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Comment appréhender le rôle des firmes transnationales dans la crise écologique ? Sont-elles les principales responsables des catastrophes environnementales en cours et annoncées ? Non sans parti pris, c’est à ces questions que Peter Dauvergne tente de répondre dans cet ouvrage au titre évocateur : Will Big Business Destroy our Planet? En s’attachant à déconstruire les discours, pratiques et stratégies de développement durable des firmes, l’auteur souligne leur pouvoir à la fois culturel, financier et politique, ainsi que leur culpabilité dans la crise écologique. De par sa clarté et son positionnement idéologique clair, cet ouvrage intéressera aussi bien les spécialistes qu’un public plus large. Il explore des questions relatives à la gouvernance transnationale de l’environnement, qui opposent généralement une approche dite de « l’environnementalisme libéral » à sa critique qui relève notamment les risques d’une « économisation » de la nature. En effet, le discours majoritaire associe croissance et nouvelles technologies à une protection renforcée de l’environnement. Néanmoins, des voix discordantes se montrent sceptiques quant à cette croyance en la capacité du marché et des innovations de résoudre la crise écologique. Peter Dauvergne s’y associe en soulignant les dérives liées à une privatisation croissante de la gouvernance de l’environnement.

En développant un « business model » flexible et dynamique, ces « Big Business » que sont McDonald’s, Royal Dutch Shell, Starbucks, Monsanto ou Glencore étendent leur influence et leur contrôle dans les processus globaux d’extraction, de production et de consommation. Bien qu’une telle concentration de pouvoir aux mains d’acteurs privés ait déjà existé au xviie siècle, notamment avec la Compagnie britannique des Indes orientales, c’est la rapide croissance de ces firmes multinationales au cours du 20e siècle, aussi bien en nombre qu’en taille, qui donne à ce phénomène une tout autre signification aujourd’hui. Le troisième chapitre s’attarde sur la dimension stratégique et instrumentale de la « responsabilité sociale et environnementale des entreprises », qui serait avant tout un outil au service de la réputation de la firme, permettant l’accroissement des ventes, des profits et in fine du pouvoir. Au travers de telles initiatives, la protection de la planète se voit déléguée à des acteurs privés qui sont en mesure de définir les problèmes en lieu et place des États et des sociétés, et de sélectionner les instruments à même de les résoudre. Peter Dauvergne se montre ainsi critique face à des pratiques qu’il qualifie « d’éco-business », orientées vers la communication et les relations publiques.

Le quatrième chapitre pointe du doigt la complicité des organisations non gouvernementales (ong) et des États, qui considèrent les firmes comme « la solution plutôt que comme le problème » (page 57). Peter Dauvergne l’illustre au travers de la collaboration entre la célèbre chaîne de grande distribution Walmart et l’ong Conservation International. Ces partenariats public-privé donnent notamment lieu à divers mécanismes de certification, permettant aux firmes de définir les règles, notamment les métriques ciblées et les auditeurs sélectionnés. Le cinquième chapitre définit le problème central de la crise écologique : la consommation. C’est là la contradiction centrale de la stratégie de développement durable des entreprises qu’il met en relief : même si chaque unité produite est moins destructrice de l’environnement, la recherche perpétuelle d’augmentation des profits pousse à produire (et consommer) plus, et de ce fait, « les dommages globaux finissent souvent par augmenter » (page 107).

Dans l’ensemble, grâce à un travail empirique fondé sur de nombreuses données chiffrées et des discours produits par les firmes et leurs représentants, cet ouvrage souligne les contradictions internes et structurelles qui, telles quelles, rendent impossible une transition écologique puisque les gains en efficience apportés par les innovations technologiques ne réduisent pas la consommation – elles pourraient même la faire augmenter. Les lecteurs apprécieront la clarté des propos de l’auteur et l’engagement citoyen dont il fait preuve. Puisque l’autorégulation promue par les firmes ne parviendra pas à enrayer la crise écologique et que les régulations étatiques ne limiteront pas leurs « pulsions destructrices » (page 113), Peter Dauvergne soutient avec vigueur l’importance d’une société civile forte, constituée notamment d’activistes engagés.

Le choix de se concentrer sur les seuls « Big Business » semble toutefois restrictif. Ce livre perd de vue les relations de pouvoir et les rapports de force entre la multitude des protagonistes de la gouvernance de l’environnement. De plus, en analysant ces firmes comme si elles étaient un unique acteur, il néglige les divergences d’intérêts qui les caractérisent. De ce fait, il aurait été utile de mieux définir et conceptualiser ce qu’est un « Big Business ». On relèvera encore que l’ouvrage fait l’impasse sur la financiarisation croissante de l’économie, de ses acteurs et de ses enjeux. Pourtant, la rationalité sous-jacente de telles pratiques fait partie intégrante de la crise écologique et de la perpétuation d’un système orienté vers la croissance. On regrettera enfin que l’intrication des problèmes écologiques et sociaux n’ait pas été discutée plus largement. En effet, crise écologique et pauvreté ne font souvent qu’un, et les excès de consommation de certains ne doivent pas faire oublier leur inégale répartition. Pour autant, ces réserves n’enlèvent rien à l’intérêt de ce livre. Dans un contexte où la responsabilité individuelle de chacun est mise en exergue comme le moteur de la transition écologique, il est nécessaire de souligner le rôle des firmes comme responsables directes, mais également indirectes de la crise écologique, au travers de leur pouvoir culturel, financier et politique qui oriente les comportements de chacun vers la consommation.