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Quelle otan pour le Canada ? La question peut paraître triviale, mais la réponse est loin de l’être[1]. Il faut rappeler que le Canada a appuyé chacune des initiatives majeures de l’otan depuis sa création, que ce soient sa politique nucléaire, les opérations militaires en ex-Yougoslavie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie centrale, ou encore l’expansion géographique en Europe orientale et méridionale. Cela signifie que l’avenir de l’otan est de première importance afin de comprendre les politiques étrangère et de défense canadiennes, de même que d’en prévoir l’avenir.

De ce fait, au moins trois événements concourent actuellement à poser la pertinence d’une réflexion sur l’avenir de la politique de sécurité internationale du Canada. Il y a tout d’abord la réintégration de la France dans les structures de commandement intégré de l’otan, qui expose la pertinence stratégique (tout autant que son impopularité) de la politique atlantiste du Canada, reprise à son compte par Paris. Il y a ensuite la réflexion en cours dans les capitales occidentales quant à la transformation de l’Alliance atlantique, dont l’aboutissement conceptuel, le nouveau concept stratégique, permet d’entrevoir l’avenir de la politique de sécurité internationale du Canada. Il y a enfin, et de manière très concrète, la fin de la mission canadienne de combat en Afghanistan, qui stimule maintes propositions quant à ce qui devrait constituer la future politique militaire du pays. À partir des leçons tirées par la France vis-à-vis de l’otan, de celles de cette dernière et du Canada face au conflit en Afghanistan et à la transformation de l’Alliance, il semble donc approprié d’examiner plus en profondeur le lien entre ces enjeux, de manière à mieux comprendre l’évolution de la politique de sécurité internationale du Canada.

À cette fin, l’analyse se décline en quatre sections. Nous présentons d’abord l’évolution de la politique atlantiste de la France à la lumière de la transformation de l’Alliance. Paris a progressivement adopté, depuis la fin de la guerre froide, une politique que nous qualifions d’équilibrage institutionnel inclusif. Nous développons ensuite les fondements de cette politique, à la lumière du cas canadien, qui poursuit une telle politique depuis plus de 60 ans. Puis, nous discutons des conséquences d’une telle convergence transatlantique sur l’avenir de la politique de sécurité internationale du Canada. Enfin, nous évaluons les alternatives canadiennes face au dilemme entre une otan expéditionnaire globale et une alliance défensive et strictement transatlantique, en insistant sur la nécessité de mettre en oeuvre une politique d’appropriation régionale et nationale de résolution des conflits.

I – La transformation de l’otan et la nouvelle politique atlantiste de la France

L’otan a procédé à un nouvel examen de son rôle et de ses ambitions, en fonction notamment de leçons tirées du conflit en Afghanistan et des nouvelles menaces pesant contre la sécurité de ses membres. Intitulé Engagement actif, défense moderne, le nouveau concept stratégique résumant les conclusions d’une telle réflexion a été dévoilé à Lisbonne, en novembre 2010 (otan 2010). Le débat entourant ses nouvelles aspirations est essentiellement le suivant : l’Alliance atlantique doit-elle poursuivre son processus de mondialisation, en s’octroyant un véritable mandat de sécurité collective (que certaines critiques qualifient de policier mondial) et en s’ouvrant à un membership élargi ? Doit-elle, au contraire, se limiter à la défense collective, restreignant ainsi son mandat à la sécurité territoriale de ses membres actuels ?

Les alliés sont divisés sur la question. D’un côté se trouvent ceux qui, à l’instar de la France, privilégient un rôle de défense collective au détriment d’un rôle de sécurité collective et qui souhaitent ralentir la cadence de l’expansion orientale de l’otan. D’autres, les États-Unis et la Grande-Bretagne en tête, ambitionnent de voir s’établir une otan « globale », notamment capable de répondre de manière multidimensionnelle aux menaces, qu’importe leur localisation géographique (Cottey 2004 ; Medcalf 2008 ; Ringsmose et Rynning 2009). En d’autres mots, les alliés sont divisés quant aux limites géographiques et fonctionnelles de l’otan.

Le nouveau concept stratégique a pour but de jeter les bases d’un consensus entre les deux pôles du débat intra-alliance. Si l’on insiste sur le caractère régional – et non mondial – de l’Alliance et que l’on réaffirme que le rôle premier de l’otan relève de la défense collective, l’analyse des menaces et les leçons tirées des engagements dans les Balkans, en Afrique et en Afghanistan qui y sont présentées ont de quoi rassurer les tenants de l’approche globaliste. Ainsi, l’Alliance s’engage explicitement à poursuivre, sinon accroître, ses actions de prévention des crises, de stabilisation de conflits (incluant la contre-insurrection), de renforcement des capacités et de reconstruction après-conflit. Les alliés souhaitent donc que l’otan s’investisse dans l’ensemble du spectre des opérations de paix. Les limites géographiques de cette ambition demeurent, en outre, mondiales, puisque toute « instabilité ou un conflit au-delà des frontières de l’otan peut menacer directement la sécurité de l’Alliance » (otan 2010). La complexité et l’imprévisibilité de l’environnement stratégique après-11 septembre 2001 font ainsi en sorte qu’il s’avère impossible d’exclure d’autres interventions militaires « hors zone ». Une stratégie de sécurité avancée est dès lors de facto privilégiée.

La transformation actuelle de l’Alliance va bien au-delà de cette seule ouverture à l’égard d’un élargissement fonctionnel accru. Mais, faute d’espace, il paraît nécessaire de se contenter d’explorer les conséquences d’un tel mandat expéditionnaire pour l’avenir de la politique de sécurité internationale du Canada. Toutefois, pour des raisons qui apparaîtront plus claires ci-dessous, il est impossible d’en évaluer l’impact véritable sans prendre la pleine mesure d’une seconde transformation notable de l’Alliance : la réintégration de la France dans les structures de commandement intégré de l’otan.

Paris a effectivement obtenu en échange de sa réintégration dans l’otan deux postes de commandement clés, celui chargé de la transformation de l’Alliance (sact) vers une organisation mieux intégrée, plus souple et davantage vouée aux missions expéditionnaires, ainsi qu’un poste de commandement opérationnel interarmées à Lisbonne. La France est donc au coeur du processus visant à tirer les leçons des expériences expéditionnaires de l’Alliance (par exemple la contre-insurrection en Afghanistan, le renforcement des capacités en Afrique et au Moyen-Orient et la politique d’interdiction et de dissuasion maritime), de même que du processus visant à développer les concepts et les moyens nécessaires pour rendre l’Organisation plus efficace sur le plan de sa capacité de déploiement rapide et de gestion de crise.

