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L’émergence d’un nouveau concept politico-scientifique
La radicalisation, en tant qu’objet d’étude, prend de l’importance après 2001. Il y eut évidemment avant cette date des recherches portant sur l’engagement dans l’extrémisme violent, mais celles-ci ne semblent pas avoir été envisagées sous le terme de radicalisation (Ducol 2015 : 129). Qualifié de grand « buzzword » (mot à la mode) de notre époque (Neumann et Kleinmann 2013), il est également mobilisé par les acteurs politiques, les groupes activistes, les médias, etc. S’il est surtout utilisé en Europe à la suite des attentats de Madrid en 2004 et de ceux de Londres en 2005, le terme de « radicalisation » semble être arrivé à l’avant-plan de l’espace social français vers 2015 (Lebourg et Sommier 2017 : 10-11).
Présentation des oeuvres choisies
La littérature sur la radicalisation est jeune et elle n’est pas toujours solide. Peter Neumann et Scott Kleinmann (2013) démontrent la pauvreté des recherches de type empirique dans la littérature sur la radicalisation. Les auteurs soulignent trois facteurs pouvant expliquer cette situation : 1) la recherche est largement financée par les gouvernements, sans standards rigoureux ; 2) la possibilité de trouver des répondants est très limitée ; 3) le champ de la radicalisation attire des chercheurs de tout horizon : la recherche sur la radicalisation ne s’est pas encore constituée en discipline et plusieurs chercheurs, qui travaillent sur le sujet de façon ponctuelle, ne dédient pas leur carrière entière à explorer ce concept (Neumann et Kleinmann 2013 : 378-79).
Dans le but de sortir de ces critiques, cet essai étudiera les travaux de chercheurs qui proviennent de diverses disciplines (deux politologues, un journaliste et un psychanalyste) et dont les recherches ont la caractéristique d’être empiriques. Dans La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français (2018), le chercheur Laurent Bonelli, maître de conférences en science politique à l’Université Paris Nanterre, et Fabien Carrié, docteur en science politique de la même université, proposent une étude sociopolitique des jeunes djihadistes français. Ces auteurs se sont intéressés au départ de centaines de jeunes vers les zones de conflits à l’extérieur de la France. Ils proposent une avenue intéressante en analysant plus de 133 dossiers judiciaires de mineurs poursuivis pour des affaires de terrorisme ou signalés pour « radicalisation ». L’objectif est de comprendre comment la radicalité est fabriquée à l’intérieur des mécanismes de l’État. Dans le Petit manuel de contre-radicalisations (2017), le psychanalyste Thomas Bouvatier cherche à comprendre comment la pensée radicale entraîne une dépendance de l’individu à l’égard d’un groupe fusionnel. S’inspirant de cas cliniques, l’objectif est de démontrer que la compréhension du fonctionnement proprement humain du radicalisé est la meilleure voie pour comprendre le processus dont la pensée radicale se nourrit (Bouvatier 2017 : 7)[1]. Enfin, le journaliste David Thomson, grand reporter au service Afrique de RFI et pour le site d’information Les Jours, est devenu un spécialiste du djihadisme français et tunisien. Thomson publie Les Revenants. Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France (2016), ouvrage journalistique présentant des récits d’entretiens réalisés depuis 2011 avec plus d’une centaine de djihadistes français, tunisiens, belges et suisses. Thomson a suivi la plupart d’entre eux pendant cinq ans et parfois jusqu’à leur mort. L’objectif est de donner la parole aux « revenants » dont les récits permettent de mieux comprendre et d’expliquer comment la France a basculé dans une nouvelle ère du terrorisme (2016 : 15).
