Résumés
Résumé
Il ne fait aucun doute que l’intensification et l’élargissement des opérations militaires russes menées sur le territoire de l’Ukraine avec l’assistance du Belarus depuis le 24 février 2022 constituent une violation flagrante de la Charte des Nations Unies dont l’article 2 § 4 interdit aux États de recourir à la menace ou à l’emploi de la force dans leurs relations internationales. Il peut paraître particulièrement inquiétant de voir ainsi les principes du droit international foulés aux pieds, surtout lorsqu’il s’agit de principes aussi fondamentaux que l’interdiction pour les États de recourir à la force et son corollaire, l’interdiction d’acquérir des territoires par la force. S’il est indéniable que le droit international a été bafoué, il n’est toutefois pas si évident d’y voir le signe de son affaiblissement ou de la perte de son autorité.
Mots-clés :
- Russie,
- Ukraine,
- agression armée,
- légitime défense,
- menace,
- occupation,
- droit des peuples
Abstract
There can be no doubt that the intensification and expansion of Russian military operations on Ukrainian territory, with the assistance of Belarus, since February 24, 2022, constitute a flagrant violation of the United Nations Charter, Article 2 § 4 of which prohibits States from resorting to the threat or use of force in their international relations. It may seem particularly worrying to see the principles of international law disregarded in this way, especially when such fundamental principles as the prohibition on the use of force by States and its corollary, the prohibition on the acquisition of territory by force, are involved. While it is undeniable that international law has been flouted, it is not so obvious that this is a sign of its weakening or loss of authority.
Keywords:
- Russia,
- Ukraine,
- armed attack,
- self-defence,
- threat,
- occupation,
- people’s right
Corps de l’article
Il ne fait aucun doute que l’intensification et l’élargissement des opérations militaires russes menées sur le territoire de l’Ukraine avec l’assistance du Belarus depuis le 24 février 2022 constituent une violation flagrante de la Charte des Nations Unies dont l’article 2 § 4 interdit aux États de recourir à la menace ou à l’emploi de la force dans leurs relations internationales. L’Assemblée générale des Nations Unies l’a d’ailleurs reconnu dans des termes particulièrement clairs en adoptant le 2 mars 2022 une résolution dont le texte lui avait été soumis par plus de 80 États lors d’une session spéciale d’urgence tenue après que le Conseil de sécurité se fut montré incapable, en raison du véto russe, d’assumer la responsabilité principale qui lui incombe de veiller au maintien ou à la restauration de la paix internationale. Dans cette résolution adoptée par 141 États contre 5 (Russie, Bélarus, Corée du Nord, Syrie, Érythrée) et 35 abstentions, l’Assemblée générale déplore « l’agression commise par la Fédération de Russie contre l’Ukraine en violation du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte », regrette « que le Bélarus se soit associé à ce recours illégal à la force contre l’Ukraine et lui demande de respecter ses obligations internationales » (UN Doc. A/RES/ES-11/1). La doctrine a généralement partagé cette analyse, comme l’attestent les dizaines d’opinions postées sur des blogues tels que EJIL :Talk !, Opinio Iuris et Articles of War-Lieber Institute West Point ainsi que les articles plus substantiels publiés dans des revues spécialisées de droit international (Green, Henderson et Ruys 2022 ou Corten et Koutroulis 2023, par exemple). De façon assez inédite, de nombreuses sociétés savantes composées par des experts et des professeurs de droit international ont également condamné fermement cette violation de la Charte des Nations Unies. Des déclarations ont été adoptées à cette fin par l’Institut de droit international fondée en 1873 à Gand pour « favoriser le progrès du droit international » comme l’indique l’article 1 § 2 de ses statuts ou par diverses branches nationales de l’Association de droit international créée la même année à Bruxelles avec pour but « d’étudier, de clarifier et de développer le droit international, public et privé et de renforcer la compréhension entre les Nations et le respect du droit international » comme le précise le paragraphe 3 des statuts de l’Association, à l’exception notable de la branche russe de l’International Law Association dont le président a rédigé une déclaration qui ne condamnait aucunement la Russie. Enfin, plus d’une vingtaine de sociétés nationales et régionales de droit international ont également décrié cette violation particulièrement claire du droit international, dans un mouvement dont l’ampleur est à ce jour inédite.
Après les référendums tenus à la fin du mois de septembre 2022 dans les régions de Donetsk, Lougansk, Zaporijjia et Kherson qui ont donné lieu à leur annexion par la Russie, les critiques ont à nouveau abondé. Dans une résolution adoptée le 12 octobre 2022 par 143 voix contre 5 (Russie, Bélarus, Corée du Nord, Syrie, Nicaragua) et 35 absentions, l’Assemblée générale des Nations Unies a condamné « l’organisation par la Fédération de Russie de soi-disant référendums illégaux dans des régions situées à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine et la tentative d’annexion illégale des régions ukrainiennes de Louhansk, de Donetsk, de Kherson et de Zaporijia qui a suivi », en déniant à ces référendums comme à cette annexion toute validité et en invitant les États comme les organisations internationales à ne reconnaître aucune modification du statut de ces territoires (UN Doc. A/RES/ES-11/4). La décision de ne pas entériner le fait accompli avait du reste déjà été prise par plusieurs États. Le président Joe Biden avait déclaré le 23 septembre 2022 que les États-Unis ne reconnaîtrait jamais une telle annexion, comme l’ont également affirmé les États membres du Conseil européen dans une déclaration adoptée le 30 septembre 2022. Le 23 février 2023, l’Assemblée générale adoptait une nouvelle résolution au sujet des « principes de la Charte des Nations Unies sous-tendant une paix globale, juste et durable en Ukraine » par 141 voix contre 7 (Mali et Erythrée, en plus de la Fédération de Russie, la Corée du Nord, le Bélarus, la Syrie et le Nicaragua). Dans cette résolution, l’Assemblée générale
[réaffirmait] son attachement à la souveraineté, à l’indépendance, à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues, s’étendant à ses eaux territoriales,
[exigeait] de nouveau que la Fédération de Russie retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays et [appelait] à une cessation des hostilités.
