s’ils défendaient leurs vies, leurs pays et leurs familles ! La cause de la Palestine n’est pas la cause de l’Orient, ni la cause de la nation arabe seulement, mais elle est la cause à la fois de l’Islam et des hommes de l’Islam.

Il n’y a pas lieu d’épiloguer sur les droits des Arabes en Palestine. Il n’y a pas lieu d’exposer ni d’expliquer ces droits. Il n’y pas non plus lieu de parler, de faire des discours ou d’écrire des articles. L’heure est à l’action ! Protestez en toute occasion et par tous les moyens. Coupez court aux opposants de la cause islamique quelle que soit leur nationalité ou leur identité. Faites des dons d’argent aux familles démunies, aux foyers sinistrés et aux courageux combattants. Engagez-vous si vous le pouvez. Personne n’a d’excuse. Car rien n’empêche ici d’agir si ce n’est la faiblesse de la foi (Afif 2010 : 39-40)

Toutefois, à la différence de l’approche immédiatement transnationale qui caractérise par exemple les mouvements dits djihadistes, optant pour l’action révolutionnaire et insurrectionnelle afin de refonder le Califat[7] sans passer par « le moment national », l’objectif dans l’islam politique frériste est clairement de resocialiser culturellement et politiquement les États musulmans de manière à les fondre le moment venu dans une entité appelée à changer radicalement la face du monde. Or, la logique étatique induit non seulement une logique nouvelle mais possiblement une rupture dans l’armature doctrinale première, avec d’importantes incidences potentielles sur la manière de pratiquer la diplomatie, entre autres ; quid du système d’alliances, par exemple ? Faut-il nécessairement privilégier une coopération avec un État musulman pour des raisons de proximité culturelle et religieuse supposée dans l’attente du retour du Califat, ou l’intérêt étatique doit-il primer, quel que soit le partenaire considéré ? Si le droit international est considéré comme caduc, car non fondé sur la législation islamique, faut-il le respecter ?

S’il est impossible de mentionner l’ensemble des écrits et discours de Hassan al-Banna relatifs à sa conception des affaires internationales, ce qui explique pourquoi nous préférons ici nous concentrer sur une analyse discursive et non sur un examen de l’ensemble de sa production, un certain nombre de principes sont néanmoins observables. Il est ainsi question du rejet absolu du colonialisme au nom de l’authenticité religieuse. L’islam est en outre un système total dont la vertu suprême ici-bas est de proposer un modèle étatique spécifique unissant l’ensemble des fidèles. L’action violente est par ailleurs légitime contre les oppresseurs (en Palestine par exemple).

Plus fondamentalement, les conflits sont certes politiques mais avant tout métaphysiques, car liés à des appartenances « primaires » (musulmans contre non-musulmans par exemple) ; c’est pourquoi l’anarchie est validée comme principe ordonnateur du système international puisque les haines sont avant tout ontologiques[8]. Essentiellement réactifs, l’activisme et l’idéologie de Hassan al-Banna doivent se comprendre dans le contexte spécifique de l’hégémonie coloniale européenne dont les peuples musulmans sont à ses yeux les principales victimes.

Sa vision est reprise et radicalisée par Sayyed Qotb (1906-1966), penseur frériste dont les écrits font franchir un pas important au fondamentalisme de Hassan al-Banna. Là où ce dernier est l’homme de la réaction religieuse et politique au colonialisme, Qotb est celui d’un double contrecoup. D’abord, en reprenant les grands questionnements de son prédécesseur, il les situe dans un rapport problématique au reste du monde, à commencer par l’Occident figurant l’une des raisons essentielles de la situation dans laquelle se trouvent les musulmans. Toutefois, il se distingue également par une autre interrogation : qu’est-ce qui explique l’échec des Frères musulmans à prendre le pouvoir afin de donner l’impulsion au renouveau civilisationnel qu’ils appellent de leurs voeux ? Le penseur décèle dans la trahison du pouvoir la raison de cet échec, ce qui le poussera à prononcer un anathème fondateur contre la société et l’État égyptiens de l’époque (Calvert 2010) ; il sera condamné à mort par pendaison par Nasser en 1966.

Qotb puise donc dans un référentiel fondamentaliste au même titre que Hassan al-Banna, dont les influences ont en partie à voir avec le salafisme dans sa version wahhabite en vogue à partir des années 1920 (al-Nemnem 2013) et la création du troisième royaume d’Arabie Saoudite, mais il va plus loin dans sa théorisation de la souveraineté en islam (al-Hakimiyya)[9] dont il fait une lecture intégrale et exclusive. Toute forme d’allégeance à une autre entité que l’Oumma est passible d’anathème (al-Takfir).