Chacun à leur façon, les trois ouvrages mettent en perspective l’enjeu individuel, politique et social de la radicalité en France[2]. L’expérience des chercheurs apporte une dimension plurielle et inusitée au problème de la radicalisation. Par exemple, Thomson laisse une grande place au témoignage, en analysant peu les discours : le lecteur peut alors pénétrer dans le récit des djihadistes. Bouvatier préfère dépasser leurs expériences en proposant une analyse psychanalytique des parcours. Il est alors possible d’explorer les désirs profonds, les impulsions et les actions des radicalisés, le tout se situant souvent au niveau de l’inconscient. Dans une perspective sociologique, Bonelli et Carrié s’intéressent davantage à la fabrication du terme de radicalisation par l’État et à la réaction des radicalisés face aux institutions françaises.
Toutefois, les trois livres souffrent du même problème de base : ils n’intègrent pas la littérature internationale. Si la méthode journalistique de Thomson justifie cette absence, il n’est pas possible d’en dire autant des autres auteurs. Des textes clefs de la littérature anglophone sont passés sous silence ou sont à peine discutés. Pour n’en nommer que quelques-uns, Radicalisation : The Journey of a Concept de Arun Kundnani (2012), The Trouble with Radicalization de Peter Neumann (2013) et The Concept of Radicalization as a Source of Confusion de Mark Sedgwick (2010) sont des références incontournables. Même en France, le populaire livre Radicalisation de Farhad Khosrokhavar (2014) ou La pensée extrême de Gérald Bronner (2009) semblent oubliés. D’autres articles français d’importance comme les recherches de Xavier Crettiez (2011, 2016, 2017) ou de Caroline Guibet Lafaye (2016, 2017) ne sont pas ou à peine référés. Malgré ce défaut, les trois ouvrages peuvent contribuer à la réflexion sur trois questions majeures concernant l’enjeu de la radicalisation en France : 1) qu’est-ce que la radicalisation ? 2) qui sont les radicalisés ? 3) comment peut-on prévenir la radicalisation ? Cette lecture horizontale permettra de souligner certains aspects importants concernant l’enjeu de la radicalisation politique en France.
I – Définition du terme « radicalisation »
L’augmentation des actes terroristes domestiques et du phénomène des combattants terroristes étrangers[3] aurait conduit plusieurs pays à changer leurs politiques publiques et à s’intéresser à ce qui influence le passage de certains individus à l’engagement dans l’extrémisme violent. Souhaitant expliquer ce phénomène sans l’excuser[4], les chercheurs et les agences gouvernementales auraient choisi de parler de ce qui « se passe avant l’action violente » sous le vocable de radicalisation (Neumann 2008 : 4). Bonelli et Carrié (2018 : 7) critiquent la place ambivalente du chercheur à qui on demande de trouver des « réponses simples » et « définitives » qui puissent inspirer l’action politique sans pour autant que l’explication soit utilisée comme une forme cachée d’excuse.
Pour ce qui est de définir cet objet à l’étude, Bouvatier revient à l’étymologie du terme « radical ». Du latin radix (racine), il perçoit alors la radicalisation comme de « nouvelles racines, une nouvelle famille, mythifiée cette fois, aimante, reconnaissante, prometteuse, parfaitement soudée, protectrice, glorieuse » (Bouvatier 2017 : 12). Il y aurait donc une radicalisation quand :
[…] un groupe se présente comme une famille idéale, quand le passéisme devient un projet collectif organisé, quand il y a désir de fusion de soi dans un « nous », supposant nécessairement des sacrifices et des devoirs à accomplir, une lutte contre tout ce qui s’y oppose, en soi, à l’intérieur et à l’extérieur de l’ensemble, enfin quand s’exprime la volonté d’être à la hauteur d’un guide qu’il faut imiter en tout point, un individu dont on rêve d’être un pâle reflet, mais dont le seul fait d’être un pâle reflet permet de rayonner autour de soi, voire sur l’humanité entière.
