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Introduction

Le 30 avril 2015, l’Examen externe en cas d’inconduite sexuelle et de harcèlement sexuel auprès des Forces armées canadiennes a été rendu public. Dans ce rapport, l’ancienne juge de la Cour suprême Marie Deschamps documente l’existence dans les Forces armées canadiennes (fac) d’une culture sexualisée qui est hostile aux femmes et aux membres de la communauté lgbtq. Deschamps relève la présence « de jurons ou d’expressions très humiliantes faisant référence au corps des femmes, de blagues à caractère sexuel, d’insinuations ou de commentaires discriminatoires portant sur les compétences des femmes militaires et des attouchements sexuels non sollicités » (Deschamps 2015 : 14).

Le haut commandement des fac a reconnu la validité des conclusions du rapport Deschamps et y a répondu par l’opération honour. La question que pose cet article est la suivante : Dans quelle mesure la réponse des Forces armées canadiennes au rapport Deschamps indique-t-elle un changement significatif dans leur approche en ce qui a trait au genre et, par conséquent, au potentiel de réformer la culture sexualisée de l’armée ? Cet article montre que l’approche actuelle des fac représente une rupture considérable avec les approches passées relativement au genre, mais que plusieurs obstacles persistent. Avant l’année 1989, les fac approuvaient ouvertement la discrimination basée sur le genre ; après 1989, c’est « une approche de genre neutre » qui a été adoptée. Avec l’approche neutre, la culture genrée et sexualisée de l’institution est restée inchangée. En réponse au rapport Deschamps, les fac ont reconnu le problème de la violence sexuelle et de l’intégration des femmes. Cependant, les Forces armées canadiennes ont privilégié une approche opérationnelle selon laquelle les fac doivent réformer leur culture sexualisée et genrée, puisqu’elle est d’une importance cruciale pour l’efficacité militaire. Avec le rapport Deschamps, le haut commandement visait aussi la mise en oeuvre d’une nouvelle stratégie qui mise sur la diversité et qui met l’accent sur « la force par la diversité ». Cependant, cette stratégie instrumentalise le genre et la diversité raciale à des fins opérationnelles. Bien que cette nouvelle approche implique une rupture et même un renversement des approches passées par rapport aux questions de genre dans les fac, il s’agit d’une stratégie qui est trop restreinte et qui ne permet pas de comprendre l’importance des dynamiques de genre dans le contexte militaire. Elle instrumentalise la prévention de la violence sexuelle et l’intégration des genres à des fins opérationnelles, mais ne règle pas le problème des fondements genrés de l’éthos guerrier et de la culture guerrière de l’armée.

Nous nous inspirons dans cet article des observations de la théorie féministe des Relations internationales (ri) affirmant que les rôles de genre militarisés ne sont pas naturels, mais se sont plutôt construits à travers les politiques militaires. D’un point de vue méthodologique, nous nous appuyons sur les sources primaires et secondaires en ce qui a trait au genre dans l’armée pour suivre l’évolution des politiques de genre dans les fac. Nous évaluons ensuite les changements opérés dans la façon dont les Forces armées canadiennes ont traité la question du genre dans le passé, avec une politique de discrimination genrée ouverte, la politique de neutralité de genre et, plus récemment, la reconnaissance d’un problème de culture organisationnelle sexualisée et genrée. Nous examinons le potentiel, mais aussi les limites de l’approche actuellement favorisée par les fac et dont l’objectif est d’éliminer la violence sexuelle et d’accroître la diversité (y compris la diversité des genres) pour des raisons d’efficacité opérationnelle. En guise de conclusion, nous encourageons les chercheurs à mener davantage d’analyses féministes pour examiner de plus près ces changements dans les fac et souhaitons un plus grand engagement entre, d’une part, les Forces armées canadiennes et, d’autre part, les chercheurs et les praticiens féministes, hommes et femmes.

I – La théorie féministe des relations internationales : changement et continuité dans la construction militaire du genre

Nous appliquons dans cet article une approche critique féministe des ri à un examen des Forces armées canadiennes. L’intégration des femmes dans l’armée et l’analyse genrée des institutions militaires sont au coeur de la littérature féministe en ri. Les chercheuses et chercheurs féministes avancent qu’il n’existe rien de naturel dans l’association étroite entre les hommes et les forces armées, en plus de souligner l’exclusion quasi totale des femmes des institutions militaires depuis très longtemps. L’approche féministe perçoit que la masculinité militaire et la féminité militaire sont le produit de politiques ciblées et d’un contexte historique, culturel, social et économique propre (Enloe 1989 et 2000 ; Eichler 2014). Plutôt que de reproduire la dualité associée à l’« homme guerrier » ou à la « femme pacifiste », les travaux de recherche féministes examinent les façons dont l’identité des femmes et celle des hommes deviennent liées et définies par les institutions militaires (Enloe 2000 ; Frühstück 2007 ; Eichler 2012 ; Eichler 2014). Ces travaux s’intéressent au processus par lequel la masculinité est devenue associée à la guerre et au militarisme (Whitworth 2004 ; Eichler 2012), mais aussi aux femmes en tant que participantes actives dans les conflits armés et agentes de la violence (Alison 2009 ; Eager 2014 ; Parashar 2010 ; Mackenzie 2010 ; McEvoy 2010 ; Sjoberg 2007).

