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La guerre au Yémen est l’un des conflits majeurs au Moyen-Orient depuis 2015. Cette région qui avait déjà connu des guerres et des tensions nombreuses depuis le 20e siècle a ainsi vu surgir un nouveau conflit, qui oppose principalement le mouvement Ansar Allah (littéralement « Partisans de Dieu », connu médiatiquement sous le nom de Houthi[1]) à une coalition militaire conduite par l’Arabie saoudite.

La guerre du Yémen est une guerre de propagande, et les manières de nommer ses différents protagonistes reflètent des visions contrastées du conflit : pour ceux qui soutiennent le président Hadi, la guerre met aux prises « les forces de la légitimité », c’est-à-dire l’armée nationale soutenue par la résistance populaire et la coalition arabe, contre « l’alliance des rebelles Houthis ». Pour ces derniers, il s’agit d’une « lutte de l’armée du Yémen épaulée par les comités populaires affiliés aux Ansar Allah » contre « l’agression de la coalition », et en premier lieu de l’Arabie saoudite.

Mermier 2018 : 7

La complexité du conflit au Yémen découle de plusieurs éléments, dont le premier est à chercher au sein de la société yéménite elle-même. Les acteurs du conflit peuvent être classés en deux catégories : acteurs endogènes et acteurs exogènes. Les acteurs locaux sont principalement les Houthis, les forces politiques et militaires restées loyales au président Hadi[2], les forces indépendantistes du Sud du Yémen et les forces pro-Saleh[3]. Du côté des acteurs régionaux et internationaux, on trouve la coalition internationale menée par l’Arabie saoudite et soutenue par les États-Unis qui lui fournissent notamment des armes ou du soutien logistique, sans prendre part toutefois aux opérations sur le terrain. D’autres pays interviennent indirectement dans le conflit, tels le Royaume-Uni ou la France, qui fournissent du matériel de guerre à l’Arabie saoudite.

Pour les besoins de cet article et afin de centrer notre analyse sur les facteurs d’accentuation de la dynamique confessionnelle au Yémen, nous analyserons les effets du contexte de violence armée sur les discours d’Ansar Allah ainsi que sur la structure des institutions politiques au nord du Yémen. Nous nous intéresserons essentiellement au rôle des Houthis, qui contrôlent toujours Sanaa, et de l’Arabie saoudite, qui conduit la coalition militaire « anti-Houthis ». La question à laquelle nous tentons de répondre est : dans quelle mesure la guerre au Yémen fournit-elle un contexte propice à l’accentuation de la dynamique confessionnelle ?

Pour y répondre, nous nous basons sur une hypothèse centrale : l’accentuation des identités religieuses au Yémen est – en partie – une conséquence directe du conflit. Elle conduit, ce faisant, à renforcer la cartographie de la confrontation sunnite-chiite, permettant aux Houthis de mobiliser la communauté zaydite[4] dont ils assurent la représentation par le biais d’institutions nouvelles. Il s’agit de montrer l’entrecroisement de deux logiques qui sont au coeur de la guerre au Yémen. La première sous-tend une intervention extérieure, celle de l’Arabie saoudite qui instrumentalise des tensions internes au sein de la société yéménite, travaillée par des phénomènes d’inégalités et de discrimination. La seconde dynamique tient à une affirmation, sur le plan institutionnel et discursif, du mouvement houthi au travers de la guerre qui, en tant qu’expérience de violence et de souffrance commune, renforce la solidarité du groupe.

Cette double approche tournée vers les discours et les innovations institutionnelles s’appuie sur une méthode qui croise entretiens avec des acteurs du conflit, analyse de leur discours et observation sur le terrain. Le travail de terrain a été accompli entre les mois de février 2013 et mars 2015, lors de séjours d’une durée d’un à trois mois. Une cinquantaine d’entretiens ont été conduits avec des cadres d’Ansar Allah ainsi qu’avec des membres du Congrès général du Peuple (cgp), parti du président Saleh. Le dernier terrain s’est achevé au milieu du mois de mars 2015, soit quelques jours avant le déclenchement de l’offensive saoudienne. Une dizaine d’entretiens complémentaires ont pu être menés par Skype. Nous avons confronté l’histoire orale ainsi reconstituée à la grande quantité de sources documentaires, incluant des sources écrites et visuelles en arabe que nous avons pu rassembler, notamment les discours des leaders et les textes de portée idéologique. Le but est de donner la parole aux acteurs eux-mêmes dans un aspect interactif, en nous concentrant sur le rôle d’Ansar Allah, acteur clé de l’institutionnalisation de la dynamique confessionnelle.

Avant d’aborder notre sujet principal, nous passerons ici en revue les travaux portant sur le lien entre confessionnalisme et politique. Depuis la guerre d’Irak de 2003, la grille confessionnelle s’impose pour expliquer l’apparition de nouvelles formes de mobilisations politiques et idéologiques au Moyen-Orient, ainsi que la forte polarisation sociale. La chute du régime de Saddam Hussein a provoqué un bouleversement des équilibres géopolitiques, menaçant notamment les pays de la péninsule arabique. Plusieurs pays du Moyen-Orient ont exprimé, dès 2004, leurs craintes devant ce qu’ils ont qualifié d’émergence d’un « croissant chiite ». À partir de cette date, les analyses universitaires, surtout du côté arabe, se sont intéressées à ce qu’elles ont appelé « le réveil chiite », ou encore « l’arc chiite », pour reprendre les termes du roi Abdallah ii de Jordanie dans un entretien accordé au Washington Post, dans lequel le souverain hachémite prédisait l’émergence d’un croissant chiite allant de l’Iran au Liban et incluant l’Irak, la Syrie, le Yémen, le Bahreïn et même la région orientale de l’Arabie saoudite. Ces expressions avaient pour but de pointer le retour en force des chiites sur le devant de la scène politique (Thual 2007 ; Loüer 2009). Loin d’être uniquement religieux, le clivage sunnite/chiite est ravivé par certaines configurations politiques, ainsi que par l’articulation des identités religieuses à des identités sociales, ethniques, régionales ou tribales (Loüer 2017).