Bouvatier 2017 : 30
Toujours selon l’auteur, les radicalisés sont des individus qui recherchent une nouvelle famille fusionnelle (Bouvatier 2017 : 26-32). Pour Bonelli et Carrié, il n’est pas possible de discuter de la définition du terme « radicalisation » sans prendre en considération l’urgence politique. Comme les auteurs le soulignent, chaque problème public nécessite la désignation de causes et d’acteurs qui devront le prendre en charge. La définition est, dans cette perspective, le résultat de luttes de sens à la fois intellectuelles et pratiques (Bonelli et Carrié 2018 : 8-9). Le problème est que le terme participe à différents registres d’actions : il est utilisé comme un concept scientifique dans le champ de discussions académiques ; il est un principe de jugement politique qui délégitime certaines formes de contestations sociales ; et il peut être considéré comme un registre d’action administrative et de politique publique par le processus d’étiquetage de l’État. Devant ce constat, Bonelli et Carrié (2018 : 15-16) proposent de remplacer l’usage du mot « radicalisation » par le terme « radicalité ». Selon les deux auteurs, cette définition est relationnelle puisqu’elle est caractérisée par un rapport dialectique entre des actes, des faits ou des comportements qui transgressent des normes établies, d’une part, et la réaction des institutions à ces actes, d’autre part.
La réflexion de Bonelli et Carrié rejoint celle de plusieurs chercheurs internationaux qui critiquent le manque d’objectivité transhistorique et culturelle, et le peu d’utilité scientifique du terme « radicalisation » (Richards 2011). Plusieurs critiquent d’ailleurs le fait que l’utilisation de ce terme ait comme conséquence négative d’évacuer le rôle de l’État comme un acteur important (Kepel 2016 ; Schmid 2013), de stigmatiser les musulmans (Kundnani 2012) et de limiter la réflexion quant aux différentes formes d’engagement (Coolsaet 2016).
II – Les figures de la radicalité
Les auteurs à l’étude le reconnaissent : il est difficile de discuter du sujet de la radicalisation. En plus de la tension émotive que ce sujet dégage, les experts sont issus des domaines les plus divers, ce qui mène à une multiplication des explications du phénomène de l’engagement dans la violence politique : chômage, absence de politique d’intégration, géopolitique, vide laissé par la fin des idéologies en Occident, nihilisme générationnel, lutte interne au monde islamique, manipulation mentale, terrorisme 2.0, revanche, humiliation, etc. Ces explications se contredisent souvent et aucune ne semble l’emporter (Bonelli et Carrié 2018 : 8 ; Bouvatier 2017 : 5). Abandonnant l’idée de définir un profil type du radicalisé, les auteurs soulignent néanmoins les traits sociologiques et psychologiques importants qui caractérisent cette figure.
A – Les traits sociopolitiques
Le djihadisme français, écrit Thomson, n’est pas exclusivement une idéologie de pauvres. Il ne peut se résumer à la seule situation de l’immigration ou à la délinquance des banlieues. Il y a des djihadistes issus des classes moyennes et parfois même supérieures. Toutefois, ce phénomène de « jihad de bonne famille » n’existe qu’à la marge. La jeunesse des milieux populaires reste la catégorie la plus surreprésentée (Thomson 2016 : 278-279). Bonelli et Carrié (2018 : 91 et 119) affirment que la majorité des jeunes signalés aux autorités françaises pour « radicalisation » ne sont pas porteurs d’un projet idéologique radical visant une alternative sociale. De nombreux cas d’attitudes intransigeantes ou de propos outranciers ne seraient qu’une tentative d’ébranler l’autorité des adultes.
Bonelli et Carrié (2018 : 71-75) définissent quatre types de radicalité, créés à partir des signalements de ces jeunes français. Le premier est la radicalité apaisante. Elle regroupe des jeunes en quête de protection par rapport aux violences subies et de mise en ordre des désordres familiaux, et s’identifie à un universel alternatif. La radicalité rebelle est caractérisée par l’opposition au cadre familial et une identification systématique ou occasionnelle à un universel alternatif. Le troisième type est la radicalité agonistique. Elle représente des jeunes en recherche de provocation et de revalorisation de soi. Leur identification à un universel alternatif est occasionnelle. Finalement, la radicalité utopique rassemble ceux qui s’engagent idéologiquement. Leur identification à un universel alternatif est systématique. C’est ce dernier type qui intéresse le plus ces auteurs.