Bien que cette situation puisse sembler traduire un rapprochement entre les positions parfois dichotomiques exprimées par la France et les États-Unis au sujet de l’avenir de l’Alliance atlantique, plusieurs observateurs demeurent sceptiques (Fortmann et al. 2010). Cela s’explique par le fait que la logique sous-tendant la décision d’avril 2009[2] du président Sarkozy de réintégrer les structures de l’otan demeure fidèle, pour autant que l’on puisse en juger, à l’objectif traditionnel de la France de voir naître une Europe de la défense institutionnellement, militairement et opérationnellement autonome, capable de mener des opérations expéditionnaires indépendantes de l’otan (Sarkozy 2007). Mais plutôt que de tenter d’atteindre cet objectif à l’extérieur de l’Alliance atlantique, le président Sarkozy a poursuivi la démarche de normalisation amorcée par ses prédécesseurs, Jacques Chirac et François Mitterrand, avec la particularité étonnante de parier sur un renforcement d’une politique européenne de sécurité et de défense commune (psdc) suivant – plutôt que précédant – la réintégration de la France dans les structures militaires de l’otan. L’otan d’abord, l’Europe de la défense ensuite, voilà le pari du président Sarkozy[3].

Le « retour » de la France, s’il en est un[4], doit par ailleurs être daté au moins du milieu des années 1990, alors que la France amorçait un rapprochement graduel avec l’otan, et être expliqué non par l’« obsession américaine » du président Sarkozy, mais par une profonde réorientation stratégique vis-à-vis d’un nouvel ordre international (Howorth 2010a et b). En ce sens, la décision du président Sarkozy n’est rien d’autre que l’aboutissement quasi final d’un processus en cours depuis plus de 15 ans (Sénat de France 2007 : 57-58), lequel signale l’acceptation au moins tacite par la France d’une otan fonctionnellement globale en échange, espère-t-on à Paris, du renforcement de la psdc.

Certains craignent néanmoins qu’il s’agisse d’un « alignement » sur la politique étrangère américaine, c’est-à-dire que la réintégration de la France signifie l’abandon de sa politique d’indépendance géostratégique (Ayad 2008 ; Védrine 2009 : 2 ; Villepin 2009 : 13 ; Royal 2009 : 18). C’est que « l’exception française » depuis 1966 a contribué au renforcement d’une identité internationale particulière, celle d’une grande puissance indépendante à vocation mondiale, ou d’une « alter-puissance », selon l’expression de Nicole Bacharan (2007). L’alignement tant appréhendé qu’entraînerait la réintégration de la France dans l’otan aurait donc pour conséquence le renoncement du statut d’alter-puissance indépendante – la fin, autrement dit, de la politique d’équilibrage indirect (soft balancing) pratiquée par la France vis-à-vis des États-Unis depuis plusieurs décennies.

La politique d’équilibrage indirect (Macleod 2007) signifie, d’un point de vue néoréaliste, de faire contrepoids à l’hégémonie américaine de manière « non offensive » et « participative ». Bien qu’il existe plusieurs définitions du concept – certaines allant jusqu’à inclure toute action diplomatique n’appuyant pas directement ou indirectement Washington –, il s’agit, pour l’essentiel, d’une politique visant à neutraliser (résister, frustrer, saper) l’unilatéralisme américain, à deux conditions : 1) ne pas chercher à renverser l’hégémonie américaine (ce qu’implique le hard balancing), mais plutôt tenter d’en multilatéraliser le pouvoir décisionnel[5] ; et 2) recourir à des moyens non militaires, en particulier diplomatiques et institutionnels (Paul 2005 ; Pape 2005 ; Posen 2006 ; Levy et Thompson 2010). Deux manifestations de la politique étrangère française sont souvent citées en exemple afin d’en illustrer l’existence : la coopération au Conseil de sécurité des Nations Unies qui a visé à empêcher une guerre unilatérale contre l’Irak, de même que l’appui à la création d’une psdc véritablement autonome vis-à-vis de l’otan.

Alors que certains s’opposent à l’idée que la psdc constitue une tentative de contrepoids à l’hégémonie américaine (Mowle et Sacko 2007 ; Howorth et Menon 2009), d’autres remettent en question la pertinence même du concept – un oxymore, selon Galia Press-Barnathan (2006 ; Brooks et Wohlforth 2005). Le débat se nourrit notamment de l’ambiguïté entourant la politique étrangère française, en particulier la décision de réintégrer les structures militaires de l’otan (Bozo 2008). En effet, le désir de Paris d’européaniser sa quête de statut d’alter-puissance (devant son incapacité à atteindre cet objectif par elle-même) – symbolisée par une « Europe puissance » – est entré en collision, à la fin de la guerre froide, avec un second principe guidant la politique étrangère française : la représentation fonctionnelle. Celle-ci suggère que la reconnaissance du statut d’alter-puissance et l’obtention d’une influence sur les affaires internationales sont possibles grâce et proportionnellement à une contribution effective à la sécurité internationale. Les engagements militaires français au sein des opérations des Nations Unies et de l’Union européenne témoignent d’ailleurs de ce principe.

Or, la prise en charge graduelle par l’otan d’opérations de paix à partir du milieu des années 1990 a posé un dilemme particulier à la France : comment préserver le statut d’alter-puissance, d’une part, et le désir d’influence dans les affaires stratégiques, d’autre part ? Comment réconcilier, en d’autres mots, la stratégie d’équilibrage indirect avec celle de représentation fonctionnelle au sein de l’Alliance ? Les dirigeants politiques français sont rapidement arrivés à la conclusion que, pour pouvoir influer sur la gestion de crises de haute intensité et la résolution de plusieurs conflits, il fallait participer de manière substantielle aux opérations militaires de l’otan – sans toutefois abandonner la quête d’une Europe puissance, par l’entremise d’une stratégie d’équilibrage indirect. C’est ainsi que la France a déployé des milliers de soldats au sein des missions expéditionnaires de l’Alliance atlantique, dont principalement en ex-Yougoslavie et en Afghanistan, et ce, dès que l’Organisation décida d’ajouter les opérations de paix à son mandat opérationnel. D’ailleurs, une pluralité des troupes françaises demeurent déployées sous commandement de l’otan. En janvier 2009, c’est plus de 36 % (4 718 militaires) des troupes militaires françaises participant à des opérations extérieures qui étaient déployées sous l’égide de l’otan, comparativement aux 27 % prenant part à des missions unilatérales, aux 16 % affectées à des missions de l’onu et aux 15 % sous le commandement de l’Union européenne[6]. Un tel engagement militaire au sein de l’Alliance permet, selon le premier ministre François Fillon (2009), de gagner le « respect international » tout en combattant le terrorisme. Cette nouvelle crédibilité gagnée sur les champs de bataille a d’ailleurs permis à la France, selon le président Sarkozy (2008), d’influer significativement sur la stratégie de contre-insurrection de l’otan en Afghanistan.

