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« Vive la Russie. Poutine – la solution », pouvait-on lire dès 2014 sur des pancartes brandies par des manifestants à Bamako, au Mali, dont le gouvernement a finalement signé un accord de coopération militaire avec Moscou en 2019. Une partie de l’Amérique latine salue le soutien politique appuyé de la Russie au président vénézuélien Maduro. Les leaders des pays asiatiques ne tarissent pas d’éloges sur le « grand tournant » de la Russie vers l’Asie[1]. Formulée de différentes manières, la perception que Vladimir Poutine se comporte en véritable stratège au Moyen-Orient a gagné les différents pays du monde, y compris occidentaux. À plusieurs reprises depuis 2015, le magazine Times a élu le président Poutine l’homme le plus influent de la planète. Cinq ans après l’introduction des sanctions occidentales contre la Russie à la suite de l’annexion de la Crimée et de la guerre dans le Donbass, le président Macron a souhaité renouer la relation avec cette « grande puissance européenne ». Les exemples peuvent être multipliés à l’infini : ils illustrent qu’à travers les continents et les pays, la Russie a grandement réussi à imposer son image d’actrice incontournable sur la scène internationale. Le soft power et la diplomatie publique russes – dont l’un des objectifs clés est la promotion de l’image positive du pays, pour « gagner les coeurs et les esprits » (Melissen 2005) – seraient-ils ainsi à l’oeuvre ?

Dans la théorie des Relations internationales, peu de concepts ont été autant discutés et appliqués comme grille de lecture pour les politiques étrangères de différents pays que celui du soft power, élaboré par l’Américain Joseph Nye. L’auteur le définit comme « la capacité d’un acteur politique d’infléchir le comportement d’autres acteurs par la force d’attraction plutôt que par la coercition ou les représailles » (Nye 2004 : 7, traduction libre). Autrement dit, nul besoin d’un « bâton » militaire ou d’une « carotte » économique si la culture, les valeurs politiques et la politique étrangère (les trois ressources du soft power selon Nye) séduisent suffisamment pour rallier les autres à sa cause sans recourir à d’autres formes de récompense, de contrainte ou de sanction. Plusieurs pays, y compris ceux aux régimes autoritaires, se sont intéressés de près au sujet et ont inclus le soft power dans leurs propres doctrines de politique étrangère. En Russie, le terme de soft power apparaît assez tardivement : Vladimir Poutine l’utilise pour la première fois dans un de ses articles pré-électoraux de 2012 (Putin 2012). En 2013, le terme est intégré dans le Concept de la politique étrangère russe. Cependant l’idée était présente bien avant cette date, sous une forme plutôt défensive[2], alors que l’essentiel du dispositif a été mis en place dès le milieu des années 2000.

Ce concept a gagné en popularité au sein des régimes autoritaires russe et chinois, mais Nye signale à quel point ces acteurs l’ont mal compris, voire détourné. Selon lui, le soft power doit en premier lieu émaner de la société civile ; il ne s’agit pas d’un instrument d’influence entre les mains d’un État autoritaire dont le modèle politique et les valeurs ne seraient pas naturellement attractifs (Nye 2013). Souvent critiqué, notamment à cause du biais exclusivement libéral et, par conséquent, peu pertinent pour les régimes illibéraux (Keating et Kaczmarska 2016), le soft power reste néanmoins une grille de lecture utile pour analyser les aspects d’une politique étrangère qui ne relèvent pas directement des outils militaires ou économiques, et pour appréhender les différences d’approches de ce type d’action internationale et son impact sur l’image internationale d’un pays.

Le soft power russe a beaucoup évolué depuis la première moitié des années 2000, moment où les autorités ont commencé à s’y intéresser. Après avoir adopté ce concept – qui était au début proche de sa version inspirée des démocraties libérales – à la suite de la Révolution orange de 2004 en Ukraine (1re partie), la Russie le fait évoluer vers une influence beaucoup plus directe, offensive et même subversive après la Révolution de Maïdan en 2014 et l’annexion de la Crimée (2e partie). La nouvelle image que la Russie cherche à projeter depuis 2014 est complexe et n’est pas exempte de contradictions (3e partie). L’impact de son soft power tire profit de la polarisation actuelle entre les pays (et y contribue à la fois) et même au sein des pays occidentaux, dont certains pans des élites et des sociétés (sous la pression de différents problèmes politiques, économiques et sociétaux et des fragilités induites par la globalisation), doutant de l’efficacité de leurs politiques et de l’universalité de leurs valeurs et normes, cèdent au relativisme et plaident pour un retour à la Realpolitik. La France en est un exemple flagrant.

I – À la recherche d’une meilleure image, Moscou se dote d’une boîte à outils de soft power dès le milieu des années 2000

Sans en donner une description exaustive, il est important de rappeller la richesse de l’arsenal déployé par le soft power russe dès le milieu des années 2000, car il est toujours en action, même si certains de ses éléments ont subi des transformations radicales après 2014 et que de nouveaux sont apparus.

A – Besoin impératif d’une meilleure image

L’engagement affiché envers la transition démocratique en coopération avec les partenaires occidentaux lors des premières présidences de Vladimir Poutine n’a pu empêcher la dégradation progressive de l’image de la Russie sur la scène internationale. La deuxième guerre en Tchétchénie, l’expropriation brutale de la compagnie pétrolière Yukos et l’arrestation de son patron, l’oligarque Mihail Hodorkovskiy, l’assassinat de quelques célèbres journalistes, la corruption et la construction de la « verticale du pouvoir » ont convaincu les Occidentaux d’un raidissement du régime de Poutine, dont le passé tchékiste ne leur avait par ailleurs jamais inspiré confiance. La Russie était très préoccupée par cette dégradation qui avait des conséquences tangibles en termes politiques (résolutions condamnant la Russie dans les organisations internationales, manque de confiance, négociations plus difficiles, etc.), mais aussi économiques (réticence des investisseurs ou des banques occidentales à accompagner des projets en Russie, méfiance envers les investissements russes à l’étranger, notamment).

