Corps de l’article

Introduction

Préparée scolairement à appréhender le sujet délicat de l’obésité avec nos enquêtés, nous nous attendions à rencontrer des personnes en situation de mal-être psychique potentiellement important.

Il n’aura fallu que quelques jours sur le terrain pour que ce présupposé vole en éclats. Nos premières observations nous ont rapidement fait comprendre que les préoccupations de nos interlocuteurs étaient ailleurs.

Presque tout nous étonnait : des personnes médicalement obèses qui ne considéraient pas l’être à cause d’une définition sociale de l’obésité très éloignée de la définition médicale; l’utilisation du terme dépérir comme synonyme du verbe maigrir, des soignants qui évoquent à peine le sujet et, surtout, des patients qui nous parlent essentiellement de maux localisés ou des divers ancrages corporels de leurs maladies quand nous les interrogeons sur leur bien-être.

Les premiers matériaux récoltés débordaient largement nos accroches théoriques et méthodologiques initiales, sans offrir de nouvelles prises évidentes. Si les recherches inductives tirent souvent leur richesse de situations et d’événements inattendus, les difficultés qui en résultent s’avèrent particulièrement déroutantes pour un jeune chercheur.

Dans cet article, nous souhaitons montrer comment l’étonnement et, à travers à lui, l’attention portée à une multitude de ressentis personnels, ont guidé notre travail de terrain. À l’époque, durant l’été 2014, nous menions une enquête ethnographique à Bobo-Dioulasso, ville importante du Burkina Faso, dans le cadre de notre mémoire de Master. Nous souhaitions y étudier l’obésité sous l’angle du phénomène de transition nutritionnelle[1], qui mène de nombreux pays dits en voie de développement à connaître une augmentation de la prévalence de la malnutrition par excès, en même temps que le taux de malnutrition par déficit reste très élevé.

Quel que soit le lieu où nous menions notre enquête (l’hôpital, la salle de sport, les cuisines de nos connaissances), le corps surgissait dans ses dimensions les plus charnelles, faisant notamment de la douleur une question centrale. Posé au sein du champ de l’anthropologie de l’obésité, ce constat dessinait une série de nouveaux enjeux théoriques et méthodologiques, qui débordent largement ce champ.

Prenant pour point de départ les réflexions de Le Breton (2010) au sujet des liens entre douleur et souffrance, nous montrerons comment la phénoménologie – telle qu’elle a été portée en anthropologie par des chercheurs s’inscrivant dans la lignée de Merleau-Ponty – a offert des réponses intéressantes aux problèmes qui nous occupaient, en ce qu’elle permet d’appréhender les corps dans leur dimension physique en dépassant les formes classiques de dualisme corps-esprit et en en faisant des sites d’agencéité (voir l’encadré 1).

1. L’étonnement

Avant notre départ, notre projet de mémoire étonnait plus d’une personne en Belgique. Nous partions au Burkina Faso durant deux mois afin d’y étudier l’obésité et le phénomène de transition nutritionnelle sous un angle anthropologique. Nous avions nous-même découvert, par hasard, à travers la lecture d’un article de presse, le fait que la prévalence de l’obésité augmentait dans certains pays qui connaissaient encore d’importants taux de malnutrition par déficit. Cela allait tellement à contresens des images souvent véhiculées par les médias, qui participaient à notre imaginaire, que nous avons décidé de porter notre intérêt sur ce phénomène. Si l’étonnement nous a guidée dès les premiers pas de notre recherche, nous ne devinions pas qu’il apparaîtrait tout aussi essentiel pour la suite.

Nous ne nous étions jamais interrogée sur le rôle que peuvent jouer les émotions du chercheur sur le terrain avant d’arriver sur notre lieu d’enquête. En fait, rien n’y prépare : il est essentiellement amené à s’exprimer sur lui-même, ses expériences et son vécu dans le but de contrôler son objectivité à travers une démarche réflexive. Les limites dans lesquelles sa subjectivité peut s’exprimer sont donc restreintes. Or, a priori, quoi de plus subjectif que des émotions?