Le choix des autorités françaises apparaît donc clairement : sans abandonner la stratégie d’équilibrage indirect, et par là l’Europe puissance, il faut convenir que le principe de représentation fonctionnelle a conduit Paris à adopter une politique qui s’apparente à une politique de ralliement (bandwagoning), c’est-à-dire à l’« alignement » sur Washington tant craint en France. Le pari du président Sarkozy tient alors à vouloir accroître, d’abord, l’influence internationale de la France à travers un engagement significatif au sein de l’otan et à tenter d’utiliser celle-ci, ensuite, de manière à obtenir une reconnaissance du statut d’alter-puissance de l’Europe. Le « ralliement » à la puissance américaine que cette stratégie semble impliquer a ainsi pour but de poursuivre la stratégie d’équilibrage indirect – cette fois, en revanche, depuis l’intérieur des structures de l’otan. Les principes de représentation fonctionnelle (quête d’influence) et d’équilibrage indirect (quête de statut) convergent, autrement dit, autour d’une nouvelle politique atlantiste française, amorcée au lendemain de la dissolution du pacte de Varsovie et achevée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui appuie tacitement la mondialisation fonctionnelle de l’Alliance atlantique.

II – La politique d’équilibrage institutionnel inclusif du Canada

En quoi le pari du président Sarkozy est-il lié à la politique de sécurité internationale du Canada ? Il met tout d’abord en exergue le fait que la nouvelle politique atlantiste de la France reflète en plusieurs points celle pratiquée par le Canada depuis plus de 60 ans. Contrairement à la politique traditionnelle dite de « non-alignement » de la France, le Canada est habituellement considéré comme faisant partie du sous-groupe au sein de l’Alliance qui se rallie aux positions américaines (Noetzle et Schreer 2009). Or, les raisons derrière une telle position sont loin d’être contraires aux visées françaises. La politique de ralliement du Canada au sein de l’otan vise en effet les mêmes objectifs que ceux de la France : rehausser le statut et l’influence internationale du pays dans les affaires stratégiques mondiales. Afin de prévenir sa marginalisation politique internationale et son unité nationale, de préserver des liens avec ses alliés européens et d’éviter que sa politique de sécurité internationale ne soit définie exclusivement par son voisin américain, le Canada voit dans l’union transatlantique la réponse idéale à sa situation géopolitique, voire géoculturelle, particulière (Sokolsky 1992 ; Massie 2010).

Là où les positions des deux pays ont longtemps divergé – et continueront de diverger en fonction des résultats du pari de Nicolas Sarkozy – est au niveau des stratégies mises en oeuvre afin d’atteindre ces buts similaires. La politique dite de ralliement du Canada tente effectivement d’empêcher la création du double pilier que souhaite voir s’établir la France au sein de l’otan, l’un américain, l’autre européen (Holmes 1983 ; Jockel 1990-1991). L’Alliance représente, pour Ottawa, le lien transatlantique privilégié afin de réunir les deux piliers en un seul et, du coup, de rehausser le statut et l’influence du Canada au sein de celui-ci. Autrement dit, tout comme la nouvelle politique atlantiste de la France, la politique atlantiste du Canada a pour but de faire contrepoids indirectement à la puissance américaine, de manière à accroître le statut du pays (menacé par un isolement nord-américain) et son influence internationale (à travers les instances décisionnelles de l’Alliance) sur une série d’enjeux sur lesquels Ottawa pourrait autrement difficilement avoir son mot à dire (Pearson 1973 : 51 ; Keating 1993 : 87 ; Sens 2000 ; Lagassé et Robinson 2008 : 66-67 ; Jockel et Sokolsky 2009). Puisqu’elle est indirecte, cette politique d’équilibrage, tout comme celle mise en avant par la France depuis la fin de la guerre froide, contribue au renforcement de la puissance américaine.

Mais comment réconcilier le fait que la politique dite de ralliement du Canada privilégie l’équilibrage indirect ? Peut-on à la fois tenter de résister à l’unilatéralisme américain et renforcer la puissance des États-Unis par l’intermédiaire d’une institution multilatérale commune ? Afin d’éviter l’oxymore dont l’accuse Press-Barnathan (2006), la théorie néoréaliste offre une distinction plus subtile entre les politiques de ralliement et d’équilibrage, une distinction qui permet de différencier les stratégies mises en place par la France et le Canada vis-à-vis de l’otan, tout autant que d’en révéler la convergence croissante depuis la fin de la guerre froide.

Les concepts d’équilibrage indirect « inclusif » et « exclusif » illustrent les similitudes entre deux politiques souvent présentées comme opposées, celles du ralliement et de l’équilibrage. Rappelons que cette dernière fait référence à une politique visant à résister pacifiquement à l’unilatéralisme d’un hégémon par l’entremise, notamment, d’institutions multilatérales, sans pour autant en remettre en question la prépondérance, et ce, dans le but de participer au processus décisionnel de l’hégémon en matière de sécurité internationale. Or, cet équilibrage indirect se décline en stratégies qui intègrent (inclusive) ou non (exclusive) l’hégémon en question (He 2008). Une politique d’équilibrage indirect inclusif, à l’instar de la politique atlantiste du Canada, tente donc d’intégrer les États-Unis au sein de l’Alliance afin de mieux en influencer les politiques et l’agenda (Holmes 1961 : 109 ; Roussel et al. 1994 ; Massie 2010). À l’inverse, un État pratique une politique d’équilibrage indirect exclusif, à l’instar de la psdc promue par la France, de manière à exclure les États-Unis afin de consolider une puissance autonome (et d’ainsi résister à Washington, sinon l’influencer), sans toutefois chercher à renverser l’hégémonie américaine. En d’autres mots, la convergence après-guerre froide des politiques atlantistes française et canadienne en est une d’équilibrage indirect inclusif, alors que les deux États cherchent à contraindre la puissance américaine par leur engagement militaire au sein de l’otan. Ottawa et Paris contribuent ainsi significativement à la mondialisation fonctionnelle de l’otan, notamment sur le plan des opérations expéditionnaires, non parce qu’ils partagent nécessairement la même perception des menaces que Washington, mais plutôt parce qu’ils cherchent à en influencer la politique de sécurité internationale et à renforcer leur propre statut sur la scène internationale (Gent 2007).