A/RES/ES-11/6
Il peut paraître particulièrement inquiétant de voir ainsi les principes du droit international foulés aux pieds, surtout lorsqu’il s’agit de principes aussi fondamentaux que l’interdiction pour les États de recourir à la force et son corollaire, l’interdiction d’acquérir des territoires par la force. S’il est indéniable que le droit international a été bafoué, il n’est toutefois pas si évident d’y voir le signe de son affaiblissement ou de la perte de son autorité. Sa mise en cause est surtout relevée par les observateurs convaincus de ce que la vigueur du droit international se mesure à l’aune des faits et de leur conformité aux règles juridiques. Mais pour d’autres, cette autorité n’est véritablement questionnée que lorsque les États qui violent le droit international refusent même d’évoquer les principes du droit international ou en remettent fondamentalement en cause la teneur. Cette perspective, dont il faut bien reconnaître le caractère assez formaliste, est celle qu’avait adoptée la Cour internationale de justice lorsqu’elle avait été invitée à déterminer si les activités militaires et paramilitaires menées au Nicaragua au début des années 1980 par les forces contras afin de renverser le régime sandiniste avec l’aide et le soutien des États-Unis constituaient des violations du droit international dont on pouvait tenir cet État responsable. La Cour avait en partie considéré que c’était le cas et avait, à cette occasion, souligné que
Si un État agit d’une manière apparemment inconciliable avec une règle reconnue, mais défend sa conduite en invoquant des exceptions ou justifications contenus dans la règle elle-même, il en résulte une confirmation plutôt qu’un affaiblissement de la règle, et cela que l’attitude de cet État puisse ou non se justifier en fait sur cette base.
§ 186
Si on devait adopter cette perspective pour aborder le conflit qui se déroule encore actuellement en Ukraine, il faudrait souligner que la Fédération de Russie s’est référée à des principes du droit international pour justifier son « opération militaire spéciale » et ne semble par conséquent pas contester leur pertinence et leur aptitude à gouverner le recours à la force militaire entre les États, pas plus d’ailleurs que ne l’ont fait les dizaines d’États et d’experts qui ont dénoncé l’illicéité de cette opération, en réaffirmant l’importance des principes violés plutôt qu’en en dénonçant le caractère suranné ou inadéquat.
C’est ce contraste entre une violation particulièrement claire du droit international et la réaffirmation voire le raffermissement des règles juridiques fondamentales de ce droit international que la présente contribution entend mettre en évidence, en présentant les argumentations produites par la Fédération de Russie et les réactions qu’elles ont suscitées auprès des autres États. On montrera que la phase dans laquelle est entrée le conflit depuis le 24 février 2022 a engendré des prises de position qui confirment les principes du droit international et en consolident même la teneur dans une certaine mesure. Le conflit peut donc s’analyser comme un précédent qui rappelle que les États ne peuvent assister militairement des entités sécessionnistes situées sur le territoire d’un autre État pour les défendre contre les forces de l’État dont elles entendent se détacher (I) et que les États ne peuvent réagir militairement à une simple menace ou à ce qu’ils perçoivent comme telle (II). Ce conflit a aussi été l’occasion de redire que les États ne peuvent mener des opérations armées sur un territoire étranger aux fins de protéger les populations des exactions auxquelles elles seraient soumises (III). Cette consolidation du droit international est d’autant plus significative qu’elle s’opère dans un contexte qui a vu ces dernières années des arguments similaires être avancés régulièrement par la Russie comme par d’autres États qui proposaient une lecture particulièrement souple des règles du droit international relatif au recours à la force, comme on le montrera pour chacune des argumentations proposées.
I – Les États ne peuvent assister militairement des entités sécessionnistes pour les défendre contre les forces de l’État dont elles entendent se détacher
Le principal argument invoqué par la Russie pour justifier son attaque et son invasion du territoire ukrainien au regard du droit international a consisté à se prévaloir du droit à la légitime défense reconnu aux États par l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui indique qu’aucune disposition de la Charte « ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». Plus précisément, la Russie prétend agir en Ukraine au titre de la légitime défense collective, pour assister les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk constituées dans l’Est ukrainien que la Russie a reconnues comme des États indépendants le 21 février 2022 et avec lesquelles la Russie a ratifié des traités d’amitié et d’assistance mutuelle le 22 février 2022, soit deux jours avant le début des hostilités. Dans la lettre qu’il adressait au Secrétaire général des Nations Unies le 24 février 2022, le représentant permanent de la Russie auprès de l’ONU lui faisait parvenir « le texte de l’allocution adressée aux citoyens russes par le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, les informant des mesures prises en application de l’article 51 de la Charte des Nations Unies dans l’exercice du droit de légitime défense » (UN Doc. S/2022/154). Dans le texte de cette allocution prononcée le 24 février 2022, on peut lire que
les Républiques populaires du Donbass ont sollicité l’aide de la Russie. Dans ce contexte, conformément à l’article 51 (Chapitre VII) de la Charte des Nations Unies, avec l’autorisation du Conseil de la Fédération russe et en application des traités d’amitié et d’assistance mutuelle conclus avec la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk ratifiés par l’Assemblée fédérale le 22 février, j’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale.
Cette position a été rappelée ultérieurement par la Russie auprès de la Cour internationale de justice dans l’affaire introduite par l’Ukraine le 28 février 2022 contre la Russie au sujet des allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, une affaire sur laquelle on reviendra ultérieurement.
