Corps de l’article

Introduction[1] : le conflit du Nord-Mali de 2012 au-delà d’une « criminalisation de l’adversaire »

En janvier 2012, les régions du nord du Mali se sont transformées en champ de bataille. Cela a commencé par des attaques simultanées, menées par le mouvement sécessionniste touareg mnla (Mouvement national de libération de l’Azawad) et des groupes djihadistes aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique), Ansar Dine (les Défenseurs de l’islam)[2], et mujao (Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest) contre l’armée malienne (Raineri 2019). Il est à préciser que chacun de ces groupes djihadistes a en son sein des Touaregs qui sont parfois alliés ou adversaires du mnla. Face à cette coalition, défaite, l’armée malienne perd le contrôle des régions de Kidal, Gao et Tombouctou et se retrouve au centre, d’abord à Douentza, puis à Sévaré. Le conflit s’est ensuite complexifié par la détermination des groupes djihadistes à mettre en oeuvre un ordre politique théocratique symbolisé par ce qu’ils ont appelé la « charia » (Schulz 2016). Ce projet de créer un « empire théocratique » oppose les groupes djihadistes et le mnla qui se dit laïc (Bencherif et Campana 2017 ; Poupart 2017)[3]. Dans cette lutte entre alliés, des groupes djihadistes finissent par avoir la suprématie militaire sur le mnla et imposent la charia dans les régions conquises jusqu’à l’intervention française qui a débuté en janvier 2013.

Dans la pratique, outre la résolution des litiges entre populations, la mise en oeuvre de la charia se matérialise aussi à travers un ensemble de codes de comportement, tels que le port obligatoire du foulard par les femmes et des sanctions sévères en cas de vol, de consommation de tabac ou d’alcool, et d’adultère, entre autres (Schulz 2016 ; Schulz et Diallo 2016). Les scènes de mutilation de bras et de pieds de présumés voleurs arrêtés, de lapidation et autres formes de châtiments corporels publics qui se succèdent au cours de l’année 2012 traduisent la réalité du nouvel ordre juridique et politique. Les images de ces scènes, ainsi que les tentatives des djihadistes de descendre sur Sévaré, mobilisent la communauté internationale et les autorités maliennes[4]. C’est alors qu’apparaît ce que Géraud de la Pradelle a appelé la « criminalisation de l’adversaire » (Pradelle 2016 ; voir aussi Bouhlel 2020). Cela consiste à mobiliser des arguments légaux du droit international humanitaire et du droit pénal international pour lancer une intervention militaire contre les réseaux djihadistes internationaux au Sahel (Daniel 2012).

Figure 1

Carte du Mali situant Ménaka et l’aire géographique du conflit avec les régions soumises à la charia avant l’intervention française commencée en janvier 2013

Carte du Mali situant Ménaka et l’aire géographique du conflit avec les régions soumises à la charia avant l’intervention française commencée en janvier 2013
Commons Wikimedia, en ligne

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Mais peut-on en rester au stade de la dénonciation des exactions – réelles – des groupes djihadistes pour comprendre la signification du conflit au Mali ? Il convient ainsi de s’interroger sur les formes de consentement de la part de la population, sur l’écart entre la violence des groupes djihadistes et la réalité de certaines améliorations qu’ils ont apportées et qui correspondent à des besoins internes à la société malienne (Sandor et Campana 2019). Pourquoi et comment expliquer le succès des groupes islamistes qui ont bénéficié du soutien de la population ? Pertinente dans beaucoup de ses aspects, « la criminalisation de l’adversaire » passe en effet sous silence d’autres paramètres importants. Ceux-ci concernent surtout le fait que les militants islamistes sont soutenus par certains segments de la population locale, en partie parce que leur effort politico-religieux traite des préoccupations locales et de l’exclusion sociale d’une partie de la population (Olivier de Sardan 2012 ; Schulz 2016 ; Schulz et Diallo 2016). Le nouvel ordre juridique imposé par les islamistes est choquant sur le plan moral en bien des points, mais il correspond aussi sur certains aspects à une attente sociale locale insatisfaite, notamment en termes de reconnaissance de certains groupes marginalisés. En outre, la guerre malienne s’inscrit dans le contexte plus général de révolte contre l’ordre postcolonial, qui passe par la contestation des hiérarchies sociales et culturelles, voire des frontières nées dans les années 1960. Les anciens « humiliés » (Badie 1999, 2014) se révoltent et décident d’en passer par le combat armé et un langage islamiste, mais qui cache des revendications plus spécifiquement politiques (Burgat 2010). Le conflit malien s’inscrit ainsi dans le cadre des « nouvelles guerres » à référent religieux en Afrique, au Moyen-Orient, au Pakistan et en Afghanistan (Badie et Vidal 2016).

Quant aux travaux sur les groupes djihadistes au Sahel (Jourde 2017 ; Raineri et Strazzari 2015 ; Raineri 2019 ; Sandor et Campana 2019), ils proposent des analyses plus complexes qui prennent en compte ces paramètres soulignés plus haut. Ils insistent sur le rôle de l’ethnicité, des identités statutaires, les conflits locaux et les abus et carences de l’État malien comme facteurs déterminants ayant concouru à l’ancrage des réseaux djihadistes internationaux au sein des populations locales au nord et au centre du pays (Bencherif et Campana 2017 ; Centre FrancoPaix 2018 ; Jourde 2017 ; Olivier de Sardan 2012 ; Raineri 2019 ; Sandor et Campana 2019). Ils affirment qu’on ne peut pas analyser le militantisme islamiste dans la région en le dissociant de ces facteurs (Jourde 2017 ; Klute 2013 ; Lecocq et Schrijver 2007 ; Lecocq et al. 2013). Cet article s’inscrit dans la suite de ces travaux sur le Sahel et bien d’autres qui ont fait des observations similaires au sujet de la corne de l’Afrique, du Moyen-Orient et de la situation des talibans en Afghanistan (Badie et Vidal 2016).