Avant les révoltes arabes de 2011, le lien entre islam et politique au Yémen avait déjà fait l’objet d’une attention privilégiée, la majorité des études se concentrant alors sur le salafisme et le rôle des Frères musulmans. Les études de Bernard Haykel, Paul Dresch, Francois Burgat et Laurent Bonnefoy représentent ce courant d’études. L’étude d’un confessionnalisme politique lié au zaydisme chiite était alors assez limitée et basée sur des méthodes classiques : l’approche culturelle et/ou l’approche sociohistorique. La question a été traitée en partant de la crise identitaire du zaydisme résultant d’un processus de « sunnisation du zaydisme » (processus de convergence ou de dépassement du zaydisme) qui a débuté avec la révolution de 1962 et qui s’est renforcé ensuite par la guerre de Saada (déclenchée en 2004 par le régime de Saleh contre les Houthis). Bernard Haykel (2003) a expliqué ainsi comment ce processus avait produit une marginalisation des imams zaydites.

Avec la guerre de Saada, le nombre des travaux traitant du lien entre politique et confessionnalisme au Yémen a augmenté. Le chercheur Samy Dorlian a ainsi expliqué comment le gouvernement avait choisi de privilégier une lecture du conflit répondant à une approche confessionnelle, en montrant les Houthis comme se réclamant de leur appartenance au zaydisme (Dorlian 2013).

Dans les travaux sur les révoltes arabes, les analyses des mobilisations contestataires au Yémen n’ont mis en exergue la question confessionnelle et la réactivation des enjeux identitaires que tardivement, vers la fin de l’année 2014. De façon plus significative, les victoires réelles ou symboliques des Houthis ont donné naissance à une série d’études analysant la dynamique identitaire qui a permis au zaydisme de connaître un nouveau souffle inattendu (Bonnefoy et al-Rubaidi 2018).

I – Comprendre les origines de la guerre au Yémen

Afin de comprendre les origines de la guerre au Yémen, nous devons en rappeler brièvement le contexte politique particulier.

Le 21 septembre 2014, Ansar Allah s’empare du siège du gouvernement à Sanaa, avec le soutien apparent d’unités restées fidèles à l’ancien président Saleh, après une offensive lancée deux mois plus tôt depuis son fief de Saada au nord du Yémen. Le soutien des partisans de Saleh, voire la relative passivité des soutiens du président Hadi et de la communauté internationale, laissent alors de grandes marges de manoeuvre à Ansar Allah. Sous médiation de l’onu, un accord entre Ansar Allah et le régime d’Abd Rabbo Mansour Hadi est signé le 21 septembre. Cet accord doit théoriquement déboucher sur la formation d’un nouveau gouvernement dit technocratique, intégrant les Houthis. Il prévoit également le retrait des Houthis de Sanaa, leur désarmement et la relance du processus de transition politique. Mais cet accord ne sera jamais appliqué. À peine est-il signé qu’Ansar Allah en conteste et transgresse les termes, et s’empare de grosses quantités d’armes appartenant à l’armée. Déjà solidement implantés dans les quartiers nord de Sanaa, les Houthis progressent en direction des principaux lieux de pouvoir. Chaque jour, leur montée en puissance politique, religieuse et territoriale s’affirme.

Début 2015, le 20 janvier, Ansar Allah assiège le palais du président Hadi et la résidence du Premier ministre. Le chef du mouvement, Abdulmalik al-Houthi, accuse le président et le gouvernement de ne pas avoir mis en application l’accord politique du 21 septembre et d’avoir élaboré un projet de Constitution inacceptable pour son mouvement. Il accuse Hadi de « couvrir les pratiques de corruption », affirmant que son fils est impliqué dans des opérations frauduleuses. Le 21 janvier, M. Hadi signe un accord de sortie de crise avec les Houthis, mais dès le lendemain de cet accord, le gouvernement démissionne. Le président fait de même, affirmant que le Yémen est arrivé dans « une impasse totale ». Ansar Allah étend son contrôle sur l’ensemble des institutions étatiques de la capitale et s’empare de bâtiments officiels, dont le palais présidentiel. Le 6 février 2015, le mouvement annonce la création d’un Comité révolutionnaire, passage obligé pour toute décision ou nomination. Les tensions sectaires s’exacerbent.

Dans ce contexte d’emprise territoriale d’Ansar Allah sur la capitale, M. Hadi revient sur sa démission le 21 février 2015, après avoir échappé à la surveillance des Houthis qui l’avaient assigné à résidence. Depuis Aden où il s’est réfugié, il qualifie la prise de pouvoir des Houthis de « coup d’État » et se prévaut du soutien de la communauté internationale pour « rejeter le coup d’État de cette milice armée ». Il précise par la suite, dans une déclaration signée en qualité de « président », que toutes les mesures prises par les Houthis depuis leur entrée à Sanaa sont « nulles et non avenues ». De fait, deux gouvernements concurrents coexistent désormais au Yémen : d’une part le gouvernement houthi, qui contrôle Sanaa par le biais d’institutions créées de toutes pièces et qui revendique une légitimité « révolutionnaire » sans bénéficier du soutien de la communauté internationale ; d’autre part le gouvernement de Hadi qui, depuis Aden et le sud du pays, invoque une légitimité constitutionnelle et bénéficie d’une reconnaissance internationale.

Nous verrons dans un premier temps comment, dès le déclenchement de la guerre (2015-2016), l’Arabie saoudite et Ansar Allah ont mobilisé la référence religieuse dans un rapport antagoniste. Nous montrerons ensuite comment l’état de guerre a permis à Ansar Allah de mobiliser la communauté qu’il prétendait représenter par le biais d’institutions nouvelles et comment l’appareil éducatif s’est fait le vecteur principal de cette institutionnalisation. La mise en lumière de ces deux logiques croisées soulignera le lien entre état de guerre et institutionnalisation de la dynamique confessionnelle.

II – L’entrée en force des troupes saoudiennes sur le territoire yéménite et dans la vie politique nationale

Le 25 mars 2015, l’Arabie saoudite prend la tête d’une coalition de dix pays incluant cinq États membres du Conseil de coopération du Golfe (les six États membres du ccg à l’exception d’Oman), l’Égypte, le Pakistan, la Jordanie, le Soudan et la Turquie, sous couvert de défendre « l’autorité légitime » du président Hadi. Dès le lendemain, des forces fidèles au président Hadi s’emparent de l’aéroport d’Aden, repris aux Houthis. La perte d’Aden représente une défaite symbolique importante pour les Houthis, comme le concède Abdulmalik al-Houthi. C’est aussi un signal d’alarme, car le mouvement ne bénéficiera plus des revenus tirés de l’activité économique d’Aden, capitale commerciale du Yémen, et devra consolider son système de défense au centre et au nord du pays. Mais pour le chef des Houthis, le véritable enjeu est le maintien des positions acquises dans la capitale, objectif qui l’amène à galvaniser les tribus et les différentes forces qui lui sont alliées.