Si en vertu de la Charte des Nations Unies, les États disposent du droit d’assister militairement un autre État lorsque ce dernier demande de l’aide pour repousser une agression armée dont il est l’objet, les États ne sont en principe pas autorisés à faire de même lorsque l’appel à l’aide émane d’une entité non étatique située en territoire étranger, qu’il s’agisse d’une autorité sécessionniste ou d’un groupe d’opposition politique. Cette restriction se comprend au regard de deux autres principes fondamentaux du droit international qui interdisent à la fois aux États de s’immiscer dans les affaires intérieures d’un État et d’intervenir dans un conflit interne (Corten 2020). Pour éviter que les États s’engagent militairement sur le territoire d’un autre État au motif qu’ils y ont été appelés par des groupes dissidents, la légitime défense collective a été réservée uniquement au cas où c’est un État qui en appelle un autre à l’aide. Or, les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk ne pouvaient être considérées comme des États en février 2022 et ne pouvaient pas l’être davantage par la suite jusqu’au moment où elles ont été annexées par la Russie. Mise à part cette dernière ainsi que ses proches alliés (Syrie et Corée du Nord), aucun État ne les a d’ailleurs reconnues. Les États ont même plutôt condamné la décision prise par la Russie de les reconnaître en estimant qu’il s’agissait là d’une violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine ainsi que des accords de Minsk et, plus généralement, du droit international. Les hauts responsables du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne, de l’OTAN et de l’ONU ont critiqué cette décision dans des termes similaires. Et tout au long des discussions qui se sont tenues à ce sujet à l’Assemblée générale des Nations Unies, les États se sont fréquemment référés aux Républiques du Donbass comme à des « régions ukrainiennes ». Pour l’écrasante majorité des membres des Nations Unies, il ne s’agissait pas d’États et il était d’ailleurs exclu de les reconnaître comme tels en raison des circonstances particulièrement contraignantes dans lesquelles ces républiques s’étaient constituées et maintenues ensuite. Plus spécifiquement, il semblait inadmissible de les considérer comme des États en raison du soutien considérable de la Russie à leur création et à leur subsistance, un soutien qui a pris la forme d’un acheminement de matériel militaire lourd, d’un approvisionnement en armes diverses et d’une présence militaire que le Kremlin a semblé admettre en partie (« A Russian court document mentioned Russian troops ‘stationed’ in eastern Ukraine », CBS News, 17 décembre 2021 ; Cour européenne des droits de l’homme, Ukraine et Pays-Bas contre Russie, décision du 30 novembre 2022). Le manque d’autonomie de ces républiques vis-à-vis du Kremlin sera encore mis en évidence devant l’Assemblée générale des Nations Unies après les référendums tenus à la fin du mois de septembre 2022 dans l’Est ukrainien, des référendums auxquels l’Assemblée a dénié toute validité comme on a déjà eu l’occasion de le souligner. Pour toutes ces raisons, l’écrasante majorité des États ont condamné l’intervention militaire de la Russie et rejeté l’idée que cette intervention pourrait être justifiée par un droit d’agir en légitime défense pour assister les entités sécessionnistes du Donbass.
Ce rejet est significatif en ce qu’il illustre la conviction des États que la légitime défense collective ne peut être invoquée pour défendre une entité sécessionniste contre l’État dont elle entend se détacher, a fortiori lorsque l’État intervenant a joué un rôle prépondérant pour soutenir l’entité en question politiquement, économiquement et militairement. Cette condamnation généralisée confirme ainsi que la légitime défense collective peut uniquement viser à assister un État agressé par un autre État et que le système de sécurité collective s’applique principalement aux relations entre les États et non aux relations entre des entités sécessionnistes et les autorités gouvernementales auxquelles elles s’opposent.
Cette précision est importante, car il est arrivé par le passé qu’on suggère le contraire. Par exemple, dans le cadre du conflit qui s’est déroulé en Géorgie en 2008, le Conseil de l’Union européenne avait mis sur pied la Mission internationale indépendante d’établissement des faits pour analyser le conflit. Celle-ci avait estimé qu’en raison de l’accord de cessez-le-feu adopté par toutes les parties au conflit, y compris les autorités d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, et des résolutions du Conseil de sécurité demandant à toutes les parties de mettre fin aux hostilités, les relations entre l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, d’une part, et la Géorgie, d’autre part, étaient régies par le principe de l’interdiction du recours à la force énoncé dans la Charte des Nations Unies. Cette analyse ressort clairement du rapport publié en 2009 par la Mission. Cette dernière semblait ainsi accepter l’hypothèse selon laquelle l’article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies qui interdit le recours à la force militaire entre États pouvait régir les conflits internes, avec pour conséquence qu’un droit à la légitime défense pouvait naître dans le chef de toute partie à ce conflit dès lors qu’elle était attaquée. Ce point de vue était du reste partagé par la Fédération de Russie, qui n’avait certes pas encore reconnu l’Ossétie du Sud en tant qu’État lorsque le conflit avait éclaté le 8 août 2008, mais qui soutenait, entre autres, que les opérations militaires déployées par les armées géorgiennes en Ossétie du Sud constituaient une « agression [...] menée en violation du principe fondamental de la Charte des Nations Unies concernant le non-recours à la force », justifiant implicitement sa propre action militaire par la nécessité de réagir à cette « agression » et venir en aide à l’Ossétie du Sud (UN Doc. S/PV.5952).
Avec la condamnation quasi-unanime des États à l’égard de l’argumentation russe fondée sur la légitime défense collective dans le cas du conflit ukrainien, il ressort clairement que l’interdiction de recourir à la force comme le droit naturel de se défendre ou de défendre celui qui est agressé est intrinsèquement liée à la qualité d’État : le devoir de respecter cette interdiction comme le droit de s’en prévaloir pour justifier qu’on riposte militairement à une agression sont considérés comme des attributs de l’État. Cela n’exclut pas qu’on puisse parfois interdire à des parties à un conflit interne de recourir à la force, comme on l’a fait à travers les Accords de Minsk de 2015 auxquels étaient parties, non seulement l’Ukraine et la Russie, mais également les autorités de Donetsk et de Lougansk. Mais dans ce cas, la finalité de l’interdiction du recours à la force est très différente. Il s’agit de mettre fin aux hostilités entre les forces gouvernementales et un ou plusieurs groupes rebelles armés ou entités sécessionnistes pour rétablir l’ordre public au sein d’un État. L’interdiction du recours à la force n’est pas liée à une quelconque souveraineté et cela explique qu’elle ne s’accompagne d’aucun droit à la légitime défense (Corten 2020). Les réactions adoptées par les États tendant à condamner la Russie et à refuser son argumentation tenant à son droit à la légitime défense pour protéger les entités sécessionnistes peuvent être comprises comme une réaffirmation de cette distinction importante.
La Russie n’a pas uniquement mobilisé le droit à la légitime défense collective pour justifier son intervention militaire. Elle a également prétendu réagir à une situation qui la menaçait directement. Comme on le verra à présent, cette argumentation n’a pas davantage convaincu les États qui ont souligné qu’en droit international, il n’est pas permis de réagir militairement à une simple menace.