Selon Bonelli et Carrié (2018 : 97), trois pôles contribuant à la radicalité se distinguent nettement : la famille, la sociabilité, et les institutions publiques. Ainsi, la famille et l’éducation sont des points importants dans le parcours des radicalisés. Bonelli et Carrié (2018 : 151) affirment que les radicalisés de type utopique font partie de familles qui partagent des attentes fortes à l’égard de la réussite sociale de leurs enfants dans l’objectif d’une ascension sociale. Ces jeunes, souvent issus de l’immigration de première génération, ont des parents qui conçoivent leur vie en France comme l’occasion d’une promotion sociale. Ils estiment cependant ne pas avoir bénéficié du système malgré leur intelligence, du fait de leurs origines ou de leur couleur de peau. Cette situation explique en partie la substitution du projet parental à celle d’une forme communautaire de pureté religieuse. L’échec se transforme donc en choix vertueux (Bonelli et Carrié 2018 : 21, 23, 52 et 164).
En tant que vecteurs de sociabilité, la communauté et la religion jouent aussi un rôle crucial. Les rituels, la soumission au chef, le rappel aux racines, aux armes et au sens du sacrifice sont autant de caractéristiques de ce que Bouvatier (2017 : 50-52) décrit comme des « communautés antisystèmes »[5]. Il n’hésite pas à qualifier de « modèle tribal » cette envie de fusion communautaire qui peut prendre pour objet tant les leaders politiques, les stars, un prophète ou un chef de clan. Le rôle de la religion est aussi important. Pour certains, cette spiritualité fait advenir en quelque sorte un ordre qui leur permet de sortir de certains comportements (la drogue, la délinquance, l’alcool, les bandes, etc.) sans pour autant perdre le respect de leurs proches (Bonelli et Carrié 2018 : 213 et 125).
Les discriminations raciales, religieuses ou de genre sont aussi des facteurs importants. Par exemple, plusieurs femmes animées par ce sentiment de puissance se sont vues refuser la permission de prendre les armes en Syrie. Cette discrimination de genre, elles l’ont aussi vécue en France. Les policiers et les autorités judiciaires considèrent les femmes engagées dans le djihadisme comme des victimes. Même si elles bénéficient de ce biais, le refus de cette agentivité est source de colère pour plusieurs d’entre elles (Thomson 2016 : 159).
La propagande favorise la soudure entre la pensée radicale d’un individu et son groupe d’attachement. Cette éducation idéologique peut venir autant de la culture d’une famille que de représentants à l’extérieur. Dans les deux cas, écrit Bouvatier (2017 : 160-164), le groupe et l’individu se nourrissent mutuellement dans leur idéologie radicale. Les nouvelles technologies permettent au radicalisé de rester en contact avec une communauté et des idéologies. De plus, sur les réseaux sociaux, il est possible de voir des vidéos de djihadistes menant la belle vie. Ils mangent des glaces, s’amusent dans une piscine, etc. Une image de liberté est alors engendrée (Thomson 2016 : 123).
Selon Bonelli et Carrié, plusieurs jeunes radicalisés auraient aussi bien pu se tourner vers un autre type d’engagement militant. Toutefois, l’assèchement des grands mouvements idéologiques et les problèmes d’intégration de la jeunesse française n’ont pas permis ce passage. L’absence d’institution possédant un monopole sur le discours religieux fait par ailleurs en sorte que le radicalisé peut se bricoler une idéologie sur mesure. Les conditions de réception des récits (vidéos, images, etc.) facilitent ce bricolage (Bonelli et Carrié 2018 : 204 et 255). Il faut éviter de penser que les jeunes restent passifs dans le processus de radicalisation. Cependant, l’adhésion au discours radical déplace doucement la barrière morale lors de la socialisation avec le groupe au point où ils puissent passer à l’acte. Ces jeunes radicalisés sont habituellement très engagés dans leur groupe ; Bonelli et Carrié (2018 : 270-273) y voient une façon de faire leur place et de gagner le respect et la reconnaissance des membres.
