Corps de l’article

Le texte de Vincent Pouliot dont il est question dans ce forum voulait, comme l’indique sa conclusion, « servi[r] un plaidoyer pour un virage pratique en ri » (Pouliot, ce numéro : 184). La discipline des Relations internationales (ri) a certes connu plusieurs tournants et le « tournant pratique » (practice turn), qui a pour objet l’analyse de l’international par le truchement des pratiques, en constitue l’un des plus récents. Le tournant pratique en ri se veut incidemment une entreprise théorique, épistémologique et méthodologique hétérogène[1]. Si les uns sont d’avis que le « practice turn semble s’associer à un acte performatif de cloisonnement plutôt qu’à un acte de libération scientifique » (Pomarède 2016 : 164)[2], les autres le conçoivent comme une innovation des constructivistes qui n’a point de salut en dehors des cercles constructivistes (McCourt 2016). Dans ce contexte, les travaux de Pouliot se prêtent à merveille à une réflexion sur le tournant pratique en ri, étant donné le rôle de catalyseur pour le mainstream de la discipline qu’a joué Pouliot par son texte dans la revue très prisée International Organization en 2008, à laquelle Études internationales veut ici faire écho avec ce forum reproduisant une traduction en français dudit texte.

C’est donc dans une volonté de prendre la mesure du tournant pratique en ri que ce texte a pour objectif principal de faire un retour critique sur le texte de Pouliot, sur la logique du praticable et son impact sur la politique disciplinaire en ri. L’invocation de tournants ontologiques/théoriques/méthodologiques comme le tournant pratique en ri rend compte de pratiques au sein de la discipline et nous renseigne sur la « politique disciplinaire »[3] (dans le sens des luttes de pouvoir au sein de la discipline). Peter Markus Kristensen a bien exposé la prise en compte des gestes politiques au sein de la discipline (Kristensen 2016 : 247). En effet, comme nous l’avons déjà écrit dans les pages de cette revue, « l’exercice même d’interrogation de la discipline est, qu’on le veuille ou non, lui-même l’expression du savoir/pouvoir, puisqu’il implique qu’on s’interroge sur l’ordre dans la discipline, qu’on crée des catégories qui, tout en identifiant des lignes de fracture, en consolident néanmoins du même coup les contours » (D’Aoust et Grondin 2015 : 408).

Notre démarche prend donc appui sur le texte de Pouliot traduit ici ainsi que sur ses suites, le texte original ayant été écrit il y a déjà neuf ans (2008). Pouliot a certes raison d’affirmer que « la théorie de la pratique […] fournit en outre des pistes fertiles pour théoriser le rôle des savoir-faire tacites dans la politique mondiale » (Pouliot, ce numéro : 164). Or, loin de nous astreindre à apprécier son texte pour son apport novateur et original pour l’étude des pratiques diplomatiques en ri, nous croyons nécessaire de saisir l’occasion de ce forum pour examiner l’intervention de Pouliot, où il plaide pour un tournant pratique en ri, à la lumière de la politique disciplinaire au sein de laquelle ce geste s’inscrit. À l’aune des apports du texte de Pouliot, nous défendrons par conséquent l’idée que son texte constitue une intervention politique au sein du champ des ri pour faire accepter par le mainstream son plaidoyer pour un tournant pratique.

Pour clarifier cette idée, nous allons procéder en trois temps. Tout d’abord, nous sommes d’avis qu’on ne peut comprendre et situer l’apport de Pouliot et de son appel à un virage pratique en ri sans comprendre par rapport à quoi il s’érige et se positionne : le tournant linguistique. Par conséquent, il importe de comprendre le tournant linguistique et les luttes politiques au sein de la discipline des ri qu’il a générées, notamment la division constructivisme-poststructuralisme. Par ricochet, pour saisir la popularisation du tournant pratique en ri, nous soutenons qu’on doit nécessairement invoquer son contexte d’émergence, ce qui veut dire revisiter non seulement l’émergence de la sociologie politique de l’international, mais également s’arrêter sur l’ébullition critique et l’apparition de nombreux tournants servant de contexte de possibilité, notamment l’incontournable tournant linguistique. C’est suite à ce tournant, et partiellement contre celui-ci, que le tournant pratique verra le jour. Sachant qu’avec son texte de 2008 Pouliot a oeuvré afin de consolider le tournant pratique pour le mainstream de la discipline, nous allons explorer ce en quoi consiste le tournant pratique tel que plaidé par Pouliot en décrivant ce qu’il nomme la logique du praticable ainsi que l’épistémologie du sobjectivisme qui sous-tend sa méthodologie interprétative. Nous nous efforcerons d’en dresser les intentions et d’en exposer les limites (Pouliot, ce numéro, p. 185). Enfin, et rejoignant là notre principale critique, nous soutiendrons que la méthodologie sobjectiviste préconisée par Pouliot dans sa défense du virage pratique constitue un acte politique en faveur d’une vision scientiste de la discipline. En ce sens, tout en poursuivant en parallèle le tournant ethnographique (sinon méthodologique) amorcé en ri depuis quelques années, la méthodologie sobjectiviste n’ouvre pas davantage la discipline à la richesse du détail de l’enquête ethnographique (c’est-à-dire qui comprend la méthode de l’observation participante mais aussi l’immersion dans le milieu d’étude), avec les apports et les limites qu’elle comporte (Vrasti 2010 : 81-82). Nous insistons ainsi pour comprendre l’intervention de Pouliot en faveur du tournant pratique comme un positionnement politique dans la politique disciplinaire face au tournant linguistique.

I – En finir avec le spectre du tournant linguistique : les tournants comme vecteurs de changement disciplinaire

Pour bien apprécier l’intervention de Pouliot avec son appel à un tournant pratique en ri, il nous incombe de comprendre pourquoi on évoque l’idée même d’un tournant dans la discipline. Ici, le lecteur aura compris, nous l’espérons, que l’objectif n’est pas de dénoncer Vincent Pouliot pour avoir oeuvré en faveur d’un tournant pratique en ri, bien au contraire. Nous voulons plutôt interroger le contexte (timing) de son intervention et questionner sa stratégie d’engagement envers la politique disciplinaire, à savoir son ambition professionnelle d’écrire pour le mainstream. Cela nous demande de comprendre pourquoi non seulement une tendance appelée « tournant pratique » a pris forme, mais aussi pourquoi Pouliot a choisi de s’en faire le relais. Pour ce faire, nous devons surtout en premier lieu prendre la mesure des « tournants » pour appréhender l’évolution de la discipline des ri depuis la fin de la guerre froide et les divisions politiques qui l’animent.