Les institutions militaires se sont longtemps basées sur des notions précises de féminité et de masculinité, par exemple le besoin de protection des femmes, le rôle des hommes comme protecteurs et celui des femmes comme mères patriotiques (Enloe 2000). Bien que l’image du guerrier perdure comme « symbole clé de la masculinité [traduction de l’auteure] » (Morgan 1994), les rôles des femmes et des hommes en temps de guerre ne sont pas statiques. La présence des femmes dans les institutions militaires occidentales s’est largement accrue depuis quarante ans (Carreiras 2006). L’augmentation de la participation féminine est le résultat de changements sociaux et politiques. En particulier, elle est liée aux changements à la conscription et au recrutement (Enloe 2000), aux réclamations du mouvement féministe (Feinman 2000), à l’évolution des conflits armés (Elshtain 2000 ; Tait 2015) et, plus récemment, aux instruments d’intégration liés au genre, tels que la résolution 1325 de l’Onu sur les Femmes, la paix et la sécurité (Obradovic 2014).

Même avec une plus grande présence des femmes dans le domaine militaire, la littérature féministe montre que les forces armées occidentales sont des organisations qui privilégient les hommes et marginalisent les femmes et les valeurs associées à la féminité (Brown 2012 ; Kronsell 2005 ; Mathers 2013). Ce ne sont cependant pas toutes les femmes qui vivent des expériences négatives dans les forces armées ; certaines d’entre elles connaissent des carrières militaires épanouissantes. Le monde militaire demeure néanmoins un lieu important de (re)production de l’inégalité entre les sexes (Barrett 1996 ; Elshtain 1987 ; Enloe 2000 ; Goldstein 2001 ; Sjoberg et Via 2010). En Occident, les femmes militaires assument principalement des rôles de soutien, dans les postes administratifs ou des emplois de bureau (Cowen 2008). Dans presque toutes les forces armées, les rôles de combat n’appartiennent qu’aux hommes, soit en vertu des lois ou par défaut. Les restrictions auxquelles les femmes doivent faire face en ce qui a trait au combat sont un point de contestation dans le débat sur l’intégration des femmes. Les forces armées peuvent être perçues comme étant très investies dans « la définition et la circonscription des frontières qui régissent le service des femmes [traduction de l’auteure] » (Mathers 2013 : 125).

Dans un article récent, Claire Duncanson et Rachel Woodward (2016) se sont penchées sur la question de la redéfinition des genres dans le contexte militaire, consistant à « attribuer un genre à nouveau », de façon à défier l’ordre inégal des genres. Ces auteures vont au-delà des débats féministes passés (voir par exemple, Carter 1996 ; Elshtain 2000) qui se concentraient sur le droit des femmes au service militaire ou la cooptation de femmes dans le militarisme. Elles soutiennent plutôt que nous devons réfléchir aux possibilités de transformation des cultures militaires genrées. Dans cet article, nous utilisons les observations des ri féministes critiques pour examiner cet enjeu canadien en suivant l’évolution de l’approche militaire canadienne par rapport aux questions de genre, avec un retour en arrière sur trois décennies et un examen du potentiel et des limites de l’opération honour.

II – Les « vrais » soldats sont des hommes : un regard historique sur la discrimination fondée sur le genre dans les Forces armées canadiennes

Au Canada comme ailleurs, il n’y a rien de « naturel » dans l’histoire de la participation limitée des femmes dans le domaine militaire. Les politiques discriminatoires qui ont désavantagé les femmes n’ont commencé à être contestées que dans les années 1970 et 1980. Avant cela, les Forces armées ont ouvertement entretenu une culture militaire genrée qui a donné aux hommes le rôle des combattants et aux femmes un rôle en dehors de la sphère de combat. Ainsi, l’accent a été mis sur les différences de genre et les inégalités, et l’importance de les accentuer était considérée comme un élément essentiel pour garantir l’efficacité militaire.

