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Introduction

Invité au colloque La promenade au XXIe siècle qui s’est tenu à Montréal en mai 2017, j’ai eu le privilège de présenter ma démarche d’artiste-promeneur[1], non pas par un exposé théorique en salle, mais par l’expérience d’une promenade réelle, partagée avec les colloquants. Il me fallait trouver un parcours de trois heures dans une ville où je venais pour la première fois; je suis donc arrivé quelques jours avant le colloque pour faire du repérage. Je sortais d’un projet art et science appelé Karst. Entrer dans l’Anthropocène[2] au cours duquel un collectif d’artistes et de chercheurs se sont interrogés sur le rôle du substrat géologique dans la fabrication d’un paysage.

J’ai donc transposé mon intérêt pour les carrières et me suis interrogé sur l’origine des matériaux de construction de la ville de Montréal. Que sont devenues les carrières après leur exploitation? Une première journée de prospection avec une amie immigrée à Montréal a confirmé mon intuition. Les carrières ont disparu en ville, mais elles ont effectivement eu un impact sur la morphologie urbaine. Malheureusement, le lieu était trop éloigné. Un départ de la promenade à partir du campus de l’Université McGill, où avait lieu le colloque, s’imposait pour pouvoir respecter la durée imposée de trois heures (Figure 1).

Figure 1

Entrée du campus McGill, rue Sherbrooke, début de la promenade. Les éléments ajoutés sur la photo, le raton laveur, les menottes et le paquet de sucre évoquent l’histoire de deux mécènes James McGill et Peter Redpath. Le premier a bâti le début de sa fortune sur le commerce de la fourrure, il possédait des esclaves noirs, le deuxième était membre d’une famille d’industriels de sucre.

Source : collage H. Sturm

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1. La promenade

Nous quittons le bâtiment où se tient le colloque et appréhendons déjà le coeur du campus. L’Université McGill doit son nom et son existence à James McGill, un immigrant écossais qui a fait fortune dans le commerce de la fourrure, des munitions et du bois, puis dans la spéculation immobilière. À sa mort en 1813, il a légué une somme d’argent et le terrain de sa maison d’été, située sur le flanc du mont Royal, pour « l’avancement des sciences » et la « cré[ation] d’un collège » (Université McGill, 2019). Sur le terrain inférieur, la partie basse du campus, une statue à son effigie le montre en marche contre le vent, sa main retenant son chapeau. J’ai été surpris de lire plus tard qu’il possédait six esclaves noirs : la promotion de la science n’excluait pas l’esclavagisme, aboli au Canada dans les années 1830.

Le campus a été doté en 1882 du musée Redpath, premier établissement muséal du genre intégré à une institution académique canadienne. Ce beau bâtiment néoclassique construit au bord du pré central a été financé par Peter Redpath, héritier d’une famille d’industriels du sucre (l’entreprise Redpath est d’ailleurs toujours active). Le musée abrite une riche collection d’objets d’histoire naturelle et d’objets ethnographiques (Figure 2). Son premier directeur, John William Dawson, géologue, était le recteur du McGill College, avant qu’il le transforme en université. Un cairn dans le parc rappelle la découverte et l’identification par Dawson d’objets archéologiques amérindiens à proximité du campus. Ces objets ont été attribués un temps au village d’Hochelaga, village iroquois dont Jacques Cartier parle dans le récit de sa découverte du mont Royal en 1535.

Figure 2

Musée Redpath, Galerie Dawson, 2e étage. Présentation du « fil rouge » de la promenade.

Source : H. Sturm

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J’invite le groupe dans le musée et lui présente mes découvertes. Comme j’avais disposé de peu de temps pour la préparation de la promenade, j’y avais cherché mon inspiration. Une première révélation m’avait été donnée par les xénophores regroupés dans une vitrine dédiée aux mollusques (Figure 3). Le terme xénophore est formé de xéno, qui signifie « étranger », et de phore, « qui porte ». Au cours de leur vie, ces escargots marins « porteurs d’étrangers » captent des objets sur leur coquille. Il s’agit dans la plupart des cas de coquillages, de petites pierres, de fragments de coraux, voire même d’artefacts comme des capsules de bouteille. On dirait que cet assemblage est formé d’objets méticuleusement choisis. Pour le confectionner, l’escargot immobilise chacun d’eux durant une période de vingt-quatre heures ou plus afin de permettre à son ciment de le fixer. J’y ai vu une analogie entre le rapport du xénophore à son assemblage et celui des mécènes – McGill, Redpath – et les scientifiques comme Dawson. Qui porte qui?