Si la guerre déclenchée a officiellement pour objectif de mettre fin à l’expansionnisme houthi et de conforter la position de M. Hadi, il ne faut pas oublier l’importance géostratégique du pays. Le Yémen contrôle largement le détroit de Bab-al-Mandab qui demeure un point névralgique du commerce mondial. La présence d’un mouvement soutenu par l’Iran dans cette zone est considérée par l’Arabie saoudite comme un danger. Pour l’Iran, cette zone est évidemment essentielle. Mais le soutien de Téhéran aux Houthis a toujours été plus politique et financier que militaire. Le blocus strict des côtes et de l’espace aérien yéménites par les forces de la Coalition empêche en effet tout trafic d’ampleur. Il n’en reste pas moins que selon une lettre datée du 25 janvier 2019, adressée au président du Conseil de sécurité par le Groupe d’experts de l’onu, l’Iran aurait fait parvenir aux Houthis du pétrole et, entre autres pièces détachées, des mélangeurs de kérosène pour des moteurs de drones[5]. Cette montée des tensions est propice à l’accentuation des références confessionnelles.

Sur le terrain, la stratégie déployée par la coalition saoudienne paraît largement contre-productive. Une large partie de la population yéménite, y compris au sud, dénonce en effet l’intervention saoudienne comme une atteinte à la souveraineté du pays. Le président Hadi en est jugé responsable pour avoir fait appel à l’Arabie saoudite. La guerre tend ainsi à renforcer – au moins dans un premier temps – le rassemblement populaire autour des Houthis et la perception de la communauté zaydite comme étant celle des mustad’afin [les déshérités] vivant dans un monde dominé par al-dhulm [l’injustice].

Il faut revenir ici brièvement sur les origines du sentiment de discrimination pesant sur la communauté zaydite. L’instauration de l’État moderne yéménite a en effet suscité la rébellion des « perdants de l’histoire » tels que se perçoivent certains groupes zaydites, surtout issus de la catégorie des Hachémites (descendants du Prophète), particulièrement les partisans du régime de l’imamat zaydite[6] (1948-1962). La marginalisation des Hachémites s’observe à travers leur exclusion de la fonction publique et de l’armée. L’enseignement du zaydisme en tant que doctrine et histoire politique est interdit dans le nord du Yémen, où les différentes institutions éducatives zaydites ont été fermées (Dresch 2000 ; Dorlian 2013). De plus, à partir des années 1980, les Saoudiens commencent à financer les institutions sunnites ; les principes zaydites ne sont pas enseignés dans les établissements nationaux (Bonnefoy 2011) et les institutions salafistes diffusent un message anti-chiite. Selon un historien yéménite interviewé, « les étudiants ont appris que les générations précédentes qui avaient dirigé le Yémen étaient des kuffar [infidèles] »[7]. Ces faits conduisent certains groupes zaydites – avec à leur tête les futurs Houthis – à voir dans ce processus une « sunnisation », voire, selon certains, une « wahhabisation » du zaydisme (Cook 2001).

C’est dans ce contexte qu’un grand nombre d’oulémas zaydites décident de redynamiser le zaydisme comme instrument de lutte contre l’intrusion salafiste dans le bastion géographique du zaydisme (les hauts plateaux du nord). Les adeptes de Hussein al-Houthi, fondateur du mouvement, mettent en avant les discriminations subies sous le régime républicain de Saleh (Dorlian 2013). Le caractère polysémique de la notion de « discrimination » dans la société yéménite est digne ici d’être souligné. Sous le régime de Saleh, la majorité de la population yéménite, à l’exception d’une minorité (les bénéficiaires des réseaux de clientélisme comme Sanhan [tribu de Saleh] ainsi que d’autres chefs tribaux et chefs de l’armée), est victime d’une corruption généralisée et d’un système clientéliste qui aggravent les phénomènes de marginalisation économique, politique et sociale. La plupart des Yéménites, que ce soit au nord ou au sud, éprouvent alors, à des degrés évidemment divers, un sentiment de discrimination. Sur le plan religieux, si le zaydisme en tant que doctrine fait bien l’objet de discriminations évidentes, les zaydites en tant qu’individus ou collectivités ne sont pas tous pénalisés au même titre. Le régime de Saleh a choisi de surexploiter à des fins politiques l’appartenance (zaydite) primaire pour assimiler cette contestation à l’ancien régime de l’imamat. En retour, cet héritage de discrimination a été largement mobilisé par les Houthis.

A – L’Arabie saoudite : légitimer la guerre en la confessionnalisant

Dites-le ouvertement, notre guerre au Yémen est la guerre des sunnites contre les chiites. C’est la guerre de la croyance et des compagnons du Prophète contre l’hypocrisie. C’est la guerre contre l’Iran, c’est une guerre confessionnelle ! Et si elle n’était pas une guerre confessionnelle, alors nous devons en faire une guerre confessionnelle […]. Ahl al-sunna [les sunnites] doivent contrer l’expansionnisme chiite dans la région.

Abdulrahman Soudaïs, prêche du 31 mars 2015

Ces propos du cheikh Abdulrahman Soudaïs, chef religieux saoudien et imam principal de la mosquée sacrée à La Mecque, montrent que l’interprétation de la guerre qui est suggérée dès le début par les autorités religieuses saoudiennes consiste à évoquer une guerre à la fois confessionnelle (entre chiisme et sunnisme) et politique (entre le Royaume d’Arabie saoudite et l’Iran). Soudaïs et les cheikhs saoudiens ont instrumentalisé la référence sunnite pour avoir le soutien des forces régionales arabo-sunnites.

Des tracts largués par les avions saoudiens au Yémen diffusent cette lecture, affirmant que la Coalition soutient « le peuple du Yémen contre l’expansion perse », appelant le peuple yéménite « à ne pas croire les slogans des Houthis » et « à soutenir l’autorité légitime ». On y lit de même : « mon frère le citoyen yéménite, ne soyez pas dupé par les slogans houthis… Soutenez l’autorité et le gouvernement légitime » ; ou bien « mon frère fils du Yémen, le but des forces de la Coalition est de soutenir le peuple yéménite contre l’expansion perse ».