L’hypothèse que nous émettons dans cet article est que la révolte islamiste au Mali a permis de donner une expression juridique et religieuse à une attente de transformations sociales et politiques. Nous affirmons que les groupes djihadistes s’implantent parce que leurs partisans combinent l’éthique de la charia, l’ethnicité, les tensions liées aux hiérarchies locales et la faillite de la gouvernance étatique pour leur donner une « raison d’être ». L’analyse se concentre principalement sur la manière dont le sentiment de discrimination a transformé des Bellah en entrepreneurs politiques pour la création d’un nouvel ordre social et politique en soutenant certaines mesures introduites par le groupe djihadiste Mujao. Dans les discours de ces Bellah, la « charia » et le Mujao sont présentés comme des alternatives à l’État colonial et postcolonial au Mali, pays au sein duquel ils se sentent « marginalisés ». Ces discours nous permettent d’analyser dans une perspective socio-constructiviste la mobilisation des Bellah et de mettre à distance leur discours d’un point de vue scientifique. Ainsi, le but ici n’est pas la restitution de la véracité matérielle des revendications des Bellah sur leur « marginalisation ». Nous examinons plutôt cette requalification des actions du Mujao comme une traduction de tensions plus anciennes entre Bellah et Touaregs libres (Diallo 2018 ; Hall 2011a, 2011b ; Lecocq 2005 ; Olivier de Sardan 1976). La notion de « Touaregs libres » renvoie à une catégorie sociale complexe, dynamique et stratifiée à l’interne (voir Bencherif 2019). Elle est employée ici pour désigner la différence statutaire entre les Bellah considérés socialement comme non libres, et leurs anciens maîtres, considérés comme libres (Hall 2011a, 2011b). La tension entre les deux est manifeste dans les discours de certains Bellah qui contestent cette catégorisation en se réinventant comme non-Touaregs.

En examinant ces discours, l’article poursuit un triple objectif afin de proposer une perspective innovante et de remettre en cause certaines opinions courantes sur le conflit du Nord-Mali. Premièrement, en se concentrant sur ces récits, l’article analyse, à partir de la perspective des Bellah, l’intervention de l’État colonial et postcolonial et la manière dont celle-ci a façonné les relations de pouvoir entre les deux catégories sociales au niveau local (voir Hahonou 2008, 2011). Deuxièmement, l’article met en lumière la façon dont ces dynamiques complexes structurent les réactions de ces Bellah à certaines mesures introduites par les islamistes à travers la charia. Nous abordons la charia moins comme un ensemble de pratiques rituelles religieuses que comme une réarticulation et une transnationalisation de conflits locaux à travers le référent religieux. Troisièmement, l’examen des récits des Bellah met en évidence les motivations des partisans d’une tariqa soufie (qadriyya) soutenant les mesures politiques introduites par les militants salafistes armés. La voie spirituelle qadriyya (aussi appelée malikkiyya) est une forme de l’islam soufi très répandue au Sahel dont l’enseignement et la pratique s’articulent autour de chefs spirituels charismatiques (Ahmed 2015 ; Soares 2005). Ainsi, l’examen des motivations des Bellah, partisans d’une tariqa soufie soutenant les mesures politiques introduites par les militants armés, nous oblige à refondre les arguments qui privilégient l’opposition entre militants musulmans et soufis afin de mieux expliciter leur interaction. Afin de démontrer notre hypothèse, nous revenons tout d’abord sur le contexte de la recherche et la perspective théorique adoptée dans cet article. Ensuite nous abordons l’évaluation que font nos interlocuteurs de la trajectoire des Bellah au sein de l’État colonial et postcolonial au Mali. Puis nous discuterons des arguments par lesquels nos interlocuteurs Bellah requalifient certaines mesures introduites par le groupe militant Mujao en tant qu’alternatives à l’État postcolonial malien – ce qui appuie notre hypothèse.

I – Les Bellah à Abala comme entrepreneurs politiques ?

Sur le plan théorique, cet article s’inspire des travaux sur la mobilisation de l’islam dans la formation et la transformation des hiérarchies sociales et politiques au Sahel (Bencherif 2019 ; Cleaveland 2002 ; Hanretta 2009 ; Jourde 2017). Ici nous voulons revenir sur les transformations du contexte postcolonial et sur la révolte des « humiliés » du système international qui permettent de resituer dans le contexte des tensions postcoloniales la signification de la guerre du Mali. Ces recherches montrent ainsi les formes de contestation de la part du Sud de l’ordre politique dominé par le Nord. Les travaux sur le sujet ont ainsi insisté sur les phénomènes d’exportation de l’État sur le modèle occidental en Afrique et au Moyen-Orient (Badie et Birnbaum 1979 ; Badie 1992, 2014). D’autres, dont ceux de Burgat (2010), ont insisté quant à eux sur la portée politique de revendications qui parlent le langage de la religion. Selon lui, le recours au langage islamique permet de transmettre des attentes politiques et sociales sans néanmoins que l’on puisse réduire ce langage religieux à la variable explicative ultime. Ces conflits, en outre, renvoient de manière plus profonde à une transformation des modalités de conflictualité qui aboutissent à un dépassement des anciennes formes de guerre État contre État entre armées régulières, comme l’armée française l’a compris lors de son intervention au Mali. Cette inversion n’implique pas nécessairement une perspective nouvelle. Elle est une illustration empirique de la transnationalisation des tensions locales dans le contexte de « nouvelles guerres » à référent religieux en Afrique, au Moyen Orient et en Afghanistan (Badie et Vidal 2016).