Les républiques ex-soviétiques devenues indépendantes comme la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine redoutent que la Russie soit empreinte d’une volonté néo-impériale pour menacer leur indépendance, leur souveraineté ou leur intégrité territoriale (craintes qui s’accentueront après la guerre contre la Géorgie en août 2008 et encore plus après l’annexion de la Crimée en 2014). Plusieurs de ces pays aspirent à l’adhésion à l’Otan comme garantie de leur souveraineté et de leur intégrité territoriale, et à l’Union européenne pour des raisons plus économiques et normatives. Pour corriger cette situation, le président Poutine a fixé pour objectif la construction d’une image nationale positive et « conforme à la réalité » dans son discours devant les ambassadeurs en juillet 2004 (Putin 2004).

Ce sont les évènements en Géorgie en 2003 (« Révolution des roses ») et en Ukraine en 2004 (« Révolution orange ») qui ont réellement fait prendre conscience que l’héritage soviétique commun n’est plus un argument suffisant face à l’attrait qu’exerce l’Occident sur les pays voisins. L’investissement dans les outils de soft power et de diplomatie publique était censé permettre à la Russie de corriger son image négative et de créer un environnement régional et global favorable à ses intérêts économiques, politiques et stratégiques. La croissance économique à cette époque (7 % par an entre 2000 et 2008) en permettait le financement. Moscou a déployé son action selon plusieurs vecteurs, dont une partie relève de la réactivation et du renforcement des capacités d’influence linguistique, culturelle, éducative et médiatique héritées de l’époque soviétique, qui visaient en particulier les compatriotes russes à l’étranger. Ces canaux avaient été quelque peu négligés par la Russie postsoviétique, accaparée par des défis internes dans des conditions économiques difficiles. Quelques années furent nécessaires pour mettre en place un large dispositif et recruter de nouveaux acteurs à l’appui de la nouvelle diplomatie. La mise en oeuvre de ce dispositif coïncide avec la présidence de Dmitri Medvedev qui, d’emblée, a cherché à donner, malgré la guerre en Géorgie au début de sa présidence (août 2008), l’image d’une Russie plus ouverte et plus moderne.

B – La réactivation des canaux déjà existants : langue, culture, éducation et diaspora russe à l’étranger

La Russie a donc réinvesti dans la promotion de la culture et de la langue russes – avant tout dans les pays de « l’étranger proche » – et dans un rapprochement avec les compatriotes de l’étranger[3]. Les liens avec la partie active de la diaspora russe ont été renforcés et institutionnalisés par le biais de forums réguliers et, plus tard, par les Conseils permanents de compatriotes à l’étranger. Deux organismes ont été créés spécialement, respectivement en 2007 et en 2008 : la Fondation Rousski Mir (Monde russe) et l’agence gouvernementale Rossotrudničestvo (de son nom complet « Agence fédérale pour les affaires de la Communauté des États indépendants, les compatriotes de l’étranger et la coopération humanitaire internationale »). Cette Fondation, formellement indépendante, se voit comme un équivalent du British Council ou de l’Institut Confucius et se montre très dynamique : depuis sa création, une centaine de centres russes ont été ouverts dans différents pays. Rossotrudničestvo, qui relève du ministère des Affaires étrangères, a remplacé l’ancien Roszarubežcentr et s’appuie aussi sur le réseau d’une centaine de centres culturels et scientifiques russes à travers le monde (Audinet 2017).

L’agence coordonne et valorise l’aide publique au développement (apd) dont les montants sont en augmentation depuis la présidence du g8 en 2006 et l’adoption d’un « Concept de la participation de la Russie dans l’aide au développement international » en juin 2007 : de 100 millions de dollars en 2006, elle est passée à 1,2 milliard en 2017 (soit une augmentation de 1 200 %) selon la Banque mondiale (The World Bank s.d.), même s’ils restent très en deçà des montants accordés par d’autres pays au pib comparable ou inférieur, comme la Turquie. La Russie privilégie les aides bilatérales, dont l’origine est bien identifiable, aux aides versées par l’intermédiaire des institutions multilatérales. Les pays de la Communauté des États indépendants (cei) en sont les principaux destinataires, ce qui va de pair avec la place prioritaire de ces pays dans toutes les doctrines de la politique étrangère russe et la volonté de développer le marché intérieur eurasiatique. La Syrie, le Venezuela ou encore Cuba comptent parmi les autres principaux bénéficiaires ces dernières années, ce qui correspond aux engagements géopolitiques du Kremlin.

L’enseignement supérieur est un élément important de soft power, car il contribue à la connaissance de la langue et de la culture, mais aussi à formation d’une attitude favorable des futures élites étrangères envers le pays où elles ont été formées (Lebedeva et For 2009 ; Torkunov 2012). Un « Concept du développement des exportations des services éducatifs 2011-2020 » a été adopté sous D. Medvedev afin d’attirer plus d’étudiants étrangers en Russie, au-delà de la zone postsoviétique, mais aussi de créer des programmes et des filiales d’universités russes à l’étranger.