Pour l’Arabie saoudite, il s’agit, par le choix des termes employés, de redessiner les contours de la nationalité yéménite. Tous les tracts commençant par « mon frère le citoyen yéménite » ou « mon frère le fils du Yémen » sous-entendent en effet que les Houthis et/ou leurs alliés ne font pas partie du peuple yéménite.

Si on remet le conflit dans son contexte historique, le rôle des Saoudiens au Yémen s’avère d’autant plus significatif qu’il pose la question des enjeux religieux entre les deux pays. La « sponsorisation » des institutions sunnites par les Saoudiens n’en est pas la seule expression. En 2009, l’Arabie saoudite était déjà intervenue au Yémen lors du sixième tour de la guerre de Saada (guerre déclenchée par le régime de Saleh en 2004 contre les Houthis). Cette intervention militaire saoudienne avait débuté après la mort de deux gardes-frontières. Prenant prétexte de cet incident, les forces saoudiennes avaient alors prêté main-forte à l’armée yéménite (Brandt 2017). Pour la première fois de son histoire, l’État saoudien engageait son armée à combattre un ennemi sous la bannière du djihad (combat sacré) défensif (vom Bruck 2010).

La grille confessionnelle imposée par l’Arabie saoudite pour légitimer la guerre est bien sûr inacceptable pour le camp adverse. En Iran, le Secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale déclare ainsi que « larguer [des] tracts qui racontent des mensonges a pour but d’effrayer les Yéménites » (L’Obs avec Agence France Presse 2015).

De son côté, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah libanais, considère que le discours de confessionnalisation de la guerre est une tentative du régime saoudien de faire exister une « communauté sunnite » et d’attirer dans sa coalition militaire des combattants mercenaires. Pour les Houthis, le Hezbollah est un modèle de référence qu’il convient d’imiter et de suivre. Ils considèrent que les Hezbollahis sont les maîtres des moujahidin[8] dans le monde islamique.

C’est dans ce contexte que Hassan Nasrallah remet en cause l’argumentation avancée par l’Arabie saoudite pour justifier la guerre yéménite, en supposant des liens d’allégeance entre Ansar Allah et l’Iran. Il considère simplement que la politique étrangère saoudienne, arrogante et destructrice, pousse irrésistiblement tous les peuples arabes opprimés à se rapprocher de l’Iran, en précisant, au sujet de l’hégémonie iranienne, que :

En 1982 […] les Libanais avaient le droit de résister à l’occupation israélienne, et ils ont cherché de l’aide […]. L’Iran a entendu et répondu à notre appel au secours, il a aidé les Libanais, il leur a apporté l’expertise et l’expérience, il leur a fourni l’argent, les armes, et les techniques. Mais la résistance au Liban était libanaise. Ses hommes, ses femmes, ses dirigeants, ses martyrs, ses prisonniers, ses héros, ses blessés, sa cause, sa décision étaient libanais à 100 %. Ce n’était pas une résistance iranienne.

Nasrallah 2015a

Un mois après le déclenchement de la guerre yéménite, pour la première fois dans l’histoire du parti de Dieu, Hassan Nasrallah a dénoncé ouvertement l’Arabie saoudite en l’accusant de soutenir les mouvements takfiristes.

Oui, nous [Hezbollah] faisons en sorte de ne pas nous exprimer ouvertement contre l’Arabie saoudite. À Bahreïn, ils [les Saoudiens] sont intervenus et ont écrasé le peuple, jetant les oulémas en prison. Malgré cela, nous n’avons pas voulu nous opposer ouvertement à l’Arabie saoudite. Nous étions favorables à un dialogue irano-saoudien […]. Mais les choses ont changé et nous posons la question : qui finance les takfiristes [ce qui conduit des musulmans à s’éloigner de l’islam] ? C’est l’Arabie saoudite. Les partisans de Daech sont les étudiants de la pensée wahhabite et sont financés par l’Arabie saoudite. La guerre yéménite est le résultat de ce soutien.

Nasrallah 2015b

Un an après, en mars 2016, le Royaume wahhabite a décidé de classer le Hezbollah parmi les « organisations terroristes », et de mettre sur liste noire tous ses dirigeants et institutions.

Il faut savoir ici que le langage religieux mobilisé par le camp saoudien pour légitimer la guerre a ensuite été atténué alors que les Houthis, de leur côté, ont au contraire accentué ce registre au fil des années. Dans les zones qu’ils contrôlent, les Houthis ont imposé leurs codes socioreligieux.

B – Les commémorations chiites au service de l’effort de guerre d’Ansar Allah

Ansar Allah dénonce dès le premier jour « l’agression saoudo- américaine » contre le Yémen et appelle au djihad pour repousser cette intervention militaire. Abdulmalik al-Houthi promet la victoire à ses combattants en se référant au registre religieux. Le 26 mars 2015, il prononce un discours délégitimant l’attaque saoudienne.

Aujourd’hui, la corne de Satan attaque le Yémen de la foi et de la sagesse […] ce message s’adresse à nos agresseurs et, à leur tête, au régime saoudien : quelle que soit votre force, quel que soit le soutien que vous recevrez de la part des puissances internationales, vous serez humiliés. Vous êtes l’agresseur et n’avez aucun droit, votre action est du baghyi [rébellion] […] Ô chers moujahidin, les héros du Yémen, sachez bien que vous êtes sur le front du Bien contre le Mal, et de la défense légitime face à l’agression illégale […]. C’est un djihad sacré sur la voie de Dieu et au secours des opprimés.