L’histoire des femmes dans les Forces armées canadiennes remonte à l’année 1885 (la rébellion du Nord-Ouest) lorsque les femmes ont commencé à y travailler en tant qu’infirmières. Durant la Première Guerre mondiale, près de 2 000 femmes ont occupé un poste d’infirmière à l’étranger (Dundas 2000). Durant la Deuxième Guerre mondiale, on a compté près de 50 000 femmes dans les Forces armées canadiennes. Ces femmes ont été appelées pour compenser le manque d’hommes et pour que ceux-ci puissent se libérer pour prendre part au combat (Pierson 1983 : 5). Malgré tout, ces femmes étaient beaucoup moins bien rémunérées que les hommes qui faisaient le même travail, peu de postes leur étaient ouverts et elles ne recevaient pas non plus les mêmes bénéfices que les hommes à la fin de leur service. Comme le mentionne Pierson, la Deuxième Guerre mondiale « a établi un précédent par rapport à la tolérance de l’objectification et du harcèlement des femmes dans les Forces armées canadiennes [traduction de l’auteure] » (Pierson 1983 : 61). Après la guerre, les femmes furent démobilisées. L’enrôlement des femmes a repris dans les années 1950, mais il est demeuré limité pour le nombre et le type de postes qui leur étaient ouverts. Les Forces armées canadiennes ont continué d’être dominées par les hommes et d’avoir une culture très genrée (Cowen 2008 : 88-102). Bien sûr, la discrimination de genre n’était pas propre aux fac, mais elle reflétait des normes sociétales et mondiales plus générales relatives au genre.

Après la publication du rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme en 1970, une prise de conscience de la nécessité de mettre un terme à la discrimination par le genre dans le domaine militaire a émergé. Sur les 167 recommandations de la Commission, six portaient spécifiquement sur les politiques militaires envers les femmes. La Loi canadienne sur les droits de la personne (1978) et la Charte canadienne des droits et libertés (1985) ont davantage légitimé la cause des femmes cherchant à mettre fin aux pratiques discriminatoires des fac (Dundas 2000 ; Winslow et Dunn 2002). En 1979, les Forces armées canadiennes ont entrepris une série de tests (les test swinter durant les années 1979-1984, puis les tests crew, de 1987-1989) pour examiner les effets de groupes mixtes sur les capacités opérationnelles. Tandis que les forces de l’air ont éliminé en 1987 toutes les restrictions imposées à la participation des femmes suivant les tests d’aviation swinter, l’armée et la marine ont maintenu l’interdiction pour les femmes d’assumer des rôles de combat (Dundas 2000 ; Winslow et Dunn 2002).

Le mouvement féministe a joué un rôle clé dans la remise en question des limites à la pleine participation des femmes dans le domaine militaire. Le Comité canadien d’action sur le statut de la femme (ccasf) a ainsi été créé pour favoriser l’application des 167 recommandations de la Commission royale. Ce comité a également encouragé la mise en oeuvre des recommandations visant les femmes dans les Forces armées canadiennes. Il semblait toutefois partagé entre sa prédisposition antimilitariste, d’une part, et son effort de lobbying en soutien à l’intégration complète des femmes dans les fac, d’autre part. Le ccasf a clarifié sa position, insistant sur le fait qu’il « n’encourageait pas l’implication des femmes dans le domaine militaire [traduction de l’auteure] », tout en soutenant que les Forces armées ne doivent pas recevoir une exemption de la Charte (« Women in the Military » 1985). La lutte pour mettre fin à la discrimination envers les femmes a ensuite été menée par la création de l’Association pour l’équité à l’égard des femmes dans les Forces canadiennes en 1985 (voir Sisters in Arms s. d.).

À cette époque, les Forces armées canadiennes appliquaient une politique de quota genrée ou d’un « nombre minimal d’hommes requis » pour chaque occupation militaire, selon l’Ordonnance administrative des Forces canadiennes (oafc) 49-15. Dans les rôles de combat, la proportion du nombre minimal d’hommes requis avait été établie à 100 %, tandis qu’elle était de 0 % pour la profession dentaire (chrtd 1989). Les fac affirmaient que dans certaines professions, particulièrement dans les rôles de combat, les unités mixtes étaient un danger pour l’efficacité opérationnelle. Cette politique de quota genrée a vite fait l’objet d’une cause portée devant le Tribunal des droits de la personne. En 1989, le Tribunal (« Gauthier c. les Forces armées canadiennes ») a ordonné aux fac d’intégrer les femmes dans leur organisation dans les dix années suivantes. Le haut commandement des fac a résisté à l’intégration complète des femmes dans les rôles de combat, disant que leur présence nuirait à la cohésion des unités et que les femmes n’étaient pas capables de supporter les exigences physiques des opérations de combat (Cowen 2008 ; Robinson 1985). Les fac ont donc utilisé des arguments genrés sur la cohésion et l’efficacité opérationnelle pour appuyer leur cause contre l’employabilité des femmes dans les rôles de combat. Une fois de plus, le Tribunal n’a pas tenu compte de cette résistance institutionnelle : « Le fait de mettre l’accent sur l’égalité […] peut renforcer la cohésion qui est un élément crucial des Forces armées. L’efficacité opérationnelle est un concept neutre en ce qui a trait au genre » (chrtd 1989 : 34). Le Tribunal a donc conclu qu’« il n’y [avait] pas suffisamment de risque de manquement à l’exercice de fonctions liées au combat pour justifier une politique d’exclusion générale » (chrtd 1989 : 31). Après cette décision, tous les emplois dans les fac sont devenus accessibles aux femmes, à l’exception des fonctions dans le service sous-marinier, ouvertes aux femmes en 2001, ainsi que du rôle d’aumônier catholique.

