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Anabel Inge aborde le sujet des femmes converties au salafisme au Royaume-Uni à travers un travail ethnographique exhaustif dans sa ville, Londres. Avec cet ouvrage, l’auteur se propose d’humaniser la tendance la plus radicale de l’islam au moyen de ses protagonistes, des jeunes ordinaires. La chercheuse veut aller au-delà de la représentation caricaturale des néophytes, que l’on décrit souvent comme victimes d’un « lavage de cerveau ». Elle désire rendre leur agentivité aux actrices principales du salafisme anglais grâce à la narration de leur désobéissance et de leur choix.

Le salafisme au Royaume-Uni, son élaboration et ses figures cruciales ouvrent le livre et nous donnent les clés pour suivre l’auteur tout au long de sa recherche. La ville de Londres n’a pas beaucoup changé depuis qu’elle a été rebaptisée « Londonistan » dans les années 1990 en raison d’une présence massive d’extrémistes islamiques. Brixton, le quartier le plus actif dans la diffusion des tendances radicales, et sa mosquée, sont devenus le quartier général du salafisme le plus intransigeant du Royaume-Uni. Ici même commence l’histoire des vingt-trois femmes interviewées par Anabel Inge. L’échantillon se compose de dix-huit jeunes issues de milieux musulmans et de cinq chrétiennes. Inge explique que ses participantes ont toutes consciemment changé d’orientation religieuse en se ralliant au salafisme dans un acte de désobéissance qui a souvent provoqué la désapprobation de leur famille.

L’ouvrage est issu d’une double approche méthodologique. L’approche fonctionnelle, qui décrit la nouvelle identité religieuse comme une sorte de nouvelle identité par procuration ; et l’analyse du discours, utile pour décrypter les messages idéologiques. L’auteur explique la primauté des deux méthodes, puisque ni les facteurs biographiques ni la simple idéologie ne suffisent pour qu’une femme devienne salafiste. Les chemins vers la conversion sont multiples. D’abord, chez les musulmanes, le fait de s’approcher du salafisme naît de la perception que la famille d’origine n’était pas « assez » pieuse. Autrement dit, à un moment de leur vie, les néophytes ont perçu le besoin d’instructions religieuses plus claires. Les cinq femmes chrétiennes, par contre, sont devenues salafistes non pas pour des raisons familiales, mais en raison de deux aspects problématiques du christianisme : le concept de la Sainte Trinité qui, selon elles, unit de manière peu compréhensible l’idée d’humain et de divin, et la sotériologie. En effet, l’idée chrétienne de la vie au-delà de la mort reste floue, à cause du pardon. Au contraire, l’islam impose de nombreuses conditions à la réalisation de la vie après la mort qui font en sorte que les fidèles se sentent contraints de les suivre scrupuleusement.

En général, une crise personnelle mène à la conversion. Mais, selon les interviewées, le vrai dilemme se manifeste dans la décision même de s’affilier ou pas au salafisme. En effet, bien que la plupart des connaissances de ces jeunes aient gravité autour de la mosquée de Brixton, les participantes révèlent à Inge qu’elles se sont rapprochées de plusieurs groupes islamistes avant d’adopter le salafisme. L’auteur appelle cette panoplie d’options le « marché de l’islam ». L’option salafiste n’est donc pas le premier choix des fidèles, puisque son image « problématique » en tant qu’idéologie radicale a d’abord éloigné les jeunes. Mais le désir de vérité et de radicalité, ainsi que des cours de religion fournis gratuitement par les salafistes, ont déclenché le choix de ces femmes, malgré l’opposition de leurs familles dans bien des cas.

En dépit de cette adversité, Inge explique qu’un sentiment de paix a comblé les esprits des néophytes après l’adhésion à leur nouvelle communauté. Par contraste, les interviewées décrivent la période qui a précédé leur conversion au salafisme comme une zone grise. Elles semblent donc satisfaites de leur choix. Pourtant, l’entrée dans la nouvelle communauté a un coût. L’appartenance et l’attachement à la mouvance salafiste deviennent progressivement tellement contraignants que plusieurs des interviewées renoncent à leurs projets personnels, à poursuivre leurs études, par exemple, de crainte d’être confrontées à la promiscuité sexuelle. Les besoins individuels disparaissent ainsi au profit d’un projet sociétal majeur. Par exemple, la construction de liens de sororité ainsi que les mariages entre salafistes demeurent essentiels pour maintenir et renforcer le corporatisme. Inge considère ce phénomène comme problématique. Si la dynamique de néantisation de l’individualité renforce le caractère groupal, il est aussi vrai que cette même dynamique engendre de l’insatisfaction parmi les femmes sur le long terme. Le résultat de ce communautarisme forcé pourrait aboutir à un repli des fidèles sur elles-mêmes, donc compromettre la diffusion de la doctrine. Inge appelle ce phénomène le « salafisme appliqué », à savoir une continuelle négociation des droits des fidèles, comme le contrôle des moeurs exercé par les femmes entre elles.

Le style de l’ouvrage est captivant et nous permet d’en apprécier la valeur, à la fois formelle et scientifique. Anabel Inge montre la complexité des expériences des femmes converties, qui se révèlent authentiques et non soumises. Une critique à soulever est le manque d’investigation approfondie sur les voix des dissidentes au sujet des coutumes salafistes. Inge n’envisage pas que, dans un futur proche, ses interviewées puissent abandonner leur identité salafiste. Dans cette éventualité, il serait donc intéressant d’interviewer les mêmes femmes et d’analyser les raisons du décrochage. Fait crucial, cet ouvrage nous suggère que le salafisme renfermerait en même temps le poison et son antidote. Il ne fait aucun doute que ce travail enrichit la recherche, tout en proposant une perspective d’étude originale dans un champ où les hommes ont toujours été les personnages principaux.