A – Les tournants au coeur de la politique disciplinaire

En sciences sociales, les tournants sont vus comme une façon de rendre compte de l’évolution d’un champ disciplinaire (Vasileva 2015 : 9). Les tournants peuvent certainement annoncer une nouvelle façon de faire ou de voir les choses, avec l’instauration de nouvelles conditions et de nouveaux vocables pour appréhender le monde, ou encore illustrer l’étendue de la diversité des postures ou dresser un éventail d’approches au sein de la discipline. À ce titre, les tournants s’avèrent surtout ici une façon de montrer l’étendue de la diversité et de l’éclectisme des ri, voire de présenter « une nouvelle série de problèmes, notamment en relation avec la performativité et le pouvoir en politique internationale » (Heck et Schlag 2013 : 892)[4].

Même si le terme « tournant » n’est pas lui-même exempt de problème et qu’il n’y a, pour ainsi dire, jamais de rupture clairement identifiable entre l’avant et l’après d’un tournant, quel qu’il soit (Aradau et Huysmans 2014 : 599), l’idée de tournant permet plus aisément de saisir la pluralité et l’hétérogénéité disciplinaire que ne pouvait le faire la présentation de l’histoire disciplinaire à travers des « grands débats » comme on l’a si souvent fait en ri (Lake 2013). Timothy Luke a déjà avancé que nous devons être conscients de la manière dont les disciplines disciplinent et de la manière dont les pratiques théoriques et professionnelles influencent de façon significative la production et la consommation de la connaissance qui font la discipline des ri que l’on connaît (Luke 2005 : 476). Il en va de même pour les tournants, qui constituent des indicateurs de liens savoir/pouvoir de la politique disciplinaire.

Tout tournant s’inscrit comme un acte politique qui est du coup partie prenante de la politique disciplinaire, comme le disent Claudia Aradau et Jef Huysmans, eux-mêmes défenseurs d’un « tournant méthodologique critique ».

La discipline des ri a rapidement embrassé le langage des « tournants ». Par exemple, le « tournant linguistique » ou « rhétorique » (Neumann 2002), le « tournant constructiviste » (Checkel 1998), le « tournant esthétique » (Bleiker 2001), le « tournant éthique » (Frost 1998), le « tournant ethnographique » (Vrasti 2008) ou le « tournant matériel » (Aradau 2010) ont fonctionné comme des projets politiques et des formes de capital académique (et de capitalisation).

Aradau et Huysmans 2014 : 599

À ce titre, le tournant pratique des ri dans lequel l’article de Pouliot (ainsi que ses autres travaux) s’inscrit ne fait pas exception.

Avant d’en arriver à discuter du tournant pratique, il s’avère cependant important de s’arrêter sur la popularisation de la sociologie politique de l’international pour voir ce qui a non seulement rendu possible la réception favorable des travaux de Pouliot dans le mainstream de la discipline, comme en témoigne notamment la publication originale de son texte en anglais dans la revue International Organization, mais également ce qui a favorisé la popularisation de ce tournant pratique en ri. Il nous faut ainsi revenir sur le tournant linguistique et sur l’histoire partagée et la division politique au sein de la discipline qui a mis aux prises les auteurs poststructuralistes et constructivistes.

B – Pour un retour aux sources du tournant linguistique : le rôle du langage dans la construction sociale du monde

L’éclosion du postpositivisme au cours des années 1980 a favorisé l’instauration d’une mouvance critique en ri à la fin des années 1980, laquelle a notamment permis l’émergence du poststructuralisme (Der Derian et Shapiro 1989) et du constructivisme social (Wendt 1987 ; Onuf 1989 ; Kratochwil 1989), entre autres. On a ainsi assisté à l’introduction plus généralisée de la théorie sociale en ri et vu apparaître notamment davantage de travaux sociologiques pour appréhender les réalités de la politique mondiale et pour critiquer la prédominance du scientisme en ri, notamment les fondations positivistes de la discipline. On prêtera désormais attention au langage employé, aux mots et à la textualité du monde, à la possibilité même de voir le monde sous forme de textes (Shapiro 1989).

Cette tendance nouvelle, héritée des poststructuralistes, correspond au tournant linguistique. À noter qu’avec le tournant linguistique, on retrouve autant les approches poststructuralistes que certaines approches constructivistes. Avec le tournant linguistique vient aussi le discours ; c’est pourquoi on désigne aussi souvent le tournant linguistique comme le « tournant discursif ». Les approches qui se réclament du tournant linguistique sont donc « [d]es approches qui s’intéressent au langage et au discours [et qui] emploient une épistémologie interprétative[.] […] Dans une logique d’interprétation, il est postulé que les mots et les discours ne sont jamais neutres et qu’aucun concept dans notre langage ne peut être “comparé” à la “réalité” » (Grondin 2012 : 118). Un des principaux acquis du tournant linguistique est la reconnaissance du rôle du langage dans la construction identitaire de la discipline desri. Charlotte Epstein soutient par conséquent qu’il faut « retracer l’arrivée du langage dans la discipline » (Epstein 2013 : 503), parce que le langage est intimement lié à la division constructivisme-poststructuralisme.

En fait, Epstein considère qu’on doit retourner au tournant linguistique et que, pour ce faire, on doit mettre l’accent sur les préoccupations communes aux poststructuralistes et aux constructivistes qui émanent de leur histoire partagée avec l’émergence du postpositivisme et du tournant linguistique (Epstein 2013 : 500). Les deux groupes sont d’avis que les ri ont failli à rendre compte de la « construction sociale » du monde et qu’on doit aussi considérer le(s) monde(s) socialement construit(s) par les ri ; et 2) les deux groupes sont animés par une volonté d’être « critiques » du mainstream ou de vouloir « innover » par rapport à celui-ci (pour les constructivistes, moins critiques) (Stefano Guzzini, cité dans Epstein 2013 : 500). C’est donc à partir de cet héritage du tournant linguistique que l’appel au tournant pratique en ri de Pouliot doit être compris.