Figure 3

Xenophora mekranensis konoi, Philippines.

Source : H. Sturm

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Quelques vitrines plus loin, j’attire l’attention du groupe sur le nom Dawson, associé à un minéral, la dawsonite, découvert par le scientifique sur le chantier du musée. C’est cependant un autre géologue qui, décrivant ce minéral en 1874, le nommera en hommage à John W. Dawson. D’autres objets de la vitrine ont été trouvés sur le chantier d’un tunnel ferroviaire qui passe sous le mont Royal (Figure 4) et – jolie coïncidence – exactement sous le musée. C’est ainsi que j’avais trouvé le fil rouge de ma promenade : je suivrais à pied le tunnel du mont Royal en surface et reviendrais en quelques minutes par le train de banlieue qui l’emprunte. Les géologues ont d’ailleurs eux-mêmes suivi les tunneliers afin de mieux comprendre la formation du mont Royal et de collecter les minéraux intéressants. Le tunnel traverse différentes couches géologiques : les sédiments calcaires issus de la vie marine présente (il y a environ 450 millions d’années), puis les couches plus récentes, qui témoignent de l’activité magmatique (il y a 124 millions d’années) et les couches qui émanent de la rencontre, chaude et sous pression, de ces deux types de roches.

Figure 4

(En haut) projet du tunnel du mont Royal en relation avec la cité modèle Mont-Royal et le centre-ville ; (en bas) coupe géologique du mont Royal en suivant l’axe du tunnel (en bas).

Sources : (en haut) The Cartographic and Architectural Archives Division, National Archives of Canada (1912); (en bas) Bancroft & Howard (1923, p. 43, fig. A)

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Ce tunnel a été creusé entre 1913 et 1918 par le Canadian Northern Railway (CNoR), troisième compagnie ferroviaire au Canada, pour amener ses trains au centre-ville à la suite de la création d’une nouvelle gare (Figure 5). Le contournement du mont Royal n’était plus envisageable, car les trajets possibles étaient déjà occupés par deux autres compagnies ferroviaires. Afin de financer ce tunnel, les aménageurs du CNoR ont créé de toutes pièces une ville nouvelle à la sortie nord de la montagne, la Town of Mount Royal, véritable model city à l’américaine. Le centenaire du tunnel a été fêté en 2018. Jusqu’en 2018 une soixantaine de trains par jour y passaient.

Figure 5

Excavation du tunnel à l’aide d’un chariot de forage.

Source : Canadian Northern Railway, The Mount Royal Tunnel, Southam Press, Montréal, 1913

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À l’issue de son centenaire, le tunnel a été vendu à CDPQ Infra, filiale de la Caisse de dépôt et placement du Québec – le grand aménageur semi-public du Québec –, désignée par le Gouvernement du Québec pour trouver une solution aux problèmes de transport de la métropole (éloignement entre les pôles, connexion ralentie entre l’aéroport et le centre-ville, ponts très fréquentés en mauvais état, etc.). Le logo du Réseau express métropolitain (REM) actuellement en cours de déploiement, un grand R qui enfourche une double ligne horizontale, est polysémique. On peut y voir le mont Royal traversé par le tunnel; on peut y voir aussi la structure de suspension de la nouvelle ligne aérienne[3]. Quand le chantier de sept milliards de dollars canadiens sera terminé (l’inauguration étant prévue en 2021), 550 trains électriques automatiques et sans conducteur emprunteront le tunnel chaque jour, plusieurs se retrouvant en même temps dans les cinq kilomètres du tunnel. Trois nouvelles gares seront creusées, la plus profonde à 70 mètres de la surface. Un ascenseur ultrarapide reliera la ligne REM aux lignes bleue et verte du métro Le chantier du REM, confié à la société NouvLR, a été lancé symboliquement en 2018 (Figure 6). Les trains fabriqués par Alstom Transport Canada arriveront de la ville indienne de Sricity.

Figure 6

Lancement symbolique du chantier du REM le 12 avril 2018 : première pelletée de terre. Le coffre de terre à lancer est orné du logo du REM.

