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L’ambassade de France à Berlin fut-elle, dans les années 1871-1933, la « voix inaudible de l’apaisement » ? Alors que l’époque est marquée par la confrontation et même la guerre entre la France et l’Allemagne, quel fut le rôle de cette ambassade dans les relations entre les deux pays ? Le livre de Marion Aballéa serait déjà intéressant s’il se contentait de répondre à cette question et d’observer la place de l’ambassade dans les relations bilatérales franco-allemandes. L’auteure s’en charge dans la première partie et y revient à plusieurs reprises. Elle conclut souvent que l’ambassade s’est trouvée, à de rares exceptions près, en périphérie des contacts politiques entre les deux États, sans possibilité d’influencer profondément des relations marquées par la confrontation.

Mais Aballéa va plus loin, et c’est ce qui donne à son livre toute sa valeur. L’ouvrage s’inscrit dans un retour de l’intérêt scientifique pour la diplomatie, les diplomates et les ambassades comme acteurs des relations internationales. L’anthropologie, l’histoire culturelle, l’histoire des relations internationales ou encore la science politique se sont récemment tournées vers ces questions, interrogeant le rôle des acteurs diplomatiques dans les relations internationales, de la diplomatie sous toutes ses formes comme extension des sociétés, des ambassades comme lieux d’échanges et de contacts et des diplomates comme communauté transnationale. Marion Aballéa s’intéresse donc à l’ambassade de France à Berlin, non seulement en tant que prolongement de la politique étrangère française, mais aussi comme lieu de travail et de vie, de contacts politiques et culturels, sans oublier ses relations avec la société et les élites berlinoises. En cela, le livre se trouve au confluent de l’histoire politique et de l’histoire culturelle.

L’ouvrage est organisé non pas chronologiquement, mais thématiquement, un choix risqué, mais finalement judicieux et qui permet une vision large des évolutions de l’ambassade. La première partie du livre retrace les différentes étapes de la confrontation franco-allemande vue depuis l’ambassade, de la défaite française de 1871 à la victoire française de 1918, puis à l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933.

L’auteure examine d’abord le rôle, somme toute limité, de l’ambassade dans la confrontation franco-allemande. La galerie de portraits diplomatiques va des premiers diplomates aristocratiques aux bourgeois républicains de l’après-1918, puis Aballéa considère l’arrière-plan d’évolutions politiques et sociales qui président à l’envoi de ce personnel et à son travail. L’auteure analyse ensuite les moyens de dialogue avec les autorités allemandes, puis les façons dont l’ambassade s’insère dans la ville de Berlin.

Cette étude de la présence et de la trace physique, sociale, mondaine, personnelle de l’ambassade dans la capitale allemande est l’une des parties les plus intéressantes du livre. On y découvre une ambassade qui a subi plusieurs fois dans son histoire l’hostilité parfois physique d’une population y voyant l’incarnation d’un concurrent vaincu, puis, après 1918, d’un ennemi victorieux. Les relations restent d’une froideur constante. On observe cependant des contacts au fil des évolutions de la politique française, mais aussi de la société allemande, de Bismarck à la république de Weimar.

La deuxième partie du livre présente les stratégies et les tactiques de contournement employées par les diplomates en poste dans leurs contacts avec les autorités et la société allemandes. Aballéa revient sur le regard des diplomates français concernant l’Allemagne, souvent marqué par une obsession particulière pour ce pays et sa culture. Elle avance l’idée d’une dialectique entre l’Allemagne comme modèle et l’Allemagne comme repoussoir. L’auteure présente également l’organisation interne de l’ambassade et sa place dans le réseau du Quai d’Orsay. Cette ambassade importante reste un rouage de la mécanique diplomatique française. L’ambassade est également un lieu mondain et de diplomatie culturelle – en particulier par la nourriture, les salons et un certain modèle français de sociabilité, tous aspects dont Aballéa décrit le rôle dans l’intégration de l’ambassade aux réseaux de la capitale allemande.

L’auteure examine enfin les lieux et les moyens de contacts entre les diplomates français et la société allemande. Elle décrit les réseaux de l’ambassade, le rôle de médiateurs culturels joué par les diplomates et, enfin, les difficultés liées à leur position entre deux États opposés l’un à l’autre. Toute interface qu’elle soit, l’ambassade n’arrive pas à apaiser les relations franco-allemandes. Elle n’en demeure pas moins un lieu essentiel des contacts entre les deux pays, à tous les niveaux, des visas aux négociations politiques.

Le fonds d’archives de l’ouvrage pourrait difficilement être plus complet et, si l’on peut regretter quelques petites choses (l’absence de discussion du système consulaire, par exemple), il faut reconnaître l’ampleur du travail de Marion Aballéa. L’ouvrage demande un certain investissement, et son public cible reste essentiellement les spécialistes universitaires. Les chercheurs et chercheuses traitant de problématiques similaires liées aux diplomates, aux relations diplomatiques et aux rôles des ambassades en tireront le plus de profit, le livre proposant une méthode d’analyse intéressante couvrant un large ensemble – comme Aballéa le revendique, l’ouvrage est une véritable tentative d’histoire totale, de « l’archéologie du quotidien » qu’elle applique jusqu’aux négociations politiques.

Pour le reste, l’auteure apporte de nombreux éclaircissements sur les relations franco-allemandes au début du 20e siècle et son propos est particulièrement intéressant sur la période menant à la Première Guerre mondiale. On y découvre des épisodes particuliers, comme cette mission Haguenin de diplomatie parallèle juste après la fin de la Première Guerre mondiale. Le livre porte un regard particulier sur la diplomatie, cette conversation entre les États dont Aballéa suggère qu’elle s’épanouit et trouve sa dimension la plus importante non pas en temps de paix, mais en temps de crise et de confrontation, lorsque les diplomates tissent les derniers fils liant les communautés entre elles, les derniers points de contact. Après ce livre, on se prend à espérer lire un jour la réciproque avec une histoire des ambassades d’Allemagne en France.