Dans cette perspective, l’évolution de la politique atlantiste de la France est d’une importance capitale pour comprendre celle du Canada. En effet, le maintien de l’otan comme acteur majeur en matière de sécurité internationale est essentiel, du point de vue d’Ottawa, puisque, contrairement à l’Union européenne pour la France, le Canada n’est membre d’aucune autre organisation régionale pouvant lui conférer pareil statut et une influence vis-à-vis des États-Unis. Or la préservation – sinon le renforcement – de la cohésion transatlantique est fondamentale à la pertinence géostratégique de l’Alliance. Sans une certaine harmonie entre ses principaux membres, l’otan ne pourrait se positionner comme acteur crédible dans la prévention, la gestion et la résolution des conflits.

De cela découle l’intérêt canadien de maintenir l’unité entre ses alliés traditionnels que sont la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis en cherchant, notamment, à trouver des compromis entre leurs positions souvent divergentes (Massie 2009b, 2010). Rappelons à cet égard les efforts déployés par les diplomates canadiens afin que Washington et Paris s’entendent lors des négociations allant aboutir au traité de Washington en 1949 ; ceux de 1956 afin de trouver une voie de sortie honorable à la France et à la Grande-Bretagne lors de la crise de Suez ; ceux au cours des années 1950 et 1960 afin d’empêcher – puis de limiter – les effets du retrait français des structures militaires intégrées ; la diplomatie canadienne visant à trouver un compromis acceptable entre l’administration Bush et le président Chirac lors de la crise irakienne de 2002-2003 ; ou encore les pressions canadiennes exercées afin d’« otaniser » la mission internationale en Afghanistan au printemps 2003 (Gendron 2006 ; Massie 2008, 2009a). Ces exemples révèlent une tendance lourde dans la politique étrangère canadienne : si Washington, Paris et Londres appuient une initiative militaire, le Canada a toutes les chances d’y prendre part; mais si, au contraire, l’un de ces alliés traditionnels s’y oppose, le Canada tentera d’abord de trouver une solution au différend entre les alliés et, à défaut d’un compromis, il préférera s’abstenir d’intervenir militairement (Massie 2009b, 2010).

Ces exemples permettent d’illustrer les distinctions entre les approches de ralliement et d’équilibrage indirect inclusif et exclusif, de manière à répondre aux accusations de manque de falsifiabilité de ces concepts (Liber et Alexander 2005 ; Brooks et Wohlforth 2005). Premièrement, la politique de ralliement se traduit par un appui politico-militaire inconditionnel, mais à degrés divers[7], aux interventions militaires américaines, comme le mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies exigé par Paris et Ottawa, mais non par Londres, afin de légitimer la guerre contre l’Irak en 2003. Deuxièmement, la politique d’équilibrage indirect inclusif implique un appui aux initiatives militaires américaines, pour autant que celles-ci soient encadrées de manière à inclure les États-Unis ainsi que leurs contrepoids institutionnels. Il s’agit de la politique atlantiste canadienne depuis la fin des années 1940 : pour Ottawa, la présence de la France et de la Grande-Bretagne au sein de l’Alliance atlantique devait lui permettre d’exercer une « influence modératrice » sur la politique étrangère des États-Unis, grâce notamment à la norme de consultation et à l’idée de contrepoids (Parlement du Canada 1948 : 5551-5552 ; Eayrs 1980 : 67 ; Roussel et al. 1994 ; Risse-Kappen 1995 ; Kitchen 2010). Troisièmement, la politique d’équilibrage indirecte exclusive s’apparente à celle pratiquée par la France par l’entremise de la psdc, en ce qu’elle signifie une résistance à l’unilatéralisme américain par le développement de capacités politico-militaires autonomes, mais de manière à participer aux décisions américaines, plutôt que d’en renverser l’hégémonie jugée bienveillante (Brenner et Parmentier 2002). Ainsi, lorsque Paris conditionne le rehaussement de son statut et de son influence internationale à un engagement actif au sein des structures et des missions expéditionnaires de l’Alliance, il s’agit d’une émulation de la politique atlantiste canadienne, c’est-à-dire d’une politique d’équilibrage indirect inclusif.

III – Le Canada et le pari de Sarkozy

Cette convergence somme toute récente des politiques canadienne et française ne paraît toutefois pas éphémère. Elle résulte d’un double phénomène : la prise en charge graduelle par l’otan de missions militaires expéditionnaires et la participation américaine à des opérations de paix. Aussi longtemps que les États-Unis continueront de s’engager militairement dans des opérations de paix sous l’égide de l’otan, le Canada et la France (et plusieurs autres aspirants à une influence et à un statut internationaux) engageront donc leurs forces armées dans de telles interventions militaires[8].

Cette prédiction, fondée sur notre appréciation des logiques sous-tendant les politiques franco-canadiennes vis-à-vis de l’otan, n’a pas de quoi réjouir les élites gouvernantes canadiennes. Il est certes trop tôt pour évaluer pleinement les conséquences de la réintégration de la France dans l’otan. Reste qu’au moins deux scénarios sont envisageables[9]. Le pari du président Sarkozy peut, d’une part, se révéler fructueux : un double pilier, européen et américain, peut effectivement émerger au sein de l’otan, favorisant l’établissement d’une véritable division décisionnelle, fonctionnelle ou géographique du travail entre l’Union européenne (ue) et l’otan. Dans ce scénario, l’Alliance pourrait certes préserver son « droit de premier refus » d’intervenir par rapport à l’ue, mais cette dernière pourrait se voir attribuer, à la mesure de ses moyens et de la volonté politique de ses membres, une certaine « sphère d’influence », dans les Balkans ou dans certains pays africains par exemple, ou encore un rôle de puissance « civile », complémentaire à celui plus coercitif de l’otan.

