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Dans son éditorial du 27 juin 1984, Emanuele Gazzo commentait ainsi les premiers résultats du sommet de Fontainebleau :

On peut dire ce soir - quels que soient les problèmes demeurés ouverts ou les solutions à peaufiner - que ce Conseil européen de Fontainebleau aura marqué non seulement un changement de style (il y en a eu d'autres) mais aussi un tournant fondamental dans l'évolution de cette « pseudo-institution », et une victoire de la vision politique projetée vers l'avenir sur le mauvais penchant pour les marchandages mercantiles qui, tout en n'ayant rien de subalterne et touchant à des intérêts concrets et respectables, appartiennent à une autre sphère[1].

Après quinze années, les représentants des États membres venaient de débloquer la litigieuse question de la contribution britannique au budget communautaire. Réunis en conseil européen au terme de la présidence française, ils avaient résolu plusieurs dossiers et pouvaient envisager une relance de la construction européenne. Enlisées dans un débat que les crises économiques et industrielles conjoncturelles n'avaient fait qu'amplifier, les Communautés européennes avaient été secouées par une remise en cause de leurs fondements : la logique de la solidarité et la supranationalité. Dès juin 1979, soit les quinze derniers mois du mandat de la Commission Jenkins[2] (dès juin 1979) et le mandat de la Commission Thorn[3] (1980-1984), la nouvelle première ministre britannique, Margaret Thatcher, considérait comme prioritaire de régler la question du budget, le financement de la politique agricole commune (pac) et le développement de nouvelles politiques communautaires dont le Royaume-Uni aurait pu bénéficier.

Cette contribution analyse dans la durée l'un des éléments de la relance de Fontainebleau : la mise en place du comité ad hoc chargé de l'Europe des citoyens. La réconciliation entre chefs d'État sur les questions budgétaires est cruciale pour que l'on puisse envisager la relance. Cependant, une fois les solutions trouvées, négociées et acceptées, il apparaît à ces mêmes chefs d'État qu'un nouveau souffle doit être insufflé à la dynamique de l'intégration. Dans la nécessité de relancer le processus de construction européenne, deux comités ad hoc sont créés pour initier de nouvelles actions, notamment institutionnelles, et répondre à la vague eurosceptique des années 1970[4]. En effet, dans l'annonce officielle de la relance, est explicitement mentionnée la création de ce comité.

Le Conseil européen estime qu'il est indispensable que la communauté réponde à l'attente des peuples européens en adoptant les mesures propres à renforcer et à promouvoir son identité et son image auprès de ses citoyens et dans le monde. Un comité ad hoc sera créé afin de préparer et coordonner ces actions. Il sera composé des représentants des chefs d'État et de gouvernement des États membres[5].

Au préalable, il est nécessaire de recadrer la fortune historiographique de cette notion d'identité européenne. L'abondante littérature issue de la philosophie politique, de l'histoire, de la psychologie sociale et de la science politique a amplement exploré cette notion, la liant souvent avec un autre concept, la citoyenneté européenne. Ensuite, il nous semble utile d'analyser les problèmes en suspens (contribution britannique au budget, politique agricole, élargissement à l'Espagne et au Portugal), puis le rôle même du comité et sa contribution à la relance proposant ainsi une synthèse de la stratégie que la Commission mettra en oeuvre pour (re)trouver une quelconque légitimité auprès des Européens. Enfin, au regard des sondages d'opinion Euro-baromètres, il sera possible de comparer une réalisation concrète avec des finalités politiques dont le renforcement de l'identification des citoyens et l'ancrage de la légitimité d'action des Communautés par la promotion de la citoyenneté européenne constituent les fers de lance.

I - La fortune historiographique de l'identité européenne

Qu'est-ce que l'identité européenne ? À cette question, plusieurs réponses peuvent être apportées en fonction de la discipline à laquelle est soumise l'interrogation, l'approche scientifique déterminant la construction de l'objet conceptuel. Ici, il est important de cerner le concept d'identité européenne au regard de certaines problématiques : celles de l'intégration économique, du paradigme nationaliste et de ses suites, du multiculturalisme et de la construction d'une communauté imaginée. Selon l'approche disciplinaire privilégiée, suivant aussi la représentation dont s'en font les acteurs sociohistoriques, le concept recouvre une kyrielle de significations.

De manière générale, l'identité européenne renvoie à une notion assez vague, l'européanité. Notion indéfinissable, à en croire le philosophe Edgar Morin : « L'Europe se dissout dès qu'on veut la penser de façon claire et distincte[6]. » Cette difficulté à définir l'Europe et a fortiori l'identité européenne, tension entre un échelon national et une inscription dans la dimension continentale, pousse à concevoir cette réalité par son contraire : ce que n'est pas l'Europe et le nécessaire recours à l'altérité pour délimiter l'européanité. D'après l'économiste et démographe français Gérard-François Dumont, l'identité européenne, individuelle, personnelle, relie l'individu à la collectivité[7].