Source : Valérian Mazataud [Le Devoir]

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Après avoir fait un tour du musée Redpath, nous reprenons notre marche et remontons le sentier qui borde l’établissement. Nous nous retrouvons au milieu de deux grands chantiers en cours et devons emprunter des escaliers de chantier en labyrinthe qui surplombent la voie éventrée. Tout de suite au nord du musée se trouve le parc Rutherford, qui n’est que la couverture du plus grand bassin d’eau potable de la ville. Son énorme système de canalisation, situé sous la rue McTavish, est en réfection et le chantier est monumental. Plus haut sur le flanc du mont Royal, nous foulons un dallage flambant neuf sur un pan terminé de la rue (Figure 7). Sur un extrait d’un plan des travaux trouvé au sol, nous déchiffrons les « zones esthétiques » du nouveau trottoir (Figure 8). Nous découvrons un parcours en mosaïque où une vague est formée avec des dalles noires. Dans des enclos réservés du trottoir, les jardiniers ont planté des érables; j’y reconnais l’emblème canadien. Les ouvriers travaillent jour et nuit en vue de l’inauguration de la promenade Fleuve-Montagne qui aura lieu deux mois plus tard, dans le cadre des célébrations du 375e anniversaire de la fondation de la ville de Montréal. Ce parcours piétonnier de 3,8 kilomètres entre le fleuve Saint-Laurent et le mont Royal a été annoncé comme un leg de la ville à ses habitants.

Figure 7

Étape de la promenade : les travaux dans la rue McTavish, mai 2017.

Source : H. Sturm

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Figure 8

Une partie du plan de dallage de la rue McTavish, trouvé dans la rue et montré aux participants de la promenade. À noter les zones qualifiées « esthétiques ».

Source : H. Sturm

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Au bout de la rue McTavish, nous traversons l’avenue des Pins. Nous nous retrouvons au pied d’un imposant bâtiment du XIXe siècle appelé Ravenscrag, qui héberge l’Allan Memorial Institute (Figure 9), ancien manoir familial construit par l’armateur Sir Hugh Allan, Écossais comme bon nombre de ses voisins. Avec les grandes réceptions qui s’y tenaient régulièrement, le salon de cette résidence fut un lieu de sociabilité de la bourgeoisie, comme le montre la Figure 10. Le bâtiment et le parc ont été légués plus tard à l’Université McGill, qui y installa en 1943 le département de psychiatrie de l’hôpital Royal Victoria. Aujourd’hui, les bâtiments sont dédiés à la santé mentale. On y trouve de nombreuses salles de consultation en psychothérapie et des salles de séminaire pour médecins et chercheurs. Une rapide recherche documentaire révèle cependant que ce lieu de soins et de recherche porte une histoire sombre longtemps tenue secrète. Durant les années 1950, des patients y étaient maintenus dans le sommeil sous psychotropes jusqu’à trois mois. Ils étaient nourris par voie intraveineuse ou réveillés pour être alimentés. Des séries d’électrochocs étaient effectuées pour « casser la mémoire », effaçant ainsi leur personnalité. Puis, les patients étaient « reprogrammés » par suggestions orales, transmises par magnétophone plusieurs heures par jour[4]. Les patients traités ainsi ignoraient qu’ils étaient les cobayes des expérimentations du docteur Ewen Cameron, directeur fondateur de l’établissement. Admis pour soigner des troubles psychiatriques légers, beaucoup d’entre eux ont quitté l’hôpital avec de graves séquelles. Ces expérimentations ont été secrètement financées par le programme MK-Ultra de la CIA pendant plusieurs années, dans le contexte de la Guerre froide, de la guerre de Corée et de la crainte de l’endoctrinement de militaires américains ayant été faits prisonniers. Le docteur Cameron, qui a instauré et conduit ces expériences, était pourtant un psychiatre apprécié. Il a successivement présidé plusieurs sociétés psychiatriques, dont la World Psychiatric Association à la fin de sa carrière.

Figure 9

Allan Memorial Institute, étape de la promenade.

Source : H. Sturm

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Figure 10

Partie de cartes organisée par Lady Allan, Ravenscrag (1914).

Source : Wikipédia. Nous avons vu cette photo accrochée au mur dans un couloir d’Allan Memorial Institute que nous avons traversé pendant la promenade

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À proximité de cet édifice se trouve le grand hôpital neurologique de McGill, le Royal Victoria (Figure 11), où a oeuvré pendant plus de trente ans le neurochirurgien Wilder Penfield. En opérant le cerveau de patients épileptiques, il a découvert que toute la surface du corps est représentée dans une zone étroite du cortex. Il est connu de tous les étudiants en neurosciences et en médecine comme le cartographe du cortex somato-sensoriel et l’inventeur de l’homoncule sensitif, (Figure 12), une représentation du corps humain disproportionné mais correspondant aux proportions de la surface corticale.