B – Les traits psychosociologiques
Aucun chercheur sérieux ne pourrait nier l’influence des facteurs psychologiques dans le parcours des individus radicalisés. Bouvatier rappelle qu’il y a bien des gains psychologiques à court terme pour celui qui s’engage dans la radicalité. Cet engagement lui permet, entre autres, de justifier la haine et la violence, de ressentir une toute-puissance réelle, de trouver une deuxième famille (amour, identité et partage des souffrances), de donner du sens à sa vie, de trouver sa place, de s’engager dans la communauté, d’avoir du prestige, de ressentir moins d’angoisse, etc. (Bouvatier 2017 : 60-74). Thomson (2016 : 108) note aussi l’importance de la communauté, de la fierté, de la possibilité de sortir de l’invisibilité, de la quête d’aventure[6] et du développement de l’estime de soi. Plusieurs femmes vivent cette expérience comme une façon d’assumer leur autonomie. « C’est vraiment religieux, écrit Safya. Quand tu mets le niqab, les gens vont pas te juger, ils vont dire “t’es une extrémiste”, mais ils vont pas dire “elle, c’est une fille facile” » (Thomson 2016 : 187). Cette recherche d’autonomie concerne les deux sexes. Ils y trouvent l’amour et fondent des familles. C’est une sortie de l’adolescence (Thomson 2016 : 113 ; Bonelli et Carrié 2018 : 260).
Bonelli et Carrié n’excluent pas les facteurs psychologiques et sont conscients qu’il y a une préparation psychologique au passage à l’acte, notamment par le visionnement de vidéos et l’intériorisation du rôle de martyr. Il y a aussi toute une série de relations émotionnelles entre les membres d’un groupe jihadiste et dans leur rapport avec l’État. Les sanctions étatiques peuvent aussi contribuer au renforcement du processus de radicalisation et des identités. L’engagement radical permet souvent de sortir du statut de victime (Bonelli et Carrié 2018 : 281-285). Il y a chez plusieurs, écrivent Bonelli et Carrié (2018 : 209-210), un engagement altruiste visant à aider la communauté en conflit : « Je suis pas venu en Syrie pour faire du mal, raconte Bilel, je suis venu faire du bien » (Thomson 2016 : 27)[7].
Au niveau des aspects négatifs, le constat de Bouvatier (2017 : 27) est clair : ce qu’il y a de commun à tous les groupes observés, c’est leur attirance plus ou moins grande pour la fusion. Ce désir fusionnel est ancré par l’éducation chez certains individus. Pour l’auteur, il en découle les comportements suivants : quête d’union sacrée dans une famille idéale, violence contre tout ce qui s’y oppose, obéissance à un code de conduite ou à une autorité suprême, sentiment de puissance, obsession de la pureté et de l’authenticité, reconnaissance totale de soi, culpabilisation et sacrifice, dissolution du « je » dans le « nous » et vision binaire (Bouvatier 2017 : 45-46). Thomson évoque aussi la présence dans plusieurs de ses entrevues d’une relation fusionnelle avec leur mère et l’absence d’un père. Éduqués en France, plusieurs militants ont eu le sentiment de subir des contradictions identitaires en plus des dysfonctionnements de leur cellule familiale (abus psychiques, physiques, sexuels, etc.). Il nuance toutefois ce propos, puisqu’il y a aussi plusieurs djihadistes qui n’ont jamais vécu de traumatisme avant leur départ et qui affichent un parcours scolaire et familial assez banal (Thomson 2016 : 185-186 et 284). Or, plusieurs sont revenus en France avec de sérieux traumatismes de guerre. D’autres s’avèrent déçus et dégoûtés de leurs expériences. Le retour en France reste un passage difficile, car pour plusieurs, le passé les rattrape constamment. Ils ont de la difficulté à réintégrer la société et parfois même leur propre famille (Thomson 2016 : 85, 152 et 154).