Comme le montre ce bref survol historique, les fac ont pendant longtemps exclu les femmes des rôles de combat, leur confiant d’autres fonctions, selon les besoins. Le haut commandement des fac s’est aussi opposé à l’intégration complète des femmes, faisant valoir que leur présence allait nuire à la cohésion des unités combattantes. Dans cette approche, les fac étaient explicitement construites comme une institution discriminatoire en ce qui a trait au genre. Cette discrimination en fonction du sexe se justifiait selon une logique d’efficacité opérationnelle. Toutefois, la pression exercée par les mouvements féministes forts et par les réformes sociales et législatives a poussé les fac à laisser les femmes occuper des postes de combat. La façon dont les fac ont traité la question du genre après la levée de l’interdiction pour les femmes d’occuper des postes de combat est abordée dans la prochaine section.

III – Un soldat est un soldat : la conception neutre du genre dans les fac

En 1989, les Forces armées canadiennes ont reçu l’ordre de lever les barrières légales à l’employabilité complète des femmes, et cela, dans l’espace d’une décennie. Elles ont alors choisi une approche neutre pour faire face à l’intégration des genres. Les fac ont en effet mis fin aux politiques discriminatoires envers les femmes et ont cherché à limiter les différences sur la base du genre. Comme Karen Davis nous l’explique, les fac « ont cherché à satisfaire l’exigence minimale de la décision du tcdp [Tribunal canadien des droits de la personne] » (Davis 2013 : 2). Les Forces armées canadiennes ont donc adopté cette conception neutre du genre – éliminant des pratiques discriminatoires tout en affirmant que les questions de genre avaient été réglées – plutôt que d’adopter la tâche plus vaste et plus difficile de l’intégration des genres. Cette approche n’a pas été suffisante pour transformer la culture militaire genrée des fac, qui est restée fidèle à l’idéal du guerrier mâle, défini en opposition à la féminité (Davis 2013).

Des chercheurs canadiens, notamment Karen Davis (2013) et Allan English (2016), ont démontré que, même dans un contexte militaire dit neutre, la culture militaire continue de reproduire l’idée que la masculinité guerrière est idéale si aucun effort concerté n’est fait pour changer la culture. Cette culture militaire genrée est donc restée intacte, même après la décision du Tribunal remontant à 1989, devenant un véritable obstacle à l’intégration des femmes dans les fac (von Hlatky 2014). L’expérience du soldat est demeurée propre au genre masculin. Les entretiens de recherche ont révélé que les femmes dans les Forces armées canadiennes sont placées devant un dilemme : être perçues comme étant trop masculines ou trop féminines. Pour être reconnues comme étant de « vraies » soldates, les femmes doivent montrer des traits masculins, sans toutefois perdre leur féminité. Certains thèmes sont récurrents : le sentiment de toujours devoir se prouver aux autres, être perçue comme étant moins compétente, être pointée du doigt, être traitée comme quelqu’un ne faisant pas partie du groupe, être ridiculisée, être harcelée sexuellement, se faire demander d’effectuer des tâches considérées comme féminines, etc. (Buydens 2009 ; Febrarro 2007 ; Gouliquer 2011 ; Tait 2014). Cela illustre bien que l’inégalité des genres était chose normale, même avec les politiques de neutralité et d’accès à l’égalité d’emploi en place (Taber 2009). Les femmes ont donc dû trouver leurs propres « stratégies pour pouvoir participer pleinement et affirmer leur identité ou quitter les Forces armées [traduction de l’auteure] » (Davis 2013 : 236).