Ce qui est vrai sur le plan domestique est alors vérifié au point de vue international en ce que l’appartenance à l’islam ne saurait plus générer d’autre éthique politique que la destruction des formes contemporaines d’idolâtrie que sont par exemple les États modernes, afin d’édifier sur leurs décombres le Califat dont l’absence depuis la fin de l’Empire ottoman a mis l’Oumma en situation de péché, cet élément ayant structuré l’imaginaire et le dessein des mouvements islamistes depuis lors. Leur armature idéologique originelle s’est ainsi structurée autour de ces principes révolutionnaires en vertu desquels l’arrivée au sommet d’un pays musulman particulier ne saurait être théoriquement qu’une étape transitoire, offrant par-là une possibilité au chercheur de s’interroger sur les conditions d’étude d’une offre idéologique initialement intransigeante ayant pour stratégie l’intégration dans un jeu politique national dans l’attente de son dépassement.

II – Quelles incidences sur la compréhension d’une vision islamiste des relations internationales ?

Discursivement et symboliquement, l’horizon peut sembler rester celui de l’Oumma et du Califat. Pourtant, la socialisation au sein du système international induit le respect bon gré mal gré du statu quo alors que le présupposé fondateur était celui d’un révisionnisme capable d’assurer une transition de puissance (Tammen et al. 2000) au profit de l’islam (conçu à la fois comme religion, peuple et souveraineté) après que les islamistes eurent assuré le changement d’optique et d’échelle nécessaire. Autrement dit, si le « culturalisme méthodologique » (Ishikawa 1982) ou, puisqu’il s’agit d’une conception religieuse, le « confessionnalisme », est censé être le cadre paradigmatique à travers lequel ce rapport au monde révolutionnaire est examiné, ce dernier présente pour le chercheur la double originalité de contester le « nationalisme méthodologique » (Dumitru 2014) tout en y revenant lorsque l’idéologie trouve enfin à s’inscrire dans les faits.

Cette double tension est essentielle pour penser l’éthique de l’international contenue dans ce courant de pensée. C’est en ce sens qu’il nous paraît fondé d’évoquer un rapport dialectique entre l’idée et le réel. Cherchant initialement à modeler le monde à partir d’une rupture idéologique et représentationnelle, cette doctrine s’insère dans un jeu social et politique dont elle n’a pas défini les règles. Ce faisant, ces mouvements en question sont amenés à produire une troisième séquence discursive et diplomatique au sein de laquelle le fond et la forme du religieux sont repensés de manière à tenir compte des contraintes extérieures. L’enjeu devient dès lors de ne pas abandonner ce qui fait la spécificité des partisans de l’islam politique, à savoir le devoir de défendre une identité musulmane, comprise initialement sur un mode fondamentaliste[10] dans le but de se lancer dans un dessein révolutionnaire que les réalités internationales vont grandement contribuer à pondérer.

Si d’aucuns choisissent d’y voir une modalité de réalisme politique en ce que l’objectif fondateur n’est pas abandonné, le fait que celui-ci soit reformulé en lien avec des impératifs externes (système international, droit international, frontières non religieuses), mais également des recompositions identitaires et sociales en interne (changement générationnel, réajustement doctrinal parfois), pousse à questionner les manières dont une idéologie en vient à produire des pratiques discursives et diplomatiques significativement différentes d’une période à une autre. Cela permet au final, malgré la persistance de contenus originaux (Califat), d’en proposer une définition substantiellement différente et des moyens de les parachever (le djihad violent ne figurant plus par exemple dans le narratif de la plupart des mouvements de l’islam politique légaliste). Ainsi, si initialement la pensée fondatrice caractérisant cette idéologie relève incontestablement d’une essentialisation de type culturaliste, sa confrontation avec le réel amène à examiner l’éthique de l’international à partir d’autres variables interagissant avec le fait doctrinal premier de manière à offrir une nouvelle matière sociologique (un islam politique à la fois fidèle à sa version originelle et en rupture avec elle) à laquelle doit répondre un changement d’épistémologie.

III – Islam politique et relations internationales : précisions et précautions

Réfléchir à l’islam politique en termes de sciences sociales doit d’abord mener le chercheur à éviter trois écueils : essentialisme, réductionnisme et approche « tératologique » (Neocleous 2008 : 101-109).