Nous n’avons eu de cesse d’être étonnée durant nos deux mois d’enquête. Aujourd’hui, nous sommes convaincue que cette émotion a été à l’origine de points d’inflexion majeurs dans notre recherche. Elle était liée à divers ressentis personnels, plus ou moins ancrés dans les corps, tant le nôtre que ceux de nos interlocuteurs. Ainsi, certains ressentis impliquaient directement les corps (cénesthésie, présence ou absence de certains corps dans certains types d’espace, etc.). D’autres étaient plus intellectualisés, sans toutefois être totalement déconnectés des corps. Par exemple, des ressentis naissaient de la confrontation entre les expériences corporelles auxquelles nous nous attendions – en fonction de nos lectures, notamment – ou, en tout cas, celles qui nous étaient familières et celles qui étaient effectivement rapportées par nos enquêtés ou dont nous étions témoins sur le terrain.

Ce type de considérations se trouve au coeur de l’approche phénoménologique évoquée ci-dessus, découverte tout au long de notre processus de recherche. Nous illustrerons, à partir des trois situations d’étonnement qui suivent (voir les encadrés 2, 3 et 4), comment il a impacté notre recherche et l’a orientée vers de nouveaux questionnements. Ces trois situations avaient en commun de mobiliser le corps douloureux, celui des enquêtés et le nôtre.

En anthropologie, le regard du chercheur est le sens le plus évoqué (D’Onofio, 2008). L’expression « regard anthropologique » (p. 71) cristallise à elle seule ce constat. Ces trois situations illustrent pourtant le fait que, sur le terrain, le corps est mobilisé dans son entièreté. L’étonnement généré par ces situations provenait de ressentis d’« étrangeté » liés aux divers décalages vécus (les discours auxquels nous sommes habituée versus ceux qui nous surprennent, notre corps parmi ceux des autres sportifs, des sensations de satiété inhabituelles, etc.). Ram (2014) évoque de façon assez similaire l’anxiété liée aux divergences que rencontre le chercheur immergé dans un environnement différent du sien :

Nous […] proposons que les mécanismes de l’anxiété sur le terrain fournissent également une base phénoménologique pour la méthode. Le monde apparaît comme monde pour l’anthropologue loin de chez lui, précisément dans sa totale absence. […] Dans le malaise, la maladresse, le manque général d’adéquation entre son corps et le nouveau monde dans lequel il se trouve, ce qui est aussi dévoilé est un corps qui est déjà profondément socialisé dans la manière dont il perçoit le monde[5] [traduction libre]

p. 46

Le lien que cet auteur établit entre émotions, corps, socialisation et méthode nous semble fondamentalement intéressant. Les réflexions que stimule la question de la socialisation nous paraissent essentielles d’un point de vue méthodologique : puisqu’une grande partie du processus de socialisation et des résultats que celui-ci produit échappent à la conscience de celui qui s’y inscrit, la rencontre entre un chercheur et un enquêté socialisés dans des milieux différents fera surgir au premier des éléments trop ancrés ou « naturalisés » pour les seconds[6].

Auparavant, nous n’avions jamais réfléchi aux liens heuristiques qu’il est possible d’établir entre socialisation et émotions. Méthodologiquement, nous n’avions jamais été encouragée à examiner le corps dans son « intériorité » – ressentis, cénesthésie, sens, etc. – ni les émotions. Pourtant, des courants tels que celui de l’anthropologie des sens ou des émotions ont émergé. Il est aujourd’hui admis que, aussi intimes qu’ils puissent a priori paraître, les sens et les émotions comportent une dimension culturelle (Crapanzano, 1994; Gélard, 2016). S’ils sont pour le moment réduits à des champs d’études très spécifiques, nous désirons à travers ce texte inviter les chercheurs à les considérer, au même titre que les pratiques ou les discours, comme des objets d’étude plus transversaux. Par là, nous voulons prolonger les réflexions qu’amène une approche phénoménologique en illustrant concrètement les résultats auxquels peut mener une telle posture. En ce qui nous concerne, de prime abord quelque peu déroutante, elle a redessiné au fur et à mesure les enjeux théoriques et méthodologiques que nous avions initialement envisagés, permettant de la sorte d’ouvrir de nouvelles voies de recherche.

2. Explosion du cadre théorique initial

Portant dans un premier temps sur les représentations du corps et sur l’alimentation, nos questionnements théoriques se sont réorientés ou prolongés à la suite des observations évoquées plus haut. Cela nous a amenée à remettre en question le cadre théorique que nous avions initialement construit et, en lien, à interroger la possibilité de penser ces questions dans le champ de la socioanthropologie de l’obésité. Ce dernier offrait peu de prises pour comprendre les différences évoquées ci-dessus et, plus particulièrement, les formes observées de bien-être ou de mal-être qui semblaient avant tout présenter des ancrages physiques et charnels.