L'Europe est-elle plus qu'un mécanisme d'intégration économique ? Sans retisser les liens entre intégration économique et intégration politique, il semble que l'âme au coeur de cette Europe en construction sommeille, laissant aux pragmatiques de l'économie, le soin de mettre en oeuvre les premières réalisations concrètes de la coopération entre États européens. L'Europe est-elle une nation ? Sinon, est-il possible de s'identifier à elle, de combattre pour elle, d'associer à ce demos, non pas un ethnos, mais plutôt une politeia[8]? En parcourant la littérature politologique, notamment les travaux du politologue britannique Anthony D. Smith, il semble évident que l'Europe n'est pas une nation[9]. Dès lors, comment peut-elle être démocratique, représentative, porteuse d'une nouvelle identité, d'une nouvelle identification ?

Historiquement, du point de vue des hommes politiques qui ont mis sur pied les premières institutions communautaires dans les années 50, l'outil économique n'était que le prétexte pragmatique pour atteindre la finalité politique[10]. Dès les travaux du congrès de La Haye en mai 1948, il était prévu de réfléchir à la totalité des champs impliqués dans la construction de l'Europe[11]. Dans la logique qui prévalait à ce moment précis et qui était partagée par les élites politiques et économiques[12], il n'y avait pas de hiatus entre ces actions qui participaient au même dessein : unir les peuples européens, selon la méthode libérale ou fédérale. L'objectif ultime est commun, la méthode divise. Le consensus sur l'objectif ultime faiblira au fur et à mesure que la logique européenne se heurtera aux visions de nouvelles générations et aux contraintes économiques ponctuant la fin de l'Âge d'or. Le thème de l'identité européenne intervient dans le débat communautaire par le besoin sans cesse croissant d'exister sur la scène politique internationale et d'influencer les solutions aux conflits. C'est dans ce sens que l'on peut lire le communiqué final du sommet de Copenhague de décembre 1973[13].

Toutefois, la lecture qui est faite de l'identité européenne prend un autre sens, eu égard à la réflexion en philosophie politique sur le phénomène nationalitaire. Selon Jean-Marc Ferry, suivant Jürgen Habermas, la construction politique de l'Europe pose le « dépassement du 'principe nationaliste' au sens le plus large[14] », s'inscrivant donc dans une logique postnationale. Pour penser le postnational, Ferry construit cette notion en partant de la définition proposée par l'anthropologue Ernest Gellner : « Le nationalisme est essentiellement un principe politique, qui affirme que l'unité politique et l'unité nationale doivent être congruentes. (...) Le nationalisme se définit (...) dans cette tension pour établir une congruence entre la culture et la société politique, dans l'effort pour que la culture soit dotée d'un et d'un seul toit politique[15]. » À partir de cette définition, Ferry analyse les discours sur l'Europe et les stratégies de construction d'une identité collective en les regroupant en deux familles : la première, traditionaliste et fondamentaliste, qui « consiste à vouloir fonder culturellement la construction européenne de façon 'spirituelle', voire mystique, sur la 'religion' entendue au sens arendtien, non théologique, d'une référence cultivée à la tradition, référence par laquelle nous nous relierions, nous Européens, à une 'fondation' commune, (...), (a)ttitude qui consiste à se relier à une origine servant de fondation pour une communauté (identité-destin[16]) et la seconde, moderniste et constructiviste, qui 'consiste à vouloir créer un grand espace culturel homogène'[17] ». La pensée de ces auteurs a évolué, tout au long d'articles et de livres, pour proposer désormais une identité européenne établie sur un contrat politique, le patriotisme constitutionnel. Ce n'est pas l'histoire, la géographie et les frontières qui donnent sens à l'Europe, mais bien la reconnaissance de valeurs communes que les Européens défendent et promeuvent à travers des institutions démocratiques, l'État de droit[18].

Pour d'autres auteurs, comme la sociologue et économiste Riva Kastoryano, se référant aux travaux des philosophes Charles Taylor et Will Kymlicka, le multiculturalisme pourrait être un concept utile pour penser l'identité de l'Europe[19]. L'auteure propose de traduire en théorie explicite de l'identité européenne le fait historique de la diversité linguistique et culturelle. L'objectif final serait dès lors de développer une culture politique européenne, au-delà de la définition juridique de la citoyenneté européenne[20]. Selon cette approche privilégiée entre autres par le sociologue des communications Dominique Wolton, le concept de multiculturalisme permettrait (enfin) de relier le projet politique européen, au développement de l'espace public européen, quitte à définir un pluralisme culturel ou une cohabitation culturelle, dotée d'un espace politique symbolique crédible[21].

Dans ces débats autour de l'identité européenne, une référence s'impose : la notion de communauté imaginée telle qu'elle a été élaborée par l'anthropologue Benedict Anderson[22]. Dans le contexte européen, communautaire de surcroît, la définition d'une nation comme une communauté politique imaginée, limitée et souveraine, permet de repenser la nation et le nationalisme. Ce concept se révèle particulièrement utile dans les sociétés pluriethniques notamment, car il ne propose pas une vision limitée à l'État-nation, où il était nécessaire, du moins dans la logique héritée du 19e siècle, de faire coïncider un groupe ethnique et une construction politique.