Le nouveau concept stratégique semble d’ailleurs ouvrir la porte à cette dernière possibilité. Bien qu’il affirme l’engagement de l’Alliance d’intervenir pour la prévention des conflits, la stabilisation et la reconstruction après-conflit, y compris d’autres missions contre-insurrectionnelles, et bien qu’il reconnaisse qu’une « approche globale – politique, civile et militaire – est indispensable pour une gestion de crise efficace », il ne projette pas le développement de moyens substantiels pour chacun de ces volets. Plutôt, il affirme le désir de collaborer « avec d’autres acteurs internationaux concernés » et prévoit l’établissement d’une « structure civile de gestion de crise appropriée mais modeste afin d’interagir plus efficacement avec les partenaires civils » (otan 2010). Il précise la volonté des alliés de renforcer « pleinement le partenariat stratégique avec l’ue », par l’entremise du respect de son autonomie et de son intégrité institutionnelle, de même que par une « coopération pratique dans les opérations, sur toute la gamme de crises » (otan 2010). Autrement dit, l’Alliance privilégie un rôle minimal de coordination des forces civiles déployées, ce qui ouvre la porte au développement d’un créneau européen en la matière.

L’établissement d’un double pilier européen et américain au sein de l’otan, concrétisé par exemple par une division fonctionnelle des tâches dans la gestion des conflits, n’est cependant pas favorable aux intérêts canadiens. À terme, un double pilier suppose la création d’un commandement spécifiquement européen au sein de l’Alliance ainsi que d’une concertation et d’une position en bloc des États européens. De tels dénouements impliqueraient une marginalisation politique supplémentaire du Canada en raison de son incapacité à s’ériger comme pilier à lui seul, tandis qu’une division du travail entre l’ue et l’otan conduirait à une participation accrue du Canada aux opérations plus coercitives de l’otan. En effet, selon le principe de la représentation fonctionnelle, Ottawa devrait contribuer de manière substantielle, à l’instar de sa mission contre-insurrectionnelle en Afghanistan, aux engagements futurs de l’Alliance afin de gagner le respect de ses alliés européens et américains[10].

Si certains estiment que les avantages d’un caucus européen au sein de l’Alliance – notamment en favorisant l’élaboration et la mise en oeuvre d’une stratégie alliée commune et efficace – dépassent les coûts pour le Canada (Mallard et Mérand 2009 : C5), en termes de marginalisation politique et de contribution militaire, civile et financière par exemple, d’autres sont beaucoup moins chauds à l’idée du succès potentiel du pari du président Sarkozy. C’est le cas notamment d’un groupe d’experts canadiens – incluant un ancien ministre de la Défense nationale, trois anciens chefs d’état-major de la défense, un ancien président du Comité militaire de l’otan et d’anciens ambassadeurs et hauts fonctionnaires – présidé par Paul Chapin. Son rapport d’analyse vise à offrir une perspective canadienne sur la transformation de l’otan. On y souligne, d’emblée, le pessimisme canadien face à l’institutionnalisation d’un double pilier :

Les tendances actuelles au sein de l’Alliance ne sont pas particulièrement prometteuses pour le Canada. On n’entend plus que rarement le terme « Communauté atlantique » dans les corridors de l’otan. Il est plutôt question des relations entre les États-Unis et l’Europe, du rôle de l’Union européenne dans l’otan et de l’accès au statut de membres d’un nombre grandissant de pays d’Europe. Le mot « Canada » n’a pas beaucoup sa place dans ces conversations (Chapin 2010 : 24-25).

Ce pessimisme explique sans doute en grande partie pourquoi le groupe d’experts est favorable à une expansion fonctionnelle et géographique de l’otan. Les intérêts du Canada sont servis, soutiennent-ils, lorsque l’otan :

  • Élargit sa mission et ses objectifs à la sécurité des États démocratiques à l’extérieur de la région euro-atlantique, dont en Arctique et dans le Pacifique ;

  • Met en place une capacité de coordination et de gestion des aspects non militaires des opérations de paix sous l’égide de l’otan ;

  • Refuse à l’Union européenne un statut privilégié à l’intérieur de l’otan, dont la possibilité de consulter les États-Unis sur un enjeu et d’ensuite mettre le Conseil de l’Atlantique Nord (donc le Canada) devant un fait accompli (Chapin 2010 : 25-26).

Autrement dit, pour ce groupe d’experts, l’otan à privilégier par le Canada se doit d’être une organisation qui limite le plus possible l’établissement d’un rôle distinct pour l’ue, et qui élargit les compétences et le mandat de l’Alliance afin d’intervenir sur l’ensemble de la planète et dans toute la gamme des conflits (de basse comme de haute intensité, civils et militaires). Faute de quoi le statut et l’influence du Canada seront sérieusement menacés, nécessitant dès lors une révision fondamentale de la politique d’équilibrage institutionnel inclusif du pays. Le pari du président Sarkozy est ainsi paradoxalement lourd de conséquences pour le Canada. Si la tentative française d’émulation de la politique canadienne réussit, elle risque de remettre en question ses principales vertus d’un point de vue canadien.

L’envers de la médaille n’apparaît guère plus favorable aux intérêts canadiens. Certes, Ottawa peut se réjouir du fait que la réintégration de la France accroîtra la légitimité politique et l’efficacité opérationnelle de l’otan. Cependant, si le président Sarkozy perd son pari de voir l’Europe de la défense profiter de la réintégration de la France dans l’otan, Paris devra accepter le leadership américain et voir s’institutionnaliser encore davantage une alliance au mandat résolument global et multidimensionnel. Devant choisir entre des missions menées par l’ue ou l’otan, plusieurs États membres des deux organisations pourraient alors être incités – telle que l’est actuellement la France – à fournir davantage de ressources (militaires, policières, civiles, financières) aux opérations militaires sous l’égide de l’otan, lesquelles gagnent en complexité et en durée depuis le milieu des années 1990.