Le point le plus contentieux reste celui de la place de la rationalité dans le choix des actions des radicalisés. Bien que Bouvatier n’aime pas l’expression « emprise mentale » ou « lavage de cerveau », il n’hésite pas à affirmer que leur désir de totalité ne laisse aucune place à la raison, celle-ci ne servant qu’à confirmer les choix a posteriori ou étant perçue comme l’ennemi de la foi (Bouvatier 2017 : 15 et 156). Cette prise de position , toujours sans référence à la recherche, révèle une vision limitée de la raison et entre en contradiction avec une large partie de la littérature ayant démystifié le préjugé irrationaliste sur les croyances (Bronner 2009 ; Sanchez 2007, 2009 ; Sauvayre 2012 ; etc.). Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de stratégie de la part des acteurs radicaux afin de gérer la dissonance cognitive. Bon nombre de radicalisés gèrent la contradiction par des renforcements qui sont rationalisés. Thomson (2016 : 105 et 110) relate bon nombre de prophéties autoréalisatrices où des djihadistes voient des événements comme une confirmation de leurs croyances[8]. La rationalité est un problème important, car dans les cercles institutionnels, les radicalisés (surtout les femmes) ont été perçus comme souffrant d’une forme de pathologie psychiatrique. Cette situation mène à considérer les radicalisés comme étrangers à la rationalité (Thomson 2016 : 160). Thomson (2016 : 284) est catégorique : « appréhender uniquement le djihadisme sous le prisme d’une pathologie mentale ou d’un enrôlement sectaire vise à permettre aux autorités de nier la rationalité de l’engagement individualiste, politique et religieux qu’il représente indéniablement auprès des acteurs concernés ».
III – Réflexion sur une possible politique de prévention en France : causes et solutions
Aucun des auteurs ne propose de solutions faciles à cet enjeu éminemment complexe. Comme le souligne Thomson, la certitude des radicalisés de vivre la pureté de leur religion est une difficulté de taille. Leur présenter un islam alternatif, qu’il soit républicain ou autre, ne fonctionne pas. De même, le combat politique de contre-radicalisation ne mène qu’à pousser les militants dans la clandestinité, créant un risque important de violence en France (Thomson 2016 : 287 et 290).
Les résultats de la recherche de Bonelli et Carrié sont clairs : la plupart des situations signalées (Protection judiciaire de la jeunesse, Stop djihadisme, éducation nationale, etc.) ne constituent pas « le marchepied vers la violence politique ». Au contraire, plusieurs jeunes cherchent en fait à susciter une réaction. Les professionnels interrogés semblent conscients du peu de dangerosité de la plupart des cas rapportés (Bonelli et Carrié 2018 : 290). Or, les catégorisations institutionnelles ont des effets. Elles créent une étiquette de suspect et contribuent à la stigmatisation de ces jeunes (nuisant ainsi à l’accès à l’emploi, au logement, à la scolarité, etc.). En France, cette politique a comme conséquence de créer un cercle vicieux au lieu de régler le problème de la radicalisation :
Le succès de cette stratégie produit ensuite une augmentation statistique des cas enregistrés et, en conséquence, renforce l’évidence de la « radicalisation » comme problème public. Et, à son tour, la publicité du phénomène rend plus probable l’adoption de tels comportements, etc. Ce mouvement circulaire, dans lequel les conduites subversives et les réactions institutionnelles entretiennent une relation dialectique et performative, est l’une des manières dont se fabrique la radicalité.
Bonelli et Carrié 2018 : 291
Le deuxième constat des auteurs est que les « actes les plus sérieux (départs, tentatives d’attentats) ont été perpétrés par ceux dont on s’y attendait le moins (des jeunes issus de familles stables et bons élèves) et non par les fractions les plus précarisées des jeunesses populaires ». Selon Bonelli et Carrié (2018 : 293), cette situation s’explique en partie par les déceptions des jeunes envers leurs perspectives d’avenir. Ces derniers chercheraient alors des voies alternatives.