Le concept de communauté imaginée a connu un certain succès dans la littérature anthropologique et historique, notamment celle de langue anglaise. Les historiens Eric Hobsbawm et Terence Ranger ont renforcé l'analyse de Benedict Anderson en montrant la part d'invention dans la tradition dans les sociétés depuis les révolutions industrielles et politiques de la fin du 18e siècle[23]. Dans l'introduction et dans la contribution qu'il consacre à l'Europe de 1870 à 1914, Eric Hobsbawm définit ce qu'est la tradition inventée : un ensemble de pratiques, normalement gouvernées par des règles acceptées ouvertement ou tacitement et de nature rituelle ou symbolique qui tentent d'inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, qui impliquent automatiquement la continuité avec le passé[24]. Pour compléter ces traditions, qui empruntent des éléments plus anciens, qui réinterprètent les pratiques antérieures, il peut s'avérer nécessaire d'introduire de nouveaux langages, d'étendre la symbolique au-delà de ses limites établies. C'est ainsi que certaines institutions, certains mouvements solliciteront la continuité historique en exhumant ou en inventant des héros de légende. Le cas de l'utilisation des racines celtes durant le 19e siècle français est bien connu[25]. En même temps, de nouveaux symboles existeront pour signifier l'apparition de nouveaux États-nations : le drapeau national, l'hymne national ou la personnification de la nation[26]. Cependant, toutes ces innovations ont besoin de vecteurs pour atteindre la création d'une identification à cet État-nation. En analysant le cas de la France de la iiie République, Hobsbawm a pu mettre en évidence le rôle crucial de l'école primaire, des cérémonies publiques et l'apparition dans l'espace public de monuments[27] dans l'émergence d'une identité nationale nourrie de traditions plus ou moins inventées en fonction des besoins nouveaux de la République.

La communauté imaginée permet d'éviter ces écueils. Sur cette lancée conceptuelle, les politologues développent une réflexion arborescente sur l'identité européenne. Si, pour Frank Pfetsch, l'Europe est un projet supranational, elle est susceptible de proposer un processus d'identification, révélant une communauté imaginée. Celle-ci serait alimentée par quatre types d'identité : historique, génétique, philosophique et sociopsychologique[28]. D'après un autre politologue, le belge Paul Magnette, l'histoire de l'Europe du citoyen serait édifiante, permettant ainsi de mesurer les tâtonnements depuis le début des années 70[29]. Si l'on en croit le britannique David Miller, l'Union européenne n'a pas réussi à remplacer les allégeances nationales par une identité nationale trans-européenne[30].

Enfin, le juriste Joseph H.H. Weiler[31], offre un modèle opératoire fort intéressant, qui intègre le concept d'identité européenne. De son point de vue, il faut d'abord décider si la citoyenneté européenne répond à un réel besoin des citoyens européens, principaux intéressés. L'Union européenne doit-elle dédoubler ce qui est déjà assuré par les États membres ? Pour sortir de cette impasse, il propose trois demoi pour repenser l'identité européenne. La première formule repose sur la logique des cercles concentriques des identités individuelles. La deuxième formule repose sur des demoi multiples invitant les individus à se percevoir comme appartenant simultanément à deux demoi relevant de facteurs identificateurs différents, subjectivement différents tels que l'appartenance religieuse, la langue, le groupe ethnique. Le citoyen européen est simultanément européen à travers toutes ses affinités culturelles. La troisième formule repose aussi sur des demoi multiples, ces derniers imbriqués ensemble dans une logique de géométrie variable. La différence fondamentale avec la formule précédente se trouve au-delà de la matrice des valeurs dans l'engagement à respecter ces valeurs, mais surtout à reconnaître la légitimité et l'autorité des décisions prises dans le demos non organique[32]. Pour conclure, Weiler suggère de réintroduire la notion de supranationalisme (civilisation) et de nationalisme (Éros), attribuant à chacun un demos spécifique et complémentaire qui peut être interprété comme l'espoir de transcender l'État et la société nationale, comme le symbole du déclin de l'État-nation européen classique dans un marché globalisé et bureaucratique, comme l'idée d'un schéma machiavélique d'autoprotection de la même structure étatique ou comme l'emblème d'un effort libéral qui tente de contenir l'Éros du national et ses démons sous le contrôle civilisationnel[33]. C'est à l'intérieur de ce cadre conceptuel complexe et effervescent, qu'il est possible d'appréhender l'importance du comité Adonnino eu égard à la construction de l'identité européenne et du rôle de ses citoyens.

II - Les problèmes en suspens

Avant même la création du comité Adonnino, les linéaments de la construction symbolique de l'identité européenne trouvent racine dans la détermination des problèmes que doit rencontrer la Communauté au début des années 1980. En prenant la présidence du Conseil européen en janvier 1984, le ministre des Affaires étrangères, Claude Cheysson, dressait l'état des principaux dossiers que lui transmettait la présidence grecque et les priorités du gouvernement français lors du discours inaugural prononcé à Strasbourg le 18 janvier 1984 :

Que l'Europe soit en crise, qui songerait à le nier ? Cette crise ne date pas d'hier. Elle est ancienne, bien des membres de cette Assemblée l'ont souvent dit et la Commission a, très tôt, sonné l'alarme. Mais l'opinion publique n'en a eu conscience qu'après le sommet d'Athènes. (...) Soyons donc ambitieux. Mais soyons réalistes aussi. Méfions-nous des trop belles constructions et de l'esprit de système. Aujourd'hui, comme hier - souvenons-nous des réussites qu'a été initialement et qu'est encore d'une certaine manière la Communauté européenne du charbon et de l'acier ou la politique agricole commune -, il faut assigner à notre volonté politique des objectifs concrets, fondés sur des intérêts convergents ou communs[34] (...).