Cet état des choses explique le faible taux de participation des femmes dans les fac, soit environ 15 %. La participation est aussi très inégale si l’on étudie la structure organisationnelle de plus près. Les femmes sont présentes dans les professions associées aux femmes de manière stéréotypée – les soins médicaux et dentaires ou les emplois de secrétariat – et sous-représentées dans les postes supérieurs (Reiffenstein 2007 ; Davis 2013). L’intégration limitée des femmes est surtout évidente dans les rôles de combat : plus de 25 ans après la décision du Tribunal canadien sur les droits de la personne, les rôles de combat sont presque exclusivement tenus par des hommes qui s’identifient étroitement à l’idéal du guerrier masculin. En 2016, il y avait seulement 2,5 % de femmes dans la force régulière et 5,5 % dans la réserve pour les rôles de combat (dnd et caf 2016).

La couverture médiatique de l’intervention canadienne durant la guerre en Afghanistan a montré que la conception neutre du genre était dominante dans l’explication du rôle des femmes dans les fac (Chapman et Eichler 2014). La mort en 2006 de la capitaine Nichola Goddard – la première femme à périr au combat – a attiré davantage l’attention médiatique sur les femmes soldats déployées en Afghanistan. Les porte-parole militaires et les membres des fac qui ont été interviewés à ce sujet continuaient d’affirmer que le genre n’était pas une variable à considérer. Par exemple, dans un article sur la mort de Goddard, paru dans le quotidien Toronto Star, les propos d’un porte-parole du ministère de la Défense nationale (mdn) le montrent bien : « Les fac et le mdn voient un soldat comme un soldat… sans tenir compte du genre [traduction de l’auteure] » (cité dans Carniol 2006). La conception neutre du genre était pour le mdn une véritable stratégie, qui lui facilitait la gestion des relations publiques autour de la mort de la capitaine Goddard. Un échange de courriels internes, rendu public à la suite d’une demande d’accès à l’information, indique qu’il y avait réellement « un effort pour atténuer ce que pouvait impliquer le genre de la capitaine Goddard [traduction de l’auteure] » (goc 2006). Un courriel disait ceci : « Tout le monde sur le théâtre d’opération est un soldat. Des douzaines de demandes médiatiques cherchant à interviewer des femmes ou à en faire un profil en tant que soldates au combat ont été refusées pour enlever cette attention/émotion par rapport au genre [traduction de l’auteure] » (goc 2006). Le mdn se préoccupait de la mort d’une soldate au combat et de la réaction publique que cette perte pouvait susciter. Ses dirigeants ont donc choisi une approche neutre en ce qui a trait au genre comme stratégie de réponse.

Ainsi que Claire Turenne Sjolander et Kathryn Trevenen l’ont souligné dans ce contexte : « Il semble possible que, lorsque Goddard insiste sur le genre neutre, ce ne soit pas une simple affirmation d’intégration du genre, comme le suggèrent les médias et les Forces armées, mais plutôt une réponse intelligente d’un point de vue tactique, étant donné le coût élevé d’être une femme dans un environnement très masculinisé » (Sjolander et Trevenen 2010 : 133). Les soldates ont aussi renforcé ce message. Goddard elle-même n’avait pas voulu être pointée du doigt parce qu’elle était une femme. Elle a voulu intégrer son groupe de collègues mâles (voir Fortney 2010). D’autres femmes ont fait des remarques allant dans le même sens dans les médias. Par exemple, la major Eleanor Taylor, la première Canadienne à commander une compagnie d’infanterie en situation de combat, a clairement signifié qu’elle ne voulait pas recevoir d’attention particulière du fait qu’elle était une femme commandant une compagnie, alors que les hommes occupant des postes semblables doivent relever les mêmes défis qu’elle. « Je ne trouve pas que [le fait que je sois une femme] soit vraiment pertinent. Moins on y pense dans mon organisation, et mieux c’est [traduction de l’auteure] » (Fisher 2010).

La conception neutre du genre met le fardeau du changement sur le dos des femmes soldates. Cette neutralité implique que les femmes doivent s’intégrer aux normes de masculinité militarisée ; donc, la neutralité ne pousse pas la culture militaire vers le changement, cette culture demeure inchangée. En effet, certains travaux de recherche démontrent la persistance de la culture militaire genrée, même en présence d’une posture neutre par rapport au genre. Donna Winslow et Jason Dunn ont fait valoir que les rôles de combat ont tendance à « mettre l’accent sur les valeurs et les attitudes traditionnellement masculines de l’organisation militaire, celles du guerrier en particulier, et, donc, de résister à l’intégration des femmes [traduction de l’auteure] » (Winslow et Dunn 2002 : 642 ; voir aussi Davis et McKee 2004). Les attitudes misogynes et homophobes qui sont communes chez le personnel militaire de combat ont été documentées en 2005 par une étude des fac (Capstick, Farley et Wild 2005). Une fois les barrières légales levées, les normes associées à la profession de soldat et l’idéal du guerrier ont nui à l’intégration sociale des femmes dans les Forces armées – surtout dans les postes de combat (Winslow et Dunn 2002 ; Davis et McKee 2004 ; Whitworth 2004). Comme Taber le démontre, « les politiques d’emploi des Forces armées canadiennes ne remettent pas en question cette idéologie ancrée du guerrier [traduction de l’auteure] » (Taber 2009 : 34). La conception neutre du genre n’a donc pas été suffisante pour changer une culture militaire profondément genrée, ce qu’a confirmé le rapport Deschamps.