Sur le plan empirique, notre travail est né d’un long travail de terrain. Lors des rencontres avec les Bellah, nous avons pris des notes, pratiqué l’observation ethnographique et conduit des entretiens semi-directifs en tamasheq, en bambara et en français. Les Bellah dont les discours sont examinés ici font partie de ceux qui ont fui Ménaka vers le Niger en 2012 et qui, depuis lors, vivent dans le camp de réfugiés d’Abala, au sud du Niger. « Historiquement », ils sont membres de diverses fractions de la population basée dans cette région du nord du Mali[5]. À Abala, dans le cadre de notre doctorat (2012-2016) et de recherches ultérieures depuis 2016 (pendant 20 mois au total), nous avons suivi un groupe d’hommes Bellah qui se rencontraient et se rencontrent encore chaque matin pour causer autour du thé. Ce groupe d’interlocuteurs est essentiellement composé de militants et membres fondateurs du parti umadd (Union malienne pour la démocratie et le développement), créé et animé par des Bellah à Ménaka. Ils ne sont pas représentatifs de tous les Bellah d’Abala et d’ailleurs certains Bellah ne participent pas à ces rencontres parce qu’ils soutiennent politiquement leurs anciens maîtres ou parce qu’ils ont d’autres motifs de divergence avec ceux qui se retrouvent autour du thé sous le hangar, face aux bureaux humanitaires. Cependant, le focus méthodologique sur ce groupe aide à comprendre la manière dont ces acteurs articulent leur combat politique pour l’émancipation des Bellah avec les actions du Mujao. Cela fait d’eux des entrepreneurs politiques, comme nous le verrons.

Notre statut en tant que chercheur malien du sud a aussi joué un rôle. En discutant en notre présence, nos interlocuteurs donnent l’impression de se plaindre devant l’État malien lui-même. Parfois, ils s’adressent à nous comme à quelqu’un du sud qui doit assumer la part de responsabilité de l’État dans le conflit entre les Bellah et leurs anciens maîtres[6].

Ces conversations commencent généralement par des nouvelles traitant principalement de l’évolution des conflits au Mali. Ensuite elles se focalisent sur la différence entre « le comportement social et moral » des Bellah et leurs anciens maîtres. Ces récits sélectionnent certains traits de caractère et les présentent comme étant communs à tous les Bellah, en passant sous silence les différences évidentes liées au genre, à la génération et à l’âge. En effet, les jeunes et les femmes ont le même positionnement vis-à-vis des Touaregs libres. Mais il y a une tension entre les hommes adultes, les jeunes et les femmes dans les familles Bellah d’Abala. Ces hommes estiment avoir perdu leur autorité sur les membres de leur famille en raison de l’intervention des humanitaires dans les conflits domestiques. Nos interlocuteurs passent sous silence cette tension.

Dans leurs conversations, la façon dont ces Bellah « se réalisent » comme une communauté politique homogène, à travers l’évaluation de l’État colonial et postcolonial et des actions du Mujao, fait d’eux des « entrepreneurs politiques » (Röschenthaler et Schulz 2016). Ici nous inversons la perspective de ces écrits qui se focalisent sur des chefs religieux amenés à jouer un rôle régulateur social de premier plan au sein de l’espace public dans un contexte de faillite des institutions étatiques (Röschenthaler et Schulz 2016). Cependant, en se concentrant sur les entrepreneurs eux-mêmes, ces travaux ne nous renseignent pas sur les manières spécifiques dont leurs partisans mobilisent les actions des entrepreneurs qu’ils soutiennent. Ainsi, l’exemple Bellah montre que les partisans sont aussi des entrepreneurs politiques au même titre que ceux qu’ils soutiennent.

En se préparant à leurs rencontres quotidiennes, ces Bellah écoutent la radio et certains d’entre eux demandent aux travailleurs humanitaires de consulter, télécharger et imprimer des articles de presse sur Internet qui traitent de certains aspects de la politique de Mujao dans la région de Ménaka. Entre temps, le Mujao a fusionné avec plusieurs groupes depuis 2013 et certains de ses acteurs sont au sein du groupe de l’État islamique au Grand Sahara (eigs) depuis 2015. Malgré cette évolution, nos interlocuteurs utilisent toujours le nom Mujao pour désigner l’eigs. Pour cette raison, la dénomination Mujao est utilisée tout au long du présent article.

Les travaux universitaires sur ce groupe militant armé font remonter sa création à 2011 (Bencherif et Campana 2017 ; Bencherif et al. 2020 ; Raineri et Strazzari 2015 ; Sandor et Campana 2019). Sa création est le résultat d’un schisme au sein d’aqmi (Bencherif et Campana 2017 : 122). D’autres facteurs sont évoqués par Adam Sandor et Aurélie Campana (2019), dont le contrôle des routes du trafic de drogue, les facteurs ethniques et la mobilisation de groupes de statut social inférieur contre les hiérarchies sociales existantes. En termes de composition sociale, les principaux animateurs du Mujao sont des Arabes et des Maures mauritaniens ou algériens, des Saharawi des rangs du Polisario, les Lamhar et Bérabiches de Tombouctou, et des Arabes à statut social inférieur de Tilemsi (Raineri et Strazzari 2015 : 258-261). Ces derniers sont en conflit avec les Arabes nobles, les Kounta (Raineri et Strazzari 2015 : 260). La stratégie de recrutement local consiste à mobiliser des Peuls, d’anciens Bellah et des Songhays mécontents des massacres de « leur peuple » et de leur bétail perpétrés par le mouvement touareg « mnla » (Olivier de Sardan 2012).

L’intervention française associée à la présence de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation du Mali) affaiblissent le Mujao et le contraignent à la clandestinité. Cependant, sa capacité de nouer des alliances tactiques et sa façon de se pencher sur des problèmes locaux tels que les tensions interethniques et celles entre catégories statutaires le préservent et lui garantissent une certaine longévité (Jourde 2017 ; Sandor et Campana 2019). Ainsi, depuis 2013, ce groupe aux origines sociales diverses a connu plusieurs mutations. Selon Sandor et Campana (2019), certaines factions au sein du Mujao ont rejoint « les Signataires par le Sang » de Mokhtar Belmokhtar en août 2013. En 2015, ce groupe se fragmente et certains anciens du Mujao participent à la création de l’eigs, tandis que d’autres (mais aussi parfois les mêmes) rejoignent le flm (Front de libération de Macina) du prêcheur peul Amadou Koufa, au centre du pays.