Bonelli et Carrié se gardent de proposer des pistes de solutions simplistes : « la sociologie n’est pas une science de la divination ». Ils font néanmoins l’hypothèse que l’engagement des jeunes du type utopique dans le djihadisme continuera aussi longtemps qu’ils n’auront pas trouvé une autre cause dans laquelle ils puissent investir leurs désirs de construire leur utopie. Cela peut se produire par un essoufflement du mouvement ou par une carrière militante dans des organisations. Cependant, contrairement aux terroristes corses qui se sont reconvertis dans des milieux politiques, culturels et économiques, les terroristes islamistes ont peu de communautés structurées pour les accueillir. Ils sont parfois rejetés par leur groupe religieux, leur quartier et même leur famille. Ils doivent alors endosser le stigmate de cette étiquette de terroriste. Cela ne facilite pas la réinsertion (Bonelli et Carrié 2018 : 300-302).
Bouvatier dédie un chapitre entier aux solutions afin de contrer la radicalisation. Au plan individuel, il propose de sortir des simples raisons des individus pour comprendre les mécanismes psychologiques sous-jacents. Il s’agit alors de contrer l’obsession, trouver un sens à la vie, s’auto-déradicaliser par l’écriture, la parole, la méditation, etc. Pour les parents et les éducateurs faisant face à un individu radicalisé, il s’agit de déconstruire l’éducation fusionnelle en mettant l’accent sur plus d’autonomie, accepter de ne plus être une source unique d’affects et d’inspiration, accepter d’être imparfait (l’éducateur doit accepter de perdre son statut tout-puissant afin de devenir bienveillant), comprendre son influence dans l’éducation de l’enfant, cesser les promesses et les menaces irréalisables, etc. (Bouvatier 2017 : 194-204 et 211-225). Au niveau des politiques de l’État, l’auteur suggère aussi plusieurs pistes de solution. Il critique d’abord l’utilisation même du concept de « déradicalisation ». Pour l’auteur, cette appellation est à la fois « démesurée » et « dangereuse » puisqu’elle présume soustraire le désir qu’un individu radical a développé depuis son enfance. Le terme de « lutte contre la pensée radicale » lui semble plus adéquat puisqu’il s’applique à tous les phénomènes de fusion et évite ainsi toute accusation d’islamophobie. Face à tous les discours radicaux, qu’ils soient de l’État ou d’autres groupes, il faut une politique générale de contre-radicalisation qui vise l’autonomisation pour tous. Pour cela, Bouvatier souhaite que l’éducation nationale enseigne les dangers du désir d’absolu. Selon l’auteur, cette formation permettrait de freiner les propagandes, de modérer la fragmentation et de contribuer à un meilleur vivre-ensemble. La radicalité est portée par tout un chacun, de là l’importance de bien comprendre ce mécanisme et de s’adresser à tous (Bouvatier 2017 : 231-238 et 243-246).
Conclusion
L’enjeu politique et scientifique de la radicalisation est aujourd’hui une préoccupation partagée par la plupart des démocraties occidentales. Les auteurs des trois ouvrages soulignent les nombreux facteurs qui font obstacle à une compréhension efficace de l’engagement dans l’extrémisme violent. Ces trois études empiriques sont très certainement porteuses d’enseignements sur le problème de la radicalisation en France. Au-delà de la question stricte de la radicalisation, se pose aussi plus largement la question de la place de la radicalité dans les démocraties. Les États devront rapidement réfléchir sur les limites à imposer aux libertés fondamentales et aux répercussions de leurs politiques sur la santé de la société civile et des institutions démocratiques.
Parties annexes
Notes
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[1]
Bouvatier décevra ceux qui espèrent comprendre la méthodologie de son étude. La seule information disponible provient d’une note de bas de page qui fait état d’une étude clinique dont les noms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat (Bouvatier 2017 : 33). Il n’y a ainsi aucun moyen de savoir quel a été le processus de sélection.