L’essentialisme constitue l’aboutissement du biais culturaliste. Si la prise en compte du fait culturel n’est pas nouvelle dans la science politique française[11], cette dernière n’a presque jamais privilégié l’anthropologie culturelle lorsque l’examen des relations de pouvoir entre parties d’une société était en jeu[12]. Or, dans le domaine de l’étude des mondes musulmans, l’héritage de l’orientalisme des siècles passés et l’émergence de l’étude des « aires culturelles » comme discipline spécifique ont contribué à façonner une tolérance à l’égard des lectures surdéterminant le référentiel cuturel. Dès lors, appréhender l’objet « islam politique » requiert d’éviter un rattachement systématique à un corpus « islamique » sous le simple prétexte que les acteurs « parlent musulman » (Burgat 2007). Considérer que parce que l’acteur mobilise un imaginaire et une grammaire faisant de prime abord écho à un référent religieux, voire théologique, revient à demander au chercheur d’octroyer le monopole du sens sur un espace symbolique à l’acteur auquel il propose de s’intéresser.

C’est ainsi que certaines approches contemporaines tiennent le biais théologique pour pertinent pour étudier les interactions de nature politique entre différentes parties prenantes du système international[13] dès que l’islamité d’un acteur est remarquée. Outre l’indéniable « culturalisation » de l’islam politique qu’un tel biais entraîne, une telle approche génère également un fort déterminisme. Elle interdit en effet de prendre acte de la pluralité des formes d’engagement politique au nom de l’islam depuis près d’un siècle, comme si cette matrice n’était pas un fait social au sens de Durkheim, dotée d’une historicité propre, remontant d’abord et avant tout au « choc colonial » avec l’Europe en vertu duquel certains acteurs se sont positionnés religieusement de manière à concrétiser une quête d’indépendance politique.

En se focalisant exclusivement sur la dimension théologique (et ce faisant en prenant les islamistes au mot), l’observateur extérieur s’intéresse consciemment à une autre épaisseur historique qui est celle d’un fait religieux (éminemment pluriel) vieux de plus de quatorze siècles, et non plus seulement à l’expérience militante et fondamentaliste dans un contexte colonial puis postcolonial en terre d’islam qu’on nomme islamisme ou islam politique. L’historicité spécifique de ce dernier doit pousser le chercheur à investir des discours et actions précis par lesquels il peut prendre la mesure des principes d’une offre identitaire spécifique et de ses évolutions ultérieures.

Le même constat s’applique à l’idéologie. Investir l’islam politique exige aussi bien la prise en compte du facteur idéologique (que l’on peut appréhender généralement à travers les écrits et les déclarations des théoriciens) que celle du mouvement social qu’il initie. C’est en cela que la sociologie des partis, organisations et groupes s’en réclamant a amorcé, avant même les soulèvements dans le monde arabe, un changement de repères analytiques favorisant une démarche se focalisant sur les groupes sociaux et leur capacité à changer de valeurs cardinales tout en restant discursivement fidèles à l’héritage doctrinal (Gould 2014). Le réductionnisme idéologique s’en trouve questionné et l’épistémologie de l’islam politique semble devoir suivre (bien que l’on ne dispose pas du même recul historique) l’évolution de l’analyse sur le communisme à partir des années 1970, lorsque le paradigme totalitaire s’est trouvé relativisé, voire contesté, à la suite du décentrement de nombreux universitaires élargissant leur perspective à l’histoire sociale et non plus seulement à la dimension doctrinale[14].

Enfin, à la jonction de ces deux formes de réductionnisme épistémologique, le chercheur doit se montrer attentif à la démarche tératologique, dans le cadre de laquelle le potentiel violent et révolutionnaire (réel) de ces courants devient le prisme unique par lequel ils se trouvent étudiés. La réification intellectuelle d’un objet couplée à une focale exclusive sur les paramètres idéologiques peut produire une ontologie politique propre au courant de pensée étudié, renforcée par l’aspiration religieuse des acteurs cultivant une compréhension hétérodoxe du monde (car mêlant transcendance et immanence). Les débats sur la possibilité d’une entente avec l’Iran (dont le système politique est issu d’une révolution en partie menée par le clergé chiite dans le but d’instaurer un État dirigé par des religieux) quant à son programme nucléaire, ou les interrogations sur la fiabilité du Hamas en cas de négociations, illustrent bien la conséquence politique du double réductionnisme précisé plus haut, que seule une démarche empirique prenant en compte le poids des structures intersubjectives peut combler.