Une dimension importante à considérer ici est que les Arabes de Tilemsi et de Tombouctou sont des commerçants prospères, dont certains sont désormais impliqués dans le trafic de drogue, tandis que les autres, Songhays et Bellah, sont des agriculteurs sédentaires. Parmi les facteurs à considérer, il est également important de noter la situation sociale des jeunes (Peuls, Songhays, Bellah) formés dans les medersas (écoles coraniques), et de ceux qui ont suivi une formation doctrinale en Arabie Saoudite ou ailleurs, où l’idéologie réformiste salafiste se propage (Ahmed 2015). Contrairement aux segments de jeunes formés à l’école occidentale au Mali et ailleurs, ces jeunes formés dans les institutions islamiques sont dans une situation économique marginale, car ils peinent à trouver des opportunités d’emplois formels dans les institutions publiques et administratives qui se sont multipliées avec la décentralisation administrative, ainsi que dans le secteur des ong (Schulz et Diallo 2016 ; voir aussi Villalon et al. 2012). En conséquence, ils ont peu de possibilités d’acquérir l’autonomie sociale qui dépend de la capacité d’un jeune homme de subvenir aux besoins de son épouse, de ses enfants et des membres de sa famille. En d’autres termes, le manque d’opportunités économiques et d’emplois dans l’économie formelle limite sérieusement leurs chances de se marier, d’avoir des enfants et de construire une propriété familiale indépendante, et donc d’atteindre une position d’autonomie économique et sociale et de pouvoir de décision (Masquelier 2005 ; Schulz et Diallo 2016). Cela limite également leurs chances d’acquérir une réputation (littéralement « un nom » en tamasheq, tila m isim, tila in mosli) et d’être respectés en attirant des clients et des amis.

Armés de doléances sociales contre un ordre politique et social actuel qui ne leur laisse pas de place, ces jeunes formés dans les institutions islamiques au Mali et ailleurs ont rejoint le Mujao. Ils essaient, en mobilisant l’islam radical, l’ethnicité, les conflits existants liés aux hiérarchies sociales locales et à la défaillance de la gouvernance étatique, d’imprimer un ordre sociopolitique alternatif. Leur devise, « nettoyons notre maison » [ani chichdidj ghornagh] fait référence à la maison comme symbole de l’ordre domestique. Ainsi, le Mujao combine et articule l’idiome de la réforme religieuse (l’abandon de l’islam soufi pour le salafisme) en mettant l’accent sur un ordre politique équilibré, définissant un ordre politique adéquat par sa capacité d’assurer la sécurité, l’égalité et la justice sociale que l’État malien n’a pas réussi à réaliser au cours des dernières décennies.

II – Récits de la « marginalisation » des Bellah

A – Aux origines d’une expérience de « discrimination » : quand la décolonisation mène à la perte du statut social

Pour comprendre le sentiment de marginalisation des Bellah, il convient de revenir sur leur position sociale dans l’État colonial et postcolonial. C’est cette position sociale qui nourrit leur ressentiment contre l’État malien et qui permet l’apparition d’une véritable entreprise politique fondée sur l’islamisme et la charia. L’identité bellah, en effet, renvoie à un groupe de statut social inférieur qui comprend les anciens esclaves touaregs et leurs descendants. Ils se situent au bas d’une société touareg hiérarchisée en dessous d’un ensemble de clans « nobles » composés de guerriers et d’érudits religieux au sommet, et de groupes vassaux au milieu (voir Boilley 1999 ; Klute 1992 ; Lecocq 2005, 2010). Contrairement aux Bellah, conçus racialement comme noirs et non libres (Hall 2011a, 2011b ; Lecocq 2005), les groupes libres (nobles et non nobles) sont perçus racialement comme « blancs » ou « rouges ».

Les travaux existants distinguent plusieurs types de Bellah au Nord-Mali (Hall 2011b ; voir aussi Klute 1995 ; Rossi 2010) selon leur rôle dans la société et dans l’économie. Le premier groupe de Bellah se compose de ceux qui, sous la domination coloniale, pratiquaient l’agriculture pendant une partie de l’année et devaient à leurs maîtres une part de la récolte (iklan n eguef). Le second est fait des groupes autonomes d’éleveurs (iklan n tenere). Le troisième sous-groupe se compose des Bellah qui vivent avec des maîtres et exécutent des travaux domestiques (iklan daw ehan). La quatrième catégorie de Bellah rassemble ceux qui ont quitté leurs maîtres pour s’installer dans les villes ; ce sont eux qui ont donné le premier asile aux nouveaux fugitifs et assuré leur subsistance (Hall 2011b : 67-68). D’autres différences entre les Bellah résultent de leur appartenance aux différents clans de leurs anciens maîtres et de leur conscience hiérarchique extrême, qui les situe dans la culture politique et sociale touareg (Diallo 2018 : 92). Cela justifie de se demander comment la structure hiérarchique de la société touareg influence les interactions entre les Bellah eux-mêmes (Diallo 2019).

Les historiens du Sahara font de plus état de changements importants dans les relations entre Bellah et Touaregs libres à partir de l’époque coloniale, changements qui ont eu des conséquences importantes sur la manière dont les anciens maîtres perçoivent leur perte de statut vis-à-vis des Bellah (Hall 2005, 2011b ; Lecocq 2005, 2010). Par exemple, ils notent que, sous la domination coloniale, les hiérarchies sociopolitiques au sein des fédérations touaregs ont été bouleversées, en partie en raison de l’émancipation, impulsée par les Français, des groupes vassaux et des anciens esclaves. Cette émancipation des groupes de statut inférieur a concerné davantage les Touaregs de Tombouctou et de Ménaka, qui avaient ouvertement résisté à la domination coloniale et ont été vaincus par les troupes françaises et placés sous forte surveillance.