II – Les États ne peuvent réagir militairement pour se défendre contre une simple menace
La Russie a avancé un autre argument dont le caractère est plus flou et dont la formulation n’épouse pas, ou du moins pas aussi clairement que pour l’argument précédent, une forme juridique. Dans la mesure où cet argument était invoqué dans l’annexe de la lettre adressée au Secrétaire général des Nations Unies qui renvoyait quant à elle à l’article 51 de la Charte des Nations Unies et au droit naturel des États à la légitime défense comme on l’a déjà souligné, il paraît utile de l’aborder. Cet argument consiste pour la Russie à se prévaloir de la menace que constitue pour son intégrité territoriale et sa souveraineté ainsi que pour son peuple, l’action des États membres de l’OTAN et, tout particulièrement, des États-Unis. Le président Poutine affirmait en effet dans son allocution télévisée du 24 février 2024 :
D’ores et déjà, alors que l’OTAN s’étend vers l’est, la situation empire et devient au fil des ans toujours plus dangereuse pour notre pays. En outre, ces derniers jours, les dirigeants de l’OTAN ont dit explicitement qu’il fallait accélérer et intensifier le déplacement des infrastructures de l’Alliance vers les frontières russes. En d’autres termes, ils durcissent leur position. Nous ne pouvons plus continuer à nous contenter d’observer. Ce serait complètement irresponsable de notre part. La poursuite de l’expansion des infrastructures de l’Alliance de l’Atlantique Nord et le début de la militarisation des territoires de l’Ukraine nous sont inacceptables. Bien sûr, le problème ne vient pas de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord elle-même, puisqu’elle n’est qu’un instrument de la politique étrangère américaine. Le problème est que sur des territoires limitrophes de notre pays — je précise, sur nos propres territoires historiques — une « anti-Russie » qui nous est hostile est en train de se créer, placée sous un contrôle extérieur total, lourdement fortifiée par les forces armées des pays de l’OTAN et inondée d’armes parmi les plus modernes. Pour les États-Unis et leurs alliés, il s’agit d’une politique dite d’endiguement de la Russie, qui s’accompagne de retombées géopolitiques évidentes. Mais pour notre pays, c’est en définitive une question de vie ou de mort : il y va de notre avenir historique en tant que peuple.
UN Doc S/2022/154
Outre qu’il soit malaisé d’identifier les contours exacts de la menace évoquée par la Russie et d’en confirmer la matérialité, cet argument se heurte tout autant que le précédent à un obstacle d’envergure en droit international. Si les États ont en effet le droit à se défendre militairement, ce droit ne leur est reconnu par la Charte des Nations Unies que « dans le cas où un membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée », comme le précise l’article 51. Le texte exclut ainsi clairement qu’un État puisse agir lorsqu’il est, ou lorsqu’il se sent, simplement menacé. Devant l’Assemblée générale des Nations Unies, peu d’États se sont exprimés explicitement au sujet de la menace dont fait état la Russie et qui ne renvoie d’ailleurs pas explicitement à une menace d’agression armée mais à une menace plus générale même si elle est présentée comme une menace existentielle. Quelques États ont toutefois pris la peine de contester son existence (République tchèque, UN Doc A/ES-11/PV.1) alors que d’autres, principalement parmi les alliés de la Russie, semblent en avoir reconnu la réalité, en déplorant que l’OTAN ait négligé les demandes légitimes de sécurité exprimées par la Russie (Bolivie et Syrie, UN doc A/ES-11/PV.2 ; Cuba, UN doc A/ES/ES-11/PV.3 ; Venezuela et Corée du Nord, UN doc A/ES/ES-11/PV.4). Cela étant, même parmi ces derniers, aucun n’a affirmé clairement que l’existence d’une menace était susceptible de justifier l’intervention militaire russe sur le territoire ukrainien au regard du droit international. Et les autres États n’y ont en tout cas pas vu une argumentation susceptible de fonder juridiquement l’intervention militaire russe.
Ces débats confirment que la légitime défense ne peut être invoquée pour réagir militairement à une simple menace. En ce sens, le conflit en Ukraine constitue un nouveau précédent qui réserve à la légitime défense une interprétation stricte selon laquelle il faut attendre qu’une menace se concrétise sous la forme d’une agression armée pour avoir le droit d’y riposter par la force. On peut rappeler que l’argument d’une légitime défense préventive avait déjà été avancé par le passé et avait pareillement été rejeté. En 1981, Israël s’était par exemple prévalu de la menace que faisait peser le réacteur nucléaire expérimental situé au sud-est de Bagdad pour justifier le raid aérien qui l’avait complètement détruit. Aux yeux du représentant permanent d’Israël auprès des Nations Unies, il ne fallait pas attendre que le réacteur devienne opérationnel car il n’aurait plus été possible de le bombarder sans produire des retombées radioactives susceptibles d’engendrer de graves conséquences :
Nous aurions ainsi été contraints d’observer passivement le processus de fabrication de bombes atomiques en Irak, que le tyran qui est au pouvoir n’hésiterait pas à lancer contre les villes israéliennes, où la population du pays est concentrée. Le gouvernement israélien a donc décidé d’agir sans plus tarder pour assurer la sauvegarde de son peuple.
UN doc. S/14510
Cette argumentation n’avait pas emporté l’adhésion au sein du Conseil de sécurité qui avait « [condamné] énergiquement l’attaque militaire menée par Israël en violation flagrante de la Charte des Nations Unies et des normes de conduites internationales » dans sa résolution 487. L’Assemblée générale avait quant à elle estimé que l’attaque constituait un « acte d’agression prémédité et sans précédent commis en violation de la Charte des Nations Unies » dans sa résolution 36/27 à laquelle seul Israël et les États-Unis s’étaient opposés. Une vingtaine d’années plus tard, les États-Unis estimaient également intervenir en Irak en 2003 en raison de la menace que faisait peser sur le monde cet État et, plus particulièrement, le régime de Saddam Hussein ainsi que les armes de destruction massive qu’il détenait supposément. Cela ressort notamment de la déclaration prononcée par le président Georges W. Bush, le 3 janvier 2003, depuis la base militaire Fort Hood au Texas, renommée récemment Fort Cavazos, à l’attention des troupes et de leurs familles. Plusieurs dizaines d’États avaient rejeté cette justification en soulignant que la menace n’était pas réelle mais que, dans l’hypothèse même où elle l’était, elle ne pouvait justifier qu’un État recoure de façon unilatérale à la force militaire dès lors que la légitime défense ne pouvait être exercée qu’en cas d’agression armée, comme certains auteurs l’ont relevé (Dubuisson et Lagerwall, 2004). C’était notamment tout le sens de la déclaration faite au nom du Groupe d’États d’Afrique dont la présidence gambienne avait été autorisée à participer aux débats menés à ce sujet au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies le 18 février 2003, comme des déclarations d’autres intervenants à cette séance (S/PV.4709). Cette analyse était d’ailleurs partagée à l’époque par le délégué russe Sergei Lavrov qui préconisait plutôt dans un tel cas « la prise de mesures collectives par la communauté internationale » (S/PV.4625).