IV – Un narratif structurant : le religieux comme système curatif

Le chercheur souhaitant esquisser le système international tel qu’il est conçu par les théoriciens de l’islam politique doit d’abord se référer aux écrits du guide-fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna (1906-1949) dont les Épîtres à la jeunesse (voir Carré et Seurat 2001 ; el-Shobaki 2009) contiennent explicitement sa compréhension des liens devant exister entre religion et politique, ainsi que son appel à l’unification des musulmans de par le monde sous l’égide d’un Calife renouant de la sorte avec les premières générations de croyants (al-Salaf al-Salih). Il précise par exemple que si « appeler à l’islam est, aux yeux de certains, politique, alors les Frères musulmans sont l’organisation la plus politique qui soit » (Al-Banna 1977 : 84) ; il invite à déployer le drapeau de l’islam sur l’ensemble des territoires un jour passés sous domination musulmane, incluant l’Andalousie, la Sicile, les Balkans, les côtes italiennes, les îles méditerranéennes, autant de territoires qu’il qualifie de « colonies musulmanes », dont il revendique l’appartenance au Califat qu’il projette d’édifier une fois menée à son terme la démarche gradualiste qu’il théorise.

Cette dernière, en signifiant une réforme puritaine commençant avec l’individu et se parachevant avec le Califat (dont il ne dit pas au bout de combien de temps il est supposé advenir), met donc les épigones de l’islam politique en quête d’une conquête du pouvoir stato-national, ce qui pousse le chercheur à prendre en compte deux types de questionnements. D’une part, de quelle manière théoriciens et militants de l’islam politique conceptualisent-ils la nature de l’État nation qu’ils entendent diriger avant d’aboutir au Califat, celui-ci faisant lui-même l’objet de ces questions ? D’autre part, ce gradualisme autorisant un espace d’opportunité pour le nationalisme méthodologique (puisque ces forces politiques acceptent d’elles-mêmes d’inscrire durant un laps d’histoire donné leur action dans le référentiel de l’État « traditionnel »), comment juger des spécificités nationales et idéologiques qui émergent de cette stratégie d’affirmation religieuse progressive allant de l’espace individuel au système international ?

Dans la continuité de cet islam politique « primitif » (en ce qu’il n’a pas encore été confronté aux réalités du pouvoir ou du jeu politique au sein d’un État spécifique), d’autres figures n’ont cessé de rappeler les atteintes portées d’après eux à la souveraineté et à l’unité de l’Oumma. S’il est difficile d’être exhaustif sur ce sujet[15], on observe clairement chez Rached Ghannouchi[16] (né en 1941 et figure historique du mouvement tunisien Ennahda, vainqueur des élections de 2011) la répulsion engendrée par ce qu’il perçoit comme des symboles de division. Il décrit ainsi l’État comme « un concept déformé » (Tamimi 2001) dont la compréhension s’est occidentalisée sous l’effet de la colonisation (l’État nation prévalant désormais sur l’État oumma). Lorsqu’il se fait connaître dans les années 1970, Ghannouchi attribue clairement à l’Occident un projet conscient de division des musulmans. Son homologue marocain Abdessalam Yassine (décédé en 2012), fondateur du mouvement Justice et Spiritualité, met sa vie durant en exergue l’illégitimité « des frontières artificielles des États nations qui emprisonnent les peuples » (Yassine 2000 : 83), la colonisation européenne ayant formellement pris fin mais continuant à se déployer sous des formes plus insidieuses comme l’appel « à réformer l’islam » (147), c’est-à-dire de son point de vue à le dénaturer.

À travers ces quelques illustrations, il est possible d’accéder aux principes ordonnateurs de la vision islamiste du système international et de la stratégie politique à mettre en place pour remédier à l’atonie civilisationnelle dans laquelle l’histoire aurait plongé les musulmans. Il importe de souligner le fait que les Frères musulmans représentent la matrice historique des principales formes d’islam militant, voire radical, depuis près d’un siècle. Bien que la source idéologique soit commune, cela signifie que différentes expériences activistes sont nées de l’organisation-mère, en raison notamment de l’ancrage progressif dans des réalités nationales, voire locales, particulières (Ayoob 2007). Si l’on se concentre sur deux cas d’intégration nationale de l’islam politique (au Maroc et en Tunisie), il en ressort que plusieurs décennies de socialisation politique au sein de l’arène stato-nationale ont généré une refonte doctrinale manifeste. Cette dernière s’est notamment faite, entre autres domaines[17], dans la sphère des relations internationales définie comme conception religieuse des rapports de pouvoir entre unités du système international et mise en pratique d’un dessein révisionniste d’union des peuples musulmans, dans le but de retrouver une primauté politique et stratégique mondiale.