En conséquence, les clans dominants ont perdu une grande partie de leur ancien pouvoir politique et économique. Par exemple, une mesure coloniale aux conséquences importantes fut l’interdiction du paiement du tribut que les groupes vassaux devaient aux nobles guerriers et politiquement dominants en échange de leur protection (Lecocq 2010). Certains clans de guerriers, vaincus, ont été davantage affaiblis en raison de la libération forcée des esclaves qui leur appartenaient et de l’installation ultérieure de ces derniers dans des « villages de liberté » nouvellement créés (Bouche 1968 ; Klute 1995). Ces mesures consistaient en premier lieu à regrouper les familles d’esclaves dispersées et à fournir aux chefs de famille une carte d’identité appropriée (Lecocq 2005). Les nouvelles fractions ont également été dotées d’un moyen d’existence propre (Lecocq 2005 : 51).

Bien que la plupart des villages de liberté aient été créés dans les régions de Tombouctou et de Gao où les clans guerriers et leurs alliés avaient résisté aux puissances coloniales françaises, les clans guerriers Kel Adagh de la région de Kidal, qui sont montés en puissance à la faveur de leur alliance stratégique avec les Français, ont également été touchés par ces mesures (Boilley 1999). Les chefs des groupes vassaux Imghad de la région ont été placés sous l’autorité directe des administrateurs coloniaux. Cela a privé les Ifoghas, devenus politiquement dominants, de toute possibilité d’assumer un rôle de courtiers politiques entre les clans autrefois dépendants et l’État colonial. En conséquence, les Ifoghas ont été soustraits à la domination des Ouillimeden de Ménaka mais ils sont restés sans grande emprise sur les groupes vassaux de Kidal (Boilley 1999 ; Clauzel 1962). Ces transformations des hiérarchies et des dépendances sociales établies au sein des fédérations prises isolément, ainsi que les relations entre les fédérations, ont eu des conséquences à long terme et ont influencé la politique touareg de l’après-Seconde Guerre mondiale et les stratégies administratives de l’État malien postcolonial envers les nomades.

Le régime socialiste du président Keita (1960-1968) avait souscrit à la vision moderniste de l’innovation technologique, des schémas de production orchestrés par l’État et du socialisme africain. Partant de l’idée de la malléabilité de la condition humaine, il était déterminé à transformer le Sahara et civiliser sa population (Lecocq 2010 : chapitre 3). Dans le cadre de la vision de son parti us-rda (Union soudanaise du Rassemblement démocratique africain) de moderniser les économies nomades, au début des années 1960, des mesures socioéconomiques ont été prises pour transformer les nomades en agriculteurs sédentaires, libérer les Bellah et les vassaux de leurs maîtres et taxer les économies pastorales. Ces transformations ne sont pas le résultat exclusif de l’intervention des États coloniaux et postcoloniaux. Ces décisions administratives concernant l’émancipation des esclaves et des vassaux des nobles ont été parfois nourries par des tensions existantes entre ces groupes à statut social différent (Boilley 1999 ; Grémont 2010 ; Olivier de Sardan 1984 ; voir également Badie 1992 ; Bayart 2015).

B – Quand les Bellah racontent leur expérience de la discrimination

Pour parler de leur « marginalisation » sous la domination française, nos interlocuteurs Bellah d’Abala mentionnent la collaboration entre administrateurs coloniaux et Touaregs libres à leur détriment. Ils soutiennent qu’un nombre important de Bellah ont acquis des qualifications scolaires sous la domination coloniale. En dépit de cela, ces Bellah n’eurent pas de promotions importantes sous le régime français, car l’administration coloniale a préféré donner ses postes administratifs aux Touaregs libres, bien que ceux-ci ne fussent pas du tout instruits. L’une des personnes que nous avons interrogées soutient ainsi que :

Nous avons été les premiers et sommes toujours les plus instruits du nord. Malgré cela, les Français ne nous offrirent que des postes d’enseignants tandis que les autres de même niveau dans le sud se sont vu confier plus de responsabilités dans l’administration coloniale, et plus tard dans le gouvernement du Mali. Malgré leurs compétences, les Noirs instruits [lire : Bellah] ont été ignorés en tant qu’habitants du nord du Mali. Pendant ce temps, les Touaregs qui n’avaient aucune formation restaient puissants dans l’administration coloniale. Nous sommes restés dépendants d’eux.

Assalat, entretien à Abala, le 10 janvier 2013

Selon cet exposé, les autorités coloniales françaises n’employaient les Bellah que comme instituteurs. Pourtant, contrairement à la situation dans le sud, cela n’a pas permis aux Bellah de gagner une influence politique dans l’administration locale de manière à conduire à un affaiblissement des structures hiérarchiques nomades et à la montée en puissance d’une nouvelle élite sociale et politique (voir Schachter Morgenthau 1964). Cela était dû au fait que les Français gardaient toujours les Touaregs libres dans des positions politiques influentes ; ainsi, les Bellah sont restés dans des positions dépendantes jusqu’aux premières décennies qui ont suivi l’indépendance du Mali.

En évoquant ces décennies ayant suivi l’indépendance, nos interlocuteurs d’Abala utilisaient l’expression « Modibo Keita n’en a pas fait assez » pour montrer leur mécontentement à l’égard du premier président postcolonial du Mali. Ils critiquent Modibo Keita qui, selon eux, n’a pas promu les Bellah instruits en les nommant à des postes politiques influents (dans les régions du nord), ce qui aurait pu permettre aux Bellah d’inverser les rapports de pouvoir dans le nord. Au lieu de cela, comme le montre le passage qui suit, Keita a préféré envoyer des administrateurs du sud pour gouverner le nord. Sur ce point, Assalat[7], un homme âgé de 55 ans, a souligné un jour :

Ce que nous avons vu avec Modibo Keita, c’est que les Bambaras étaient au coeur de tout. Ils ont été envoyés au nord alors que ces fonctionnaires du sud n’étaient pas plus compétents que nos Noirs instruits. Madara Keita, Bakara Diallo, Diby Syllas Diarra ne pouvaient pas mieux gouverner le nord parce qu’ils ne savaient pas qui était qui et qui faisait quoi. Ils ont travaillé avec les Touaregs. De telles erreurs ont conduit à la rébellion en 1963. En réalité, les autorités maliennes étaient responsables de la rébellion.