Al-Houthi 2015a

Véritable leader charismatique de son mouvement qui devient, durant la guerre, la plus puissante force politique et militaire du Yémen, Abdulmalik al-Houthi use de la notion de « corne de Satan » pour désigner le régime saoudien. Cette image a une force spécifique dans la mesure où elle figure dans le hadith de Najd rapporté par l’imam al-Bukhari (Bukhari, Sahîh al-Bukhârî, 2002). Selon ce hadith, le Prophète aurait dit : « Ô mon Dieu, bénis pour nous la Syrie ! Ô mon Dieu, bénis pour nous le Yémen ». Les gens [présents] dirent : « Et le Najd ? » Il répondit : « Ô mon Dieu, bénis pour nous la Syrie ! Ô mon Dieu, bénis pour nous le Yémen ! » Ils dirent : « Et le Najd ? » et la troisième fois, le Prophète dit : « Dans cet endroit, il y a des tremblements de terre, des séditions ; et c’est à cet endroit que se lèvera la corne de Satan [qarn al-shaytân] ». Dans une autre version, il dit : « la fitna viendra de l’est ». Si l’ensemble des oulémas (sunnites et chiites) reconnaît ce hadith, son interprétation est un sujet de discorde. Pour certains oulémas – chiites notamment –, le « Najd » désigne une région d’Arabie saoudite tandis que pour d’autres, il renvoie à une région d’Irak. Pour les Houthis, donc, la « corne de Satan » désigne bien la région saoudienne du Najd d’où a émergé le wahhabisme. Ils considèrent que les wahhabites se sont détournés de l’obéissance à Dieu et à Son Messager et ont suivi une voie différente de celle des autres croyants. Abdulmalik al-Houthi brandit rien moins que le slogan de la guerre sainte contre la « corne du Diable ». Mobilisant ce fameux hadith, il donne une connotation religieuse à sa dénonciation de la politique saoudienne.

Avec la guerre, l’Arabie saoudite devient pour les Houthis un ennemi similaire à celui qu’Israël constitue pour le Hezbollah en 2006. Les Houthis combattent non seulement au nom du djihad, mais aussi pour défendre leur nation menacée par une puissance étrangère. La résistance et l’héroïsation de ses militants, le culte des martyrs tombés au combat, sont des registres idéologiques fortement mobilisés. La notion de djihad soude la communauté puisque le « combat sacré » équivaut à un engagement en faveur des opprimés.

L’usage politique du registre religieux a été ainsi accentué. Abdulmalik al-Houthi choisit l’occasion de l’Achoura[9] pour prononcer des discours et mobiliser les foules, incarner la résistance à l’oppression et se présenter comme le protecteur des opprimés. Suivant cette lecture, le sentiment d’injustice s’appuie sur l’épisode historique du martyre de l’imam Hussein, symbole de la dynamique contestataire du chiisme (Amir-Moezzi 2006). Au-delà de sa faculté mobilisatrice, cet événement demeure l’acte fondateur du chiisme qui assure que la défense des opprimés ne relève pas exclusivement de l’imaginaire chiite, mais bien d’un vécu réel.

Notre oumma est de nouveau confrontée à la criminalité al-yazîdiyya [tiré du nom de Yazid[10]]. Le but de ces forces arrogantes est d’opprimer les peuples et de les rendre esclaves. Dans l’Oumma, il y a ceux qui ont tendu leurs mains à ces forces criminelles et qui ont trahi l’islam. À leur tête viennent le régime saoudien, les takfiristes qui servent les États-Unis et Israël. Le régime saoudien suit dans cette guerre les mêmes stratégies que les États-Unis et Israël.

Al-Houthi 2015b

En prenant le sacrifice de l’imam Hussein comme modèle de résistance, il ne s’agit pas de faire un simple rapprochement théorique entre le mouvement de l’imam Hussein et le mouvement houthi. Ce rapprochement procède plutôt d’une logique d’authentification et d’affiliation. C’est un procédé de légitimation. Achoura est l’essence même de la résistance et se trouve de ce fait au coeur de tout mouvement de résistance chiite. Al-Houthi accuse l’Arabie saoudite et ses alliés de se comporter comme les forces d’al-yazîdiyya, c’est à dire comme des forces qui défendent le règne de l’oppression. Historiquement, l’imam Hussein s’est soulevé contre l’autorité de Yazid pour mourir en martyr lors de la bataille de Karbala. Pour les chiites, la mort de Hussein a permis de délégitimer Yazid, d’accélérer la chute des Omeyyades et de favoriser la montée en puissance des Abbassides qui étaient plus proches de la famille du Prophète (Khosrokhavar 2004). C’est un djihad pur qui vise à protéger le pouvoir de toute corruption et distorsion. Dans l’interprétation militante, le martyre de Hussein devient le symbole de la résistance contre la corruption de la dynastie omeyyade (Amir-Moezzi et Jambet 2004 ; Khosrokhavar 1995). À partir du moment où Achoura devient non seulement le jour de célébration du deuil de l’imam Hussein, mais aussi un moyen de rassemblement des jeunes militants houthis, il permet une fusion des temporalités et une relation charnelle au passé de la nation : le combattant réinterprète et redonne un sens à la mort de l’imam Hussein en s’inscrivant dans sa continuité. Cette idéologisation rend le martyre accessible aux musulmans ordinaires, car, par son action révolutionnaire et militante, Hussein est présenté comme un exemple que chacun peut suivre.

Peu après, Abdulmalik al-Houthi célèbre la Journée du martyr (chahid) en s’appuyant sur le registre de la résistance. Dans son discours du 22 février 2016, il dit ainsi :

Nos martyrs sont notre gloire, et celui qui combat sous la bannière américaine ne peut pas être considéré comme martyr ! La société des martyrs est la pierre sur laquelle la dictature des oppresseurs va être brisée.

Al-Houthi 2016a

La récupération politique et religieuse de la mémoire des militants décédés, qui sont présentés comme des « héros » défenseurs de la nation, constitue une puissante ressource idéologique pour les Houthis. La « martyrologie » est une de leurs pratiques fondamentales pour donner un substrat émotionnel à la résistance, dans la mesure où « l’émotivité de la mort facilite la mobilisation » (Amir-Moezzi 2006). Puisque les commémorations sont des rites qui préservent la conscience communautaire et permettent de revivifier des événements de l’histoire collective (Mervin 2007), al-Houthi cherche, par ce biais, à maintenir une identité collective zaydite/chiite et à renforcer la cohésion du groupe social qu’il entend représenter. Les martyrs jouent un rôle instrumental, en permettant de requalifier la lutte armée en une pratique défensive « légitime » face à un comportement d’oppression (Catusse et Alagha 2008).