En sciences humaines et sociales, les corps obèses ont rarement été envisagés dans leur dimension physique. Parmi les courants dominants, un premier réunit un ensemble de travaux menés sur le processus de stigmatisation et sur les situations de discrimination auxquelles sont susceptibles de faire face les personnes obèses (Brewis & Wutich, 2014; Carof, 2015). D’inspiration foucaldienne, un second s’attache à analyser de façon critique les discours issus de la santé publique en mettant notamment en évidence leur dimension normative et moralisatrice (Bossy & Briatte, 2011; Génolini & Clément, 2010; Lutz, 2017).

D’après nos premières observations, la stigmatisation et la discrimination des personnes obèses étaient beaucoup moins présentes qu’en Occident et les espaces publics ou privés laissaient relativement peu de place aux discours sur l’obésité – telle qu’elle est en tout cas conçue d’un point de vue médical – pour une raison que Jean-Luc explicite bien : « Le terme obèse, comme je l’ai dit, en Afrique, l’obésité, on ne le perçoit pas comme ça. En fait, c’est le signe d’aisance. On dit “forme”, on ne dit jamais “gros” » (Jean-Luc, fonctionnaire, IMC actuel à 31,6). Même à l’hôpital, nous avons vu plus haut que les possibilités d’échanger à ce sujet étaient très limitées.

Face à ces constats, il apparaissait nécessaire de trouver de nouvelles pistes théoriques pour notre recherche. Finalement, les réflexions de Le Breton (2010) autour de la douleur et de la souffrance nous ont semblé être un point d’entrée intéressant à nos nouvelles préoccupations. L’auteur s’applique à penser ce qui lie et délie les deux concepts en partant de la distinction suivante, établie par Ricoeur :

le terme douleur [est réservé] à des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le terme souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement

1994, p. 59

Pour Le Breton, l’un et l’autre sont liés par le fait qu’une altération somatique implique nécessairement une activité de sens, qui dépend à la fois du contexte culturel et social ainsi que de l’histoire personnelle de celui qui y est confronté. Il associe par ailleurs la souffrance au degré de contrôle que celui qui la subit opère sur la douleur et note enfin que, dans certaines circonstances, une douleur recherchée et contrôlée peut entraîner de la satisfaction et du plaisir.

Ouvrant un pan de réflexion stimulant au sujet de la variabilité des liens entre douleur et souffrance, l’auteur nous confrontait toutefois à un certain nombre d’enjeux méthodologiques auxquels il n’apportait pas nécessairement de réponses : comment l’expérience intime de la douleur peut-elle être partagée et mise en récit durant un entretien? Dans quelle mesure et comment les autres outils méthodologiques de l’anthropologie apparaissent-ils complémentaires à l’entretien pour saisir la douleur, comprendre la souffrance et interpréter les phénomènes sociaux et culturels auxquels douleur et souffrance sont liées?

3. Comment interroger les corps?

Désormais, nos interrogations portaient avant toute chose sur le corps physique et la douleur de nos enquêtés. La difficulté consistait à trouver le moyen de les approcher le plus finement possible.

Nous sommes partie du postulat suivant : si notre propre corps nous avait fourni des informations précieuses dans le cadre de l’enquête – à travers les ressentis d’étrangeté évoqués plus haut notamment –, cela signifiait que de nombreuses informations émanaient également du corps de nos enquêtés. Il s’agissait de comprendre comment utiliser ces matériaux, sans toutefois s’y limiter pour éviter de passer à côté de ce que nous ne ressentions pas et que nos enquêtés pouvaient potentiellement ressentir.

Dans un premier temps, nous avons choisi de laisser davantage de place au corps, aux ressentis qui y sont liés et aux émotions durant les entretiens et les observations. À ce sujet, bien qu’une approche phénoménologique comme la nôtre implique un positionnement méthodologique particulier, notamment par rapport au regard porté sur l’objet de recherche et aux questions posées, les outils méthodologiques mobilisés restent tout à fait semblables à ceux utilisés classiquement en anthropologie (Csordas, 2014), avec notamment la réalisation d’observations (participantes) et d’entretiens.