Assalat, entretien à Abala, le 29 décembre 2012

Ce discours présente l’État malien comme un « tiers » intervenant dans les tensions entre les Bellah et les Touaregs libres. En conséquence, Ahyiou, un vieil homme réfugié à Abala, décrit la situation des Bellah dans la région de Ménaka :

Pour vous dire la vérité, nous ne sommes même pas des réfugiés. C’est tout. Nous sommes ceux laissés à nous-mêmes. Personne ne se soucie de nous. C’est le gouvernement malien qui nous a pris nos droits pour les céder aux Touaregs. C’est le résultat de tout parce que nous n’avions aucun droit. Nous n’étions pas Maliens car nous n’avions aucun droit au Mali.

Ahyiou, entretien à Abala, le 23 septembre 2014

Ce récit met en lumière la dynamique conflictuelle évoquée entre les Bellah et leurs anciens maîtres. Il passe sous silence les tensions internes à l’oeuvre au sein de chacune de ces catégories (Bencherif 2019 ; Diallo 2018, 2019) et remet l’ordre politique postcolonial en cause. Le récit présente également les Bellah comme n’appartenant pas au monde touareg et réduit la dénomination « Touaregs » aux Touaregs libres. Il convient de situer la récrimination d’Ahiyou et d’examiner son « imagerie politique » de l’État à la lumière de cette tension entre les deux catégories sociales. Pour lui, un État devrait traiter tous les citoyens sur un pied d’égalité, car dès lors qu’il ne le fait pas, « il cesse d’être ce qu’il prétend être, c’est-à-dire un appareil politique dans l’intérêt de tous ». C’est ce mobile que nos interlocuteurs bellah présentent comme la base de leur contestation de la légitimité de l’État malien.

À Ménaka, après la chute de Moussa Traoré, vers 1993, le gouvernement est venu recruter de nombreux jeunes Touaregs pour intégrer l’armée nationale. Je me souviens encore comment ils l’ont fait. Ils sont allés de famille en famille pour inscrire les noms des personnes même si elles étaient absentes. C’est ainsi qu’ils sont devenus officiellement soldats de l’armée malienne. Ils ont refusé de nous inclure dans ce processus. Même si vous regardez la liste des soldats de l’armée malienne aujourd’hui, il n’y a personne de notre côté [ ].

Ahyiou, entretien à Abala, le 22 septembre 2014

Le problème de nos interlocuteurs ici est le suivant : l’État a transféré tous les nouveaux soldats touaregs vers la région dont ils étaient originaires. Par exemple, Assalat explique que

Assalat ag Habi était à Ménaka, Bamoussa à Anefis et Gamou quelque part dans le nord. Ces trois personnages sont touaregs. De plus, la plupart de leurs subordonnés et soldats dans ces garnisons étaient des membres de leur clan, et les autres, quelques soldats du sud qui ne savaient rien du nord.

Assalat, entretien à Abala, le 29 décembre 2012

Pour les Bellah d’Abala, la conséquence de cette intégration des Touaregs libres dans l’armée et leur redéploiement au nord a été la généralisation de l’insécurité, et en particulier pour les anciens esclaves touaregs, une situation qui est à son point culminant depuis leur exil actuel et l’intervention du Mujao depuis 2012.

III – Requalifier le Mujao : la charia comme alternative à l’État Malien au Nord-Mali

Pour comprendre les propos des Bellah au sujet de leur situation avant l’intervention du Mujao, nous devons les considérer comme une réarticulation des conflits existant entre Bellah et Touareg libres. Ces discours s’ancrent en effet dans un sentiment de dépossession et d’humiliation qui nourrit les rancoeurs politiques (Badie 2014 ; Diallo 2019). Dans un article important, Lecocq (2005) retrace les racines historiques des tensions entre les maîtres et les esclaves à l’époque coloniale. En effet, lorsque les troupes coloniales ont vaincu la révolte de Fihrun en 1917, elles ont lancé le processus de libération des esclaves comme stratégie pour affaiblir les clans politiques dominants des Ouillimeden Kel Ataram. Dans ce processus, de nombreux villages bellah ont été créés dans la région de Ménaka. En outre, les changements dans la politique coloniale au cours de l’après-Seconde Guerre mondiale, caractérisés par une propagande anti-esclavagiste accrue de l’us-rda, ont contribué à exacerber les tensions entre les deux catégories sociales. En 1946, les premières élections au cours desquelles les Africains pouvaient voter ont contribué à un processus d’émancipation au Nord-Mali. En conséquence, de nombreux esclaves se sont rendus aux urnes avec une idée claire et l’objectif de voter contre leurs maîtres. Pour citer Lecocq (2005 : 49), « voter rda équivalait à un vote contre le maître, cela signifiait déposer un document de liberté ».