Il est vrai qu’il existe un rapport souvent problématique chez les constructivistes aujourd’hui, en grande partie en raison du rapport problématique d’Alexander Wendt au langage, alors que les constructivistes des premières heures que sont Nicholas Onuf et Friedrich Kratochwil conféraient au langage une place dans « les fondations du constructivisme » (Epstein 2013 : 503-504)[5]. Epstein insiste sur « l’importance vitale de retourner au langage », car c’est « le médium de la construction sociale, […] “l’institution sociale primaire” (Searle 1995 : 59-60) qui est évidemment centrale pour la théorisation constructiviste et poststructuraliste » (Epstein 2013 : 502). Avec le tournant linguistique, les poststructuralistes considèrent que les langages sont des structures génératives qui créent des systèmes de significations qui sont toujours historiquement contingents et qui sont porteurs de relations de domination (ce qu’on appelle les discours) (Epstein 2013 : 502). Le langage – en raison du choix et du poids des mots – est ainsi partie prenante de la politique disciplinaire : en d’autres mots, le langage est politique, et le discours est ainsi toujours « un lieu d’exercice du pouvoir » dont le sens est « fixé par des luttes politiques » (Epstein 2013 : 502). C’est pourquoi les poststructuralistes en viennent à concevoir la « théorie en tant que pratique » (theory as practice), où l’entreprise de théorisation (et donc la théorie) devient elle-même une pratique des ri (Zalewski 1996). On peut alors aussi mieux comprendre la lutte politique qui va diviser des auteurs poststructuralistes et constructivistes, opposés quant à leur engagement envers le mainstream de la discipline.

Dans les divisions entre poststructuralistes et les chercheurs plus mainstream, David Campbell écrivait ainsi que les objectifs des deux étaient opposés d’emblée dans leur énoncé de mission (mission statement), dans ce qu’ils cherchaient avant tout à accomplir avec leur recherche. Les premiers préfèrent une « critique politique » (une « logique interprétative »), les autres, « la rigueur de la science sociale » (une « logique explicative ») (Campbell 1998 : 226). C’est d’ailleurs en raison de la popularité du constructivisme de Wendt dans les années 1990 que la lutte politique au sein de la discipline s’est illustrée, avec pour résultats une croissance de l’influence du constructivisme dans le mainstream et une dissidence croissante en dehors du mainstream de courants plus critiques animés par des poststructuralistes et d’autres chercheurs critiques. Cette influence constructiviste s’est faite au détriment d’une considération du langage et d’une prise en compte de la performativité des identités par la constitution discursive. Ainsi, en 1998, dans la réédition de son ouvrage phare d’abord paru en 1992, Writing Security : United States Foreign Policy and the Politics of Identity, Campbell ajoutait un long épilogue justement sous-titré « The Disciplinary Politics of Identity Theorizing » dans lequel il revenait sur ses conclusions à la lumière de la « croissance des recherches en Relations internationales portant sur les questions d’identité politique », lesquelles comprenaient de nombreux travaux constructivistes (Campbell 1998 : 209).

L’appel à reconsidérer le tournant linguistique que nous faisons ici, et qui fait écho à celui d’Epstein, se révèle crucial pour notre critique de la démarche de Pouliot de plaider pour un tournant pratique. En effet, Epstein soutenant que le « retour au langage est nécessaire pour approfondir la compréhension de l’aspect construit du monde des ri, plutôt que de simplement continuer à accumuler des preuves empiriques de ce fait » (Epstein 2013 : 502), on peut ainsi mieux comprendre que l’intérêt de Pouliot envers le tournant pratique ait aussi une visée politique, à savoir influencer le mainstream. Il peut alors faire fi d’une certaine grogne du mainstream envers les éléments jugés les plus radicaux associés au tournant linguistique (les auteurs poststructuralistes, pour ne pas les nommer, alors généralement dénoncés comme postmodernes ou postmodernistes[6]) en s’alignant sur une posture moins perturbatrice pour le mainstream. C’est évidemment là une conséquence directe – et le prix à payer dans la politique disciplinaire pour les poststructuralistes – du fait de concevoir la théorie comme pratique et le langage comme politique.

C – La sociologie politique de l’international comme contexte de possibilité mainstreaming

L’un des éléments ayant concouru à rendre non seulement le constructivisme, mais également par la suite le tournant pratique en ri plus acceptable pour le mainstream que ne l’avait été le tournant linguistique, est sans contredit l’émergence de la sociologie politique de l’international au tournant des années 2000. C’est suite à l’épanouissement de la sociologie politique de l’international et de l’expansion des études critiques de sécurité, ainsi qu’avec la popularité croissante du constructivisme social au sein du mainstream en ri, qu’un espace s’est ouvert au tournant pratique en ri. On peut ainsi dire que c’est vraiment la sociologie politique de l’international qui servira de contexte de possibilité faisant entrer dans le mainstream le tournant pratique en ri tel que plaidé par Vincent Pouliot – et par d’autres, il va sans dire, comme Iver Neumann (2002) et Christian Büger et Frank Gadinger (2014).

C’est dans cet esprit, en dehors des préoccupations des chapelles théoriques traditionnelles en ri (les fameux « ismes » liés aux approches théoriques que sont le néoréalisme, le néolibéralisme institutionnel, le constructivisme, etc.), que la sociologie politique de l’international a évolué sans être limitée à une école théorique[7]. Elle a pris forme au contact de plusieurs chercheurs des ri, soucieux de considérations sociologiques pour analyser les dynamiques mondiales de la politique, et sur la conviction que les traditions sociologiques et la théorie sociale avaient un rôle crucial à jouer pour mieux expliquer et comprendre les relations internationales. La sociologie politique de l’international s’est alors collée à une pratique méthodologique voulant donner une place plus grande à l’analyse empirique tout en adoptant une théorie des acteurs sociaux et en célébrant la diversité théorique au sein de la « discipline globale des ri » (Balzacq, Cornut et Ramel 2017 : 74). Plusieurs types d’analyse qui apparaissent aujourd’hui comme étant du mainstream, telles que les analyses discursives (Salter et Mutlu 2012) et les généalogies (Vucetic 2011), étaient auparavant jugées trop radicales ou tout simplement marginalisées (Keohane 1988).

C’est dans cet héritage que le tournant pratique s’est en partie inscrit, nonobstant la forte influence bourdieusienne dans les travaux du tournant pratique (Pouliot 2016, 2017, ce numéro ; Sending, Pouliot et Neumann 2015 ; Adler et Pouliot 2011). En suivant le leitmotiv du texte éditorial de fondation de la revue International Political Sociology, qui souligne l’invocation du « terme surchargé de l’international » (Bigo et Walker 2007 : 4), avec la sociologie politique de l’international, il est avant tout question de « penser sociologiquement la politique et les relations internationales » (Bigo et Walker 2007 : 5). En d’autres mots, une perspective de la sociologie politique de l’international se veut réflexive, « notamment quant aux formes de savoir qui sont harmonisées avec les effets et les responsabilités de ceux qui prétendent savoir, mais aussi à la façon dont le savoir, incluant les données empiriques, est construit dans l’acte d’écriture, ainsi qu’à l’expertise et aux jugements de ceux qui sont étudiés » (Bigo et Walker 2007 : 5).