La condamnation très large de l’intervention militaire des États-Unis et du Royaume-Uni en Irak n’avait toutefois pas mis un terme à ce débat concernant la possibilité d’agir militairement de manière préventive pour réagir à une menace avant que celle-ci se matérialise. Il s’était poursuivi à l’occasion des 60 ans des Nations Unies, lors d’un sommet mondial durant lequel certains États entendaient assouplir le cadre juridique pour permettre aux États de disposer d’une plus grande latitude aux fins de déclencher leurs opérations militaires. Mais cette position ne l’a pas emporté davantage qu’antérieurement et, sur ce point précis, la résolution adoptée par l’Assemblée générale à l’issue du sommet mondial, et qui en constituait en quelque sorte la conclusion, illustrait la réticence des États à cet égard. Les États ont préféré souligner ceci :
Nous réaffirmons que les dispositions pertinentes de la Charte sont suffisantes pour faire face à l’ensemble des menaces contre la paix et la sécurité internationales. Nous réaffirmons aussi que le Conseil de sécurité dispose de l’autorité voulue pour ordonner des mesures coercitives en vue de maintenir et rétablir la paix et la sécurité internationales.
A/RES/60/1, § 79
À l’occasion du conflit en Ukraine, les États ont également retenu cette interprétation assez stricte de la légitime défense, en condamnant clairement l’intervention militaire russe et en refusant ainsi d’entériner la proposition russe qui semblait suggérer l’existence d’un droit de réagir en légitime défense à une simple menace.
Un dernier argument mérite enfin d’être abordé. Il renvoie à la possibilité pour un État d’agir militairement sur le territoire d’un autre État pour protéger la population civile qui y serait victime d’exactions, sans y avoir été autorisé par le Conseil de sécurité. Cette idée évoquée par la Russie n’a pas été davantage acceptée par la communauté internationale des États, comme on le montrera à présent.
III – Les États ne peuvent intervenir militairement sur un territoire étranger pour protéger la population contre les exactions auxquelles elle y serait exposée
La Russie a abordé la nécessité de protéger les populations russophones présentes dans l’est de l’Ukraine d’une manière qui renvoie dans une certaine mesure à des règles du droit international, notamment parce que la Russie a affirmé que ces populations étaient les victimes d’un génocide. Dans son allocution télévisée du 24 février 2022 déjà évoquée, le président Poutine déclarait qu’il engageait une opération militaire dont le but est « de protéger les personnes qui ont été soumises à des abus, à un génocide par le régime de Kiev pendant huit ans » (UN Doc, S/2022/154). Cette argumentation tenant à la protection des populations russophones dans le Donbass a été réaffirmée par la suite, notamment au moment de l’annexion des quatre régions ukrainiennes à la fin du mois de septembre 2022.
C’est précisément de cet argumentaire que l’Ukraine s’est emparée en engageant une procédure contre la Russie devant la Cour internationale de justice sur la base de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 dont l’article IX permet aux États de saisir la Cour de tout différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la Convention. Dans sa requête, l’Ukraine prie notamment la Cour de juger que, contrairement à ce qu’affirme la Russie, aucun acte de génocide n’a été commis dans les régions ukrainiennes de Lougansk ou de Donetsk et de dire que, par conséquent, la Russie ne saurait prendre une quelconque action que ce soit en Ukraine pour cette raison, comme l’illustre la requête introductive d’instance de l’Ukraine dont le texte est disponible sur le site Internet de la Cour. On attend encore que la Cour rende une décision au sujet de cette affaire. Mais dans l’ordonnance que la Cour a prise le 16 mars 2022 relativement aux mesures conservatoires demandées par l’Ukraine — une ordonnance qui ne préjuge en rien de l’arrêt qui pourrait être rendu ensuite sur le fond —, la Cour a souligné qu’au stade actuel de la procédure,
la Cour ne dispose pas d’éléments de preuve étayant l’allégation, par la Fédération de Russie, qu’un génocide aurait été commis sur le territoire ukrainien. En outre, il est douteux que la convention, au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre État, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué.
§ 59
La Cour émet ainsi de sérieux doutes quant à l’existence d’un droit pour un État de recourir à la force pour prévenir ou réprimer un crime de génocide à la lumière de la Convention destinée à en prévenir ou à en réprimer la perpétration.