Étant donné que l’us-rda a conduit le pays à l’indépendance, ces tensions politiques de l’après-Seconde Guerre mondiale se sont prolongées après l’indépendance. En 1992, des Bellah (dont certains de nos interlocuteurs à Abala) ont créé un parti politique appelé umadd et plus tard une station de radio à Menaka. Cette station de radio présentait un programme hebdomadaire de discussions publiques centrées sur l’histoire du désert. Plus précisément, l’émission intitulée tessayt n-Azawagh, qui signifie « évaluer l’histoire de l’Azawagh » (lire ici « la région de Ménaka ») a appelé à des conversations critiques sur le statut historique des groupes sociaux dans le nord du Mali. Ces actions ont commencé à saper la domination des Touaregs libres. Par exemple, les Bellah se sont organisés et ont réussi à élire Aghamad ag Azam-zim comme député de Ménaka entre 1992 et 1997, ce qui a représenté une victoire des anciens esclaves sur leurs anciens maîtres – car Aghamad ag Azam-zim avait vaincu Bajan ag Hamatou, noble et chef des Touaregs Ouillimeden à Menaka. La création de l’association Temedt (placenta) fut un autre événement majeur de l’histoire politique des Bellah, qui a exacerbé la tension entre les Touaregs libres et les Bellah de la région de Ménaka. Cette tension provenait notamment du fait que l’association avait endossé le rôle d’un militant des droits humains en luttant pour la libération des Bellah de l’esclavage domestique ou pastoral, qui était toujours pratiqué au Nord-Mali, et l’est encore à une échelle très réduite (Lecocq 2005). Les prix qu’a reçus Ibrahim ag Idbaltanat, figure de proue de cette association bellah des droits de l’homme, le Prix contre l’esclavage d’Anti-Slavery International en 2012, et le prix de l’unesco en 2014, illustrent les effets politiques plus larges que Temedt a produits depuis sa création.

Un autre aspect important du conflit entre Bellah et Touaregs libres au Nord-Mali structure les récits collectés à Abala. Il s’agit de la contestation de l’autorité religieuse des Touaregs libres par les Bellah. En effet, à l’exception des Dabakkar qui suivent l’héritage spirituel (sur la voie de la tijanniyya) de feu le cheikh Mohammadoun ag Adda à Terbiet, dans la zone frontalière entre le Niger et le Mali, la majorité des Bellah et des Touaregs libres suivent la voie de la qadiriyya. Cependant, bien que des Bellah et des Touaregs libres se réclament de cette voie, ils suivent différents chefs religieux. Tandis que les Touaregs libres suivent les Kel-Essuq et les Kounta (Norris 1975), nos interlocuteurs d’Abala suivent l’héritage spirituel du défunt cheikh Aghamad ag Azam zim. Ils justifient leur soumission à l’autorité religieuse de ce cheikh en soulignant sa race (noire) et ses arguments religieux qui déconstruisent le fondement religieux des hiérarchies sociales touaregs établies et présentées par certains clans nobles (Hall 2011a ; Scheele 2012). C’est cette contestation de l’autorité religieuse des clans nobles qui nourrit le rejet, par nos interlocuteurs, d’autres groupes militants musulmans tels que l’aqmi et Ansar Dine. Par exemple, à Abala, Ahiyou, Mossa et Assalat critiquent Ansar Dine et l’aqmi. Ils présentent le militantisme de ces groupes comme une activité criminelle non islamique. Ils affirment qu’il ne revient pas aux Touaregs libres l’autorité et le droit de mettre en oeuvre une réforme religieuse au nom de l’islam au nord du Sahel. Tout simplement, selon eux, ceux-ci ne sont pas et ne peuvent pas être des musulmans du fait de leurs pratiques de vols et d’attaques contre les Bellah. Pour ces Bellah, seuls les arguments religieux d’Aghamad ag Azam zim sont authentiques et cette authenticité repose sur ses enseignements religieux axés sur l’égalité des croyants devant Dieu – autrement dit, l’égalité entre les Bellah et les Touaregs libres. C’est cette quête d’égalité qui motive le soutien qu’apportent au Mujao nos interlocuteurs Bellah.

Afin de transformer l’ordre politique et social, les membres du Mujao ont, au moyen de leur charia, introduit un régime de sanctions sévères censées répondre, selon eux, aux déficiences de l’État malien. Ils ont pour cela amputé le pied, le bras et parfois les deux bras, selon la gravité de l’infraction commise, d’individus appartenant aux « bandes de coupeurs de routes » qui sévissaient au Nord-Mali. Ce sont ces mesures que nos interlocuteurs bellah approuvent. Au cours d’une de nos conversations informelles à Abala, Mossa ag Attaher, l’un de nos interlocuteurs, nous a expliqué la portée de cette mesure en ces termes :

Avant les islamistes, les « rouges » [terme désignant les Touaregs libres] faisaient tout ce qu’ils voulaient à Ménaka. Ils ont tué des gens et pris leurs animaux. À un moment donné, on ne pouvait même plus aller aux marchés hebdomadaires parce qu’ils tendaient des embuscades aux bus pour prendre tout ce que les gens avaient sur eux. Tout cela s’est fait sans punition. Le commandant du cercle et les gendarmes savaient tous ce qu’ils faisaient mais n’ont jamais pris de mesures pour les arrêter. Nous n’étions que ceux qui étaient laissés pour compte. Mais maintenant, avec le Mujao, la punition est immédiate et ces attaques ont diminué.

Mossa, entretien à Abala, le 13 janvier 2013

Il faut noter que les Bellah, les Songhays et les Peuls ont une grande influence au sein du Mujao. Par exemple, en 2012, Aliou Mahamar Touré était le commissaire islamique à Gao. À ce titre, il administrait lui-même les punitions immédiates auxquelles Mossa fait référence ici. Tout comme Ahiyou, Mossa incrimine tous les Touaregs libres a priori et présente de façon réflexive les Bellah comme un groupe homogène qui partage le sentiment exprimé dans ce récit. La stratégie de catégorisation raciale des « rouges » opposés aux « noirs » entraîne la mobilisation des expériences individuelles pour revendiquer une identité collective distincte des Touaregs (Diallo 2019). Pour Mossa, l’attitude passive du commandant de cercle et des gendarmes traduit l’alliance entre l’État et les Touaregs libres. Mossa décrit ainsi ses propres expériences :

Une fois en 1986, je suis allé à un marché local. Sur le chemin du retour, nous étions dans un bus, nous avons rencontré les Touaregs dans la forêt. Ils nous ont arrêtés. Ils ont d’abord demandé aux gens rouges comme eux de s’asseoir avant de continuer à nous prendre tout, comme du thé et du sucre. Lorsque nous sommes rentrés chez nous, nous avons dénoncé ces personnes aux autorités d’Anderamboukane. Mais aucune mesure n’a été prise contre eux.