La sociologie politique de l’international va donc notamment permettre à de nombreux travaux sociologiques empiriques inspirés par la pensée de Pierre Bourdieu, de Michel Foucault et de Gilles Deleuze, entre autres, d’être publiés. Comme l’avance Lisle, « une partie des contributions de la pensée critique en général est de pluraliser, diversifier et disséminer l’expertise au sein de la discipline. Et c’est précisément cette pluralisation qui ouvre de nouveaux espaces pour de nouvelles sortes de méthodes » (Lisle 2014 : 371). On devait aussi se demander ce qui était politique, international et social et prendre acte de l’absence de cette réflexion au sein des approches dominantes associées à une vision hégémonique américaine de la discipline des Relations internationales (Balzacq, Cornut et Ramel 2017 ; D’Aoust 2015 ; Smith 2002). La sociologie politique de l’international deviendra une formidable plateforme de recherche pour ouvrir la réflexion théorique et sociologique en ri, ouvrant la voie à une réflexion sur les pratiques.

II – Le plaidoyer de Vincent Pouliot pour un tournant pratique en ri

Le tournant pratique se fait ainsi dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire qui souhaite pallier les limites perçues du tournant linguistique. Le débat sur la pratique pose la question de la façon dont les chercheurs en ri comprennent le monde et peuvent en rendre compte à travers des pratiques (auxquelles nous ajouterions notamment le langage). Cela demande de s’intéresser aux affaires dites « banales » du quotidien de la politique mondiale, à ces « “petites choses” – des objets “banals” comme des fichiers, des gens banals comme des commis » (Thrift 2000 : 380), aux pratiques quotidiennes de la politique internationale, qui participent à la mise en récit du monde (Neumann 2002 : 638). De nombreux auteurs (dont Pouliot) ont ce faisant investi et animé le tournant pratique en entreprenant de recenser et traduire les pratiques des ri pour rendre compte du monde géopolitique (Pouliot, ce numéro : 177-184).

A – Le tournant pratique en ri et la logique du praticable de Vincent Pouliot

C’est à l’aune du plaidoyer de Vincent Pouliot pour un tournant pratique en ri que nous nous arrêtons maintenant[8]. Pouliot a choisi, comme Alexander Wendt (1999) et Emanuel Adler (1997) auparavant, une « stratégie d’engagement » (Jackson 2001) envers les théoriciens conventionnels en ri afin d’avoir un impact sur le discours dominant anglo-américain du champ hétéroclite de la discipline globale des ri (D’Aoust 2015 ; Smith 2002 ; Hoffmann 1977). Travaillant sur les communautés de sécurité (voir Adler et Barnett 1998), Pouliot oeuvre dans le sillon de la tentative d’une voie théorique moyenne constructiviste qui évoluerait entre les perspectives plus conventionnelles rationalistes et les perspectives plus critiques. L’article de Pouliot est publié à un moment où le constructivisme social est déjà en situation d’influence et de popularité croissantes en ri en tant qu’approche de prédilection, notamment en raison de la pléthore de travaux sur le phénomène d’intégration centré sur les études sur l’Union européenne et sur les communautés de sécurité, dont l’Otan, marquée par un élargissement et une transformation fonctionnelle majeure dans l’après-guerre froide.

L’apport premier de l’article de Pouliot sur la logique du praticable[9] est de mieux prendre en compte la pratique diplomatique et de la complexifier à travers l’étude des relations sociales des agents diplomatiques oeuvrant dans les contraintes structurelles du système international. Son approche insiste sur la mise en relation d’éléments ontologiques (les agents étatiques) pour parler d’habitus nationaux qui se rencontrent dans l’international via un « champ de la sécurité internationale ». En insistant sur ce qu’il conçoit comme la « valeur analytique de la logique du praticable dans la politique mondiale » (Pouliot, ce numéro : 177), il développe une théorie de la pratique des communautés de sécurité mise en application par la pratique de la paix internationale. Intéressé à expliquer la conduite diplomatique et la pratique de la paix par le biais des actions des acteurs diplomatiques, Pouliot développe une démarche sociologique constructiviste qui propose une théorie de la pratique qui part du point de vue des acteurs en mobilisant les relations Otan-Russie à titre illustratif. L’apport de Pouliot se fera ainsi connaître par l’animation du tournant pratique en ri et par ses travaux dans les études diplomatiques (Pouliot et Cornut 2015). Son analyse des concepts bourdieusiens de l’habitus, du champ et du sens pratique s’avère certainement intéressante, notamment dans son application à l’étude de la diplomatie, où il parvient à cerner un « habitus diplomatique » (Pouliot, ce numéro : 172).

Pouliot a raison de souligner que le tournant pratique en ri avait déjà été entamé, notamment par les poststructuralistes[10] d’inspiration foucaldienne qui conçoivent le discours comme une pratique – comme Richard Ashley (1989) (Pouliot, ce numéro : 163). Pouliot mentionne le danger de l’« analyse de fauteuil » (ibid. : 156), soulevé par Iver Neumann en 2002, effectuée sans engagement direct sur « le terrain ». Il affirme que les travaux foucaldiens évitent cet écueil. Il craint cependant – et c’est là où une discussion aurait lieu d’être à nos yeux – un obstacle difficilement surmontable pour ces analyses, à savoir que « [l]e défi d’analyser le discours en tant que forme d’action reste cependant considérable » (ibid. : 163). Pour ce type de travaux, on éprouverait selon lui des problèmes à prendre « toute la mesure de la matérialité des pratiques » (ibid.).

Cela dit, nous lui concédons que le risque de glissement est bien présent et que certaines analyses poststructuralistes ont pu pécher en ne prenant pas en compte « les savoir-faire tacites qui rendent le discours sur la sécurisation possible », et que, ce faisant, « [u]n virage pratique peut […] contribuer à surmonter les écueils associés au penchant pour la connaissance réflexive en théorie des ri, qu’il soit rationaliste, constructiviste ou postmoderniste [poststructuraliste][11] » (Pouliot, ce numéro : 164). Cela étant, nous sommes également d’avis que l’on ne doit pas en rester à ce seul tournant pratique ; il faut l’entrevoir comme démarche interdisciplinaire. Le tournant pratique va d’ailleurs de pair avec d’autres tournants. Il faut en effet voir ce qui rend possible l’exécution et la réception du tournant pratique en ri à la lumière d’autres tournants tout aussi importants, notamment le tournant linguistique dont nous avons parlé dans la section précédente. Il est d’autant plus important de s’y arrêter que Pouliot amorce la conclusion de son article en arguant que « [l]a logique du praticable permet de faire le pont entre les rapports pratique et théorique au monde » (ibid. : 184).