Si toute révolution et toute guerre ont leurs martyrs, dont le sacrifice pour la cause sublimée est célébré par la nation, le concept de martyr a pris au Yémen une sacralité symbolique du fait de l’association entre ces événements et la mémoire chiite issue de la tragédie de Karbala. Pour al-Houthi, le culte des martyrs est un outil qu’il met à disposition de ses combattants pour les aider à surmonter leur peur de la mort. Il tend ainsi à ritualiser la célébration des funérailles et à en faire un moment de mobilisation. Les « lieux de mémoire » (Nora 1997) sont ici les monuments qui permettent de perpétuer une mémoire partagée par le biais de l’émotion. De nombreux panneaux de grand format avec des visages de martyrs trônent dans les rues de Sanaa. La Fondation des martyrs, créée par les Houthis, se charge d’imprimer les photos des martyrs en mille exemplaires. Il s’agit là d’un moyen de mobiliser socialement les gens afin qu’ils gardent en mémoire les militants morts au combat. Dès lors, tout croyant devient un potentiel soldat actif, capable de mépriser la mort, de glorifier la liberté, de dire non à la soumission et à l’oppression, de devenir, en quelque sorte, le « Hussein de son temps » qui combat « les Yazid du temps » (Khosrokhavar 1995). Pour les Houthis, cette assimilation, mobilisée comme une force unificatrice, non seulement détient un pouvoir mobilisateur défensif contre les ennemis, mais apporte une consolation à la douleur générée par la violence et les pertes subies. À travers la mobilisation de « la société des martyrs », « la réalité de la guerre vint à être transformée en ce que l’on pourrait appeler le mythe de la guerre qui en faisait, rétrospectivement, un événement doté d’un sens sacré » (Mosse 2003). La mémoire de guerre est alors remodelée en expérience sacrée.

III – Logiques d’institutionnalisation et dynamiques confessionnelles

Pour des raisons évidemment historiques autant que politiques, l’état de guerre a fourni à Ansar Allah un contexte propice pour créer des institutions communautaires destinées à faire émerger une nouvelle forme de société yéménite. Si, historiquement, les Houthis représentaient la voix des marginalisés, des « perdants de l’histoire », ils se présentent aujourd’hui comme « vainqueurs de cette guerre » et profitent de ce moment pour affirmer leur présence au niveau institutionnel. Il faut rappeler ici que l’État yéménite n’a jamais eu le monopole légitime de la violence physique, comme le définit Weber : les frontières entre les acteurs étatiques et non étatiques s’étaient déjà estompées au cours de l’histoire. La prise de contrôle des institutions politiques et sécuritaires par Ansar Allah relève dès 2011 de la compétition entre les acteurs sociopolitiques yéménites pour le contrôle du pouvoir et des ressources politique. En effet, au Yémen, depuis longtemps, l’usage de la violence politique n’est pas le fait seulement de l’État mais de plusieurs acteurs, notamment des tribus. En ce sens, on ne peut pas dire que dans ce pays l’État ait jamais détenu le monopole de la violence (Clausen 2018).

A – La création d’institutions politiques communautaires

En juillet 2016, les Houthis et leurs alliés (alors pro-Saleh), ont formé un Haut-Conseil politique pour gouverner le Yémen. Le 6 août 2016, le Haut-Conseil, non reconnu par la communauté internationale, se réunit pour la première fois, Saleh al-Samad[11]et Qassem Labozah en étant respectivement le président et le vice-président[12].

Quelques jours après, cette nouvelle instance essaie d’obtenir l’adoubement du Parlement, mais seuls 91 des 301 députés votent en sa faveur. Ce score, largement inférieur au quorum de 151, provoque une réaction de condamnation de la part du gouvernement installé à Aden. Néanmoins, le 15 août, le Comité révolutionnaire transmet solennellement le pouvoir au Haut-Conseil politique. La nouvelle instance s’arroge les pouvoirs présidentiels, avec la devise suivante : « la volonté du peuple ». Ansar Allah continue ainsi de se présenter comme un mouvement bénéficiant d’une légitimité populaire. Au cours d’une cérémonie à laquelle assistent les Houthis et leurs alliés, Mohammed al-Houthi (chef du Comité révolutionnaire) remet le drapeau du Yémen à Saleh al-Samad.

L’agence de presse yéménite, sous le contrôle d’Ansar Allah, estime que l’incapacité de la communauté internationale à « contenir l’arrogance saoudienne » a été à l’origine de ces prises de décision. La création de ce Conseil a lieu en effet alors que les pourparlers du Koweït, sous l’égide de l’onu, piétinent.

Le 2 octobre 2016, le Haut-Conseil politique annonce la formation d’un gouvernement de « salut national », qui fait pendant au cabinet du président Hadi basé à Aden. Al-Samad nomme Abd al-Aziz bin Saleh bin Habtour Premier ministre de son gouvernement. Il s’agit là d’une décision hautement symbolique, dans la mesure où cette personnalité politique, membre du bureau politique du parti cgp, a été gouverneur d’Aden jusqu’à la prise de la ville par les Houthis en 2015. Dans plusieurs discours prononcés après cette date, Abdulmalek al-Houthi s’attache à présenter ce gouvernement comme légitime et populaire.

Aujourd’hui [3 octobre 2016], les institutions gouvernementales du Haut Conseil politique et le Parlement ont une grande responsabilité. Je m’adresse aux membres du Conseil et au gouvernement : vous avez une responsabilité devant Dieu et devant ce peuple [yéménite] […]. Je m’adresse à la communauté internationale : vous respectez généralement les procédures constitutionnelles et législatives. Le parlement yéménite a reconnu le Haut Conseil politique. Il lui a confié la responsabilité de diriger le pays durant cette période critique. Ce Conseil est le résultat d’un consensus national.

Al-Houthi 2016b

Ainsi, al-Houthi proclame que son mouvement détient une légitimité à la fois révolutionnaire et institutionnelle. Il tente de donner une forme d’institutionnalisation à la vie politique à Sanaa, bien que le Comité révolutionnaire, le Haut Conseil politique et le gouvernement ne bénéficient pas de la reconnaissance internationale. Durant les deux premières années du conflit, Ansar Allah renforce ainsi ses capacités militaires et politiques à travers une dynamique confessionnelle fortement institutionnalisée.