Élément nouveau par rapport à l’époque soviétique, l’Église orthodoxe russe, en pleine renaissance, a été mise à contribution pour renforcer les liens avec les diasporas russes à l’étranger et promouvoir l’unité et les valeurs partagées par l’ensemble du monde orthodoxe au-delà des frontières dans l’idée de créer le « Russkiy mir » (« Monde russe ») (Garrard et Garrard 2008). Les visites du Patriarche Cyrille en Ukraine en été, et en Biélorussie à l’automne 2009 avaient bénéficié d’un accueil favorable des populations. Des programmes ont aussi été lancés pour aider au rapatriement des compatriotes vers la Patrie.

S’adressant avant tout aux pays de la cei, ces programmes ont en fin de compte donné des résultats modestes. Pour ne prendre que l’exemple de la langue russe, le nombre de russophones enregistre un net recul dans le monde depuis la chute de l’urss, et cette tendance est difficile à enrayer : ainsi, le nombre de personnes parlant russe dans le monde (y compris en Russie) est passé de 312 millions en 1991 à 243 millions en 2015 et les prognostics sont de 215 millions à l’horizon 2025 (Arefiev 2018 : 120). Les pays de la cei sont les plus touchés par cette désaffection, ce qui s’explique en grande partie par l’affirmation identitaire des nouveaux États indépendants, la promotion de la langue nationale, voire la prise de mesures de « dérussification » (fermeture des écoles russes, priorité donnée aux élites parlant la langue nationale pour l’accès à des postes élevés, etc.). La question de la langue russe dans la plupart des pays de la cei est fortement politisée ; l’Ukraine en est un exemple flagrant. Cependant, l’Internet russe avec ses moteurs de recherche et ses réseaux sociaux a plutôt apporté un nouvel élément de cohésion pour cette zone géographique qui contribue à conserver à la Russie un rôle dominant dans l’espace informationnel (Limonier 2018).

C – Investissements dans les outils d’information et de communication

C’est justement l’espace informationnel et les outils de communication qui sont la cible du deuxième volet d’investissements dans le dispositif de soft power dans le but de porter la voix de la Russie à l’international, bien au-delà de l’espace cei. Phare de cette nouvelle politique, la chaîne de télévision d’information en continu Russia Today a été créée en 2005 pour une diffusion au début en anglais, puis en arabe (2007) et en espagnol (2009). Avec un budget en constante augmentation depuis sa création (30 millions de dollars en 2005 ; 370 millions de dollars en 2013), elle se présente comme l’équivalent de la bbc, de Deutsche Welle ou de la cctv (China Central Television). L’agence d’information russe ria Novosti, officiellement sous la tutelle du ministère de la Presse et de l’Information de Russie, a été complètement refondée en 2004 : son site en plusieurs langues est devenu un outil de communication important.

Outre cela, des suppléments mensuels au journal officiel Rossijskaya Gazeta paraissaient en Inde, en Grande Bretagne, en Bulgarie et aux États-Unis. Plusieurs quotidiens (comme Kommersant jusqu’à la fin 2008) ou des revues comme Russia in Global Affairs (adossée au prestigieux label américain Foreign Affairs[4]) ont créé des versions en anglais. RIA Novosti finance une autre revue exclusivement en anglais, Russia Profile (aujourd’hui seulement en version électronique). La Russie a aussi de plus en plus investi dans les grands groupes de médias locaux, de la Baltique à l’Afrique.

De nouveaux think tanks russes ont été créés et ont rapidement acquis une reconnaissance internationale, avec le rsmd en tête (Rossijskij sovet po meždunarodnym delam ou Conseil russe pour les affaires internationales). Ils défendent, avec plus ou moins de nuances et de subtilité, la position officielle du gouvernement russe (Vendil Pallin et Oxenstierna 2017). La Russie devient beaucoup plus présente et audible dans les forums internationaux d’envergure comme la Conférence de sécurité à Munich ou le Forum économique de Davos. En 2006, le Forum économique de Saint-Pétersbourg, peu connu depuis sa création en 1997, a été relancé sous les auspices du Président, qui n’en a pas manqué une seule édition depuis. Dès 2004, l’agence ria Novosti organise en Russie les rencontres du Club Valdaï, à l’attention d’un panel restreint de chercheurs, experts, journalistes et leaders d’opinion étrangers, qui leur donne un accès direct aux décideurs russes (y compris le Président) afin de mieux faire connaître la Russie auprès de l’audience internationale. En outre, l’Institut de la démocratie et de la coopération, basé à Paris depuis 2008, avec une antenne à New York, avait été instauré pour scruter les violations des droits de l’homme dans les pays occidentaux et pour défendre les points de vue russes[5].

Outre ces vecteurs russes, le Kremlin a même eu recours à différentes agences et institutions occidentales, grassement payées, comme l’agence de communication américaine Ketchum[6] ou la banque Goldman Sachs. Le choix de cette dernière n’est pas dû au hasard : en 2003, la banque avait lancé le concept des Brics, regroupant les pays économiquement prometteurs (Brésil, Russie, Inde, Chine) (Wilson et Purushothaman 2003). Ce concept était une aubaine pour la Russie qui, à l’époque, mettait l’accent sur les perspectives de son économie émergente (Roberts 2010). Il faut y ajouter les campagnes de relations publiques de quelques « champions nationaux » comme Gazprom, qui aurait investi 11 millions d’euros en 2007 dans l’amélioration de son image en Occident à la suite des « guerres du gaz » avec l’Ukraine (Butrin 2007). Plusieurs régions russes font aussi leur promotion à l’étranger dans le but d’attirer des investisseurs ou des touristes, y compris la Tchétchénie, reconstruite depuis la guerre.