IV – Le problème de la violence sexuelle dans les Forces armées canadiennes : le rapport Deschamps et l’opération honour

Même avec les scandales d’agressions sexuelles qui ont affecté les fac durant les deux dernières décennies (voir O’Hara 1998a, 1998b ; cbc 2010 ; The Canadian Press 2013), le problème de violence sexuelle est demeuré largement non reconnu par les fac jusqu’à l’année 2014. Cette année-là, des articles dans les revues Maclean’s et L’actualité ont mis au premier plan les enjeux du harcèlement et des agressions sexuelles (Mercier et Castonguay 2014). En se basant sur des entrevues avec des femmes ayant vécu des agressions sexuelles pendant leur service militaire, les articles révélaient le manque d’action concrète de la part des fac en dépit des procédures formelles engagées par les plaignantes. Les rapports ont montré que le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles étaient des problèmes récurrents dans les Forces armées canadiennes. Avec de plus en plus d’attention politique portée sur les fac, le chef d’état-major de la Défense a ordonné qu’une enquête externe ait lieu pour examiner l’inconduite sexuelle dans les forces armées (Hutchins 2014).

Publié en 2015, l’Examen externe sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes (rapport Deschamps) a changé la nature du débat sur la violence sexuelle dans le contexte militaire canadien. Le rapport issu de ce processus d’examen a documenté la culture militaire sexualisée et hostile envers les femmes et les membres lgbtq, notant que cette culture augmente le risque d’« incidents plus graves que sont le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle » (Deschamps 2015 : 21). Les conclusions du rapport ont mis en cause l’approche neutre qui était privilégiée par les fac pour faire face aux questions de genre, confirmant les analystes féministes passées sur les fac et autres organisations militaires. Par exemple, ces études démontraient que le harcèlement sexuel était chose commune – surtout dans les forces de combat (Febrarro 2007). La juge Deschamps a explicitement lié la culture militaire aux défis relatifs à l’intégration des femmes et à la sous-représentation de celles-ci dans le haut commandement des fac. Elle soutient dans ce rapport que l’augmentation des femmes, surtout dans les rangs supérieurs, est l’une des stratégies clés pour changer la culture des fac. Elle s’appuie même sur les travaux en sociologie qui démontrent « l’impact du concept de l’idéal mâle guerrier sur l’intégration des femmes dans les forces militaires » (Deschamps 2015 : 19).

La réaction des fac après la publication du rapport Deschamps a été mixte, certains observateurs saluant les conclusions, et d’autres les rejetant d’emblée. D’une part, les mesures adoptées pour mettre en oeuvre les recommandations du rapport et amorcer un changement de culture militaire ont été rapides et sont toujours en cours. Une équipe d’intervention stratégique des fac sur l’inconduite sexuelle a d’ailleurs été créée avant même que le rapport ne soit rendu public. Par la suite, le chef d’état-major a proposé un plan d’action sur l’inconduite sexuelle, il a mis sur pied un centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle et a lancé l’opération honour. D’autre part, des signes ont révélé l’incompréhension par certains du caractère sérieux et systémique du problème de violence sexuelle. Cette incompréhension est apparue clairement lors d’une entrevue donnée par l’ancien chef d’état-major Tom Lawson, estimant que l’inconduite sexuelle était « biologique » chez certains individus (cbc 2015). On l’a constatée aussi par la déformation de « Operation Honour » en anglais, devenue l’opération « Hop on Her » pour certains qui cherchaient à ridiculiser les réformes introduites à la Défense nationale et dans les fac (Pugliese 2015).