Ce qui suit, en outre, procède d’une description qui ne correspond ni à l’ensemble des acteurs du spectre de l’islam politique, ni à la totalité de leur histoire. Dès les années 1950 par exemple, en grande partie du fait de la mort de Hassan al-Banna, se déroulent des débats importants au sujet de ce legs doctrinal et de la pérennité des Frères musulmans en tant qu’organisation d’abord transnationale, devant à ce titre délivrer le même message et le même discours nonobstant la diversité des pays où ceux-ci avaient essaimé. Ainsi, si des penseurs tels que Sayyed Qotb ont radicalisé encore davantage la pensée fondatrice, d’autres membres se sont signalés par une conception moins dure, choisissant de se concentrer sur la prédication plutôt que sur la conquête du pouvoir. Quant aux relations entre les différents mouvements fréristes dans différents pays, il ressort également que de réelles tensions ont par exemple opposé à partir des années 1970 les cadres du Mouvement tunisien de la tendance islamique (ancêtre d’Ennahda) et la direction internationale (al-Tanzim al-Daouli), notamment sur le thème de la démocratie comme mode de compétition et de distribution du pouvoir en pays musulman, la branche égyptienne se montrant dès cette époque plus flexible.

La version première de l’islam politique, si l’on en croit les principales déclarations du fondateur en la matière, laisse ainsi entrevoir les considérations suivantes : tout d’abord, sur le plan cognitif et donc représentationnel, l’espace mondial est lu selon le prisme de l’hétérodoxie. Mondes terrestre et invisible étant liés, les identités, de même que leurs interactions, sont dotées d’une dimension cosmique. Transcendance et immanence sont à jamais imbriquées. Les êtres humains ne font qu’obéir, consciemment ou inconsciemment, à un dessein divin en vertu duquel l’islam fait écho à « la Vérité » tandis que l’altérité est dans le mensonge, donc dans l’injustice. Un conflit qui fait intervenir l’islam est ontologiquement différent des autres. En vertu de cette homologie entre ici-bas et au-delà, un binarisme structurant préexiste entre « islam » et « altérité ». En réalisant le dessein divin, les musulmans oeuvrent même dans une perspective eschatologique car réalisant les actions qui annoncent la fin des temps, au premier rang desquelles la renaissance du Califat.

De surcroît, le système international est structurellement anarchique parce qu’il reflète l’éloignement de ses différents acteurs des considérations morales. Seul un acteur politique imprégné de valeurs religieuses peut mettre fin aux passions néfastes qui expliquent la quête incessante de puissance et les conflits. À tout le moins, en s’unissant et en « revenant » à leur cadre « naturel » d’exercice du politique, à savoir le Califat, les musulmans peuvent se protéger du caractère « par essence » conflictuel des relations internationales. Celui-ci ne serait pas lié à la nécessaire maximisation de l’intérêt national en raison de la nature du système international (voir Waltz 2010), mais davantage à des passions humaines, comme pour l’analyse réaliste classique (celle de Hans Morgenthau ou Henry Kissinger, par exemple), à cela près que l’existence de « l’islam » pousserait les autres à se liguer contre lui puisque cette religion représente la négation de leur vision du monde.

Si l’État nation a vocation à être redéfini vers toujours moins d’État traditionnel au bénéfice d’une identité globale fondée sur l’appartenance à l’islam de manière à ce que, le moment venu, frontières et différences politiques disparaissent « d’elles-mêmes », le Califat, quant à lui, doit être à la fois une structure de pouvoir dotée de fortes prérogatives régaliennes, à commencer par une armée et une diplomatie puissantes, de manière à compter dans le système international, mais il doit identitairement se différencier, car il est fondé sur la référence islamique. Il a pour fonction de servir une religion précise. En cela, il n’est pas qu’un État « normal », car il est animé d’une mission métaphysique censée amener les musulmans vers l’agrément divin en appliquant une législation précise (al-Chari’a). Il a donc une vocation sotériologique en ce qu’il doit mettre l’ensemble des musulmans dans les conditions du salut.

Une fois arrivés au pouvoir, les acteurs de l’islam politique doivent mener des politiques étrangères révisionnistes de manière à transformer la nature du système international à l’avantage de l’Oumma. En réorientant l’action extérieure de l’État à la tête duquel ils arrivent, ils facilitent le retour à terme du Califat qui est, à ce titre, un produit ultérieur des diplomaties « déviantes » qui sont nécessaires au changement de grammaire des relations internationales, ce dernier étant l’objectif recherché pour assurer une fonction tribunitienne aux peuples musulmans présentés comme victimes de l’ordre international (Badie 2014), voire en construisant un système d’alliance réunissant les pays musulmans contre leurs ennemis.