Nos observations ont donc été réalisées à partir d’une focale particulière sur le corps, saisi sous divers aspects (corpulence et forme du corps, soins apportés, émotions visibles, mobilité, usages, pour ne citer que quelques exemples). Nos canevas d’entretien étaient rédigés sur un principe similaire. Ceux-ci étaient toutefois susceptibles de fournir des informations différentes en ce qui concerne la douleur et les autres ressentis plus intimes. Il est par exemple possible d’observer une émotion créée par la douleur, mais pas le ressenti qui en est à l’origine. En tant que chercheuse, nous avions besoin de mots pour appréhender la douleur et les autres ressentis. Pour ces raisons, plus encore que dans les courants méthodologiques traditionnels, la complémentarité des outils nous semblait essentielle à exploiter.

En lien, nous avons envisagé une seconde façon d’appréhender les expériences intimes de nos enquêtés : commençant dans notre propre intimité, les observations réalisées nous ont permis d’engager des échanges précis au sujet de ce qui avait provoqué notre étonnement. Afin d’illustrer cela, nous rapportons ci-dessous la façon dont nous nous sommes servie des trois situations évoquée en début de texte (voir les encadrés 5, 6 et 7).

Chacune de ces situations illustre le fait que les ressentis d’un chercheur peuvent être liés de diverses manières à ceux de ses enquêtés. Certains sont partagés, certains ne le sont pas, mais donnent une base de discussion au sujet, par exemple, l’absence de ressentis « attendus » ou de la présence de ressentis « inattendus ».

Les ressentis et le sens s’y rapportant, évoqués par celui qui les vit – issus ou non d’une confrontation volontaire avec nos propres ressentis et le sens qu’ils revêtent pour nous –, étaient donc en tant que tels des matériaux ethnographiques qu’il s’est agi d’analyser. Pour ce faire, nous avons procédé à une analyse par théorie ancrée (Lejeune, 2014) et avons abouti aux résultats que nous présentons ci-dessous.

4. Mise au jour des systèmes sémantiques locaux en lien avec le corps

Les trois situations développées ci-dessus avaient en commun d’impliquer des expériences de douleur, que, souvenons-nous, Le Breton propose de comprendre à travers le rapport à la souffrance qu’elles induisent. Pour ce faire, nous avons tenté de saisir la diversité des mises en sens à laquelle donnaient lieu les ressentis corporels douloureux de nos enquêtés. Interreliées et suivant certains types de schémas, ces mises en sens formaient ce que nous avons appelé des systèmes sémantiques.

Selon la définition de Ricoeur et le développement de Le Breton (2010), une douleur est une perception sensorielle qui est interprétée en fonction du contexte social, culturel et de l’histoire personnelle de celui qui la vit. Cette douleur devient souffrance en fonction du sens qu’elle revêt et donc de l’interprétation qui en est faite. Le Breton évoque une anthropologie des limites à cet égard, dont l’enjeu se situe dans l’identification du basculement entre douleur et souffrance. Si, dans un premier temps, cela implique de nous intéresser à la question du sens, c’est néanmoins la problématique du changement de sens qui in fine apparaît centrale.

Dans les écrits anthropologiques, les réflexions entourant le sens des maladies ont souvent été associées aux questions de causalité : « pourquoi moi, pourquoi moi maintenant (Aronowitz, 1999)? » En ce qui concerne l’obésité, maladie au statut complexe[7], nous avons constaté que la mise en sens débordait largement ce questionnement pour intégrer la dimension de gravité et celle de gestion du mal, qui y sont toutefois liées.

4.1 La question de la causalité

Sur le terrain, le poids n’était pas la seule cause qu’évoquaient nos enquêtés pour expliquer leurs maux. Toutefois, quand c’était le cas, la nature des maux (maux localisés, essoufflements, problèmes cardiaques, diabète, etc.) impactait l’établissement du lien précité de la façon qui suit : plus l’expérience de douleur était ancrée physiquement au sein du corps de la personne qui l’éprouve, plus l’excès de poids était mentionné comme cause du mal.

Par exemple, le lien était fréquemment évoqué dans les situations où les personnes connaissaient des difficultés de déplacement, de mobilité, des sensations de lourdeur, etc., donc quand nos enquêtés étaient directement aux prises avec des affects physiques impactant négativement leurs ressentis cénesthésiques. Le cas de Perrine, rencontrée après une consultation chez le cardiologue, est tout à fait illustratif de cela. Elle témoigne qu’elle s’est rendu compte de son surpoids à cause des ressentis qu’elle rencontrait en travaillant :

– [Le docteur] m’a dit que j’avais trop de poids.
– Est-ce qu’on vous avait déjà dit ça avant?
– Non.
– Est-ce que vous-même vous avez déjà pensé que vous avez trop de poids?
– Oui parce que quand je travaille trop, je me sens fatiguée

Perrine, commerçante, IMC >30

Cette cause était suggérée de façon moins évidente par nos enquêtés lorsqu’ils étaient en présence de maux localisés (dos, genoux, etc.). L’évidence s’estompait encore plus lorsqu’il s’agissait de maladies telles que le diabète ou l’hypertension et que l’obésité avait le statut de facteur de risque. Ces maladies s’exprimaient à travers divers symptômes, qui étaient expérimentés de façon unique par chaque personne. Pour certains, ces maladies apparaissaient même « invisibles ».

