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Enseigner les Relations internationales ou la politique étrangère exige souvent de faire référence à certains moments clés afin de créer une trame narrative qui appuie notre propos auprès des étudiants. Les événements entourant la fin de la guerre froide, les attentats du 11 septembre 2001 et les différentes interventions militaires qui s’ensuivirent sont généralement rappelés pour exposer les différents changements dans la sécurité internationale qui se sont opérés au cours des dernières décennies. Ces événements apparaissent à tort ou à raison comme les principaux facteurs expliquant la transformation de l’action des forces armées dans leurs opérations internationales. Autrement dit, les organisations militaires ne feraient que s’adapter à ces nouvelles situations que sont les crises humanitaires internationales et le terrorisme transfrontalier.

Dans son ouvrage La transformation des armées, adapté de sa thèse de doctorat, Gregory Daho propose tout le contraire. D’entrée de jeu, il remet en question cette thèse de l’adaptation aux chocs externes, qu’il juge simpliste et déterministe. Il avance plutôt que les grands changements et les réformes vécus par les armées françaises depuis la fin de la guerre froide (la professionnalisation, les opérations interarmées, l’interopérabilité, etc.) résulteraient d’un ensemble d’interactions et de conjonctures d’ordre interne. Ces changements auraient pour effet de modifier les rapports entre les autorités civiles et militaires en France.

Pour appuyer son propos, Daho se penche sur le cas de l’institutionnalisation de la fonction de coopération civilo- militaire (la Civil-Military Cooperation [Cimic]) par certains officiers des différents corps d’armée français (en premier lieu, officiers du commandement des opérations spéciales, de l’armée de terre et chefs des différents états-majors). Il examine également leurs rivalités, qui naissent de leur désir de contrôler cette institutionnalisation et les ressources budgétaires qui en découlent. En bref, la Cimic est l’ensemble des activités réalisées dans le cadre d’une crise internationale par les militaires et visant à renforcer la coopération avec les différents acteurs civils et à effectuer la transition vers une situation de paix. Le concept de Cimic, devenu une doctrine interarmées officielle en 2005, renvoie aux principes prônés dans la pensée stratégique contemporaine sur la contre-insurrection. D’ailleurs, l’auteur cite à quelques reprises des écrits portant sur les opérations de contre-insurrection lors de la décolonisation, notamment en Algérie, ou plus récemment ceux d’officiers qui ont mené les opérations de contre-insurrection durant la guerre en Irak dans les années 2000.

Pour retracer l’histoire de l’institutionnalisation de la Cimic sur plus de vingt ans (1989-2012), l’auteur se base sur une variété plus qu’appréciable de sources documentaires, dont une partie exclusive, et sur plus de 50 entrevues. Celles-ci ont été en grande majorité effectuées auprès d’officiers hauts gradés des différents corps d’armée français, ainsi qu’auprès de certains acteurs clés. La qualité de la recherche empirique constitue l’un des points forts de l’ouvrage de Daho. De même, les aspects de la méthodologie présentés dans l’introduction méritent d’être soulignés. Les différentes considérations discutées, et par conséquent prises en compte lors de la collecte et du traitement des données, pourront servir de balises à des chercheurs travaillant dans un contexte similaire. Par exemple, l’auteur traite de la manière d’aborder la relation entre le chercheur et les personnes interviewées dans le cadre militaire.

Cet ouvrage a le mérite de s’approprier certaines propositions théoriques et d’effectuer un rapprochement audacieux entre plusieurs courants. Au bout du compte, l’auteur réussit à convaincre le lecteur de la pertinence de la problématique posée et de ses objectifs de recherche, en plus de soulever des questions qui alimenteront de futures études dans le domaine des relations civilo-militaires.

La démonstration de l’institutionnalisation de la Cimic dans le temps suscite néanmoins quelques interrogations générales. On perd souvent le fil de l’argument principal en raison des choix dans le style de la présentation. Tout d’abord, l’auteur multiplie les citations, souvent très longues ou perdues dans le texte. Celles-ci ne sont pas assez encadrées par l’auteur. La surutilisation des sigles est un autre problème, bien qu’il ne soit pas simple de restituer l’esprit militaire sans employer toutes ces abréviations, qui sont une spécificité incontournable de ce sujet d’étude. Par ailleurs, Daho a pris soin de diviser l’institutionnalisation de la Cimic en trois grandes périodes pour exposer ses différentes itérations. Cette division chronologique est justifiée et sert bien le propos de l’auteur. Cependant, cette trame narrative n’est pas toujours respectée tout au long de l’ouvrage, ce qui peut créer à l’occasion de la confusion chez le lecteur. Enfin, Daho fait référence à un large spectre de sources scientifiques appartenant à différents courants théoriques en Relations internationales, en politique publique et en sociologie. Il n’est pas toujours évident, même pour un lecteur averti, de comprendre à quel courant théorique l’auteur souhaite répondre.

Finalement, la lecture de La transformation des armées est susceptible de plaire aux différents chercheurs universitaires en science politique, en sociologie ainsi qu’en administration publique qui étudient les enjeux touchant aux relations civiles- militaires ou les questions de stratégie militaire, même au-delà du cas français. Il en va de même des officiers militaires. En effet, plusieurs situations dégagées du cas français par Daho peuvent être mises en parallèle avec celles vécues par d’autres organisations militaires, comme les circonstances de différents théâtres d’opérations communs à plusieurs pays (l’ex-Yougoslavie et l’Afghanistan) ou les contextes administratifs de restrictions budgétaires et de réformes institutionnelles.