L’ensemble de ces principes révèle à quel point la vision de l’État et du Califat au sein de l’islam politique, tel qu’il est représenté par nombre de mouvements issus des Frères musulmans, se situe à la confluence d’une conception classique et rêvée. La conquête de l’État nation, qui est une étape du gradualisme envisagé, implique donc une entité à la fois honnie (elle divise l’Oumma) mais jugée nécessaire, car il est un des espaces de la réaffirmation islamique. Mais à mesure que les structures de l’État s’alignent sur la vision de ces mouvements, celles-ci sont censées être de moins en moins classiques alors que l’horizon du Califat est supposé se rapprocher. Ce dernier, quant à lui, est initialement un élément de rupture dans les relations internationales, car il est fondé sur une définition concurrente de l’identité politique (religieuse et non nationale) et de l’action extérieure (défendre l’islam vu comme corps uni), mais il est également une entité similaire dans nombre de ses fonctions envers d’autres États (États-Unis, Russie, Chine, etc.).

Il est donc question d’une forme d’islamisation de structures existantes dans le but de proposer un renouveau civilisationnel aux communautés musulmanes, mais il est impossible d’affirmer que le Califat est entièrement différent des États qui composent le système international. En cela, l’islam politique appelle à un changement de grammaire des relations internationales sur le plan de la sociologie des acteurs (un Califat en lieu et place des États musulmans connus aujourd’hui), mais pas pour ce qui est de l’essentiel des missions confiées à cette nouvelle entité. À cet égard, l’islam politique est donc bien une idéologie à la fois fondamentaliste et moderne.

V – À l’épreuve du réel : persister, s’adapter, amender, reconstruire ? Le système international comme fait social expliquant le réajustement doctrinal

Comment agir sur la nature du système international tout en présidant aux destinées d’un État préalablement socialisé au sein de celui-ci ? Si le débat sur les acteurs potentiellement révisionnistes au sein de l’espace mondial n’est pas nouveau (France révolutionnaire, Allemagne bismarckienne puis wilhelmienne, Russie soviétique, Iran khomeïniste) et que l’on conclut généralement à leur socialisation contrainte au sein du système[18], force est de souligner que les schémas cognitifs ont une logique, voire une existence propre. Penser ainsi l’islam politique, le fait que ses représentants se soient systématiquement présentés comme des outsiders lorsqu’ils étaient éloignés du pouvoir, et la traduction de ses idéaux en actions une fois ces acteurs arrivés aux responsabilités, ne doit pas pousser le chercheur à considérer exclusivement la réalité d’une pratique diplomatique, sans quoi il manquerait tout un pan de la réflexion sur l’identité des acteurs étudiés. En d’autres termes, l’argument néoréaliste de Kenneth Waltz (2010) sur la contrainte du système international semble pouvoir expliquer en partie seulement l’absence de concrétisation du « grand dessein révisionniste » et la modération des actions diplomatiques observées[19], en ce que l’anticipation du coût d’un changement drastique de politique étrangère par rapport à une stratégie d’intégration pacifique dans le jeu international n’a produit nulle part de révisionnisme assumé, mais a plutôt généré des phénomènes de renforcement d’un réajustement idéologique entamé, en réalité, avant la mise en branle de ces dynamiques révolutionnaires.

Toutefois, il convient de ne pas ignorer la reconstruction du référentiel de l’islam politique dans le but de maintenir ce qui fait la spécificité de ce courant (l’union religieuse et politique des musulmans de par le monde) sans hypothéquer le statut chèrement acquis de State builders après des décennies d’opposition, voire de prison et de mise à mort. Ainsi on constate une refonte idéologique à l’ombre d’un paradigme islamiste, et non en rupture avec celui-ci dans le cas du pjd et des Frères musulmans. La seule exception semble celle d’Ennahda. Son dirigeant historique, Rached Ghanouchi, dans l’une de ses déclarations paraît en effet avoir acté le caractère dépassé de l’idéologie au nom de laquelle son mouvement s’est pourtant construit et est arrivé au pouvoir. Ce dernier, lors du Xe Congrès de son parti en mai 2016, déclare ainsi que « l’un des points à l’ordre du jour […] sera de discuter du rapport entre la dimension politique et la dimension religieuse » et de valider l’évolution d’Ennahda vers « un parti politique, démocratique et civil et qui a un référentiel de valeurs civilisationnelles musulmanes et modernes », le leader affirmant dès lors « qu’il n’y a plus de justification à l’islam politique » (Bobin 2016).

En somme, le gradualisme historiquement privilégié par ses épigones était censé faire du leadership étatique un moment transitoire ; mais ici réside une source de réorientation majeure de la doctrine et de la pratique politique, puisque l’effet structurel[20] induit par l’inscription dans un jeu international fonctionne en dehors du dessein islamiste, alors que c’est le façonnement inverse qui était initialement recherché.

VI – Quels enjeux pour le chercheur internationaliste ?