Quand l’expérience du mal ne trouvait pas ou peu d’ancrage dans le corps, l’établissement de son origine présentait un caractère plus incertain pour les malades :

– Il paraît que [la prise de poids] amène beaucoup de choses, la tension et autres. Donc, pour éviter les problèmes, j’ai arrêté de prendre des hormones [un contraceptif qui la faisait grossir].
– Vous pensez que vos maladies pourraient être dues à votre corpulence? Ou quelle pourrait être leur origine?
– Ça, franchement, moi-même, je n’arrive pas à comprendre puisque, moi-même, je vois des gens qui me dépassent en poids, mais ils n’ont quand même pas le diabète, donc, je me suis dit, peut-être, c’est le fait que notre papa était diabétique et, comme on dit, c’est héréditaire. C’est ça peut-être on a ce gène-là en nous et, puis, ils l’ont pas. Mais, comme on dit, l’obésité peut provoquer ça, sinon, je ne sais pas franchement

Odette, femme au foyer, IMC à 42,2

Les témoignages de Perrine et d’Odette sont illustratifs de la mobilisation de savoirs expérientiels d’origines diverses : la première construit sa connaissance sur la base de sa propre expérience corporelle tandis que la seconde – qui n’éprouve pas de symptômes spécifiques qu’elle peut relier à son poids – part des constats qu’elle effectue sur les maladies et leur cause dans son entourage.

La prégnance de ce type de savoir a été constatée ailleurs en Afrique (Gobatto & Tijou-Traoré, 2011). Elle s’explique notamment par le contexte dans lequel les soins de santé sont réalisés. Au Burkina Faso, les sources d’informations et l’information sont plus réduites qu’en Belgique ou ailleurs en Occident : peu d’accessibilité à internet, prise en charge (para)médicale de l’obésité limitée, etc. Il en résulte que, dans certaines situations, les savoirs expérientiels étaient quasiment les seuls accessibles.

Le problème de la pesée est tout à fait illustratif de cela. Une autre condition pour que la causalité poids-problèmes de santé s’établisse se rapporte au fait que l’identification d’un changement de poids (souvent une prise de poids) ou la conception d’un poids excessif doivent être possibles. Or un tel processus ne va pas de soi au Burkina Faso. D’une part, pour les raisons culturelles évoquées plus haut, les poids qui selon les normes internationales médicales peuvent être considérés comme excessifs ne sont pas nécessairement socialement d’emblée perçus comme un problème. D’autre part, les Burkinabés bénéficient rarement de la possibilité de se peser à domicile. Les lieux où il est possible de monter sur une balance sont rares et se limitent plus ou moins à l’hôpital ou à la pharmacie. Déterminer une prise de poids ou un excès de poids constitue donc une tâche beaucoup moins évidente dans ces conditions. Les personnes utilisent de ce fait d’autres indicateurs à leur disposition (commentaires de l’entourage, habits trop petits ou grands, indices physiques personnels, etc.).

4.2 Gêne et gravité

Au-delà de l’établissement d’un lien de causalité, le sens donné à la douleur dépendait largement de la gêne et de l’interprétation de la gravité des sensations ressenties. Par exemple, les problèmes de déplacement ou de mobilité occasionnaient souvent de nombreuses plaintes tant ils entravaient de façon plus ou moins importante le déroulement des occupations quotidiennes. C’était notamment le cas de Mahamadou, qui est entrepreneur :

Je me suis rendu compte que, plus j’ai de poids, moins j’arrive à faire mon travail. Vous voyez, mon travail, c’est très mouvementé. Quand j’ai beaucoup de poids, c’est difficile, je souffre. […] Il y a 4 niveaux [dans le bâtiment qu’il construit actuellement] […] donc si vous devez les monter 4 ou 10 fois dans la journée, le poids gêne beaucoup, c’est très fatigant! Je dirais même, c’est pénible parce que, des fois, il faut s’arrêter et, donc, moi, j’ai décidé d’aller au sport pour me dégraisser […]