Tout évènement qui met la Russie en valeur est exploité médiatiquement, que ce soit la victoire russe à l’Eurovision en 2008, les Jeux olympiques de Sotchi en 2014, et plus tard la Coupe du Monde de football en 2018. La « diplomatie sportive » joue un rôle particulier dans la promotion et l’affirmation de la grandeur du pays : la Russie fait preuve d’un véritable savoir-faire dans l’organisation de ces manifestations ; mais, cherchant à garantir la performance nationale, elle se lance dans le dopage organisé de ses sportifs (Aubin 2017). Les campagnes de communication peuvent aussi avoir pour objectif la protection de la mémoire historique, notamment liée à la Seconde Guerre mondiale, et la valorisation du rôle de l’urss comme pays vainqueur. Enfin, les classements internationaux deviennent importants : ainsi, la Russie se fixe comme objectif de faire rentrer cinq de ses universités russes dans le top 100 des universités mondiales et investit des moyens importants dans la modernisation des enseignements et de la base matérielle d’une quarantaine d’université pressenties comme leaders (Kastouéva-Jean 2013). Plus tard, le classement Doing Business sera la cible privilégiée des efforts russes, pilotés directement par le Kremlin.

Un autre moyen de promouvoir la Russie est la volonté de positionner le pays comme un centre d’initiatives politiques. Pour l’espace postsoviétique, il s’agit de jouer un rôle de moteur d’intégration dans des organisations régionales telles que l’Union économique eurasiatique ou l’Organisation de coopération de Shanghai. Au niveau global, la Russie est devenue membre du Conseil de l’Europe en 1996 (Massias 2007 ; Malfliet et Parmentier 2010), membre de l’omc (au bout de 18 ans de processus), et elle aspire à entrer à l’ocde. En 2008, D. Medvedev a formulé l’idée de la construction d’une nouvelle architecture européenne, ignorée – à son grand dam – par l’ue. En juin 2009, en pleine crise économique, au Forum économique de Saint-Pétersbourg, le même Medvedev a proposé que la Russie devienne le centre des discussions sur la réforme des institutions de gouvernance financière mondiale. Dans toutes ses propositions, la Russie a toujours souligné son attachement au droit international, au renforcement des institutions internationales et à la coopération multilatérale. Le soft power russe se voulait à ce moment à l’image du modèle occidental.

D – Les raisons d’un faible impact

Comme nous le voyons, la Russie n’a dédaigné que peu d’outils du soft power dans son arsenal aux budgets conséquents. Leur impact est cependant resté limité et mitigé. Les Russes imputent souvent le faible résultat de tous ces efforts à l’attitude occidentale : ainsi, l’un des hauts responsables de Rossotrudnitčestvo soulignait que « la méfiance ou l’ignorance de l’Occident vis-à-vis de ses propositions ont alimenté les déceptions et un discours sur les a priori antirusses qui sont tellement forts que même quand on propose quelque chose de constructif, l’Occident cherche le piège et rejette d’emblée les initiatives russes » ; en laissant sans réponse « valable et argumentée » les initiatives de Moscou, l’Occident aurait « alimenté les positions de la partie la plus anti-occidentale de l’élite russe »[7]. Les interlocuteurs russes en charge de différentes instances de soft power interrogés en 2009-2010 à Moscou alléguaient aussi d’autres raisons, celles-ci allant de la faiblesse des budgets (en augmentation, mais inférieurs à ceux des pays occidentaux) à une approche très étatisée, d’une mauvaise coordination entre les différentes institutions à la concurrence d’autres puissances comme la Chine, mais sans jamais formuler le manque d’attractivité du modèle russe, argument avancé par les observateurs occidentaux, à commencer par Joseph Nye (2013).

Le soft power russe semble en effet être d’emblée compris par les décideurs russes non pas comme la construction d’un modèle économique, politique et social attractif, mais comme une politique active portée essentiellement par l’État pour atteindre ses objectifs économiques, politiques et stratégiques par d’autres moyens (Kastouéva-Jean 2010). Le terme d’attraction (privlekatel’nost’), déterminant dans le concept de Nye, n’apparaît même pas dans les textes officiels russes, qui n’énumèrent que les outils et les canaux d’influence (Audinet 2016). Par conséquent, il a rapidement été perçu par les autres pays comme contraignant, voire menaçant pour leurs intérêts vitaux. C’est d’ailleurs précisément sous cet angle que les Russes perçoivent eux-mêmes le soft power occidental : comme « un ensemble d’instruments et de méthodes […] qui servent en réalité à manipuler la conscience collective, à s’ingérer dans les affaires intérieures des États et à les déstabiliser » (Putin 2012). Face à l’Occident qui estime que la victoire des valeurs démocratiques et libérales après la chute de l’urss est indiscutable, et que leur propagation universelle n’est qu’une question de temps, la Russie défend déjà ses spécificités : Sergueï Ivanov, ancien ministre de la Défense, avait affirmé en 2004 que « s’il y avait une démocratie occidentale, il devrait y avoir une démocratie orientale » (Dmitrieva 2004), avant que l’idéologue du Kremlin Vladislav Sourkov ne suggère le terme de « démocratie souveraine » en 2006.

Les plus grandes inquiétudes persistent dans les pays postsoviétiques qui n’ont jamais perçu le soft power russe autrement que comme des tentatives d’influence portant atteinte à leur indépendance et leur souveraineté fraîchement acquises (Cwiek-Karpowicz 2012). Le concept de « Monde russe » existant au-delà des frontières de la Russie a immédiatement inquiété la Géorgie orthodoxe ou le Kazakhstan peuplé de Russes au Nord à cause du risque potentiel d’irrédentisme (Saari 2014 ; Souslov 2015). Les pays baltes ont toujours refusé la création d’antennes de Rossotrudnitčestvo, perçue comme le bras armé du ministère des Affaires étrangères russes (Tafuro 2014). Leurs populations russophones continuent pourtant de regarder des chaînes russophones (pour prendre l’exemple de l’Estonie : la première chaîne balte pbk, rtr Planeta, ntv Monde, Orsent tv, tv3+, Mus-tv), lire la presse russe (ainsi, en Estonie, il existe une trentaine de journaux et magazines en russe) et consulter les portails d’information en russe. Cela contribue aux clivages dans les sociétés de ces pays : les populations « vivent dans des espaces médiatiques différents » (Agueïeva 2019 : 95) et ne font aucune confiance aux médias de l’autre espace (Grigas 2012).