Il convient de noter que l’approche des fac a été présentée en utilisant un vocabulaire d’efficacité opérationnelle. Le général Vance, chef d’état-major de la Défense, s’est exprimé ainsi : « Un comportement sexuel dommageable et inapproprié touchant des membres des fac constitue un problème sur l’état de préparation opérationnelle, qui ne cadre pas avec notre éthique et nos valeurs, et les transgresse » (mdn et fac 2015). Dans le même ordre d’idées, le premier rapport publié sur la progression de l’opération honour, rendu public au mois de février 2016, rappelle ce cadre opérationnel pour comprendre le problème de l’inconduite sexuelle. Il soutient que l’inconduite sexuelle nuit à l’éthos guerrier dans les fac :

L’existence de comportements sexuels dommageables et inappropriés au sein des Forces armées canadiennes amoindrit la capacité de l’institution à accomplir sa mission, qui consiste à défendre les intérêts de la population canadienne et du Canada. En érodant la confiance et la cohésion intrinsèques entre frères et soeurs d’armes qui se trouvent au coeur d’une force de combat efficace, une telle conduite odieuse sape la capacité opérationnelle même des Forces armées canadiennes.

mdn et fac 2016 : 2

L’approche actuelle est certainement une amélioration par rapport aux politiques précédentes, car elle reconnaît qu’il existe un problème d’inconduite sexuelle et qu’il doit être réglé. Cependant, cette approche n’est pas parfaite, car elle instrumentalise la prévention de la violence sexuelle pour des motifs opérationnels. Ce cadre reproduit encore le discours dominant du soldat guerrier et ne remet pas en question les dynamiques genrées qui le sous-tendent (voir Taber 2009). Comme English (2016) l’a fait valoir, une culture guerrière sexualisée hypermasculine a été grandement renforcée dans les fac pendant la guerre en Afghanistan. Toute approche visant à traiter et à réduire le nombre d’incidents de violence sexuelle dans les fac devra s’attaquer à leur conception sexualisée et genrée sous-jacente.

L’approche opérationnelle adoptée pour faire face au problème d’inconduite sexuelle dans les fac s’inscrit sous la thématique de la « force par la diversité ». En réponse au rapport Deschamps et à la réaction médiatique qui a suivi, le chef du personnel militaire a publié un énoncé par rapport aux femmes dans les fac : « La diversité est une source de force et de flexibilité pour les fac et s’avère essentielle pour en faire une organisation solide, moderne et tournée vers l’avenir » (Gouvernement du Canada 2015). Pour la journée internationale de la femme en 2016, le mdn et les fac ont publié un énoncé semblable pour reconnaître la valeur ajoutée du personnel féminin : « Les fac valorisent les membres féminins et reconnaissent le dynamisme qu’elles apportent au sein de l’armée, à travers la diversité et l’efficacité opérationnelle accrues [traduction de l’auteure] » (dnd et caf 2016). De même, le premier rapport du 1er février 2016 a réaffirmé cette approche de la force par la diversité et a promis le dévoilement d’une stratégie en matière de diversité, ce qui a été fait en 2017. Il est particulièrement intéressant de noter que l’approche de la force par la diversité minimise l’importance des questions de genre en les regroupant dans un cadre de diversité plus large. Comme l’indique le rapport du 1er février 2016, « La diversité ne se limite pas au sexe ou à la race ; elle consiste à reconnaître et à apprécier le caractère unique de ses membres [des fac] » (mdn et fac 2016 : 29). Les femmes sont donc l’un des trois groupes principaux dans ce débat sur la diversité et les questions de genre ne sont pas abordées comme un problème structurel définissant la culture militaire actuelle (mdn et fac 2016 : 29).

Comme nous l’avons vu plus haut, dans les décennies avant 1989 les fac estimaient que la présence des femmes dans des rôles de combat nuisait à l’efficacité opérationnelle. Maintenant, résoudre les problèmes d’inconduite sexuelle dans les Forces armées canadiennes est perçu comme nécessaire à l’efficacité opérationnelle, et l’inclusion des femmes est présentée comme un atout dans le cadre des opérations militaires. La récente reconnaissance de l’inconduite sexuelle par les fac témoigne d’un certain changement positif. Tandis que le haut commandement actuel des Forces armées canadiennes semble bien engagé dans la voie du changement et que l’ancienne juge de la Cour suprême Marie Deschamps a approuvé les mesures prises jusqu’à présent (mdn et fac 2016), la façon dont les fac ont traité la question du genre est aussi révélatrice d’aspects de l’approche actuelle qui pourraient poser des problèmes.

L’approche de mission opérationnelle et l’évolution vers l’inclusion du genre dans la nouvelle plateforme de la force par la diversité devraient nous inciter à réfléchir. Il faut nous demander si, en fait, cela pourrait mener à la reproduction d’une culture militaire genrée et inégalitaire, alors que le plus grand problème structurel de l’inégalité du genre liée à l’éthos guerrier masculin reste sans réponse. Le cadrage de l’inconduite sexuelle et du genre comme des questions relatives à l’efficacité opérationnelle reproduit l’éthos du guerrier sans reconnaître que la conception actuelle du guerrier est implicitement basée sur un modèle masculin. La réponse militaire au rapport Deschamps ne va pas assez loin pour régler le problème de la culture militaire genrée sous-jacente (English 2016). La culture guerrière masculinisée est-elle transformée ou s’attend-on à ce que les femmes, une fois de plus, se conforment et ajoutent en outre de la valeur à l’efficacité opérationnelle ? Si faire appel au cadre opérationnel peut améliorer le ralliement des troupes, de nouvelles études scientifiques doivent examiner sérieusement les limites potentielles d’une telle approche visant la transformation de la culture sexualisée et genrée sous-jacente des fac.