B – L’école et l’université au coeur des mobilisations confessionnelles

Le champ éducatif est à la fois un élément clé de la reconstruction nationale, « du dispositif de mobilisation politique et sociale des acteurs communautaires », et un lieu de socialisation religieuse et politique, où s’élaborent des identités collectives de manière fluide (Le Thomas 2012). C’est dans ce contexte que les Houthis ont mobilisé le champ éducatif pour imposer leurs codes sociaux dans le sens où l’école est une institution d’encadrement et de contrôle social. Historiquement, la politique éducative au Yémen a été profondément marquée par la chute de l’imamat et l’instauration du régime républicain. À partir de 1962, les manuels scolaires d’enseignement islamique publiés par le ministère de l’Éducation ont ignoré les différences, sur le plan théologique, entre chaféisme et zaydisme. L’enseignement zaydite a été interdit dans le nord du Yémen et les différentes institutions éducatives zaydites ont été fermées (Dresch 2000). À leur tour, les Houthis ont tenté de mettre en place leurs propres mécanismes éducatifs à Saada dès 2002. Il s’agit d’encadrer localement la communauté zaydite à travers la mise en place de programmes d’enseignement et l’organisation de camps d’été, première étape de mobilisation « par le bas » de la communauté zaydite. L’enjeu consiste à mobiliser politiquement et socialement un ensemble chiite plus ou moins léthargique, en voie d’absorption au Yémen. De nouveaux espaces ont été créés pour que les jeunes zaydites se rencontrent, dans des clubs et des espaces de socialisation (Bonnefoy 2008). C’est dans ce cadre qu’Hussein al-Houthi a animé une série de cours en introduisant sa vision de la revivification du zaydisme.

La nouveauté ici tient au fait que les Houthis tentent, pour la première fois, de communautariser le système scolaire public. Dans leur fief politique de Saada, ils ont pris le contrôle des écoles publiques dès 2011 mais la question est devenue plus centrale avec leur arrivée au pouvoir dans la capitale. Le champ éducatif (l’école et l’université) est ainsi devenu un « lieu de projection et de mise en scène des identités » au quotidien, comme « fabrique sociale […] [où] se dessinent des rapports à la modernité, à la communauté et au chiisme » (Le Thomas 2012). Au travers de la mobilisation du champ éducatif, le développement symétrique Liban/Yémen sous l’influence des Houthis s’est fortement cristallisé. La direction houthi a cherché ainsi à créer une nouvelle culture militante, comme le Hezbollah l’a fait dans ses bastions libanais, et à l’imposer à l’ensemble de la société yéménite.

C’est au travers de la définition des programmes, des cursus et des examens, et avec la production de manuels scolaires, qu’Ansar Allah s’attache à communautariser l’enseignement public. Il s’agit de consolider et d’élargir la base communautaire du mouvement – l’école définissant pour les élèves ce qu’il est légitime de penser sur le monde social – en lui fournissant des cadres théoriques et cognitifs pour l’appréhender (Daher 2014).

Examinons les changements qui ont eu lieu dans le secteur éducatif après la nomination de Yahiyya al-Houthi (demi-frère d’Abdulmalik al-Houthi) au poste de ministre de l’Éducation en 2016. Celui-ci a créé un comité ayant pour mission de réviser les programmes éducatifs, dont les cinquante membres sont des sympathisants, partisans ou alliés des Houthis. L’une des premières modifications adoptées par ce comité dans les écoles primaires est l’organisation de cérémonies religieuses visant à célébrer les martyrs, héros de la résistance. Il s’agit par ce biais d’étendre la « société de résistance[13] » construite sur le modèle du Hezbollah, et de toucher les enfants des sympathisants. Ajoutons que les nouveaux programmes soulignent le caractère « résistant » du mouvement et ont fait disparaître la formulation de « rébellion de Saada ». Dans la même optique de stimulation de « la société de résistance », les professeurs sont encouragés à collecter des fonds auprès des élèves pour que chacun contribue à l’effort de guerre, au renflouement des caisses de la Banque centrale, et apporte une « participation sociale » au régime houthi.

Par ailleurs, le slogan d’Ansar Allah, « Dieu est le plus grand, mort aux États-Unis, mort à Israël, malédiction aux Juifs », est ajouté dans les manuels scolaires dès la fin de 2015. Dans certaines écoles, surtout dans les gouvernorats de Saada, Marran et Amran, les étudiants répètent ce credo. Dans le cadre du programme d’enseignement des mathématiques en primaire, des termes militaires apparaissent dans des exercices, comme le montre l’énoncé suivant : « Mohammed a acheté vendredi trois fusils. Et dimanche, il a acheté quatre fusils. Quel est le nombre total de fusils qu’a achetés Mohammed ? » (Manuel de mathématique 2017 : 20)[14].

D’autres changements d’ordre doctrinal doivent être soulignés. Prenons par exemple le cas du cours de religion islamique de la neuvième classe (primaire). Le nouveau manuel a supprimé deux lignes de l’ancienne version, qui renvoyaient au sermon d’adieu du Prophète : « Certains compagnons du Prophète, parmi lesquels Omar ibn al-Khatab[15], ont pleuré quand ils ont entendu le verset “Aujourd’hui, J’ai parachevé pour vous votre religion, et répandu sur vous Mon bienfait. Et J’agrée l’Islam comme religion pour vous” [al-Ma’idah (la Table) : verset 3]. Il y avait là en effet une allusion au fait que le Prophète mourrait bientôt » (Manuel d’enseignement de la religion islamique 2017 : 122). Ce fait n’est pas anodin : dans le chiisme, ce verset est lié à l’événement fondateur du principe de l’imamat, le Prophète ayant d’après eux désigné l’imam Ali comme son successeur. Ce verset coranique attesterait donc que l’imamat est le garant de la perfection et le parachèvement de la religion islamique. Pour les chiites, ceux qui nient que le Prophète ait désigné l’imam Ali comme son successeur rendent la religion non homogène et incomplète. Leur interprétation de ce verset est donc différente de celle proposée par le sunnisme.

Tous ces changements dans le champ scolaire ont conduit à des modifications qui restent toutefois limitées. Par exemple, les livres scolaires parlent toujours des compagnons du Prophète et de leur rôle, y compris de celui d’Omar Ibn al-Khatab, deuxième calife musulman, non reconnu par les chiites.

L’institution universitaire participe également au processus de communautarisation, favorisant l’encadrement d’une nouvelle « génération » de sympathisants et/ou de militants houthis, chez qui le rapport au mouvement est devenu routinier. Le champ universitaire présente à la fois les traits d’une forme d’extra-socialité (Siino 2004) et un lieu d’observation privilégié des mouvements d’action collectives, des modes de redistribution sociale, des ressources et des types de contrôle déployés par le régime afin d’articuler politique de formation et promotion des élites (Camau et Geisser 2003). Ainsi, l’université est un lieu où se produit et se transmet le savoir et où l’étudiant reçoit une formation à la fois idéologique et intellectuelle.