Mossa, entretien à Abala, le 13 janvier 2013

Pour Mossa, bien que les bandits se soient couvert le visage de turbans, le fait qu’ils aient demandé aux Touaregs libres de se démarquer des autres passagers montre qu’ils étaient eux-mêmes des Touaregs libres. Les soupçons de Mossa ont été encore renforcés lorsque les victimes ont informé les autorités de Ménaka à leur arrivée et qu’aucune mesure n’a été prise pour identifier et arrêter les bandits. Son explication était que ceux qui avaient la possibilité de prendre de telles mesures étaient influencés par les membres de la section locale de l’udpm (l’Union démocratique du peuple malien), qui savaient que les bandits étaient leurs proches. De même, Mossa raconte que :

À sa mort, mon père avait laissé quelques animaux chez un Dawsahak pour lequel il travaillait. Je suis allé chercher ces animaux près d’Anderamboukane. Je les ai récupérés auprès de cet homme dawsahak. Mais comme j’étais seul sur le chemin du retour à Ménaka, le même Dawsahak est venu me prendre de force les animaux entre Anderamboukane et Ménaka. Je ne pouvais rien faire sinon il m’aurait tué. Arrivé à Ménaka, je suis allé informer la gendarmerie le même jour de ce qui s’était passé. Mais rien n’est arrivé à ce Dawsahak.

Mossa, entretien à Abala, le 14 septembre 2014

Là encore, Mossa souligne la passivité des gendarmes qui n’ont pas pris de mesures contre le Dawsahak. Dans son argument, cette expropriation est un indicateur des processus politiques qui ont renforcé les Touaregs libres. C’est le résultat de la collaboration entre les autorités maliennes et les Touaregs libres, un processus qui, selon Mossa, a davantage marginalisé les Bellah dans la région de Ménaka. Selon cette perspective, les Touaregs libres n’étaient pas marginalisés par « le Mali » comme ils le prétendent, bien au contraire. Ils jouissent de privilèges au détriment des Bellah. Pour Mossa et Assalat, l’influence des Touaregs libres dans les sphères de décision s’est même renforcée dans le cadre du processus de démocratisation multipartite lancé après la chute de Moussa Traoré en mars 1991.

Bien que les participants Bellah aux rencontres sous le hangar à Abala approuvent certaines mesures prises par le Mujao, ils en rejettent d’autres et s’y opposent, comme par exemple l’incitation des hommes à se laisser pousser la barbe et l’obligation de raccourcir leurs pantalons notamment. En dépit de cette nuance, leurs discours favorables au Mujao et leur opposition à d’autres groupes militants armés mettent en lumière deux dynamiques importantes. Premièrement, comme nous l’avons expliqué plus haut, parmi les membres du Mujao se trouvent de nombreux jeunes issus de groupes bellah, peuls ou songhays, tous noirs. Cette dimension raciale justifie en partie le soutien des Bellah au Mujao, car nos interlocuteurs semblent considérer le Mujao comme un prolongement de leur cheikh Aghamad ag Azam zim. Pourtant, ce dernier était de la voie qadiriyya, par principe opposée au salafisme. Par exemple, les islamistes ont détruit les mausolées vénérés par les adeptes de la voie qadiriyya à Gao et à Tombouctou.

Deuxièmement, ce rapprochement d’acteurs aux doctrines religieuses différentes (salafisme et soufisme) s’explique par le fait qu’ils sont tous noirs et opposés aux hiérarchies sociales établies dans la société touareg, ainsi qu’à la justification religieuse de celles-ci (Hall 2011a ; Scheele 2012). C’est cette opposition aux hiérarchies sociales établies qui expliquerait aussi (en partie) le rapprochement entre les Arabes de statut social inférieur de Tilemsi, en lutte contre les arabes nobles, et les Bellah du Mujao. Ainsi, l’administration djihadiste mise en place en 2012 a consacré la prise de pouvoir par les Bellah et des Arabes en lutte contre les hiérarchies sociales établies dans la région.

Considérées dans leur ensemble, ces évaluations de la charia et des militants armés dressent un tableau pluriel et dynamique du pluralisme religieux, privilégiant ainsi l’interaction entre les mouvements réformistes et les musulmans soufis au nord du Sahel. Ainsi, tout en préservant et garantissant la longévité des groupes djihadistes au Sahel, ces dynamiques fortement complexes limitent l’efficacité de l’intervention de l’armée française associée à la présence de la Minusma.

Conclusion

La démonstration de notre hypothèse a consisté à aller au-delà de la « criminalisation de l’adversaire ». Pour ce faire, nous avons adopté dans cet article une perspective inductive pour mettre en exergue l’articulation d’une mobilisation des tensions existantes entre les Bellah et les Touaregs libres et l’attrait croissant du « langage symbolique de l’islam radical » (Burgat 2010 ; Eickelman 1999 ; voir également Nouhou 2016 ; Schulz 2016). Cette articulation s’ancre en effet dans un sentiment de dépossession, d’humiliation et de révolte contre l’État colonial et postcolonial au Mali. Cette dynamique conflictuelle complexe qui structure les attitudes des Bellah envers le Mujao permet une lecture nuancée des « nouvelles guerres » à référent religieux au Nord-Mali. Elle permet surtout de voir le militantisme du Mujao comme un phénomène religieux qui réarticule et exprime les tensions politiques existantes, les conflits sociaux et le pluralisme religieux du Nord-Mali. Cela implique qu’une lecture critique des activités des activistes musulmans armés dépend en premier lieu d’une analyse rigoureuse des conflits locaux qui structurent des attitudes adoptées localement envers ces groupes. Cet article brosse ainsi le tableau pluriel et dynamique du pluralisme religieux au Nord-Mali, la priorité étant aujourd’hui de comprendre comment les interactions entre les mouvements réformistes et les musulmans soufis structurent leurs oppositions dans le nord du Sahel contemporain.