C’est d’ailleurs ce qu’ont également souligné une série d’États qui ont demandé à intervenir dans cette affaire, exerçant ainsi un droit qui leur est reconnu par l’article 63 du Statut de la Cour internationale de justice de présenter leurs observations sur l’interprétation de la convention en cause dans l’affaire dès lors que ces Etats y sont également parties. Si une telle intervention est prévue, il est tout à fait inédit qu’un nombre aussi important d’États la requièrent. De nombreux États ont ainsi rappelé, dans leurs observations écrites, que « la convention sur le génocide n’autorise pas le recours unilatéral, par ailleurs illicite, à la force comme moyen de prévention et de répression du génocide » (Lettonie, §§ 50-54 ; voir aussi Lituanie, §§ 20-21), que « l’obligation de prévenir le génocide […] ne constitue pas une base juridique permettant de recourir à l’emploi de la force, en violation du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies » (Nouvelle-Zélande, § 31) ou que la convention « ne saurait être interprétée comme pouvant cautionner une agression » (Royaume-Uni, § 60). Pour les États-Unis qui n’ont finalement pas été autorisés à intervenir dans cette affaire pour des raisons assez techniques, mais qui ont exprimé leur position au sujet de cette affaire dans leur demande d’intervention disponible sur le site de la Cour, « aucune disposition de la convention sur le génocide, interprétée correctement et de bonne foi, n’autorise explicitement ou implicitiement une partie contractante, agissant sous le prétexte de prévenir ou punir un génocide, à commettre une agression » (États-Unis, § 29). L’Allemagne estimait avoir un intérêt à présenter ses vues à ce sujet « pour empêcher que des États parties puissent se prévaloir d’actes de génocide allégués, prétendûment commis par un autre État partie, pour justifier, sur le fondement juridique allégué de la convention sur le génocide, un recours manifestement illicite à la force militaire contre cet autre État » (Allemagne, § 14). De nombreux États ont rappelé que la Cour, dans une précédente affaire opposant la Bosnie-Herzégovine à la Serbie- et-Monténégro au sujet de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avait souligné en 2007 que « chaque État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale » lorsqu’il s’acquitte de l’obligation de prévention du génocide que lui impose la convention (§ 430), ce qui leur semble signifier que la convention n’autorise pas les États à recourir à la force en violation de la Charte des Nations Unies et à commettre une agression (Lettonie, § 51 ; Nouvelle-Zélande, § 31 ; États-Unis d’Amérique, § 22 ; Suède, § 44). Seuls de rares États n’excluaient pas complètement l’idée qu’au-delà de la convention, le droit international coutumier autorise les États à mener une intervention militaire pour des motifs humanitaires. La Nouvelle-Zélande soulignait, par exemple, que
Dans des circonstances exceptionnelles, lorsque les actions et moyens pacifiques ont été épuisés, il est possible qu’une nouvelle norme coutumière d’intervention humanitaire unilatérale permette de justifier l’emploi de la force pour protéger une population d’un génocide. Cependant, dans la mesure où une telle norme existe, elle est étroitement circonscrite.
§ 31
Cette analyse, articulée dans des termes très prudents, reste très minoritaire.
L’argument avancé par la Russie n’est pas neuf et réanime un débat qui s’est noué tout particulièrement en droit international à la fin des années 1980 au sujet de la possibilité pour les États de recourir à la force pour des motifs humanitaires, en renouvelant ainsi l’idée d’un « droit » voire d’un « devoir d’ingérence humanitaire » pour reprendre les termes utilisés par Mario Bettati alors qu’il était professeur de droit international à l’université Paris Sorbonne et Bernard Kouchner alors qu’il dirigeait Médecins sans frontières (Bettati et Kouchner 1987).
À vrai dire, le débat a des origines bien plus lointaines. Et on peut rappeler que, dans la toute première décision qu’elle a rendue, la Cour internationale de justice avait déjà abordé cette question. La Cour était alors saisie par le Royaume-Uni qui reprochait à l’Albanie de ne pas avoir veillé au déminage du détroit de Corfou, avec pour conséquence la destruction de navires de guerre britanniques ayant entraîné des pertes en vies humaines. Le Royaume-Uni avait par la suite procédé à des opérations de déminage par lui-même dans cette partie du détroit qui relevait pourtant des compétences exclusives de l’Albanie, en arguant qu’il convenait de protéger les personnes contre des explosions similaires à l’avenir. À ce sujet, la Cour avait toutefois estimé, dans son arrêt du 9 avril 1949, qu’un droit d’intervention n’existait pas :
Le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé par [la Cour] que comme la manifestation d’une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences présentes de l’organisation internationale, trouver aucune place dans le droit international.
p. 35
Lorsqu’elle s’était penchée quelques décennies plus tard sur la licéité des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, cette même Cour avait établi, dans son arrêt du 27 juin 1986, que « si les États-Unis peuvent certes porter leur propre appréciation sur la situation des droits de l’homme au Nicaragua, l’emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée pour vérifier et assurer le respect de ces droits » (§ 268). Plus récemment encore, l’argument ne semblait pas l’avoir convaincue lorsqu’il avait été invoqué pour justifier la campagne de bombardements menée par les forces de l’OTAN au Kosovo en 1999. L’opération baptisée Force alliée a été considérée comme une violation de la Charte des Nations Unies voire comme une agression par de nombreux États, y compris la Russie (UN doc. S/PV.3988) ou par plusieurs organisations ou instances internationales tel que le Groupe de Rio dans sa déclaration du 25 mars 1999, l’Assemblée interparlementaire des États du Commonwealth dans sa déclaration du 3 avril 1999 ou encore le mouvement des non-alignés dans sa déclaration du 9 avril 1999. Sans se prononcer définitivement sur cette question qui n’était pas soumise à son appréciation, la Cour internationale de justice saisie par la République fédérale de Yougoslavie d’une action contre les États membres de l’OTAN ayant participé à cette opération militaire s’était déclarée « fortement préoccupée par l’emploi de la force en Yougoslavie » et avait affirmé que « dans les circonstances actuelles, cet emploi soulève des problèmes très graves de droit international » dans son ordonnance du 2 juin 1999 (§ 17).
Ce débat s’est lui aussi ensuite cristallisé lors du sommet mondial de 2005 organisé à l’occasion des 60 ans des Nations Unies. La résolution 60/1 adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies à cette occasion a reconnu, non pas un devoir d’ingérence, mais une « responsabilité de protéger » en limitant sa portée au devoir de chaque État de respecter et de promouvoir les droits humains sur son propre territoire et la responsabilité incombant à la communauté internationale des États de décider collectivement des moyens à mettre en oeuvre pour protéger les populations civiles. D’après la résolution, la « responsabilité de protéger » ne constituait en tout cas pas un droit d’user de la force unilatéralement pour intervenir sur un territoire étranger au nom de la protection des populations locales puisqu’elle s’inscrivait dans le cadre de la sécurité collective telle qu’elle est définie par la Charte :
Nous sommes prêts à mener en temps voulu une action collective résolue, par l’entremise du Conseil de sécurité, conformément à la Charte, notamment son Chapitre VII, au cas par cas et en coopération, le cas échéant, avec les organisations régionales compétentes, lorsque les moyens pacifiques se révèlent inadéquats et que les autorités nationales n’assurent manifestement pas la protection de leurs populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité.