Avec Roland Dumas, ministre en charge des Affaires européennes, Cheysson reconnaît l'état de crise que traverse l'Europe. Depuis la présidence grecque et l'échec du sommet d'Athènes (4-6 décembre 1983), la nécessité de réformer en profondeur la politique agricole commune, d'approfondir le marché intérieur, de (re)définir les relations multilatérales avec les États-Unis, le Japon et l'Association européenne de libre-échange et d'achever les négociations pour l'élargissement à l'Espagne et au Portugal constitue l'axe principal de l'action française pour le premier semestre 1984. Cet ambitieux programme se suffirait à lui-même, s'il ne présupposait pas la résolution de problèmes sous-jacents, beaucoup plus techniques, tels que la contribution britannique au budget, les relations avec les États méditerranéens ou la mise en ordre des politiques communautaires. À cet aspect d'ouverture à de nouveaux espaces, se pose la question du développement, particulièrement la renégociation des conventions acp-cee Lomé ii. De toutes ces pressions conjoncturelles, immédiates, Claude Cheysson dégage un triple message de l'Europe, qui relève ici de sa conception d'une communauté imaginée : « Notre message, le message de l'Europe soit alors être un message de paix, un message de solidarité, un message qui s'adresse à l'homme[35]. »

Cependant, au-delà d'une solution ponctuelle à un problème technique, le communiqué précise qu'il est nécessaire d'accompagner d'une double relance ce nouveau souffle qui semble animer les Communautés. Accentuée par l'arrivée d'un nouveau président de la Commission européenne, Jacques Delors, l'action des comités ad hoc Dooge (institutions) et Adonnino (Europe des citoyens) devait aboutir à rompre avec les années d'eurosclérose et d'euroscepticisme en proposant de nouveaux chantiers, tels qu'une réforme institutionnelle et qu'un rapprochement de l'Europe de ses citoyens. L'Acte unique européen rassemble les éléments de cette volonté.

Rejoignant les priorités du programme de la présidence française, le Parlement européen entend de plus en plus participer activement aux décisions communautaires. Au moment du sommet de Fontainebleau, les électeurs européens viennent d'élire un nouveau Parlement. Depuis juin 1979, cette institution supranationale est choisie au suffrage universel. Cette institution s'est régulièrement présentée comme le garant du fonctionnement démocratique du processus communautaire, siège des peuples européens, outil pour reconquérir la légitimité démocratique de l'Europe politique. Cette vision de la responsabilité des eurodéputés participe pleinement au développement de la culture politique européenne. Les ambitions du Parlement se consolideront au fur et à mesure que les compétences institutionnelles s'accroîtront. Dès 1980, fort de la nouvelle légitimité tirée de l'élection directe de ses membres, le Parlement prépare et adopte le projet de réforme institutionnelle pilotée par la commission que préside Altiero Spinelli et son club du Crocodile. Co-auteur avec Ernesto Rossi du Manifeste de Ventotene, Altiero Spinelli fut un fédéraliste convaincu. Commissaire européen (1970-1976), puis député européen à partir de 1979, il fonde le « Club du Crocodile » pour discuter des mesures nécessaires afin de mener à bien une réforme institutionnelle. Les travaux aboutissent à un projet de traité d'Union européenne adopté par le Parlement européen le 14 février 1984. Ce projet visait à renforcer le rôle du Parlement européen. Le Parlement ne fut pas suivi par le Conseil européen, mais conduisit à la mise en place du comité Dooge.

Le problème budgétaire britannique prend sa source dans la décision de 1970 de doter de « ressources propres » la Communauté. Cette volonté avait été précédemment exprimée dans le triptyque de La Haye où la notion d'achèvement renvoyait à la nécessité de remplacer les contributions nationales par les revenus provenant entre autres de la mise en oeuvre de l'union douanière. C'était aussi la nécessité de financer durablement la principale politique communautaire de l'époque, la politique agricole commune (pac). Cependant, sous l'effet de la crise mondiale, énergétique et monétaire, les marges de manoeuvre fondirent et l'enveloppe budgétaire liée à la pac explosa. Pour certains, tout était lié. Le contrôle budgétaire était conditionné par une réforme structurelle de la pac. Plus question qu'une seule politique engloutisse quelque 75 % du budget ! Les bénéficiaires nets, tels que la France, se montraient assez réticents à discuter. De plus, la valeur ajoutée de l'entreprise communautaire semblait ne pas se révéler déterminante dans une conjoncture de crise. En effet, le retard technologique et un marché intérieur encore fortement cloisonné mettaient à l'ordre du jour le développement de politiques communes pour la recherche et le développement technologique et la réflexion macro-économique sur le coût de la non-Europe.