L’inscription forcée dans le nationalisme méthodologique, alors que le projet initial fait volontairement écho à un culturalisme méthodologique, engendre un conflit cognitif que les thèses réalistes ont du mal à appréhender. C’est ainsi que le recours (malgré d’autres carences) à une grille constructiviste se révèle davantage fécond pour prendre la mesure de la reformulation dont l’agenda islamiste fait l’objet, une fois amorcée « l’épreuve du réel ».

Outre le fait qu’elles permettent de penser actions et discours de politique étrangère en dehors du strict paradigme de la rationalité, les approches constructivistes (McLeod et al. 2008) présentent ici deux avantages indéniables. Tout d’abord, en pensant l’identité en rapport avec le conflit, et en postulant que le second détermine la stratégie cognitive et représentationnelle qui va alors déterminer la perception de soi, d’autrui et du monde en vertu de laquelle va s’établir l’éthique diplomatique, il devient possible de penser les réactions au poids de la structure représentée par le système international. Autrement dit, si ce dernier pèse sur la capacité de ces partis à remodeler le monde à leur image, le constructivisme explique qu’il existe différentes façons de se projeter au niveau international.

Ainsi, la reconstruction du référentiel originel (Califat, anarchie religieuse…) devient le produit de l’interaction avec l’environnement mondial, et l’intérêt ainsi que l’identité se trouvent redéfinis en fonction d’un nouveau cadre de perception, comme l’illustre la plateforme du parti tunisien Ennahda consacrée à la politique internationale à trois décennies d’intervalle. Le début des années 1980, marqué par une forte opposition au régime bourguibien, met en avant le devoir de « promouvoir la personnalité islamique de la Tunisie pour qu’elle retrouve son rôle en tant que base de la civilisation islamique […] et mettre fin à l’état d’aliénation et d’égarement [et] renouveler la pensée islamique à la lumière des fondements de l’islam et des exigences du progrès et son épuration des reliques des temps de décadence et l’influence de l’occidentalisation »[21].

L’après-soulèvement, quant à lui, semble redéfinir le rapport au monde, comme le montrent les travaux du IXe congrès tenu en 2012, où la tonalité est différente, la finalité étant désormais de « contribuer à asseoir une politique étrangère fondée sur la souveraineté du pays, son unité et son indépendance vis-à-vis de tout pouvoir, instaurer des relations internationales sur la base du respect mutuel, de la coopération, de la justice, de l’égalité et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et oeuvrer à soutenir les peuples affaiblis et les causes justes et à leur tête la cause palestinienne »[22]. Fortement liée à la trajectoire de son principal leader, Rached Ghannouchi, l’évolution doctrinale ici mise en lumière en matière d’éthique de l’international doit être vue comme tributaire de réflexions sur la place et la teneur de l’idéologie dans un contexte changeant. L’intégration d’autres référentiels et sources normatives, telles que la démocratie, incarne un changement de paradigme affectant certaines forces de l’islam politique, ainsi amenées à opérer un réajustement doctrinal majeur pour continuer à se positionner dans le champ de pouvoir qu’est l’État nation.

La même évolution s’observe au Maroc, dans le cas du Parti de la Justice et du Développement, dont l’attachement aux principes de l’islam politique primitif, évident jusqu’aux années 1990, a progressivement laissé place à des thèses reformulées en matière de relations internationales. Si l’on s’intéresse au cadre de perception de la question palestinienne, ce mouvement a, pendant ses années d’opposition, voire de clandestinité, tenu un discours intransigeant sur le caractère islamique de cette cause et la nécessité de la soutenir dans le cadre de l’Oumma, le conflit israélo-palestinien étant systématiquement interprété en termes religieux sans référence à tout autre ordre définitionnel.

À titre d’exemple, un numéro de L’étendard, magazine du parti, datant du 9 février 1992, contient un article intitulé « Défaite sioniste et Palestine grande à nouveau », dont le texte fait clairement référence à « une conspiration internationale » dirigée contre les musulmans du fait « de l’Occident et du sionisme » (Seniguer 2018). Quelques années plus tard, en 2008, ce parti étant parvenu au gouvernement à la suite de ses succès électoraux, une brochure intitulée La politique étrangère du pjd. Principes et orientations insiste sur la nécessité de tenir compte des « contraintes domestiques et internationales ainsi que du contexte régional et global dans lequel le pays évolue ». Par ailleurs, bien que réaffirmant le refus de reconnaître « l’entité sioniste », le document appelle celle-ci à « respecter les décisions figurant dans le droit international ».