Cette situation a alimenté les craintes au sujet des véritables intentions de la Russie, au-delà de l’action culturelle et linguistique. La Russie a justifié ces craintes en distribuant dès 2006 des passeports russes en Abkhazie et Ossétie du Sud avant d’y intervenir militairement au nom de la protection des compatriotes russes lors de la guerre avec la Géorgie en août 2008. La législation est venue confirmer la tendance qu’induisait cette intervention : en novembre 2009, les amendements apportés à la loi fédérale sur la Défense stipulent que la protection des citoyens russes peut constituer une raison pour l’envoi de forces armées à l’étranger[8]. Les deux Républiques sécessionnistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, autoproclamées indépendantes, ne sont pas reconnues aujourd’hui par la communauté internationale. Le terrain pour l’annexion de la Crimée a été préparé par l’action du soft power, car les universités russes et les médias russophones renforçaient l’identité russe et le sentiment d’appartenance à la « mère Russie » dans la presqu’île (Roslycky 2011). La question de la protection des compatriotes russes se trouve de nouveau au coeur de la crise à l’Est de l’Ukraine où Moscou recourt à la distribution de passeports russes dans le Donbass. Le soft power russe a toujours été étroitement imbriqué dans le hard power[9], car parallèlement au développement des outils de soft power, la Russie n’a pas hésité à recourir à la force militaire (Géorgie 2008), aux pressions énergétiques (crise gazière avec l’Ukraine et la Biélorussie en 2006 et 2009), aux ventes d’armes (par exemple, à la fois à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan, en conflit autour du Haut-Karabakh) ou encore aux moyens économiques et financiers (crédits ou effacement de dettes). Depuis l’annexion de la Crimée, les observateurs occidentaux ont troqué le concept de soft power russe contre celui de sharp power (Walker et Ludwig 2017) et de « guerre hybride » liée aux opérations d’influence et à la manipulation de l’information (Jeangène Vilmer et al. 2018).

II – La rupture de 2014 : d’un souci d’image à une recherche d’influence

A – Dégradation de l’image réciproque

La crise en Ukraine a démontré que le soft power russe n’a pas fonctionné dans l’espace postsoviétique, et a fortiori dans un pays voisin pourtant proche culturellement et partageant le même héritage soviétique. L’image internationale de la Russie s’est fortement détériorée en raison de l’annexion de la Crimée et de la guerre à l’est de l’Ukraine, effaçant ainsi tout l’impact bénéfique des Jeux olympiques de Sotchi en 2014. Les sondages Gallup reflètent la brutalité de cette dégradation depuis 2014 (24 % d’opinions « très positives » et « majoritairement positives » contre 70 % « très négatives » et « essentiellement négatives »). Comparativement, en 2001-2005, le ratio était inverse : il y avait 61-66 % de jugements favorables contre 27-33 % de défavorables (Gallup 2020). Une grande partie de l’opinion publique dans différents pays d’Europe et d’Amérique du Nord ressent la résurgence de la menace russe et ne fait pas confiance à Vladimir Poutine (Letterman 2018).

Cependant les perceptions varient beaucoup selon les pays, en fonction de l’héritage historique, de la proximité géographique et de l’orientation des forces politiques au pouvoir (Delcour dans Tinguy 2019). Évidemment, c’est en Pologne ou dans les pays baltes que l’image de la Russie se dégrade le plus, mais aussi chez ses partenaires les plus proches, qui font partie de l’Union économique eurasiatique. Au grand dam de Moscou, la Biélorussie et le Kazakhstan n’ont, par exemple, pas reconnu l’annexion de la Crimée (comme ils n’ont pas reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en 2008). Les pays de l’Union européenne et de l’Amérique du Nord (le Canada en outre a une très grande diaspora ukrainienne) sont aussi parmi ceux qui considèrent que la Russie a violé le droit international et n’hésite pas à recourir à la force militaire, et où son image est la plus dégradée. Depuis l’ingérence russe dans les élections américaines en 2016, l’action russe en matière d’information, plus offensive et plus idéologisée (Audinet 2018), est considérée comme une menace contre la sécurité nationale (Jeangène Vilmer et al. 2018). En revanche, les pays plus éloignés, qui ne sont pas marqués par le poids de l’histoire bilatérale et n’ont pas connu d’ingérences russes, ou ceux dont les élites et les populations partagent des sentiments anti-américains et anti-globalisation ont un regard beaucoup plus positif sur la Russie : tel est le cas du Viêt Nam, des Philippines, de l’Algérie et d’autres pays en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient (Tinguy 2019).

Inversement, c’est aussi l’image de l’Occident qui se détériore brutalement en Russie en 2014 ; la propagande dans les médias audiovisuels publics russes accentue encore cette dégradation.