Dans cette perspective, le Canada sera confronté, tout comme ses alliés, à d’autres défis et dilemmes semblables à ceux rencontrés en Afghanistan. Après tout, la sécurité des membres de l’Alliance, rappelle le Concept stratégique, peut être menacée bien au-delà de leurs frontières, que ce soit sur le plan conventionnel, nucléaire ou terroriste. Est-ce dire que l’otan se verra confier un rôle militaire accru au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est et en Afrique ? Si le Conseil de l’Atlantique Nord conserve le dernier mot à ce sujet, il n’en demeure pas moins que les rapports de plusieurs groupes d’experts abondent dans ce sens (Albright 2010 ; Chapin 2010 ; Goldgeier 2010). Qui plus est, toute « victoire » de l’otan en Afghanistan passera inévitablement par la négociation politique avec les talibans. L’actuelle stratégie de l’administration Obama vise d’ailleurs précisément à renforcer la position de l’Alliance et du gouvernement Karzaï en vue d’une éventuelle entente politique. La rhétorique canadienne à propos de l’instauration d’une démocratie libérale respectueuse des droits des femmes dans ce pays est – et sera – de plus en plus confrontée à la réalité de l’« afghanisation » du conflit (un règlement national entre les forces en présence, incluant certains leaders de l’insurrection), à moins que l’otan ne parvienne à éliminer par la force les insurgés, un scénario pour le moins improbable. Une intervention directe de l’otan au Yémen, en Somalie, au Pakistan ou ailleurs ne pourrait éviter d’avoir à faire face à de pareils défis. Alors que tout indique que les opinions publiques occidentales demeurent largement réticentes à de tels engagements militaires (Angus Reid 2010 ; ifop 2010), l’institutionnalisation d’une alliance globale, inscrite dans le nouveau concept stratégique, ne devrait ainsi pas être célébré hâtivement à Ottawa.

À cela s’ajoute le fait que le raisonnement géostratégique du gouvernement canadien en faveur d’une otan globale repose sur des idées discutables. D’abord, l’idée que des opérations expéditionnaires donnent une raison d’être et une crédibilité à l’otan est peu valable : mener des opérations militaires dans le seul but de légitimer une organisation internationale ne paraît raisonnable ni moralement, ni stratégiquement. Seul le contraire devrait être privilégié : profiter de la valeur ajoutée de l’Organisation (par exemple, le processus décisionnel par consensus, le partage du fardeau, l’interopérabilité et le développement d’une culture stratégique commune) afin de répondre à une menace particulière. Or il est loin d’être clair que l’Alliance atlantique profite de tels avantages dans la gestion du conflit en Afghanistan (Thruelsen 2007).

Ensuite, l’idée fortement répandue, et répétée par le ministre de la Défense nationale, Peter MacKay, que la mission canadienne en Afghanistan empêche « que les menaces n’atteignent nos propres frontières » est contredite par la plupart des analystes, dont les services de renseignement canadiens eux-mêmes (Lagassé et Robinson 2008 : 94-95). Plusieurs reconnaissent en effet que la capacité d’Al-Qaïda à commettre des actes de terrorisme international à partir de l’Afghanistan est aujourd’hui quasi nulle, l’organisation ayant déplacé ses activités dans la région tribale du Pakistan (Whitlock 2010). On juge ainsi que l’intervention militaire en Afghanistan a augmenté la probabilité d’attentats de la part de terroristes « locaux » (home grown) (Greenaway 2010 : A4). Il faut donc reconnaître que l’otan possède une fonction beaucoup plus politique que sécuritaire pour le Canada, ainsi que l’exprime d’ailleurs sa stratégie d’équilibrage institutionnel inclusif. En effet, la garantie de sécurité involontaire offerte par les États-Unis – quiconque attaque le Canada s’attirera les représailles de la superpuissance américaine – procure au Canada une sécurité fort enviable (Sutherland 1962 : 202 ; Buteux 1994). Elle fait en sorte que les interventions militaires extérieures entreprises par le Canada sont fonction de choix politiques, plutôt que de nécessités stratégiques (Lennox 2010 : 381). Une politique d’équilibrage institutionnel inclusif devrait donc viser, au moindre coût possible, à accroître le statut et l’influence du Canada sur la scène internationale, notamment auprès des États-Unis, de manière à en multilatéraliser la politique extérieure tout en contribuant à sa prépondérance mondiale. Or la participation à la mission contre-insurrectionnelle en Afghanistan divise les alliés, coûte très cher d’un point de vue humain, politique et financier, offre peu de sécurité additionnelle au Canada et contribue à un regain d’anti-américanisme dans le monde musulman (Stein et Lang 2007).

Qu’à cela ne tienne, les élites gouvernantes canadiennes demeurent favorables à d’autres engagements similaires à celui en Afghanistan. Malgré les difficultés rencontrées dans ce pays, le gouvernement Harper estime que l’otan détient toujours la responsabilité de déployer des forces militaires partout où la sécurité de l’un de ses membres est en jeu. Le ministre MacKay (2010) a ainsi affirmé publiquement, en février 2010, que l’Alliance devrait avoir une politique « proactive » visant à défendre la sécurité de ses membres, au sens le « plus large » du terme, et ce, à une « plus grande échelle » qu’actuellement. Il ne s’agit pas là de simple rhétorique diplomatique. Les notes de breffages de son ancien collègue aux Affaires étrangères, Maxime Bernier, rédigées en vue du sommet de Bucarest en 2008, abondent dans le même sens. On y indique que le Canada cherche à développer un rôle « hors zone » pour l’Alliance, de manière à ce que celle-ci puisse répondre aux menaces à la sécurité de ses membres, que ce soit en Irak, en Somalie ou au Soudan (Berthiaume 2009 : 12).

Certains pourraient arguer que la fin de la mission de combat du Canada à Kandahar, en 2011, témoigne d’une perte d’intérêt à l’égard de l’engagement de l’otan en Afghanistan. Deux comités, l’un parlementaire, l’autre sénatorial, confirment en revanche le caractère bipartisan de ce qui semble être le compromis canadien entre une opinion publique largement opposée à la prolongation de la mission canadienne et les craintes d’une perte de crédibilité canadienne auprès de ses alliés. Ces deux comités, ainsi que l’opposition officielle à la Chambre des communes, appuient un rôle de formation à partir de juillet 2011, dans le but de renforcer les capacités militaires et policières des forces de sécurité afghanes (Sorenson 2010 ; cspsnd 2010 ; Parti libéral du Canada 2010). Or, il est intéressant de noter que les autorités fédérales considèrent que la mission canadienne à Kandahar, même avant 2011, en était une de renforcement des capacités nationales (Ministère de la Défense nationale 2009 ; Goldberg 2010). La nouvelle mission canadienne en Afghanistan a ainsi pour objectif, selon les ministres Cannon et MacKay, de « poursuivre » l’oeuvre du Canada entre 2011 et 2014 (Parlement du Canada 2010 : 6426 et 6429).