Comme de nombreux auteurs l'ont amplement montré, la contribution au budget a été une pierre d'achoppement entre le Royaume-Uni et ses partenaires européens dès les négociations pour l'adhésion. D'ailleurs, le traité d'adhésion mentionne qu'une solution devrait être trouvée et négociée dans les meilleurs délais. Comme l'observait en 1992 Gaston Thorn, ancien président de la Commission européenne lors d'une cérémonie d'hommage à Émile Noël, secrétaire général de la Commission européenne de 1958 à 1987, il ne faudrait jamais laisser des clauses ainsi ouvertes à négocier après l'entrée dans les Communautés[36]. Cette judicieuse remarque révèle bien les limites d'une telle attitude pour conclure d'âpres négociations. On notera que lors des négociations pour l'adhésion de l'Espagne et du Portugal, les dix États membres ont évité de répéter cette erreur stratégique. Cette prudence a aussi postposé l'élargissement vers ces pays jusqu'au 1er janvier 1986, après que le Conseil de Fontainebleau a redémarré le processus de négociations.

Depuis la première participation de Margaret Thatcher à un Conseil européen en juin 1979 à Strasbourg à la relance de Fontainebleau en juin 1984, la chronologie met en exergue les différentes méthodes utilisées pour atteindre un compromis[37]. Faut-il encore souligner que l'essentiel de ces discussions ont été à l'avant-plan des affaires européennes et que les autres dossiers seront généralement subordonnés à une entente préalable au sujet de la bbq (British budget question). La force et la détermination dont Margaret Thatcher fera preuve tout au long de ces quelque cinq années peuvent s'expliquer par l'appui manifesté au Premier ministre. L'opinion publique et le parti conservateur partagent le point de vue de la « Dame de fer ». L'argumentation s'est progressivement étoffée depuis 1970. Les Britanniques auront à coeur d'obliger leurs partenaires européens à reconnaître la spécificité économique du Royaume-Uni et de négocier un traitement équitable qui se traduirait par un remboursement du trop perçu par Bruxelles.

Au Royaume-Uni, existe une certaine unanimité, au moins sur la forme de la revendication du juste retour. L'agressivité tenace de Margaret Thatcher irritera les autres chefs d'État, mais aussi le Foreign Office. Ce dernier fut longtemps suspecté par le Premier ministre d'être définitivement trop europhile. En même, le Premier ministre tire profit de l'euroscepticisme qui avait fleuri lors du déroulement du référendum de juin 1975 pour le maintien du Royaume-Uni dans le Marché commun. À l'époque, Margaret Thatcher avait milité en faveur de la participation à cette libre-circulation dont les principes d'économie libérale trouvaient chez elle un certain appui.

III - Le comité ad hoc Adonnino

C'est dans cette perspective que l'on peut comprendre la mission confiée au comité ad hoc pour l'Europe des citoyens, le comité Adonnino. Moins connu que son illustre contemporain « comité Dooge » ou « comité Spaak ii », le comité Adonnino, par référence au démocrate-chrétien italien qui le présidait, réactive voire catalyse des propositions déjà en cours ou préalablement annoncées[38]. Il participe de la mise en place de pratiques à l'origine des traditions inventées, celles qui mobiliseront l'institution de la Communauté autour de symboles rassembleurs, qui puiseront aux ressources du passé pour assurer la continuité du projet européen.

Quelle est la mission du comité Adonnino ? Si l'on se reporte aux conclusions de la présidence sur les travaux du Conseil européen, le point 6, l'Europe des citoyens, se lit ainsi :

Le Conseil européen approuve l'accord de principe intervenu quant à la création du passeport européen et demande au Conseil de prendre les décisions utiles pour que ce passeport soit effectivement à la disposition des ressortissants des États membres au plus tard le 1er janvier 1985.

Il demande au Conseil et aux pays membres de mettre très rapidement à l'étude les mesures qui pourraient permettre dans un délai rapproché et en tout cas avant la fin du premier semestre 1985 :

  • un document unique pour la circulation des marchandises ;

  • la suppression de toutes les formalités de police et de douane aux frontières intercommunautaires pour la circulation des personnes ;

  • un système général d'équivalence des diplômes universitaires, de manière à rendre effectif le droit de libre établissement au sein de la Communauté.

Le Comité examinera, entre autres, les suggestions suivantes :

  • des instruments symboliques de l'existence de la Communauté, en particulier un drapeau et un hymne ;

  • la constitution d'équipes sportives européennes ;

  • la banalisation des postes frontières ;

  • la frappe d'une monnaie européenne, l'Écu.

Il souhaite également que les États membres prennent les initiatives qui encourageront la jeunesse à participer aux actions que la Communauté mène à l'extérieur de ses frontières, et en particulier, qu'ils soutiennent la création de comités nationaux des volontaires européens pour le développement, rassemblant les jeunes Européens désireux de travailler à des projets de développement dans le tiers-monde[39].

De manière synthétique, le comité doit d'abord favoriser la libre-circulation des marchandises et des personnes et le libre-établissement. À cet objectif, s'en ajoute un de nature plus symbolique, avec l'élaboration d'un drapeau, d'un hymne et d'une monnaie[40]. Déjà, il est possible de constater que les objectifs du comité n'insistent pas outre mesure sur la construction d'un espace culturel supranational, au vu des problèmes engendrés par la question de l'intégration britannique. Au demos, les objectifs semblent privilégier encore l'oïkos.