Figure 11

Abord sud-est du parc du Mont-Royal avec une partie du trajet à pied (trait en pointillé rouge).

Source : H. Sturm

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Figure 12

Schéma topique de l’homoncule sensitif.

Source : Wikipédia. Nous avons montré et commenté cette image pendant la promenade

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Entre les établissements hospitaliers, nous rejoignons une piscine (Figure 13). C’est Henry William Morgan, qui a fait don de cette piscine aux infirmières de l’hôpital Royal Victoria en 1961 quand il était président du conseil d’administration de celui-ci. Ensuite et jusqu’en 2004, la piscine était destinée aux patients et faisait partie de l’arsenal thérapeutique de l’hôpital. Cette piscine était publique depuis 2004, ouverte à tous, mais administrée par le Centre universitaire de santé McGill (CUSM). Ce dernier a invoqué l’impossibilité d’assurer la sécurité des lieux pour justifier la fermeture de la piscine en 2013, au grand dam des amateurs qui la considéraient comme la piscine la plus belle et la plus secrète de Montréal. Valérie Plante, actuelle mairesse de Montréal, avait proposé de la rouvrir au grand public pendant sa campagne électorale.

Figure 13

Piscine Henry William Morgan / piscine du Royal Victoria, étape de la promenade.

Source : H. Sturm

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La piscine jouxte un grand parking sur lequel se trouvent deux hangars de stockage de sel de déneigement (voir Figure 11). Les blocs de béton à la base du bâti sont largement érodés, voire complètement effrités (Figure 14). Cela est sans doute dû à la présence de pyrrhotite. C’est un sulfure de fer qui peut se trouver dans le granulat à béton. Plusieurs cimenteries de la région de Trois-Rivières, à proximité de Montréal, alimentées entre 1996 et 2008 en granulat contenant une quantité de pyrrhotite trop importante, ont fabriqué un ciment impropre, qui a été employé dans la construction de 4000 maisons dont la fondation s’effrite peu à peu. La plupart des propriétaires sont dans l’incapacité de payer les réparations malgré les subventions publiques offertes.

Figure 14

Bloc de béton en décomposition à l’un des hangars de stockage de sel, étape de la promenade.

Source : H. Sturm. Cette photo figure dans un livret que nous avons donné à chaque participant de la promenade

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À proximité de ce grand parking quasiment plus fréquenté en raison d’une nouvelle réglementation de circulation et de stationnement en 2010, il y a de belles résidences et des jardins soignés, témoins restants du Golden Square Mile. La mode de s’installer sur le flanc du mont Royal, à l’abri du brouhaha du centre-ville, a été lancée par les familles McTavish et McGill. À la fin du XVIIIe siècle, ces familles ont choisi ces terres agricoles pour en faire leur résidence d’été et de villégiature. Ces immigrants écossais ont été suivis par leurs compatriotes et des familles anglaises. L’engouement était si important qu’au début du XXe siècle, 70 % de la richesse du Canada était détenue par les propriétaires industriels qui habitaient ce tout petit quartier.

Nous nous engageons ensuite dans la forêt et gravissons la pente par des chemins et des escaliers. Avant même d’arriver au sommet, nous avons la vue sur le campus McGill et sur le musée Redpath, quitté tout juste une heure avant, ainsi que sur le quartier des banques et des administrations et, plus au loin, sur le fleuve Saint-Laurent (Figure 15). À l’horizon, au-delà de la plaine, se dessinent d’autres Montérégiennes, chapelet de collines magmatiques dont fait partie le mont Royal et qui s’arrête à la porte des États-Unis.

Figure 15

Vue sur le campus McGill avant d’arriver au sommet du Mont-Royal, le centre-ville et le quartier des affaires.

Source : H. Sturm

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Dans la forêt, nous tombons sur des objets de design rustique. Ce sont sans doute des forestiers qui ont taillé des chaises dans les troncs d’arbres (Figure 16). À vrai dire, il faut considérer toute la forêt comme un objet de design, car le parc du Mont-Royal a été conçu par l’architecte-paysagiste Frederick Law Olmsted. Au milieu des années 1870, il dessine ce parc avec bois, lacs, haies, réseau viaire, belvédères et pavillons. C’est à la suite de sa création du Central Park à New York qu’il a été appelé à Montréal. En cours de route, quand nous nous mettons à la lecture des traces, nous rencontrons naturellement des objets qui intriguent, par exemple un téléphone intelligent de dernière génération aux abords d’un sentier (Figure 17). Nous rentrons dans ce « cerveau » à la recherche de son propriétaire, qui récupérera son bien deux jours plus tard.