B – L’application aux pratiques diplomatiques liées à la paix internationale par le sobjectivisme : expliquer ou interpréter le récit des acteurs

En préconisant d’approcher la politique mondiale par ses pratiques, par ce que font ses acteurs et, partant, par le récit documentant lesdites pratiques, le tournant pratique tel que véhiculé par les travaux de Pouliot pourrait, en quelque sorte, correspondre à un « trait d’union » entre les diverses communautés de chercheurs en ri (Büger 2017 : 12). S’il faut échapper, comme le précise Pouliot (p. 156), au problème d’« analyse de fauteuil », il demeure que la « pratique ne peut être pensée “en dehors du” discours » (Neumann 2002 : 628)[12]. Le discours peut lui-même être compris comme une pratique, « une force d’inscription dans un monde, aussi subtile que soit théorisée cette inscription et sa relation au dit monde » (Thrift 2000 : 385). Cela nous amène alors à discuter de la question de la traduction du monde, un monde que les acteurs eux-mêmes produisent, tout comme ceux et celles (les analystes) qui rapportent leurs propos sur leurs actions et documentent leurs pratiques. C’est ici qu’il faut mentionner que le tournant pratique va tirer profit d’un autre tournant, le tournant narratif.

Le tournant narratif vise à rendre manifeste l’activité (c’est-à-dire la pratique) de raconter des histoires, de réciter le parcours d’actions humaines, où l’analyste doit – inexorablement de façon subjective – connecter des situations de vie, des épisodes ou des séquences mettant en scène des acteurs en essayant non « seulement d’expliquer l’action en question, mais d’augmenter et d’étendre l’entendement, la compréhension et l’expérience » (Roberts 2006 : 703-704). En effet, le tournant pratique invite à comprendre le monde à partir du récit des expériences des acteurs (Edkins 2013 : 285 ; Suganami 2008 : 339), et l’accent sur la pratique que préconise Pouliot insiste sur l’importance de s’intéresser au discours narratif des acteurs (Pouliot, ce numéro, p. 183).

C’est lorsqu’on transpose l’importance du récit et du tournant narratif, qui prend de l’ampleur en ri avec les préoccupations de Pouliot dans ses pratiques de chercheur, alors qu’il rapporte les pratiques des diplomates avec lesquels il s’entretient, qu’on réalise mieux comment le tournant pratique va de pair avec le tournant narratif. La narration implique à la fois de raconter et d’expliquer. En effet, si Pouliot doit s’arrêter au récit des acteurs tout comme à leur savoir-faire, implicite et explicite, il se rapproche du pouvoir explicatif de la narration, qu’il décrit ainsi : « le savoir-faire est partout, mais il est généralement dissimulé dans les pratiques. Par conséquent, il doit être interprété à la lumière des contextes sociaux et des dispositions des agents » (Pouliot, ce numéro : 185). Le travail de l’analyste dans le tournant pratique lui impose donc un schème interprétatif pour être en mesure de « créer » du sens en prenant le contexte social de l’acteur, sa positionnalité et ses attributs intrinsèques.

Raconter requiert cependant beaucoup plus qu’une simple description des faits. Raconter, c’est révéler « ce qui est arrivé […], c’est restituer le chaos d’événements qui constituent le tissu d’une existence, la trame d’un vécu » (Furet 1982 : 73). C’est dans le compte-rendu de l’analyste que les événements se voient conférer une intelligibilité, étant insérés dans un récit qui est alors reconstitué et qui sert du coup d’explication. L’événement retenu est mis en relation avec d’autres événements de manière à ce qu’il soit mis en valeur. L’analyste intègre l’événement à un « réseau d’autres événements, par rapport auxquels il va prendre un sens » (Furet 1982 : 74), et le rôle subjectif de l’analyste est alors manifeste. La force explicative du récit et le pouvoir de la narration sont inséparables de l’approche interprétative de l’analyste qui les déploie, « et dans les meilleures histoires, ils modifient et enrichissent une telle perspective » (Megill 1989 : 653). C’est ici que le tournant pratique prend tout son sens. « Une des propriétés de ce monde – comme dans d’autres domaines des affaires humaines –, ce sont les efforts des agents humains de théoriser et conceptualiser les dynamiques des relations internationales ; raconter l’histoire de l’activité du métarécit et de son impact sur l’action fait également partie du récit » (Roberts 2006 : 707).

Pour Pouliot, la logique du praticable aspire à faire ce pont du praticable entre la pratique et le théorique en :

utilis[ant] une méthodologie « sobjectiviste » qui vise à combiner des interprétations « proches de l’expérience » (experience-near) à d’autres « éloignées de l’expérience » (experience-distant) (Pouliot 2007 ; voir Geertz 1987). Grâce à l’induction, l’interprétation et l’historicisation, le chercheur est alors en mesure de restaurer le savoir-faire issu des pratiques avant de les placer dans un contexte plus large de significations, de relations sociales et d’historicité. Le sobjectivisme fait dialoguer les perspectives de l’initié et de l’étranger afin que les deux récits s’éclairent mutuellement. Avant toute théorisation et objectivation, il est donc nécessaire d’aller sur le terrain pour recouvrer la logique du praticable.

Pouliot, ce numéro : 185

Il n’y a à cette fin aucun doute que les efforts de Pouliot pour le tournant pratique doivent aussi être eux-mêmes évalués comme pratiques des ri. Nous examinerons maintenant sa démarche interprétative et la posture épistémologique particulière qui sous-tend sa méthodologie sobjectiviste pour appréhender les savoir-faire pratiques en ri et dans la politique mondiale.

III – Repenser les contours du tournant pratique en ri par la critique du sobjectivisme de Pouliot

Dans cette section, nous discutons le texte traduit dans ce forum avec d’autres textes de Pouliot qui lui donnent une résonance, en insistant sur deux éléments connectés qui affaiblissent à nos yeux l’apport de sa démarche interprétative : l’un concerne le sobjectivisme, à savoir la méthodologie et l’épistémologie de sa logique du praticable, et l’autre, la portée politique de l’analyse. Après avoir exploré certaines des conditions de possibilité du « virage pratique » auquel Pouliot a activement participé en ri, nous voulons en fin de compte porter la discussion sur un aspect positif et méthodologique que le texte de Pouliot (ainsi que ses travaux) a engendré et qui concerne la place de plus en plus grande prise par « la recherche sur le terrain » et notamment l’ethnographie comme méthode de recherche en ri. Si le texte de Pouliot et sa logique du praticable servent de tremplin pour cette discussion, ils ouvrent également la porte à une critique des contours dessinés par le tournant pratique en ri. Cette critique appelle à une certaine prudence par rapport à l’ambition et à la portée analytique de la démarche méthodologique de Pouliot « d’aller sur le terrain pour recouvrer la logique du praticable » (Pouliot, ce numéro : 185).

