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Comment les entreprises multinationales peuvent-elles transformer leurs systèmes de production afin, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, d’augmenter la résilience des systèmes sociaux et écologiques ? C’est à cette ambitieuse question que les deux auteurs, Rafael Sardá et Stefano Pogutz, tentent de répondre, au travers d’une analyse interdisciplinaire, mêlant la biologie et l’étude des écosystèmes d’un côté, aux sciences de gestion et à l’économie de l’environnement de l’autre, le tout dans une perspective internationale. Prenant comme point de départ la complexité des relations entre les entreprises multinationales et les écosystèmes naturels globaux, les auteurs proposent un cadre normatif permettant d’intégrer un large éventail d’enjeux socio-écologiques au fonctionnement même de l’entreprise et de sa chaîne de valeur globale. L’argument des auteurs est que la poursuite simultanée d’objectifs sociaux, environnementaux et économiques, trilogie célèbre du concept développement durable, est tout à fait réalisable à condition d’enclencher une « transformation socio-technologique » de nos systèmes économiques. En plus d’un passage à une économie verte par le biais de l’innovation, cette transformation nécessite un changement de mentalité : un passage de « l’humain avec la nature » à « l’humain dans la nature ».

Cet ouvrage construit de manière didactique est divisé en huit chapitres dont chacun est agrémenté d’un court résumé, ainsi que d’exercices afin de vérifier les notions retenues par le lecteur. De plus, l’argumentation est continuellement illustrée par des exemples qui permettent d’objectiver des concepts parfois techniques. Il s’adresse aussi bien à des étudiants qu’à des décideurs souhaitant opérer un changement dans leurs pratiques managériales, mais aussi à toute personne s’interrogeant sur les stratégies mises en oeuvre et les instruments à disposition des entreprises pour faire face aux défis globaux du 21e siècle.

L’analyse débute par un constat : nous sommes entrés dans une nouvelle ère d’incertitudes, celle de l’anthropocène. En effet, nos modes de production et de consommation ont impliqué le franchissement de certaines « limites planétaires ». Les entreprises ayant grandement participé à cet état de fait doivent désormais devenir partie intégrante de la solution. Dès lors, afin de dissocier la prospérité économique des impacts socio-écologiques (concept de « decoupling »), les auteurs proposent un nouveau cadre conceptuel, celui de « Business in Nature ». Pour ce faire, ils s’inspirent de la pensée de l’English School en économie de l’environnement, en particulier celle de David Pearce et de son fameux ouvrage programmatique Blueprint for a Green Economy (1989). Une ambiguïté de taille apparaît néanmoins au cours de la lecture. En effet, tout en proposant d’intégrer l’humain dans la nature, l’ouvrage s’ancre dans un courant de pensée qui considère l’environnement comme extérieur à l’Homme, une « externalité » en termes économiques qui se doit d’être « internalisée ».

Plusieurs pistes sont explorées, comme l’attribution d’une valeur monétaire à la nature. Les auteurs donnent l’exemple de la marque Puma, qui dès 2010 a procédé à une évaluation monétaire de la valeur des « services écosystémiques » impactés par sa production tout au long de sa chaîne de valeur. Ils proposent également une utilisation plus systématique de l’analyse du cycle de vie des produits ou du reporting extra-financier, et soulignent l’importance des normes en matière de gestion environnementale. Ils mettent l’accent sur le rôle de l’économie circulaire, qui doit permettre de remplacer le modèle linéaire de production et de consommation actuellement en vigueur par un système qui intègre l’ensemble des problématiques sociales et écologiques. Finalement, ils relèvent l’importance d’une stratégie cohérente au sein même des entreprises, grâce notamment à la désignation d’un « chief sustainability officer » qui ait un réel rôle décisionnel en matière de planification de la durabilité.

Grâce à un travail empirique fondé sur de nombreux exemples d’entreprises ayant transformé leur modèle d’affaire pour s’engager sur la voie de la durabilité, l’ouvrage souligne également le chemin qui reste à parcourir afin de réellement connecter les entreprises multinationales à l’environnement naturel dans lequel elles opèrent. Les lecteurs apprécieront la clarté des propos, ainsi que l’optimisme des auteurs face à un futur incertain. Cependant, cet ouvrage fait face à trois limites. Premièrement, les exemples distillés tout au long de l’ouvrage ne sont agrémentés d’aucune analyse réellement critique. Les auteurs intègrent ainsi trop souvent les discours institutionnels développés par les entreprises. Deuxièmement, la nouveauté du concept proposé semble relativement restreinte, puisqu’il s’ancre très largement dans des dispositifs existants. Troisièmement, on regrettera l’absence de remise en cause des mécanismes dits « de marché », qui sont vus à la fois comme « cause de » et « solution à » la crise socio-écologique. Ici, c’est l’analyse du système et de sa complexité, ou de la relation entre capitalisme et nature, qui est manquante, l’entreprise n’étant qu’une variable parmi d’autres. Certains acteurs font défaut dans l’analyse, en particulier le monde de la finance, qui a un rôle grandissant dans l’orientation des politiques des entreprises multinationales. Malgré l’interdisciplinarité de cet ouvrage, la mobilisation des outils des sciences politiques aurait été intéressante, en particulier le sous-champ de « l’économie politique internationale de l’environnement », afin d’appréhender les relations de pouvoir sous-jacentes qui structurent le capitalisme global et font souvent obstacle à une transition socio-écologique. Ces réserves n’enlèvent pour autant pas l’intérêt de ce livre qui offre un large panorama des outils à disposition des entreprises pour enclencher une transition socio-écologique au sein même du système capitaliste.