Enfin, si le gouvernement fédéral demeure relativement muet sur sa vision de la politique de sécurité internationale du Canada après-2011, ses décisions en matière d’achats militaires laissent entrevoir un rôle de premier plan au sein de futures missions de combat menées par ses alliés traditionnels (Castonguay 2009 : C2 ; Massie et Lagassé 2010 : A15). L’une des leçons que tire le gouvernement fédéral de la guerre contre-insurrectionnelle en Afghanistan semble donc être que l’otan peut et doit continuer à s’investir dans de telles aventures, quoique de manière plus équitable en termes de partage du fardeau. Paradoxalement, il s’agit de la matérialisation du pire « cauchemar » du Canada selon le politologue David Haglund : l’établissement d’une otan expéditionnaire globale coûteuse financièrement, politiquement et humainement (Haglund 1997). Cela ne signifie pas nécessairement que le Canada adopte une politique de sécurité internationale irrationnelle. Il s’agit tout simplement du dilemme selon lequel le Canada doit choisir entre une marginalisation politique internationale en matière de sécurité internationale et une participation substantielle aux entreprises coercitives menées par ses alliés – un dilemme auquel Ottawa a traditionnellement répondu par un engagement militaire soutenu et respecté (Létourneau et Massie 2007 ; Murray et McCoy 2010).

IV – La possibilité peu enviable d’un retour aux opérations de paix de l’onu

Devant la convergence des politiques atlantistes française et canadienne, Ottawa doit ainsi faire face à la perspective de s’engager activement au sein des futures opérations militaires de l’otan. Contrairement à la France, le Canada n’a pas de solutions alternatives (comme la psdc) à sa politique d’équilibrage institutionnel inclusif. C’est ce qui explique pourquoi il a appuyé, politiquement et militairement, chacune des initiatives visant à étendre géographiquement et fonctionnellement le rôle de l’Alliance atlantique, que ce soit au regard de missions de contre-insurrection ou relativement à d’autres, moins coercitives et traditionnellement menées par d’autres organisations, comme le renforcement des capacités nationales et régionales en Irak, au Soudan et en Somalie.

Est-ce dire que le Canada doit faire face à une fatalité ? Pas nécessairement. Devant l’absence d’une politique de sécurité internationale claire de la part du gouvernement fédéral pour l’après-2011, plusieurs analystes ont suggéré que le Canada renoue pleinement avec les opérations de paix menées sous l’égide des Nations Unies. Ici, autant une représentante de l’ong humanitaire Oxfam Canada que des analystes d’orientations politiques différentes s’entendent : le Canada devrait procéder à un réengagement dans des opérations de maintien de la paix, en fonction des ressources disponibles suivant son désengagement relatif d’Afghanistan en 2011, de ses intérêts et de ses valeurs, ainsi que de la valeur et de l’efficacité de telles missions (Vukojevic 2010 ; Coulon 2010 ; Granatstein 2010).

Le chef du principal parti d’opposition à Ottawa, Michael Ignatieff, abonde dans ce sens. La politique internationale privilégiée par son parti politique insiste notamment sur « une reprise des missions de maintien de la paix soutenues par les Nations Unies qui seront confiées à nos soldats expérimentés et chevronnés après la fin de leur mission de combat en Afghanistan », et ce, « en réaffectant les montants alloués pour les dépenses différentielles du ministère de la Défense nationale en Afghanistan après la fin de la mission de combat en 2011 » (Parti libéral du Canada 2010 : 2). Ces coûts différentiels représentent, pour l’année financière 2009-2010 seulement, plus de 1,6 milliard de dollars. C’est 13 fois plus que la somme de toutes les autres opérations militaires canadiennes combinées, dont celles en appui aux opérations de paix onusiennes en République démocratique du Congo (rdc), en Haïti et au Soudan (Ministère de la Défense nationale 2010).

Afin de justifier un revirement stratégique d’une telle ampleur, le chef du Parti libéral du Canada précise que, « lorsque les États souverains n’arriveront plus à protéger leurs populations et que la communauté internationale se mobilisera pour mettre un terme à des torts profonds causés à des innocents (notamment dans le cas de génocides et de purges ethniques), le Canada interviendra » (Parti libéral du Canada 2010 : 8). La plateforme libérale fait ainsi écho à la fibre internationaliste et humanitaire des Canadiens, largement opposés au virage atlantiste et belliqueux que représente l’engagement en Afghanistan. Concrètement, la stratégie libérale ne fait mention que de l’engagement canadien en Haïti comme modèle à suivre (le Canada déploie un peu plus d’une centaine de militaires et de policiers en appui à la minustah), mais il est fort possible de déduire des critères énoncés que l’on envisage également un renforcement des opérations au Darfour et en rdc. L’onu a d’ailleurs demandé à plusieurs reprises au Canada de déployer des Casques bleus en rdc, mais Ottawa a toujours décliné, prétextant un engagement trop important en Afghanistan (Castonguay 2010 : A1). Cela est conforme à la tendance atlantiste évoquée plus haut : depuis que l’Alliance atlantique prend activement part aux opérations de paix, le Canada est passé d’un grand fournisseur de Casques bleus à un des plus grands contributeurs aux opérations sous l’égide de l’otan. Faute de moyens, il ne peut s’engager substantiellement et simultanément auprès de l’une et de l’autre organisation.