§ 139
C’est cette « responsabilité de protéger » qui a été mobilisée en 2011 lorsque le Conseil de sécurité a décidé, à une courte majorité, d’autoriser les États à prendre toutes les mesures nécessaires, y compris militaires, pour « protéger les civils et les zones peuplées de civils menacés d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris à Benghazi », pour reprendre les termes de sa résolution 1973.
Le débat ne s’est toutefois pas arrêté là. En avril 2018, le Royaume-Uni ainsi que les États-Unis et la France ont procédé à une série de frappes aériennes visant Douma après que le régime de Bachar Al-Assad eut décidé de recourir à des armes chimiques contre la population syrienne, ce qui pouvait être qualifié, de leur point de vue, de crime de guerre et de crime contre l’humanité. Pour le Royaume-Uni, ces frappes avaient pour objet de « soulager les souffrances humanitaires extrêmes du peuple syrien en détériorant les moyens du régime syrien d’user d’armes chimiques et en le dissuadant de les utiliser ultérieurement », comme cela ressort de la position du gouvernement du Royaume-Uni diffusée le 14 avril 2018 à partir de son site (traduction de l’auteure). C’est l’une des rares occasions où un État a proposé une véritable doctrine juridique consistant à justifier un recours unilatéral à la force militaire pour des raisons humanitaires, une doctrine selon laquelle
le Royaume-Uni est autorisé par le droit international, à titre exceptionnel, à prendre des mesures pour atténuer des souffrances humanitaires accablantes. La base juridique du recours à la force est l’intervention humanitaire, qui exige que trois conditions soient remplies :
(i) il existe des preuves convaincantes, généralement acceptées par la communauté internationale dans son ensemble, d’une détresse humanitaire extrême à grande échelle, nécessitant des secours immédiats et urgents ;
(ii) il doit être objectivement clair qu’il n’y a pas d’autre solution praticable que le recours à la force pour sauver des vies ; et
(iii) le recours à la force proposé doit être nécessaire et proportionné à l’objectif de soulagement des souffrances humanitaires et doit être strictement limité dans le temps et dans son champ d’application à cet objectif (c’est-à-dire le minimum nécessaire pour atteindre ce but et à aucune autre fin) (traduction de l’auteure).
Si l’on excepte les réactions de la Fédération de Russie et de la Syrie qui ont clairement condamné les frappes aériennes des trois États occidentaux comme autant d’actes d’agression perpétrés en violation flagrante de la Charte des Nations Unies, la majorité des États sont restés silencieux au sujet de la licéité ou plutôt de l’illicéité de ces frappes qui n’avaient pas été autorisées par le Conseil de sécurité. Une vingtaine d’États dont la moitié était issue du continent européen compris au sens large ont plutôt fait preuve de compréhension à l’égard de la campagne de bombardements, sans affirmer toutefois qu’elle était menée conformément au droit international (Dunkelberg, Ingber, Pillai et Pothelet 2018). Et une minorité d’États ont condamné les frappes, en estimant qu’elles ne respectaient pas le cadre du droit international, comme par exemple la Guinée équatoriale, l’Afrique du Sud, la Bolivie, le Costa Rica, Cuba, le Venezuela, la Chine, l’Iran et le Kazakstan. Dans de telles circonstances où plusieurs analyses sont avancées, il est imprudent de considérer le silence des États comme une forme d’assentiment, à l’une comme à l’autre des positions d’ailleurs. On peut simplement dire qu’à cette occasion, les États ne se sont pas mis d’accord pour considérer que l’interdiction du recours à la force devait dorénavant être interprétée de façon à autoriser un État à intervenir unilatéralement sur le territoire d’un autre État pour des motifs humanitaires.
C’est pour cette raison que la condamnation très générale de l’intervention militaire russe en Ukraine et l’expression par de nombreux États d’une position qui rappelle que le droit international ne permet pas à un État d’intervenir militairement sur le territoire d’un autre État, même pour prévenir ou réprimer un génocide, est significative. En ce sens, le conflit constitue plutôt un précédent qui réaffirme l’importance de l’interdiction de recourir à la force entre États et l’absence d’un quelconque « droit » ou « devoir » d’ingérence humanitaire qui permettrait une intervention militaire en dehors des cas prévus par la Charte des Nations Unies.
Conclusion : une consolidation du droit international, au-delà du conflit en Ukraine ?
Au-delà de l’argumentaire juridique proposé dont on a vu qu’il a été largement rejeté, la Russie a également dénoncé la politique du « deux poids, deux mesures » adoptée par les États occidentaux à l’endroit de son intervention militaire. D’autres États, parmi les alliés de la Russie principalement mais pas uniquement parmi ces derniers, se sont joints à la condamnation de cet outrage asymétrique et ont estimé que toute invasion ou toute action unilatérale en violation du droit international et de la Charte des Nations Unies devrait être traitée avec la même sévérité, en soulignant que le droit international avait également été violé à l’occasion des interventions militaires occidentales en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie ou encore en Palestine.
Cette critique n’a pas été commentée parmi les États, à l’exception notable de l’Autriche qui a affirmé au sein de l’Assemblée générale que
oui, il est vrai que d’autres ont également commis des agressions, des crimes et des fautes. Oui, la communauté internationale a parfois fait preuve d’un manque d’unité pour agir. Et oui, la communauté internationale a parfois été trop hésitante. Mais ne commettons pas la même erreur aujourd’hui.
UN doc. A/ES-11/PV.1, p. 20
Compte tenu de la récurrence de cette critique et de l’écho qu’elle a rencontré dans certains médias, il peut s’avérer opportun d’en commenter la validité à la lumière de la position adoptée par les États occidentaux à l’égard d’autres conflits, en particulier ceux impliquant des entités sécessionnistes créées par des moyens coercitifs déployés par des États étrangers. Il est évident que toutes les opérations militaires menées en violation de la Charte des Nations Unies n’ont pas fait l’objet de la même attention, ni provoqué l’adoption des mêmes mesures. En revanche, l’analyse des réactions étatiques à des situations territoriales créées à la faveur de tels recours illicites à la force suggère plutôt une certaine cohérence, à quelques exceptions près.