Le soft power occidental est interprété comme « un vecteur d’ingérence subversif pour fomenter les révolutions de couleur[10] dans l’espace postsoviétique, manipuler l’opinion et intervenir directement dans la politique intérieure des États souverains » (Audinet 2020 : 52). La Russie muscle ses réponses selon plusieurs axes. Elle se protège plus activement de l’influence occidentale (adoption de lois restrictives portant sur les activités et les financements des ong ou la participation occidentale dans les médias russes ; éviction du pays de plusieurs ong occidentales comme Usaid, la Fondation MacArthur, Freedom House, etc.). Par ailleurs, la foi en le hard power comme outil plus fiable, plus rapide, plus efficace pour obtenir des résultats non seulement militaires, mais aussi diplomatiques a grandi avec l’intervention en Crimée et l’opération en Syrie. Ce sentiment était exprimé par un éminent expert russe proche du Kremlin qui affirmait, en octobre 2015, peu de temps après le début de l’opération syrienne, que « depuis que nous bombardons, on nous parle, nous ne sommes plus isolés » en dépit des sanctions[11]. Même si le Concept de politique étrangère russe de 2016 réaffirme l’importance de soft power, en réalité, le dispositif subit une transformation profonde pour répondre à la dégradation de l’environnement extérieur. Ce sont les médias qui sont désormais au coeur du soft power russe.

B – L’outil informationnel au coeur du soft power russe

Les plus gros changements depuis 2014 concernent l’outil médiatique russe à l’étranger. Début 2014, une grande agence d’information, Rossiâ Segodnâ (« Russie aujourd’hui ») est née de la fusion de l’agence ria Novosti (considérée comme insuffisamment offensive) et de la radio Golos Rossii (« La Voix de la Russie »). L’agence d’information Sputnik naît la même année en son sein. La stratégie de communication et les lignes éditoriales évoluent : l’objectif central n’est plus de promouvoir la Russie, mais de briser le monopole des médias occidentaux sur l’espace informationnel global en proposant un discours « alternatif » (Audinet 2020), stratégie qui se reflète bien dans les slogans « Telling the untold » et « Question More » de Sputnik et rt. Ces médias ont tendance à médiatiser excessivement les évènements de crise (comme la crise des Gilets jaunes en France) en affichant à l’écran les fractures sociales, politiques et confessionnelles des sociétés occidentales, et ils questionnent la capacité des démocraties libérales d’assurer l’ordre social et de régler ces tensions de manière pacifique (Audinet 2019). Ce changement de stratégie s’accompagne d’une augmentation de budget considérable : rt est le média russe le mieux doté parmi ceux disposant d’une audience nationale ou internationale (Sobolev 2019). rt et Sputnik emploient respectivement 2500 et 2300 salariés répartis entre les sièges moscovites et les bureaux à l’étranger (Audinet 2019). rt embauche des personnalités politiques et des présentateurs occidentaux célèbres pour accroître son audience, mais recourt aussi à des méthodes moins avouables, telles que des stratégies agressives de référencement payant ou naturel, ou encore des « pièges à clic ». Avec cette nouvelle stratégie, ces médias connaissent un succès croissant : rt attire 100 millions de téléspectateurs chaque semaine sur l’ensemble des pays de diffusion ; des dizaines de millions d’internautes consultent les contenus en ligne (Audinet 2020). En Occident, les messages envoyés par les chaînes russes évoquent le souvenir de la propagande soviétique (Tsygankov 2013).

À ces outils médiatiques officiels s’ajoute une communication sur Internet qui recourt aux services de trolls téléguidés depuis les services d’Evguenij Prigožin, proche du Kremlin[12]. Très rapidement alertés sur ces pratiques de fake news et de manipulation d’information (Jeangène Vilmer et al. 2018), les États occidentaux ont mis en place des services de contre-influence (comme le Nato Strategic Communications Centre of Excellence à Riga – Stratcom ou East StratCom Task Force de l’ue) pour lutter contre la désinformation et les ingérences informationnelles. Plusieurs pays ont aussi adopté des lois contre les manipulations de l’information[13].

Cette ambiance dégradée de guerre de l’information se répercute sur d’autres outils du soft power russe : ainsi, il est plus difficile d’ouvrir des centres de la fondation Russkij Mir, car les partenaires craignent de subir des pressions pour organiser des évènements qui ne correspondraient pas à leur éthique et leurs convictions[14]. Les échanges académiques et universitaires avec les pays occidentaux deviennent aussi plus difficiles : ainsi, les échanges entre la Russie et les États-Unis se sont contractés de 40 % depuis 2011[15]. Les milieux universitaires, académiques et culturels n’échappent pas à la polarisation politique. Il existe un risque de perte d’expertise pour analyser et comprendre la Russie au-delà des clichés idéologiques.

C – Différente, légitime et incontournable : les trois nouvelles facettes de l’image que la Russie cherche à promouvoir

La nouvelle donne, depuis 2014, façonne aussi la nouvelle image que la Russie cherche désormais à projeter. Elle continue, presque par inertie, de présenter les attraits de l’économie russe lors des différents Forums (« La Russie appelle », Forum économique de Saint-Pétersbourg, Forum économique de Vladivostok, etc.), alors que le climat des affaires est très dégradé, ce qui s’est encore accentué avec l’arrestation de l’investisseur américain Michael Calvey au printemps 2019 et du banquier français Philippe Delpal. Cependant, sur le plan politique, il ne s’agit plus de présenter la Russie comme un pays « normal », démocratique, souhaitant s’intégrer dans la famille européenne, même en maintenant ses spécificités. Les nouvelles facettes de l’actuel nation branding russe sont tout autres. Il s’agit de mettre en valeur l’altérité de la Russie, la légitimité de son action pour défendre ses intérêts et son rôle incontournable sur la scène internationale.