Qui siège sur le comité Adonnino ? Dès le début de septembre 1984, on connaît la composition du comité pour l'Europe des citoyens[41]. Les dix États membres ont désigné M. Prosper Thuysbaert, directeur de la politique au ministère des Affaires étrangères de Belgique (Wilfried Martens), T. Mailand Christensen, directeur au ministère des Affaires étrangères du Danemark (Poul Schluter), M. Hans Neusel (Helmut Kohl), M. Yannos Kranidiotis, assistant du secrétaire d'État grec aux Affaires européennes (Andreas Papandreou), M. Max Gallo, député français au Parlement européen (François Mitterrand), M. Eamon O Tuathail (Garret Fitzgerald), M. Pietro Adonnino, ancien membre italien démocrate-chrétien du Parlement européen (Bettino Craxi), M. Albert Hansen, secrétaire-général du Conseil du gouvernement luxembourgeois (Jacques Santer), M. Edmund Wellenstein, ancien directeur général néerlandais aux relations extérieures à la Communauté européenne (Ruud Lubbers), M. David Williamson, ancien directeur général adjoint britannique à l'agriculture à la Commission européenne (Margaret Thatcher). La Commission a désigné son secrétaire-général, Émile Noël. Jacques Delors se fait représenter, à partir du 1er janvier 1985, par Carlo Ripa di Meana.

À propos du comité Adonnino comme du comité Dooge, certaines voix, notamment provenant du Parlement européen, s'insurgent sur le fait que certains États membres choisissent de se faire représenter par des administratifs alors que les principales questions liées à la libre-circulation et au libre-établissement sont essentiellement bloquées pour des raisons politiques. Un euro-député socialiste allemand, Dieter Rogalla, avance même que la relance doit être l'affaire des politiques et non des administrations. À ce propos, et davantage à propos des réformes institutionnelles, le Parlement européen se pose comme chien de garde.

Les travaux du comité Adonnino se déroulent relativement sans heurts, si l'on compare les discussions qui ont eu lieu pour la désignation du président du comité ad hoc pour la réforme institutionnelle, les débats au Parlement européen quant à la prédominance du projet Spinelli. Un rapport intérimaire est déposé au Conseil européen de Dublin (3‑4 décembre 1984) et le rapport final est adressé au Conseil européen de Bruxelles (29‑30 mars 1985).

Que contient le rapport du Comité ad hoc « Europe des citoyens » ? Lors de sa quatrième réunion tenue fin décembre 1984, le comité Adonnino avait adopté une répartition des thèmes à analyser[42] :

  1. Liberté de circulation pour les citoyens de la Communauté : M. Wellenstein et Hansen ;

  2. Liberté de circulation des biens et des services de transport : M. Williamson ;

  3. Simplification des formalités : M. Noël ;

  4. Extension des possibilités d'emploi et de séjour (y compris d'établissement) : M. Neusel ;

  5. Protection des citoyens dans les secteurs de la sécurité sociale et de la santé (notamment toxicomanie) : M. Kranidiotis avec M. Gallo ;

  6. Droits spéciaux des citoyens (participation à la vie politique, coopération consulaire dans les pays tiers) : M. Christensen ;

  7. Documents communs (passeport européen, permis de conduire) : M. Noël ;

  8. Échange de jeunes (échanges professionnels, volontariat dans la Communauté et dans le Tiers-Monde) : M. Tuathail

  9. Éducation (reconnaissance des diplômes, enseignement des langues, mobilité des étudiants) : M. Thuysbaert ;

  10. Culture (coproduction de programmes de cinéma et télévision, programmes européens) : M. Gallo ;

  11. Information sur la construction européenne et jumelage des villes : M. Adonnino ;

  12. Sports (compris possibilité d'équipes européennes) M. Kranidiotis ;

  13. Mesures symboliques (drapeau, hymne, timbre, monnaie) : M. Adonnino.

Déjà, il est possible de noter un intérêt plus ferme à l'endroit des problématiques culturelles, par rapport aux objectifs initiaux. De plus, si l'on compare cette distribution à la structure du rapport transmis au Conseil européen de Bruxelles (mars 1985), on constate un resserrement de la notion d'Europe des citoyens en deux axes d'action : l'allègement des règles et des pratiques qui gênent les ressortissants de la Communauté et diminuent la crédibilité de la Communauté (libre circulation des citoyens de la Communauté, libre circulation des biens, y compris des services de transport, formalités administratives relatives au trafic frontalier) et les droits du citoyen de la Communauté (extension des possibilités d'emploi et de séjour). Ces mesures visent à favoriser la dimension vécue de l'Europe par ses peuples qui, par cette expérience, pourraient acquérir une vision de la communauté politique par l'exercice de droits essentiellement économiques. Pour la dimension symbolique, il faudra néanmoins attendre 1986 pour l'adoption du drapeau et de l'hymne européen. Cette approche semble donc s'inscrire dans l'invention de nouvelles traditions, analysées dans le cadre national par Eric Hobsbawm.