Une première réserve concerne le tournant pratique et le fait qu’il constitue un tournant méthodologique, voire un flirt avec l’ethnographie. Pour quelqu’un ayant un fort penchant poststructuraliste, notre critique est peu surprenante et rejoint en partie celle de Wanda Vrasti (2008, 2010). Pour autant que la démarche et les choix de Pouliot soient compréhensibles et cohérents avec sa démarche constructiviste conventionnelle, c’est aussi cette limitation épistémologique qui réduit le potentiel réflexif et d’attraction de la méthode sobjective pour les chercheurs plus critiques. En cherchant à dépasser le tournant linguistique dans son appréhension du langage en ri, en voulant à la fois s’intéresser « au terrain » tout en se méfiant des dimensions subjectives de la démarche interprétative qu’induit nécessairement l’ethnographie, il y a, selon nous, une opportunité perdue. En d’autres mots, la méthodologie « sobjectiviste », alliant la démarche de l’expérience près du terrain à une analyse distante préférant l’orthodoxie méthodologique des sciences sociales, fait fausse route en procédant ainsi. Ce qui nous amène à une seconde remarque : ce geste constitue un acte politique en faveur d’une vision scientiste de la discipline qui met en cause le potentiel réflexif de sa démarche interprétative.

A – Le tournant pratique comme flirt ethnographique

Vrasti a critiqué la prétention des constructivistes de considérer l’ethnographie (vue ici par le truchement du tournant pratique) comme la panacée méthodologique permettant de résoudre le sempiternel débat agentivité-structure (Wight 1999 ; Wendt 1987). Les travaux de Pouliot ont d’ailleurs été critiqués en ce sens par Vrasti, qui a employé le terme « ethnographilie » pour exprimer « la sympathie des constructivistes envers les travaux ethnographiques des Pierre Bourdieu, Michel de Certeau et James Scott » (Vrasti 2008 : 290). En utilisant un terme aussi fort qu’« ethnographilie » pour désigner l’attitude des constructivistes, elle soutient à juste titre que la compréhension de l’ethnographie véhiculée par les constructivistes, dont Pouliot, si intéressante qu’elle soit pour l’étude des ri, demeure limitée : elle démontre une certaine sympathie, sans pour autant embrasser la démarche. En effet, une telle vision réduit l’ethnographie à l’observation participante et oublie que toute ethnographie implique une part d’interprétation et que la « réalité sociale qu’on cherche à capter s’en trouve distordue » (Vrasti 2008 : 291). Pour un poststructuraliste, pour un foucaldien de surcroît[13], on ne peut échapper à l’interprétation. Comme chercheur en sciences sociales, nous sommes condamnés à « observer les observateurs et interpréter les interprètes » (Knutsen 1997 : 280).

Si nous faisons allusion à un flirt ethnographique avec la posture épistémologique et méthodologique de la logique du praticable de Pouliot, c’est que, malgré son attrait indéniable, elle laisse de nombreux chercheurs critiques en ri sur leur faim. D’une part, il faut célébrer la part d’ingéniosité de Pouliot lorsqu’il défend une posture de compromis dite « sobjective », c’est-à-dire « subjective-avec-un-O », où la description dense à la Clifford Geertz est associée à une posture scientifique plus rigoureuse que ne le permettrait le « raisonnement constructiviste » (Vrasti 2008 : 291). Cela pose cependant problème de vouloir compromettre la posture ethnographique avec une rigueur méthodologique héritée de l’orthodoxie des sciences sociales en ri montrant une réticence envers la subjectivité du chercheur, une réflexivité et le langage (Vrasti 2008 : 292). Cela résume bien le dilemme de Pouliot – que nous allons qualifier de choix politique – et sa décision d’un compromis envers les approches dites rationalistes, minant du coup le potentiel réflexif de sa démarche et tronquant sa posture interprétative.

Effectivement, bien qu’il ne manque pas de souligner que ce qu’il appelle « “le programme fort” du constructivisme en ri […] se situe plus près du postmodernisme [poststructuralisme] » (Pouliot, ce numéro : 163), en décidant de se rapprocher d’une posture plus orthodoxe respectant les standards scientifiques de la rigueur méthodologique, et en disant vouloir « extirper les savoir-faire tacites de l’“abîme nocturne” du penchant réflexif pour le mettre au centre des recherches en sciences sociales » (ibid. : 168), Pouliot atténue l’apport de sa posture réflexive. En effet, « le “sobjectivisme-avec-un-O” devient une posture interprétative légère qui est constamment gardée active par une peur endémique de ne pas corrompre ou compromettre le projet scientifique » (Vrasti 2008 : 292).

Dans son article, Pouliot montre bien que la logique du praticable mise sur le sens pratique pour déterminer quelle action semble la plus appropriée à un contexte social (en s’appuyant sur l’habitus), selon le champ dans lequel l’acteur évolue (ibid. : 174). Reste néanmoins que son approche interprétative axée sur la logique du praticable ne semble guère laisser place aux données singulières des entretiens avec les praticiens en dehors de la théorisation[14]. Son attitude de méfiance envers l’ethnographie fait en sorte de noyer l’apport de l’analyse ethnographique. Il en vient ce faisant à expliquer la paix internationale en s’en remettant aux constructivistes, pour qui la diplomatie est une pratique qui « repose sur l’idée d’intériorisation de normes sociales » (ibid. : 182). Et d’écrire avec justesse Pomarède : « dès lors que l’auteur remonte historiquement pour expliquer cet état de fait, l’analyse relève du constructivisme conventionnel par lequel la vertu que l’auteur prête aux entretiens pour lire la pratique n’est pas nécessaire aux besoins de la démonstration » (Pomarède 2016 : 162). Cela permet ainsi à Pouliot d’affirmer que :

[d]ans tous les cas, les pratiques des acteurs dominants ont tendance à façonner les dispositions de ceux qui y sont socialement exposés. Autrement dit, l’ordre des choses – ce qui va de soi, c’est-à-dire le praticable – est établi par les pratiques répétées d’agents dotés de capital symbolique, qui en faisant les choses d’une certaine manière, affirment par là même que « c’est ainsi que se font les choses » (Swidler 2001 : 87). [...] Dans un tel contexte, la diplomatie forme l’arrière-plan de l’interaction entre les acteurs de la sécurité[.] [...]. Le savoir-faire diplomatique façonne toutes les autres pratiques, aussi réflexives soient-elles.

ibid. : 184

Pouliot en arrive ainsi à conclure que le « “bon sens pacifique” est établi par le biais des relations de pouvoir symbolique » et que c’est la pratique, c’est-à-dire « le côté praticable […] de la diplomatie [qui] rend possible la paix internationale » (ibid. : 184). Ce qui apparaît gagné en apparence heuristique par cet engagement envers le constructivisme conventionnel se révèle ainsi à nos yeux une faiblesse méthodologique et impose une limite qui n’a pas sa raison d’être. Et il n’y a aucune raison en fait que Pouliot et les constructivistes participant au tournant pratique en restent là.