Le cas du pjd est d’autant plus intéressant qu’il illustre à la manière d’un cas d’école la survivance de certaines thèses fondatrices telle que la lutte contre l’islam parce que religion choisie par Dieu, mais également l’assimilation d’autres sources normatives. Si la part de stratégie politique est évidente, outre une grande difficulté à affirmer que le référentiel moral et juridique non musulman est vécu comme plus important que l’identité islamique du pjd, il n’en est pas moins nécessaire de constater que ces actes déclaratoires montrent un changement de repères indéniable par la prise en considération d’un élément central du système international contemporain, à savoir une certaine légalité.

Un second attrait du constructivisme tient à l’importance de la construction sociale d’une idée, a fortiori d’un système idéologique. Les interrogations sur la nature évolutive du communisme hier, de l’islam politique aujourd’hui, ont ainsi intérêt à faire usage de cette grille en ce qu’elle fait une place essentielle à des dynamiques intérieures préfigurant souvent des changements de politique étrangère. Il en va ainsi de l’identité de certains acteurs de l’islam politique qui, ayant eu à intégrer tout ou partie des principes démocratiques dans l’arène nationale, ont également produit un nouveau discours de politique extérieure. Il convient également d’ajouter, que ce soit dans le cas du pjd (en 1996 dans le cadre d’un accord avec Hassan II) ou d’Ennahda (habilitation obtenue en mars 2011, soit après le départ de Ben Ali), que les systèmes de pouvoir dans lesquels ces deux mouvements s’inscrivaient ont joué un rôle déterminant en faisant une place à l’islam politique légaliste dans le jeu politique, bien que cela se soit fait dans deux configurations significativement différentes (une ouverture sous contrôle étroit du Palais au Maroc, un véritable processus de démocratisation en Tunisie[23]).

D’autres événements, tels que l’exil ou le travail coopératif avec des activistes des droits humains dans le cadre de sociétés brimées par leurs autocrates durant plusieurs décennies, peuvent également expliquer les constantes et inflexions de leurs prises de position. La reconnaissance de la nécessaire alternative démocratique illustre ainsi l’une des modifications majeures de leur éthique en matière de pratique du pouvoir. Là où nombre d’entre eux considéraient jadis « la souveraineté divine » comme irréductible, rendant impossible le fait de se délester du pouvoir lorsqu’on le pratique au « nom de Dieu », la production de certains théoriciens fait substantiellement référence au caractère pacifique et moral des systèmes démocratiques pour peu que « les valeurs et les principes de l’islam » y soient défendus. Illustrant la prégnance mais également l’aspect dynamique du vocabulaire religieux dans le champ politique, ce courant incarne aujourd’hui la principale modalité de « la dimension métaphysique de la géopolitique » (Varikas 2006) en terre d’islam.

Conclusion

Les études relatives à l’islam politique offrent-elles la possibilité de remettre en cause le paradigme du nationalisme méthodologique, c’est-à-dire le primat des approches centrées sur l’État comme acteur cardinal du jeu international ? La réponse à cette question ne saurait être univoque et l’investigation empirique permet de constater à l’époque immédiatement contemporaine la prégnance du politique sur l’idéologique, tout en mettant le chercheur dans l’impossibilité de nier la persistance des thèmes historiquement mobilisateurs au sein de ce courant. Construction idéelle dont le fondement historique et cognitif a trait à l’essentialisation du fait islamique, l’islam politique a repris, dans le domaine des relations internationales, nombre des thématiques chères aux mouvements ayant émergé à l’époque où les sociétés musulmanes souffraient sous le joug de la domination européenne (solidarité, unification, réaction, etc.), renforçant encore davantage le nécessité d’historiciser tout phénomène prétendant être anhistorique comme celui-ci, construit sur le présupposé que l’islam est une donnée tangible et inamovible.

Si l’on se situe dans une logique comparative, force est même de constater que ce mouvement de pensées (malgré les évidentes disparités nationales que nous avons relevées dans cet article et qui aujourd’hui interdisent de l’évoquer au singulier) a représenté le versant religieux d’une dynamique plus large de contestation de l’ordre établi (le thème du complot d’une partie du monde contre une autre étant, par exemple, également présent chez nombre de nationalistes arabes). Réponse sacrale et hétérodoxe à une demande sociale et politique ancrée dans une interaction problématique avec l’altérité depuis plus d’un siècle, il apparaît alors utile de renverser le questionnement de manière à inscrire l’émergence de l’islam politique dans une infrastructure extra-religieuse ayant largement déterminé à une époque donnée le recours au religieux comme remède à de nombreuses crises temporelles. La mobilisation de la sacralité islamique montre par-là le poids des idées dans l’action historique, validant les présupposés de la démarche constructiviste attentive aux inter-représentations, et offrant ce faisant une grille de lecture adaptée à la teneur et à l’évolutivité du facteur idéologique dans l’examen des relations internationales.