Dans le premier chapitre, consacré essentiellement à la libre circulation, le rapport souligne la nécessité de faire progresser le marché intérieur dans son ensemble, notamment en assouplissant les contrôles de police et de douane. Cela implique un degré raisonnable d'harmonisation fiscale (notamment en matière d'accises), une politique commune à l'égard des ressortissants des pays tiers, souligne le rapport. Le comité s'inscrit en synchronie avec l'objectif 1992 énoncé par Jacques Delors. Pour les frontières terrestres, une simplification des contrôles s'impose. Le comité propose une série de mesures qui pourraient permettre d'atteindre cet objectif. Cet assouplissement devrait s'élargir aux biens. Les zones frontalières devraient aussi bénéficier d'une concertation administrative (heures d'ouverture, aide transfrontière).

Dans le second chapitre, le comité s'attaque au délicat problème de la mobilité professionnelle des citoyens européens, spécifiquement en termes de reconnaissance des diplômes, de sécurité sociale, d'imposition et de droit de séjour. Ces éléments seront abondamment reconnus dans le Traité de Maastricht en termes de citoyenneté. Par la création d'un espace sans frontières, dans lequel le citoyen est partie prenante, le comité ad hoc estimait que ses recommandations pourraient contribuer, si elles étaient suivies et transformées en outils juridiques, à une avancée sensible pour le citoyen européen. En effet, si l'intégration se traduit par une mobilité simplifiée et encouragée à l'échelle des Dix, le bénéfice quotidien de l'harmonisation économique dépasserait l'arsenal réglementaire. L'aspect tangible de l'Europe sans frontières serait alors renforcé par toute une série de symboles européens. Dès lors, le comité Adonnino promeut des pratiques qui permettront au projet européen de se donner une tradition, de s'inscrire dans une continuité temporelle. Les linéaments de l'identité européenne prennent alors une forme palpable.

De ce lot de symboles, certains se détachent : le passeport, le permis de conduire, le drapeau et l'hymne européens. Le passeport européen est en circulation depuis le 1er janvier 1985. L'idée remonte au sommet de Paris (1974) qui avait demandé d'étudier cette possibilité. C'est donc un modèle commun qui devra être émis, avec une présentation standardisée : couleur bordeaux, « Communauté européenne » dans les langues de l'État membre, le nom de l'État membre, le symbole de l'État et le mot « passeport ». Le passeport européen demeure un passeport national. On y voit une double utilité : symbolique, parce qu'il s'agit d'un premier document d'identité commun, qui associe la Communauté européenne et l'État membre ; pratique, dans l'optique où l'on vise la suppression de tous les contrôles aux frontières intérieures.

Le permis de conduire est en circulation depuis le 1er janvier 1986. Modèle commun, il facilite la libre circulation et le libre établissement car disparaît l'obligation d'obtenir un nouveau permis de conduire. Cela implique aussi une harmonisation des règles d'obtention de ce permis. Comme le passeport, c'est aussi un document personnel communautaire.

Le drapeau et l'hymne, relativement plus connus, entrent en vigueur lors de l'adoption officielle le 29 mai 1986. Quel drapeau pour quelle Europe ? À y regarder de plus près, on est étonné qu'il ait fallu attendre plus de trente ans avant qu'une véritable politique symbolique soit mise au point. Fallait-il choisir un drapeau émanant de l'un ou l'autre des mouvements militant pour une Europe supranationale ? Fallait-il combiner différents éléments empruntés aux drapeaux des États membres ? Fallait-il créer un drapeau tout à fait spécifique à l'Europe ? D'après l'analyse approfondie qu'en propose Carole Lager[43], il est intéressant de noter que le drapeau choisi sera finalement un drapeau assez voisin de celui du Conseil de l'Europe. Celui-ci, drapeau officiel depuis 1955, avait été utilisé sur le plan communautaire avec une inscription dans le champ du drapeau. Seule la ceca s'était dotée de son propre emblème. N'ont pas été retenus le drapeau de la ceca pour l'ensemble des Communautés, celui du mouvement Pan-Europe ou celui du Mouvement européen. C'est une couronne de douze étoiles dorées sur fond d'azur qui a été retenue : un nombre invariable d'étoiles, contrairement au drapeau américain. La permanence temporelle et la distinction avec le modèle concurrent d'outre-Atlantique semblent sous-tendre le choix du symbole.

Quel hymne pour l'Europe ? Encore une fois, la difficulté de trouver un chant de ralliement pour l'ensemble des Européens était certaine : un air qui ne devrait pas être trop nationalement connoté, mais représentatif des valeurs européennes. Le choix s'est ainsi porté sur le An die Freude, l'Hymne à la joie de la 9e symphonie de Ludwig van Beethoven. D'aucuns ont commenté, à l'époque, en 1986, sur le message plus universaliste que strictement européen des paroles de Friedrich Schiller, orchestrées par Beethoven. Le même commentaire avait été déjà formulé à l'égard de la notion d'identité européenne énoncée en 1973 à Copenhague. Ces valeurs sont-elles spécifiquement européennes, universelles ou tout bonnement récupérées, monopolisées par les Communautés à leur seul profit ? Le débat plus récent sur la rédaction d'une charte européenne des droits fondamentaux revient à nouveau sur cette lancinante question : quelle est donc l'essence de l'européanité ? En quoi l'Européen se distingue-t-il des autres ?

La cohésion de la communitas ?