Altérité

Les autorités russes défendent vigoureusement le droit de la Russie d’être différente, de préserver sa samobytnost’ (sa manière d’être spécifique) et de se distinguer de l’Occident et de ses valeurs. Il est à noter que la Russie affirme bien moins sa différence face à la Chine ou aux pays arabo-musulmans ; là, elle souligne au contraire les points qui les unissent. Quant à l’Occident, il est présenté comme à la fois en proie à différents problèmes (migration, islamisation, appauvrissement, instabilité sociale), en voie de marginalisation économique et démographique face aux pays émergents et aussi en déclin moral (le mariage homosexuel étant la première cible). Ce n’est pas un hasard si le Patriarche Cyrille explique que les droits de l’homme au coeur du soft power occidental ne sont qu’une « hérésie globale » : selon lui, créés par la civilisation occidentale, ils n’auraient pas de valeur universelle (Moskovski Komsomolets 2016). Les partisans du courant « eurasiste » présentent la Russie comme une civilisation à part entière. Depuis le troisième mandat de Vladimir Poutine, la Russie cherche à se positionner comme le leader du conservatisme en dénonçant le « relativisme moral », l’athéisme militant et l’abandon des valeurs traditionnelles religieuses et familiales qui fondent la civilisation chrétienne. Peu importe que, dans leur comportement, les Russes soient loin d’être conservateurs (Rodkiewicz et Rogoza 2015)[16] : cette posture vaut à Moscou les sympathies des mouvements conservateurs catholiques en Europe et de la droite évangélique américaine (Laruelle 2017).

Légitimité

La Russie est prête à défendre ses intérêts par tous les moyens, y compris manu militari. Mais elle prend soin, d’une part, d’expliquer les raisons pour lesquelles elle s’oppose ou intervient, et, d’autre part, elle cherche à faire valoir, voire à créer le cadre juridique dans lequel elle inscrit son action. Les diplômes de droit obtenus par V. Poutine et D. Medvedev ne sont probablement pas étrangers à la recherche constante de bases légales à l’action, au moins sur la forme si ce n’est sur le fond. Les médias, les diplomates dans toutes les rencontres et enceintes internationales, des universitaires et des think tankers russes sont mis à contribution pour répéter inlassablement le même discours sur le fait que l’Otan a trahi sa promesse de ne pas s’élargir à l’Est ou qu’elle intervienne hors des théâtres d’opération prévus. La Russie a pris soin d’organiser un référendum en Crimée (dont les conditions d’organisation ont été critiquées par les Occidentaux, alors que son issue ne faisait pas beaucoup de doutes) en évoquant le droit des nations à l’autodétermination. Elle a aussi cherché à comparer ce cas à la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo (alors qu’elle ne la reconnaît pas elle-même) ou encore à la réunification de deux Allemagnes sans référendum[17], voire au cas du département français de Mayotte[18]. Pour justifier l’intervention en Syrie, le Kremlin met en avant la demande officielle du gouvernement légitime d’Assad. La Russie défend aussi son droit légitime de se protéger contre les influences extérieures destructrices, ce qui passe par toutes sortes de lois restrictives pour limiter leur impact sur la société civile. En interne, elles sont systématiquement justifiées par l’existence de lois comparables en Occident. Cette construction des parallèles avec l’action occidentale est constante, et toujours interprétée en faveur de la Russie. Son action serait ainsi toujours juste, légitime et légale, à la différence de l’Occident hypocrite qui s’affranchirait constamment du droit et des valeurs qu’il déclare : tel serait le cas, par exemple, de la liberté d’expression et de celle des médias que les autorités françaises bafoueraient en refusant leur accréditation à rt et à Sputnik (comme c’est le cas en France).

Rôle incontournable sur la scène internationale

Le cas russe montre que l’usage du hard power peut aussi engendrer une image positive. Ce n’est pas le modèle russe qui est considéré comme attractif, mais la volonté ferme et l’action musclée de la Russie pour défendre ses intérêts nationaux tels que les autorités les comprennent et la capacité d’assumer les conséquences de son action (résilience sous sanctions) qui n’a rien de séduisant mais qui inspire le respect. Opération militaire en Syrie, médiation en Libye, vente des systèmes antimissiles S-400 à la Turquie, rapprochement avec la Chine, soutien au président vénézuélien, apparition de mercenaires russes en Afrique, coup d’État avorté au Monténégro, opérations cyber ou violation des espaces aériens et maritimes de différents pays – la Russie fait souvent la une des médias internationaux, ce qui amplifie la perception de son omniprésence sur tous les dossiers. Capable de parler à des ennemis jurés (Israël et Hezbollah, Turquie et Kurdes, Iran et Arabie saoudite), elle cherche à être la puissance incontournable dans un monde multipolaire où l’Occident serait marginalisé. On voit bien l’évolution des priorités du Club Valdaï depuis 2014 : après la thématique de l’ordre mondial qui se fragmente et disparaît à cause de l’action occidentale, la dernière réunion du Club a fait quasiment l’impasse sur l’Occident au profit du thème de l’émergence de l’Asie.

Au premier abord, les trois axes de présentation de la nouvelle image semblent cohérents et aller dans le même sens. En réalité, les messages véhiculés peuvent se contredire ou créer de la confusion. La Russie insiste sur son identité à la fois profondément européenne et différente de l’Europe. Le discours sur les relations fraternelles avec l’Ukraine (allant jusqu’à la notion du « peuple divisé »[19]) s’accompagne d’une violente propagande anti-ukrainienne. Le spécialiste des questions stratégiques et nucléaires A. Arbatov souligne que l’Occident « est perdu dans les actes et les déclarations russes » : d’une part, la Russie affirme que le Traité fni a été un précieux facteur de stabilité régionale et globale et propose un moratoire inconditionnel sur le déploiement de ces missiles en Europe ; d’autre part, elle avance que le Traité était injuste, supposant le désarmement unilatéral de la Russie (Paniev 2020). D’ailleurs, les diplomates sont mis à contribution comme propagandistes (Kortunov 2019), ce qui n’est pas du goût de tout le corps diplomatique, considéré désormais aussi comme un canal de propagande en Occident. La tonitruante porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe, Maria Zaharova, choque souvent par la violence de ses propos et ses attaques personnelles contre les journalistes, les diplomates professionnels faisant d’habitude preuve d’une plus grande réserve[20].