Conclusion

Le rapport Deschamps a été publié plus de 25 ans après le jugement du Tribunal sur les droits de la personne qui a ordonné aux Forces armées canadiennes d’éliminer toutes les barrières légales à la participation des femmes dans leurs rangs (chrt 1989). Avant ce jugement, le haut commandement des fac s’était opposé au changement, surtout en ce qui a trait à l’intégration des femmes dans les armes de combat, estimant que cela nuirait à l’efficacité opérationnelle. Après le jugement, les fac ont opté pour une approche passive à l’égard de l’intégration des femmes, celle que nous avons qualifiée de « neutre » dans cet article. Cette approche a apporté un changement dans les lois, mais n’a pas assuré la transformation de la culture genrée au sein des fac. La culture genrée des Forces armées canadiennes a maintenu l’association entre le rôle de soldat et la masculinité avec comme idéal le soldat guerrier, elle a marginalisé les femmes et les caractéristiques typiquement associées à celles-ci, faisant obstacle au succès de l’intégration des femmes. Cette attitude a aussi contribué à la violence sexuelle dans les fac, une organisation censée être « neutre » par rapport aux questions de genre.

Le rapport Deschamps et la réponse militaire qui en a résulté représentent un point charnière dans le discours militaire sur le genre et la violence sexuelle, car ils ont poussé les fac à reconnaître le problème d’inconduite sexuelle généralisée et le besoin de changer la culture militaire. Pourtant, le haut commandement des Forces armées canadiennes a privilégié une approche basée d’abord sur une logique d’efficacité opérationnelle, ce qui représente une conception limitée de l’égalité des genres et ne reconnaît pas l’éthos guerrier masculin sous-jacent aux fac. De plus, l’opération honour témoigne de l’évolution de la neutralité des genres vers une approche de force par la diversité qui réduit la question du genre à des questions de diversité plus vastes. Cette situation pose un problème, puisqu’elle empêche de voir à quel point le pouvoir masculin et le fait de privilégier la masculinité demeurent significatifs dans les fac (comme ils le sont dans plusieurs institutions), tout en instrumentalisant le genre et la diversité à des fins opérationnelles. Changer la culture militaire nécessitera un engagement explicite à l’égard de la culture guerrière masculine, de la masculinité militarisée et du rapport de pouvoir entre les genres, plutôt qu’une approche purement instrumentale comme c’est actuellement le cas.

Quelques leçons importantes peuvent être tirées de cette évolution des politiques relatives aux questions de genre dans les Forces armées canadiennes. Premièrement, les changements opérés en 1989, comme ceux qui ont été adoptés depuis 2015, sont le résultat de pressions externes. Deuxièmement, l’égalité des genres définie comme neutralité des genres n’amènera aucun changement réel. Les chercheurs et chercheuses féministes ont démontré que cette neutralité des genres ou le déni des questions de genre comme enjeu social fondamental dissimulent généralement le fait de privilégier de façon continue la masculinité et empêchent les changements profonds. Il est encore trop tôt pour prédire les résultats de la nouvelle approche de « la force par la diversité » et ceux de l’opération honour ainsi que pour voir si elles suffiront à susciter un changement culturel. Il est toutefois important de tenir compte des limites de l’approche actuelle. En définissant leur réponse à l’inconduite sexuelle généralisée comme un enjeu opérationnel et en mettant l’accent sur la valeur ajoutée que les femmes apportent, les fac ne sont sûrement pas assez ambitieuses pour effectuer une transformation profonde de leur culture militaire genrée sous-jacente. Un examen féministe plus approfondi de cette évolution récente dans l’approche des fac relativement aux questions de genre s’impose de toute urgence. Il leur faut s’ouvrir davantage aux autres acteurs de la société, comme la société civile, les médias et les groupes ou experts et expertes féministes. Le premier rapport d’étape des fac sur la lutte contre les comportements sexuels inappropriés reconnaît l’importance d’interagir avec des partenaires de la société civile et autres experts (mdn et fac 2016 : 31). Cela devrait inclure un dialogue constant avec les chercheurs et les chercheuses ainsi que les praticiens et praticiennes féministes[1]. Bien que la pression civile et l’engagement ne soient pas suffisants pour changer la culture des Forces armées canadiennes, ils peuvent rendre visibles certaines des limites de l’approche militaire actuelle relativement aux questions de genre.