B – De la nécessité d’échapper au tournant linguistique ?

Nous insistons ici sur la portée politique de la posture scientiste associée à l’approche de la méthode sobjective de Pouliot qui sous-tend la logique du praticable. Du coup, c’est aussi pour critiquer ce que le tournant pratique est censé accomplir, que n’aurait apparemment pas permis le tournant linguistique. Il faut mentionner, d’une part, la peur des « excès » du tournant linguistique que le sobjectivisme de Pouliot semble assumer lorsqu’il dénonce « la distorsion induite par le penchant pour la connaissance réflexive » de ce qu’il appelle le postmoderniste [poststructuralisme] (Pouliot, ce numéro : 163). Reprenant alors la critique de l’« analyse de fauteuil » de Neumann, sa critique infondée et non corroborée allègue que, « détachés de l’immédiateté sociale des pratiques, voire même indifférents aux exigences du monde réel, de nombreux auteurs postmoderniste [poststructuralistes] intellectualisent le discours au point de fausser sa logique pratique et son sens » ( ibid. : 163). Son propos exprime alors parfaitement la négation de la matérialité du discours et de la prise en compte du discours compris comme une pratique que soutiennent certains poststructuralistes. Cela nous ramène surtout, même de façon fantomatique, à la crainte d’un relativisme absolu ou d’un écueil qui n’a pas lieu d’être quant à l’impasse – illusoire – que serait le poststructuralisme/tournant linguistique.

À ce propos, Oliver Kessler est on ne peut plus catégorique sur la prétention des constructivistes prenant part au tournant pratique, comme Pouliot, de tirer un trait sur le tournant linguistique.

Les « théoriciens de la pratique » se trompent sur le tournant linguistique ; […] les théoriciens de la pratique sont convaincus qu’ils ont « dépassé » le tournant linguistique en passant du « texte » à la « pratique », de la « théorisation de fauteuil » à « être sur le terrain ». Pourtant, le tournant linguistique n’a jamais été la découverte du « texte » ou de la « langue ». Les théories de la pratique sont notoirement incapables de capturer « l’inter » (subjectivité), puisque cela traite le corps du sujet (comme porteur des pratiques) comme étant conceptuellement supérieur. […] De suggérer que nous nous approchons de la réalité en nous intéressant au quotidien, aux éléments banals, où la « pratique » devient un raccourci pour des méthodes ethnographiques – est simplement une trahison de soi-même.

Kessler 2017 : 10-11

Quelle est donc l’importance pour le tournant pratique de tourner la page sur le tournant linguistique ? Cette intervention de Pouliot pour le tournant pratique doit ainsi être lue relativement à la politique disciplinaire qu’elle orchestre. Et Campbell d’ajouter, quant à la politique disciplinaire opposant les chercheurs engagés envers le mainstream par rapport à ceux qui veulent avant tout le critiquer, « en fin de compte, les ambitions disciplinaires de chaque groupe ont une différence marquée : les poststructuralistes sont investis dans un ethos de la critique politique et ne s’inquiètent pas de savoir où les mène leur recherche, tandis que les autres, qui opèrent en suivant les procédures scientifiques, sont constamment inquiétés par rapport à leur positionnalité et afin de maximiser l’auditoire et l’impact disciplinaire » (Campbell 1998 : 226). Sans rien vouloir enlever au mérite du texte de Pouliot et à ses autres travaux, par sa posture sobjectiviste, il ne fait pas de doute pour nous que son appel au tournant pratique, tout comme son choix d’engager le mainstream de la discipline, l’éloignent d’une approche interprétative et relèvent d’un geste politique dans la discipline.

Mettre en évidence la politique disciplinaire et reconnaître que les théories ont une fonction disciplinaire et éminemment politique dans l’organisation du champ disciplinaire ne va pas de soi. Comme nous l’avons avancé dans un texte précédent, il est nécessaire « de se questionner sur ce que les ri peuvent encore faire politiquement comme pratique de savoir/pouvoir centrale à la compréhension du monde et de la gouvernance mondiale » (D’Aoust et Grondin 2015 : 419). Claudia Aradau et Jef Huysmans conçoivent la méthode comme un ensemble de mécanismes (devices) permettant notamment d’explorer d’une autre manière les sphères sociopolitiques : « compris comme des dispositifs, les méthodes donnent force à des mondes sociaux et politiques. Cette double reconceptualisation leur permet également d’en tirer une compréhension des méthodes critiques » (Aradau et Huysmans 2014 : 598). Les effets substantifs des méthodes permettent également de produire et de véhiculer des visions particulières du politique. Ce qui est négligé par Pouliot et les constructivistes, qui minimisent leur propre subjectivité, c’est que leur propre travail constitue des pratiques de la discipline, avec lesquelles les analystes doivent composer/négocier « sur le terrain » (Coleman et Hughes 2015), même en adoptant une « vue distante » comme le préconise Foucault (Coleman 2015 : 277).