Dans la dynamique de l'intégration, le comité Adonnino propose des mesures concrètes pour répondre aux impératifs du marché unique. Elles sont accompagnées d'un arsenal symbolique qui accentue la visibilité de l'Europe auprès des Européens et de l'extérieur. Cette stratégie accroîtrait non seulement la visibilité, mais aussi l'identification possible des Communautés dans l'espace public. Comme si, pour lutter efficacement contre l'euro-scepticisme, il fallait pouvoir se rendre visible dans la vie quotidienne des Européens : par un drapeau devant les bâtiments officiels, sur les panneaux des chantiers de construction ou sur les porte-clefs, les parapluies ou les stylos. Tous ces supports d'une certaine forme de marketing jalonnent l'espace mental et imaginaire des Européens qui peuvent enfin disposer d'un raccourci, vecteur d'une éventuelle identification. Même logique pour l'hymne ou pour la journée de l'Europe. Célébrer le 9 mai, date de la déclaration faite par Robert Schuman en 1950 lançant les négociations conclues par le traité de Paris instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier, c'est choisir un événement fondateur et porteur d'innovation pour rassembler la plupart des Européens.

Toutes les mesures concrètes proposées par le comité Adonnino renforcent la cohésion de la communitas : autant de signes distinctifs qui seraient activés pour renforcer le sentiment d'appartenance à l'espace européen et pour mobiliser les citoyens confrontés à un agenda, l'objectif 92, qui leur est imposé dans une approche descendante (top-down). Cet arsenal de la communitas servirait à rendre sensible l'action des Communautés qui ont fonctionné sans grand souci de l'adhésion de l'opinion publique. La dynamique de l'intégration serait davantage encouragée par des élites économiques, politiques et intellectuelles, des groupes de pression qui auraient eu intérêt à voir une Europe à l'aune de leurs attentes. L'opinion publique n'aurait atteint le rang d'acteur principal qu'au lendemain des décennies de crise interne ou internationale dont les relances de La Haye et de Fontainebleau marqueraient les limites chronologiques. L'appui populaire, la mobilisation des foules demandaient des vecteurs d'identification, d'où les réponses à la fois conjoncturelles et structurelles. L'Europe dans la poche de tous ses citoyens, par le permis de conduire ou le passeport, mais aussi un nouvel étendard à brandir pour transcender le cadre local, régional ou national.

Les sondages Eurobaromètres aident à percevoir la popularité des mesures symboliques introduites à partir du mois de mai 1986. Ces sondages sont souvent décriés : la représentativité des opinions est faible, mais, paradoxalement, c'est le seul outil disponible pour connaître les opinions publiques européennes. Dans l'Eurobaromètre 26, publié en décembre 1986, on a demandé aux sondés s'ils connaissaient le drapeau européen : quatre drapeaux leur étaient présentés. 39 % des personnes interrogées dans les douze États membres ont pu correctement identifier le drapeau des Communautés. Le pourcentage le plus élevé (64 %) est observé au Luxembourg et le plus faible (16 %) au Royaume-Uni. On ne peut rien conclure de cette seule observation, à moins de la corréler au degré d'européanité qui révèle que l'intérêt pour le projet communautaire, perçu comme une bonne chose pour le pays, le degré d'information et la connaissance des symboles vont de pair.

Une question se pose : pourquoi, à la fin du 20e siècle, avoir adopté une stratégie identitaire assez semblable à celle des États-nations du 19e siècle ? Il est possible de suggérer la forte prégnance de l'État-nation dans l'imaginaire politique. À celle-ci, il est tout aussi important de souligner la grande efficacité des stratégies d'investissement symbolique mises en place par les promoteurs de la Nation, assurant ainsi l'hégémonie du modèle national dans l'espace public. Reprendre ces stratégies pourrait être, pour les membres du comité Adonnino, un gage du succès éventuel du projet européen. Elles assument ici l'invention d'une tradition.

À cet arsenal symbolique, auquel il faudrait ajouter la frappe de l'Écu, se superposent des campagnes d'information sur l'Europe des citoyens, mais aussi un encouragement à écrire une histoire de l'Europe débarrassée des carcans des histoires nationales et nationalistes. Une tentative a été menée par douze historiens qui ont tenté pareil exercice d'écriture[44]. Pourquoi ? Pour quels résultats ?

Dans la rhétorique officielle, l'identité européenne ne concurrence pas l'identité locale, régionale ou nationale. Elle la complète, elle l'enrichit au sens de ces cercles concentriques des demoi avancés par Joseph Weiler. Dans les quelques études de cas menées dans des pays de l'Union européenne, où l'on trouve une configuration fédérale (la Belgique, l'Italie, l'Allemagne ou l'Espagne), on peut observer cette situation. Il semblerait, de fait, que pour certains régionalistes, l'Europe ne soit pas une menace, mais un outil pour vider la structure fédérale de son sens.

Or, les mesures proposées par le comité Adonnino vont dans ce sens. Favoriser la libre circulation et le libre établissement contribue à rendre l'Europe tangible et à rompre avec une vision d'enracinement dans un terroir. Tout à coup, pour une nouvelle génération d'Européens, l'horizon s'élargit. Le terroir ne se décline plus uniquement en termes de localisation, mais davantage en termes d'espace mental intégré : l'Europe. Sur une base individuelle, le citoyen européen a la possibilité de choisir. L'Europe devient une réalité, une option. À contre-courant de l'histoire...