Plus spécifiquement, le fait est que la monuc ne remplit pas l’un des critères essentiels à toute opération expéditionnaire outre-mer du Canada : la présence d’alliés traditionnels (la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis) comme principaux contributeurs de troupes militaires (Lagassé 2010 ; Haglund et Massie 2010 ; Massie 2010). Contrairement aux missions de paix de première génération, les opérations de paix contemporaines, qu’il s’agisse de protection humanitaire, de maintien, de rétablissement ou de consolidation « robuste » de la paix, nécessitent des moyens financiers, humains et militaires considérables afin d’être menées à terme (Le Roy et Malcorra 2009). Or le Canada ne dispose que d’une capacité limitée en la matière. Il s’avère incapable de déployer plus que 3 000 à 4 000 soldats de manière prolongée, ainsi que l’équipement et l’aide financière nécessaires, soit suffisamment pour contribuer significativement à une intervention d’envergure, mais insuffisamment pour mener cette opération sans l’appui d’autres États occidentaux disposant de capacités expéditionnaires supérieures. La tentative avortée du Canada de prendre en charge une opération dans l’ex-Zaïre en 1996 est d’ailleurs notable à cet égard (Cooper et Hayes 2000 : 64-78), de même que les demandes répétées du Canada afin qu’il soit aidé, puis remplacé, afin d’atteindre ses objectifs dans la province de Kandahar. À cela s’ajoute – et le cas de la monuc illustre très bien ce point – le fait que les alliés probables du Canada advenant un réengagement dans les opérations de paix de l’onu (outre la finul au Liban) seraient des pays en développement, tels que l’Inde, la Pakistan et le Bangladesh, des contributeurs certes expérimentés, mais qui ne répondent pas au critère d’alliés traditionnels, avec tout ce que cela signifie en termes d’interopérabilité, de culture stratégique, de disparités technologiques et matérielles, etc.

Enfin, il reste la possibilité de prendre part aux missions de l’ue, dont celles, mineures, déployées en rdc (eupol/rdCongo et eusec/rdCongo), ou encore celles, plus substantielles, déployées en ex-Yougoslavie. Le Canada a en effet tenté d’éviter sa marginalisation politique, devant la prolifération de missions expéditionnaires menées par l’ue, en négociant plusieurs accords avec cette dernière lui permettant de prendre part à certaines opérations européennes (Fortmann et Viau 2001 ; Morel 2008). Mais cette ouverture, somme toute symbolique, ne s’est jamais matérialisée en contribution majeure de la part du Canada. La raison est claire : Ottawa ne souhaite pas contribuer davantage à la réalisation d’un pilier européen au sein de l’otan en matière de sécurité internationale (Pentland 2009). Cette même raison rend nécessaire d’écarter la participation à des « coalitions de volontaires », ad hoc, dirigées par les États-Unis. Celles-ci n’offrent tout simplement pas les mêmes garanties d’influence, de statut et de partage équitable du fardeau pour les alliés collaborant avec Washington, ce qui explique d’ailleurs l’insistance canadienne afin de réunir sous un même chapeau institutionnel otanien les missions américaine (oef) et européenne (fias) en Afghanistan (Graham 2005 : 9705).

Conclusion : Vers un mandat d’appropriation régionale

La convergence progressive des politiques d’équilibrage indirect pratiquées par la France et le Canada s’explique par la confrontation de deux principes depuis la fin des années 1990 : la volonté d’établir un contrepoids institutionnel permettant de neutraliser l’unilatéralisme américain sans en renverser l’hégémonie, de même que celui de représentation fonctionnelle, conduisant Paris et Ottawa à soutenir significativement la mondialisation fonctionnelle de l’Alliance atlantique, notamment en matière de gestion de crises. Cette convergence culmine avec la réintégration quasi totale de la France dans les structures de commandement intégré de l’otan et coïncide avec l’accroissement notable d’opérations expéditionnaires « hors zone » de l’Alliance.

Cette transformation de l’otan a amené les gouvernements canadiens à engager les Forces canadiennes de manière substantielle dans les Balkans et en Afghanistan. Malgré les coûts financiers, humains et politiques associés à ces derniers, les élites gouvernantes canadiennes semblent en effet privilégier l’accroissement de ce type de missions, de manière à limiter la marginalisation du statut et de l’influence du Canada sur la scène internationale. Tout porte donc à croire que, malgré ce qu’en pensent certains analystes, l’Afghanistan est loin d’être la dernière guerre dans laquelle le Canada sera engagé (Bland 2008 ; Massie 2010).

La possibilité d’un réengagement dans les opérations de paix sous l’égide des Nations Unies de même que celle d’un accroissement de la participation canadienne aux opérations de l’Union européenne ou d’une coalition de volontaires ne permettent tout simplement pas d’atteindre les objectifs politiques associés à la politique d’équilibrage indirect du Canada. Or, compte tenu des coûts politiques et militaires associés à une otan expéditionnaire globale et à la matérialisation d’un pilier européen en matière de sécurité internationale, quelle solution reste-t-il pour le Canada ?

Devant son incapacité à mener des opérations militaires unilatéralement et devant le désengagement occidental des opérations de paix de l’onu (Bellamy et Wallace 2009), le Canada dispose d’une autre solution de rechange à une alliance expéditionnaire globale et à un double pilier européen et américain. Il s’agit d’étendre et d’adapter les principes sous-jacents à la notion de sécurité coopérative comme fondements du rôle de l’otan au 21e siècle. Cette notion a pour origine la volonté, canadienne notamment, de politiser – plutôt que de militariser – le rôle et le mandat de l’otan, et ce, autour de deux éléments clés : le dialogue politique et la résolution des conflits (Haglund 2000). Cela se traduit, d’une part, par un engagement ferme à l’égard de l’élargissement et de l’approfondissement des Partenariats pour la paix « hors zone », dont le Dialogue méditerranéen et l’Initiative de coopération d’Istanbul (Saidy 2010). D’autre part, la sécurité coopérative signifie que l’otan poursuive – sinon accroisse – ses efforts civils et militaires déployés auprès de l’Union africaine (en Somalie et au Darfour) et des Nations Unies, notamment, plutôt que de mener directement des opérations de contre-insurrection ou antiterroristes. Plus spécifiquement, il s’agit de favoriser la prise en charge régionale et nationale – voire locale, au sein de l’État hôte – des conflits (Liégeois 2005 ; Stalon 2007 ; Franke et Esmenjaud 2008), par l’entremise de programmes de renforcement des capacités (logistique, financière, de gouvernance, de renseignement, etc.) des pays hôtes ou des principaux contributeurs aux opérations de paix.

Une telle politique d’appropriation nationale et régionale des conflits par l’otan servirait les objectifs sous-jacents à la politique d’équilibrage indirect du Canada et en limiterait significativement les coûts. Non seulement l’Alliance atlantique préserverait-elle ainsi un rôle et une vocation complémentaires aux objectifs de l’onu, mais elle servirait également les objectifs américains et européens vis-à-vis des États fragiles, de même qu’elle permettrait au Canada de développer une niche capable de lui conférer le statut et l’influence internationale convoités.