Si, en Europe occidentale, la chaîne rt met l’accent sur les messages conservateurs et souverainistes, en Amérique latine la même chaîne défend des idées de gauche. Le point commun est de l’inscrire dans le courant anti-establishment et de proposer un discours alternatif au mainstream politique. L’image présentée pour distinguer les Russes du monde extérieur ressemble ainsi à un patchwork dont les différents éléments ne tiennent ensemble que par un antilibéralisme et un anti-occidentalisme soigneusement construits et portés par la propagande. La Russie donne l’impression de multiplier les justifications (de multiples explications différentes ont ainsi été proposées par les instances officielles et les hauts responsables russes pour expliquer le crash du mh17 en 2014 ou l’empoisonnement de l’opposant au régime Alexey Navalnyj en 2020, toutes disculpant la Russie) comme si elle proposait à chacun d’y piocher celle qui le satisferait. Et si pour certains cela détruit la confiance en tout propos de la Russie, une autre partie de l’audience internationale n’y est en effet pas insensible, y compris en Occident. Le même dispositif de soft power produit ainsi des effets différents auprès des différents publics en fonction des sensibilités politiques, idéologiques, générationnelles et autres. Ces « filtres » qui conditionnent l’image de la Russie dans le public cible représentent toute la difficulté d’évaluer l’impact du soft power russe. Même le public cible privilégié qu’est la diaspora russe connaît de très grands clivages politiques vis-à-vis de la nouvelle posture de la Russie (Bronnikova et Kesa dans Tinguy 2019).

D – Les facteurs d’attraction russe en Occident

Les trois ressources du soft power russe (culture, valeurs politiques et politique étrangère) peuvent aussi agir différemment sur la même « cible ». Le désaccord avec la politique étrangère russe aboutit rarement au « boycott » de sa culture[21] : les spectacles, les ballets, les expositions[22] et la littérature restent des facteurs d’attraction positive au-delà de la conjoncture politique. Certains observateurs formulent souvent des critiques à l’égard de l’action culturelle russe à l’étranger : celle-ci ne mettrait en avant que les aspects les plus classiques ou folkloriques et n’accorderait pas assez de place aux tendances modernes et aux créations contemporaines (Davyatkov et Chakirov 2017 ; Belova dans Tinguy 2019). Or, ce sont précisément ces aspects « traditionnels » qui alimentent l’image d’une Russie européenne et qui sont à ce titre représentatifs pour la majorité des auditoires occidentaux, alors que les créations contemporaines, qui échappent souvent au contrôle de l’État, ne véhiculent que rarement les valeurs traditionnelles et patriotiques recherchées (Audinet 2017).

Les valeurs politiques et sociétales sont l’aspect le plus problématique pour le soft power russe. En dehors des milieux très conservateurs, même ceux qui sont séduits par sa culture ou son action en matière de politique étrangère reconnaissent souvent que le modèle économique et social de la Russie, avec la corruption et la répression, est peu attractif[23]. On est très loin du messianisme communiste de l’urss proposant un modèle alternatif à l’Occident. En revanche, c’est la politique étrangère et le style de leadership de Vladimir Poutine, incarnant un leader fort, qui ont le plus grand impact sur les audiences internationales. La perception positive de l’action internationale russe répond aussi à l’insatisfaction d’une partie des élites et de la population occidentale provoquée par les errements et les faiblesses de leurs propres élites (Schmitt 2017). L’image est finalement une affaire de comparaison. C’est le changement notable d’atmosphère au sein des opinions publiques occidentales qui a créé un « sol fertile » et une « chambre de résonance » inattendue aux propos idéologiques et à l’action du Kremlin, qui captive avant tout un public déjà acquis aux idées illibérales (Laruelle 2017 : 30). Les positions de l’Occident sont bien plus faibles aujourd’hui qu’il y a quelques années : l’élection de Donald Trump, le Brexit, la crise migratoire et les défaillances de la gestion de l’épidémie de Covid-19 ont réduit la confiance des sociétés et des élites occidentales en leur propres forces et valeurs (Kortunov 2019). La plupart des pays occidentaux formulent désormais de moins en moins de critiques sur la politique intérieure russe, ainsi que sur l’état des libertés et des droits de l’homme dans le pays.

Enfin, outre l’attraction, certains pays peuvent simplement instrumentaliser la carte russe dans leurs rapports avec l’Occident à des fins de négociations pragmatiques. Ainsi, les dirigeants des Balkans n’ont pas l’intention de réorienter leur politique étrangère en faveur de la Russie, malgré une certaine désillusion à l’égard de l’Union européenne, mais ils « flirtent » avec Moscou pour inciter les dirigeants occidentaux à poursuivre le processus d’intégration et à renforcer leur soutien économique (Samorukov 2019). Pour différents pays (par exemple, la Turquie, membre de l’Otan, qui a acquis en 2019 des systèmes anti-missiles S-400), la Russie offre d’autres options stratégiques qui élargissent leur marge de manoeuvre et de négociation, notamment dans leurs rapports avec l’Occident. Les invitations des leaders populistes à Moscou leur procurent une caisse de résonance internationale. Cette image de la force alternative utile et « d’adoubement » international par Vladimir Poutine fait partie aujourd’hui de la puissance d’attraction de la Russie. Savoir si elle est durable et si elle relève vraiment du soft power au sens que lui donne Nye reste en revanche une autre question.