Figure 16

Siège coupé à même un tronc d’arbre vu dans le parc du Mont-Royal pendant la promenade.

Source : H. Sturm

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Figure 17

Découverte d’un téléphone mobile par les promeneurs.

Source : H. Sturm

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Comme nous aurions mis trop de temps à rejoindre Canora, la première station à la sortie du tunnel pour rentrer en train, il a fallu que je choisisse un point dans le parc à partir duquel nous pouvions faire demi-tour dans les temps. J’avais appris l’existence d’une carrière préhistorique sur le mont Royal. Cela m’intriguait, car c’est un des rares endroits et peut-être l’unique dans la région où les Amérindiens ont trouvé le bon matériau pour fabriquer leurs outils et leurs armes. En l’absence de silex, les cornéennes ou hornfels, roches métamorphiques, peuvent s’y substituer (Figure 18). La cornéenne avait une grande valeur d’échange entre les nations parce qu’elle faisait les meilleures pointes de flèche. À la fin des années 1990, les archéologues ont entrepris des fouilles dans cette carrière préhistorique. Dans leurs publications, ils ne divulguent pas la localisation précise « afin de protéger le site qui est constamment soumis à l’action combinée de l’érosion, du piétinement et du pillage » (Gates Saint-Pierre et al., 2012, p. 307). Cela explique que je ne l’ai pas trouvée sur les cartes du parc[5]. Néanmoins, j’ai pu consulter une carte un peu plus précise et quelques photos du site dans le mémoire d’un étudiant qui a participé à l’analyse du matériel archéologique. Ces indications m’ont permis de situer le lieu. Quand j’ai relaté ma trouvaille à la médiatrice du musée Redpath, qui en connaissait bien l’existence mais pas la localisation, elle m’a demandé de ne pas la publier et a rajouté : « C’est un lieu sacré »[6] [traduction libre]. Nous y avons trouvé une demi-pastèque coupée, posée sur un petit promontoire (Figure 19). Une tige de bois était plantée dans le fruit. S’agissait-il d’une offrande? Nous y reconnaissons des hornfels et trouvons plusieurs excavations rectangulaires de sondages archéologiques ainsi que des flacons en plastique pour le transport de petites pièces. Nous avons eu l’impression de faire l’archéologie de l’archéologie. Est-ce que l’aménagement des troncs et bancs bricolés autour d’un arbre vient d’archéologues ou d’adolescents à la recherche de l’abri des regards (Figure 20)? Les deux hypothèses ne s’excluent pas. Une des participantes de la promenade nous apprend que son fils et ses amis fréquentent cet endroit. En tout cas, il est évident qu’il se caractérise par une forte cospatialité : plusieurs territoires s’y superposent, ceux des promeneurs, des vététistes, des joggeurs, des adolescents, des forestiers, des animaux… C’est là que nous prenons le chemin du retour.

Figure 18

Bloc de cornéenne vu au cours de la promenade.

Source : H. Sturm

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Figure 19

Pastèque coupée dans la carrière préhistorique vue au cours de la promenade.

Source : H. Sturm

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Figure 20

Assises et table rudimentaires, étape de la promenade.

Source : H. Sturm

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Conclusion : Une métaphore

Pour conclure, revenons aux xénophores que nous avons vus au début de la promenade. Ces escargots marins « porteurs d’étrangers » captent sur leur coquille des objets et des organismes qu’ils rencontrent au cours de leur vie. Alors que j’écris cet article, je m’aperçois que le xénophore est une métaphore pour ma démarche de promeneur, spécialement en ce qui a trait à la mise en séquence d’histoires et de réalités sur un chemin, captées au cours d’une marche lente, attentive et répétée.

Le coquillage du xénophore peut être regardé comme une cartographie du temps et des rencontres. Sur cette carte l’axe du temps ne se déroule pas en ligne droite mais en spirale, de l’intérieur vers l’extérieur. Dans ce mouvement de spirale, on revient à proximité d’un endroit déjà parcouru. L’émotion de « la première fois » risque de se modifier. Je suis convaincu que la répétition d’un parcours rend l’expérience d’un paysage plus intense. Les philosophes ne parlent-ils pas d’une « spirale herméneutique » pour décrire le processus de la compréhension?