-
[2]
Bien que les auteurs abordent plus largement le terme de la radicalité, le sujet de leur recherche est plus particulièrement axé sur la radicalisation politique de type islamique.
-
[3]
Le terme de combattant terroriste étranger est ici défini selon l’Organisation des Nations Unies (résolution 2178 du Conseil de sécurité des Nations Unies) comme caractérisant les « individus qui se rendent dans un État autre que leur État de résidence ou de nationalité, dans le dessein de commettre, d’organiser ou de préparer des actes de terrorisme, ou afin d’y participer ou de dispenser ou recevoir un entraînement au terrorisme, notamment à l’occasion d’un conflit armé ».
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[4]
Ce sentiment est présent dans une certaine frange de la classe politique américaine. À titre d’exemple, James Rubin, ancien porte-parole du département d’État américain sous Bill Clinton, critiquait les « faiseurs d’excuses » (excuse-makers) qui, après chaque attentat terroriste, cherchent à expliquer l’événement (Lone 2005). On se rappellera aussi l’allocution de l’ancien premier ministre canadien Stephen Harper qui, à la suite de l’attentat déjoué de VIA Rail en 2013, avait affirmé que « ce n’était pas le temps de faire de la sociologie » (this is not a time for sociology) (Fitzpatrick 2013). L’ancien premier ministre français, Manuel Valls, avait lui aussi créé la polémique deux semaines après les attaques de novembre 2015 en affirmant en avoir assez de « ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé » (Montvalon 2016). Ces exemples soulignent la tension entre les acteurs de la sphère politique et les experts.
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[5]
Thomson (2016 : 96) avait déjà remarqué le caractère antisystème et complotiste des djihadistes. La France est qualifiée de pouvoir colonisateur face à un État islamiste bon et juste.
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[6]
Comme le souligne Thomson, beaucoup de militants avancent des motivations « aussi banales que le fait de vouloir tromper une vie d’ennui sans perspectives en France par une vie exaltante en Syrie ». Il s’en dégage néanmoins une frustration générale et un sentiment d’humiliation en France (Thomson 2016 : 277).
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[7]
Il ne faut pas croire que tous ceux qui partent en Syrie sont automatiquement des radicalisés. À titre d’exemple, Thomson dresse le récit de parents qui sont partis à la recherche de leurs enfants (Thomson 2016 : 53).
-
[8]
Entre autres, Thomson raconte l’histoire de Zoubeir qui a reçu une enveloppe d’un homme qu’il n’a jamais rencontré. À l’intérieur, il y avait plusieurs milliers d’euros en argent liquide. Pour ce dernier, c’est un signe de la providence, car le Coran est clair : « […] celui qui craint Dieu trouvera toujours une issue favorable » (Thomson 2016 : 110).
Bibliographie
- Bonelli Laurent et Fabien Carrié, 2018, La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français, Paris, Le Seuil.
- Bouvatier Thomas, 2017, Petit manuel de contre-radicalisations, Paris, Presses universitaires de France.
- Bronner Gérald, 2009, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Éditions Denoël.
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- Crettiez Xavier, 2011, « “High risk activism” : Essai sur le processus de radicalisation violente (première partie) », Pôle Sud, no 34 : 45-60.
- Crettiez Xavier, 2016, « Penser la radicalisation. Une sociologie processuelle des variables de l’engagement violent », Revue française de science politique, vol. 66, no 5 : 709-727. (https://doi.org/10.3917/rfsp.665.0709).
- Crettiez Xavier, Bilel Ainine, Thomas Lindemann et Romain Sèze, 2017, Saisir les mécanismes de la radicalisation violente : pour une analyse processuelle et biographique des engagements violents, Rapport de recherche pour la Mission de recherche Droit et Justice.
- Ducol Benjamin, 2015, « La “radicalisation” comme modèle explicatif de l’engagement clandestin violent : contours et limites d’un paradigme théorique », Politeia, no 28 : 128-147.
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