Cela veut dire qu’il faut s’arrêter aux acteurs sociaux, aux analystes qui produisent le monde social qu’ils étudient – et donc à leurs pratiques et aux discours dans lesquels ils s’insèrent qui sont aussi des pratiques. Car ce sont les analystes qui doivent « lire entre les lignes » comme l’écrit Pouliot (ce numéro : 186) et reconstituer ces pratiques, qu’ils auront observées ou interprétées suite aux entretiens avec les acteurs. Bien sûr, Pouliot est lui-même conscient de l’ampleur du défi, comme il l’écrit en évoquant « ce que Stephen Turner nomme […] le “problème de [Marcel] Mauss” », où l’interprète doit à la fois être initié et profane, et parvenir à déceler une pratique singulière parmi d’autres tout en pouvant lui donner un sens en fonction du contexte à partir des « entrevues qualitatives [qui] peuvent aider le chercheur à dégager les perspectives pratiques et les significations subjectives » (ibid. : 186). Ainsi, en affirmant que « les dispositions tenues pour acquises doivent être lues entre les lignes et distillées à partir de l’analyse des pratiques » (ibid.), il demeure l’impression que l’analyste serait en mesure de recouvrir « le » sens qu’aurait une ou des pratiques, alors que rien n’indique qu’il n’y aurait qu’« un » sens à ces pratiques ou même « un » seul contexte pour leur fournir une explication. Ces limites ne sont, au demeurant, pas que méthodologiques, mais bien subjectives et épistémologiques. C’est aussi pourquoi nous croyons primordial de ne pas minimiser le rôle d’interprète de l’analyste et la part de « créativité » et de subjectivité qu’il insuffle aux pratiques dont il veut rendre compte, surtout sachant les difficultés d’accès que constituent souvent certains milieux pour l’observation participante (comme les organisations militaires). En ce sens, nous sommes d’avis que Pouliot peut en partie souscrire à un engagement réflexif et normatif sans avoir à chercher à maintenir une ligne scientiste ou à couper les ponts avec le tournant linguistique pour miser sur la pratique. Pour ce faire, il doit toutefois laisser place à une méthodologie plus critique qui fasse preuve de davantage de réflexivité, accepter pleinement son cadre interprétatif et donner une plus grande ouverture aux méthodes ethnographiques pour étudier les pratiques en ri (Büger 2017 : 13).

IV – Conclusion

L’objectif principal de ce texte visait à exposer le positionnement politique en faveur du mainstream de la discipline des ri que le texte de Vincent Pouliot plaidant pour un tournant pratique en ri mettait en scène. Loin de nous l’idée de vouloir statuer sur le bien-fondé des analyses bourdieusiennes que fait Pouliot des pratiques diplomatiques de la paix. Notre critique du texte de Pouliot fait du sens pour son effet de pouvoir dans la politique disciplinaire. En effet, pourquoi était-il si important de se distancier du tournant linguistique ?

Les analyses poststructuralistes ont rendu possible le tournant linguistique sans lequel la sociologie politique de l’international et même le tournant pratique ne pourraient avoir droit de cité. Nous soutenons en outre que le rôle du langage doit être mieux compris en ri, comme l’a souligné Charlotte Epstein à propos de son importance pour la division constructivisme-poststructuralisme (Epstein 2013 : 503). Nous avons ainsi insisté sur le choix stratégique dans la politique disciplinaire qui pousse Pouliot à plaider pour un tournant pratique qui dépasse le tournant linguistique. Or, comme nous l’avons mis en relief, il serait plus fécond de reconnaître que le débat sur le tournant pratique, s’il reprend le tournant ethnographique, demeure un prolongement du débat linguistique/discursif (Barad 2003). Il est impossible d’apprécier et de saisir la portée intellectuelle et politique du tournant pratique au sein des ri sans comprendre le tournant linguistique. Pouliot a raison de dire que « le virage pratique ne s’annonce pas comme une mince tâche pour la discipline des ri » (Pouliot, ce numéro : 186) parce que, citant alors Bourdieu, « dès qu’il réfléchit sur sa pratique, se plaçant ainsi dans une posture quasi théorique, l’agent perd toute chance d’exprimer la vérité de sa pratique et surtout la vérité du rapport pratique à la pratique » (Bourdieu cité dans Pouliot, ibid.). Il n’en demeure pas moins que Pouliot – et les auteurs constructivistes du tournant pratique – possède les clés pour être plus réflexif quant au rôle de l’analyste dans l’écriture des récits des acteurs et l’écriture d’histoires, ainsi que pour donner une plus grande place aux formes de connaissance narratives et expérientielles que les pratiques ethnographiques rendent possibles.

Il ne tient qu’à lui et à d’autres d’explorer ce potentiel plus à fond. Dans son ouvrage Peaceland, Séverine Autesserre ouvre d’ailleurs la voie en ce sens en s’intéressant aux pratiques quotidiennes « de ceux qui performent les interventions » du peacebuilding, montrant que « [l]es pratiques quotidiennes forgent l’allure générale des interventions à partir de la base » (Autesserre 2014 : 9). Et Philippe Bourbeau d’ajouter : « la défense de l’ethnographie d’Autesserre est particulièrement stimulante. Elle défend l’idée que les chercheurs intéressés à l’étude de la pratique ne peuvent seulement s’appuyer sur les outils méthodologiques traditionnels comme les entrevues ou l’analyse de contenu, mais “doivent expérimenter ces éléments [du quotidien] et les apprendre par la pratique” – même si elle reconnaît que cela peut être très difficile pour certains projets de recherche (2014 : 275) » (Bourbeau 2017 : 12).

À l’instar d’Autesserre, Pouliot entame cette nouvelle étape dans son nouvel ouvrage (Pouliot 2016) traduit et adapté en français (2017), L’ordre international hiérarchique. Il y a certainement là un effort de s’en remettre davantage aux pratiques (à partir de la base empirique) pour ensuite retourner à la théorisation. La volonté de Pouliot de vouloir retourner à l’abstraction en éloignant le regard (2017 : 185) de la « réalité du terrain » en voulant retourner « du particulier au général » par l’objectification et l’historicisation (ibid. ) et d’aspirer à la constitution d’idéaux-types et à la modélisation (2017 : 186) peut certainement être attirante pour certains chercheurs. En fait, Pouliot entretient l’ambition de lier sa « sensibilité inductive et interprétative » à une posture de généralisation « analytique visant le développement de concepts et de typologies qui facilitent la comparaison et la mise en relation de cas multiples » (2017 : 184). Cette posture représente néanmoins pour nous la limite que ne peut franchir Pouliot par son adhésion à la perspective sobjectiviste, les considérations ethnographiques ne pouvant trouver pleinement grâce dans ce contexte en raison de l’incapacité herméneutique de l’analyste de se séparer de sa subjectivité (distinguer le sujet de l’objet) et d’échapper à l’interprétation. Pour nous, si la logique du praticable aspire à connecter « les rapports pratique et théorique au monde » (Pouliot, ce numéro : 184), elle privilégie (trop) le théorique plutôt que le pratique, le général plutôt que le particulier, et réaffirme malheureusement la primauté du scientisme en ri (avec les avantages et désavantages que cela comporte) au détriment de l’éclectisme analytique et de la diversité épistémologique et théorique que son cadre interprétatif aurait pu mieux accommoder.