Les Nations Unies ont généralement condamné les sécessions ou les annexions résultant d’un recours à la force contraire à la Charte des Nations Unies. Depuis son adoption en 1945, les États ont réaffirmé fréquemment l’obligation de ne reconnaître aucune situation résultant de violations de l’interdiction du recours à la force. Le Conseil de sécurité a appelé à la non-reconnaissance de la « République turque de Chypre du Nord » lorsqu’elle a proclamé son indépendance en 1983, avec l’aide militaire de la Turquie. Le Conseil de Sécurité et l’Assemblée générale ont demandé aux États de nier toute souveraineté à Israël à l’égard des territoires palestiniens occupés et du Golan syrien dans les années 1980 ou de nier à l’Irak toute souveraineté à l’égard du Koweït à la suite de son agression en 1990. L’Assemblée générale a également invité les États à refuser de reconnaître une quelconque validité au référendum qui s’était organisé en Crimée en 2014 et à la modification du statut de la péninsule qui en avait résulté dans sa résolution 68/262. On peut dire qu’en général, les États occidentaux, comme les autres d’ailleurs, se sont conformés à cette obligation et ont refusé de reconnaître la validité des occupations ou annexions territoriales concernées.
Une exception importante concerne l’attitude des États occidentaux à l’égard de la résolution 62/243 adoptée en 2008 par l’Assemblée générale des Nations Unies relativement à la « République du Haut-Karabakh » dont l’indépendance avait été soutenue politiquement et militairement par l’Arménie à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Azerbaïdjan, résolution par laquelle l’Assemblée demandait aux États de refuser de reconnaître l’occupation des territoires de la République d’Azerbaïdjan. Cette résolution n’a été soutenue par aucun État occidental, principalement parce que les États occidentaux comme d’autres estimaient qu’une telle résolution nuirait au processus de paix alors en cours entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Aucun État n’a cependant reconnu la « République du Haut-Karabakh » ou établi avec elle des relations diplomatiques.
L’annexion du Sahara occidental par le Maroc mérite enfin d’être mentionnée. La présence des autorités marocaines sur le territoire du Sahara occidental constitue tout autant que la présence des autorités russes sur le territoire de l’Ukraine une violation du droit international. Il s’agit dans les deux cas de violations de principes quelque peu différents puisqu’au Sahara occidental, c’est surtout le droit à l’autodétermination du peuple Sahraoui qui est enfreint, comme l’a clairement souligné la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples dans la décision qu’elle a rendue le 22 septembre 2022. Mais dans les deux cas, des autorités prétendent exercer leur souveraineté sur des territoires à l’égard desquels elles ne disposent d’aucun titre de souveraineté valide en droit international. Pour l’instant, aucun État ne considère le Sahara occidental comme faisant partie du Maroc, à l’exception du Maroc lui-même et des États-Unis depuis 2020 ainsi que d’Israël depuis 2023. Plusieurs États européens ont par contre récemment accueilli, comme une base crédible et réaliste pour la résolution de ce conflit, le plan marocain d’autonomie proposé en 2007, qui ne remet pourtant nullement en cause le postulat de l’appartenance du Sahara occidental au territoire du Maroc mais suggère que cette région puisse jouir d’une certaine autonomie. Cette position a notamment été adoptée par l’Espagne, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Belgique. Elle n’est pas sans soulever d’importants questionnements quant à sa conformité avec le droit international et, notamment, avec le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui dès lors que le plan marocain ne retient pas l’indépendance du Sahara occidental comme l’une des options envisageables.
En somme, si les États occidentaux ont été plutôt cohérents dans leur condamnation des situations territoriales illicites où qu’elles se produisent, il n’en demeure pas moins qu’ils ont été plus prompts à condamner certains États par rapport à d’autres. Les quelques exceptions mentionnées ne signalent pas, comme telles, une dérogation aux principes du droit international en jeu, mais semblent s’expliquer plutôt par des motifs d’opportunité politique. Il reste que la crédibilité de ces États, lorsqu’ils condamnent les interventions militaires illicites et les occupations qui en découlent, peut être mise en jeu si cette condamnation adopte une géométrie trop variable. Est-ce que la réaffirmation voire le raffermissement du droit international qui semble s’être joué à l’occasion du conflit en Ukraine se marquera également dans tous les autres cas où ses principes cardinaux sont violés de manière flagrante, et ce, parfois depuis des décennies ? Ou est-ce qu’on verra, dans ces autres cas, le fait accompli persister et peut-être l’emporter sur le droit, en contradiction avec le principe ex injuria jus non oritur qui commande, en droit international, que des droits ne puissent naître d’un comportement illicite ? L’avenir seul nous le dira et il conviendra d’y être particulièrement attentif.
Parties annexes
Remerciements
Je remercie les relecteurs anonymes de cet article qui, par leurs remarques et leurs suggestions, ont permis d’en améliorer la facture.
Note biographique
Anne Lagerwall est professeure de droit international, Université libre de Bruxelles.
Références
- BETTATI Mario et Bernard KOUCHNER, 1987, Le devoir d’ingérence, Paris, Denoël.
- CORTEN Olivier et Vaios KOUTROULIS, 2023, « The 2022 Russian intervention in Ukraine: What is its impact on the interpretation of jus contra bellum », Leiden Journal of International Law vol. 36 : 1-26.
- CORTEN Olivier, 2020, Le droit contre la guerre, Paris, Pedone.
- DUBUISSON François et Anne LAGERWALL, « Que signifie encore l’interdiction de recourir à la menace de la force ? », in BANNELIER, CHRISTAKIS, CORTEN et KLEIN, L’intervention en Irak et le droit international, Paris, Pedone :83-104.
- GURMENDI DUNKELBERG Alonso, Rebecca INGBER, Priya PILLAI et Elvina POTHELET, 2018, « Mapping States’ reactions to the Syria Strikes of April 2018 », Consulté sur Internet (www.justsecurity.org/55157/mapping-states-reactions-syria-strikes-april-2018/) le 13 février 2024.
- GREEN James, Christian HENDERSON et Tom RUYS, 2022, « Russia’s attack on Ukraine and the jus ad bellum », Journal on the Use of Force and International Law: 4-30.
- LAGERWALL Anne, 2016, Le principe ex injuria jus non oritur en droit international, Bruxelles, Bruylant.