Tout d’abord, Ansar Allah s’est intéressé aux mobilisations identitaires au sein du champ universitaire (qui sommes-nous ?), puis aux répertoires d’action estudiantine (comment agissons- nous ?). L’objectif, pour eux, est de maîtriser le champ universitaire par un encadrement à la fois idéologique et organisationnel efficace, afin de déterminer les répertoires « légitimes » d’action étudiante. Autrement dit, Ansar Allah s’efforce d’empêcher l’émergence d’un débat contradictoire au sein de l’Université, qui pourrait mener à des actions protestataires. Pour ce faire, il s’appuie sur une double stratégie. La première consiste à créer de nouvelles universités privées conformes aux principes d’Ansar Allah, telles que « l’Université du 21 septembre » et « l’Université Iqrâ’ [Lis – impératif du verbe lire] pour les sciences et la technologie »[16]. Ces créations cherchent à provoquer un changement structurel.

À côté de ces nouvelles universités, des rituels d’allégeance dans les anciennes universités ont été institués, comme l’organisation de conférences thématiques mettant en valeur les idées du mouvement. Cela concerne plutôt les grandes universités publiques, comme l’Université de Sanaa, à la tête desquelles ont été promus des cadres houthis. À titre d’exemple, citons la conférence intitulée « Le cri face aux arrogants : le cri et ses conséquences sur le présent et le futur de l’Oumma », organisée à la Faculté de commerce de l’Université de Sanaa. Mohammed al-Bukhayti, haut cadre du mouvement, figurait parmi les intervenants.

L’institutionnalisation de la dynamique communautaire au sein de l’espace universitaire, comme au sein des écoles primaires et secondaires du pays, rappelle le rôle joué par le secteur éducatif dans le dispositif social mis en place par le Hezbollah libanais. Les écoles du Hezbollah inculquent à leur élèves une culture spécifique, celle de l’iltizam – c’est-à-dire l’obligation et l’engagement de chacun envers Dieu, et aussi envers la communauté (Le Thomas 2012).

C – Les limites de la stratégie d’Ansar Allah

Dans un contexte de durcissement de l’état de guerre et d’accentuation de la dynamique confessionnelle, les dissensions entre le chef du cgp, Saleh, et les Houthis se renforcent. Cet état de fait conduit le cgp à accuser Ansar Allah d’accaparer le pouvoir, notamment après la nomination de proches aux ministères de la Défense et de l’Éducation. Les réformes des programmes scolaires sont dénoncées.

En mars 2017, les médias pro-Saleh qualifient les Houthis de « miliciens », les renvoyant à une forme d’illégitimité politique alors qu’ils aspirent à incarner l’État. Les dissensions stratégiques entre les deux alliés questionnent la capacité d’Ansar Allah d’assurer le maintien des institutions qu’il a créées. Il faut noter que l’alliance des Houthis avec les forces militaires restées fidèles à Saleh, et qui sont passées sous leur contrôle, leur a fourni le levier nécessaire pour établir leur hégémonie sur le nord du pays. Mais, comme Saleh annonce, le 2 décembre 2017, sa volonté « d’ouvrir une nouvelle page avec les Saoudiens » en se joignant à la lutte armée contre les Houthis et qu’il dissout de facto l’alliance entre ses partisans et les leurs, les Houthis se trouvent momentanément affaiblis. Toutefois, deux jours plus tard, il est assassiné par des militants houthis.

L’assassinat de Saleh aurait pu remettre en cause le maintien au pouvoir d’Ansar Allah. Or, dans les régions du nord, l’assassinat de Saleh a décapité le cgp, qui avait maîtrisé les élites gouvernantes et tribales et tenu le pays d’une main de fer. À la suite de cette disparition, le cgp est divisé en quatre factions inégales : une première à Sanaa (sous contrôle houthi), une seconde à Riyad et Aden (pro-Hadi), une troisième présidée par un fidèle de Saleh (Sultan Barakani), et une dernière gravitant autour d’Ahmed Saleh, fils de l’ancien président. La plupart des troupes sont passées de gré ou de force sous le contrôle des Houthis. Ceux-ci maîtrisent donc, avec l’aide d’un appareil militaire conséquent, la plus grande partie du Yémen.

Il paraît donc peu probable qu’Ansar Allah perde pied dans les hautes terres centrales du Yémen, densément peuplées. Au-delà des solides soutiens populaires qu’il y détient et de sa connaissance du terrain, son expérience militaire s’améliore de jour en jour, tandis que l’économie de guerre lui assure un approvisionnement local régulier en armes et munitions, que vient compléter l’achat de petit matériel de pointe, importé très probablement d’Iran. Dans ces conditions, les acteurs en présence semblent se diriger vers une guerre de positions. C’est ainsi que la fragmentation territoriale et politique s’ancre dans la durée autour d’une nouvelle ligne-frontière nord/sud : d’un côté, les Houthis contrôlent les territoires zaydites du nord tandis que la coalition saoudienne renforce son contrôle sur les régions du sud. Aucune des deux parties n’est victorieuse sur le plan politique.

En conclusion

Pour conclure, nous avons essayé de montrer comment l’accentuation de la dynamique confessionnelle s’est faite à des rythmes et selon des niveaux d’intensité variables selon les périodes et les ressources dont pouvaient disposer les différents acteurs impliqués dans le conflit. La guerre a permis aux Houthis d’occuper une position assez semblable à celle du Hezbollah au Liban. L’Arabie saoudite est devenue pour Ansar Allah l’équivalent d’Israël pour le Hezbollah pendant la guerre de 2006. L’état de guerre a fourni l’adjuvant nécessaire à la cristallisation confessionnelle. C’est dans ce cadre que les Houthis refusent de se plier au calendrier ou aux conditions de l’Arabie saoudite, qui a proposé en mars 2021 de relancer les pourparlers politiques. Certains spécialistes s’accordent sur le fait que la résolution votée en 2015 par l’onu, qui exige des Houthis qu’ils se retirent « de toutes les zones dont ils ont pris le contrôle » et qui sert encore de base aux propositions de pourparlers, est caduque. Comme l’explique Jamal Benomar (2021), ancien envoyé spécial de l’onu au Yémen, « alors que les Houthis contrôlent encore plus le pays qu’en 2015, est-il réaliste de s’attendre à ce qu’ils acceptent une reddition ? Persister dans des demandes qui n’ont pas été acceptées en 2015 ni au cours des six années suivantes ne fera que garantir la poursuite de la guerre ».