Mahamadou, entrepreneur, IMC à 35,5

Par ailleurs, la survenue d’un trouble de santé exceptionnel – par exemple un malaise soudain, des palpitations, de la difficulté lors d’une anesthésie en péridurale ou lors d’une opération – a également été mentionnée à quelques reprises par nos interlocuteurs. Ce trouble, souvent impressionnant, a directement, chaque fois, été pris au sérieux et été considéré comme un problème grave. Mahamadou a par exemple subi un malaise soudain il y a quelques années :

– Comment est-ce que vous étiez arrivé à aller voir ce médecin pour un régime?
– J’étais arrivé à 122 kg et un jour pendant la conduite, j’ai perdu un peu connaissance. J’ai eu l’impression que je ne voyais pas. Je suis allé à l’hôpital, ils ont fait la consultation en urgence, ils n’ont rien trouvé et il y a un jeune médecin qui m’a dit : « Vous savez, grand frère, vous êtes trop gros pour votre taille, essayez de faire régime. »

4.3 La gestion de la douleur et de la maladie

La gestion de la douleur et de la maladie s’organisait en fonction des deux points précédemment cités. Nous avons en effet vu que l’expérience corporelle est déterminante dans l’acquisition de nouvelles conceptions et attitudes vis-à-vis du poids, apportant potentiellement les bases nécessaires à l’adoption d’un nouveau style de vie, par de nouvelles pratiques alimentaires et/ou sportives.

Dans le contexte burkinabé, où la prise en charge de l’obésité est extrêmement réduite, ces deux options présentent l’avantage qu’elles ne nécessitent pas forcément l’intervention d’autres personnes. Leurs effets s’inscrivant dans les chairs, elles modifiaient l’expérience corporelle des personnes, participant de la sorte au maintien, ou pas, de l’élan lié au changement de style de vie. Par exemple, une personne comme Mohamed, qui ne ressentait pas d’amélioration ou, pire, qui considérait que son état empirait après le sport, ne poursuivait pas cette pratique. Dans son cas, Mohamed avait essayé le sport à la suite de la pression que lui mettait sa mère :

– Tout le temps [ma maman] me dit « il faut maigrir », « il faut faire régime », « il faut aller au sport ».
– Toi, tu penses quoi de tout ça?
– Moi, je m’en fous. Moi, je me sens bien dans ma peau puisque je ne suis pas complexé.
– Tu n’as pas de douleurs?
– Si j’ai des douleurs au sport. Quand je reprends, j’ai des douleurs. Bon, c’est pas des douleurs, je me sens fatigué

Mohamed, étudiant, IMC à 35,2

D’abord, Mohamed, ne percevant pas son poids comme une source de mal-être, ne manifestait pas la volonté de maigrir. En outre, la pratique du sport lui faisait éprouver des sensations négatives qu’il ne ressentait pas avant. Aucune raison ne le stimulait donc à s’investir davantage dans la pratique d’un sport.

Par contre, qu’il s’agisse de faire du sport ou de pratiquer un régime, dès lors que les sensations éprouvées étaient vécues positivement, la pratique mise en place tendait à se maintenir, comme l’illustre le cas d’Odette, qui avait déjà perdu 15 kg depuis qu’elle avait entamé un régime :

[…] je pense que c’est positif [le régime] puisque toute personne, tu sens [bien] si tu es en surpoids. Physiquement, même si tu ne dépéris pas comme ça, tu sens qu’en suivant le régime, tu te sens léger en toi, tu arrives à faire des mouvements. Moi, je sens ça depuis que j’ai commencé à faire mon régime, il y a des distances que j’arrive à faire seule. […] quand tu perds du poids, tu te sens [bien] dans ta peau

Odette, femme au foyer, IMC à 42,2

Ces nouvelles pratiques étaient liées à une prise de conscience croissante, par les individus, de leur poids, de sa variation et des effets de celle-ci, que nous avons nommée « processus d’objectivation du poids et de ses effets ». De façon interdépendante et en corollaire naissaient de nouvelles représentations du corps, d’une certaine forme de la pratique sportive (comme le fitness) et de l’alimentation. Le témoignage de Mahamadou explicite la complexité du mouvement qui est en jeu : « Si je veux bien vivre, il faut que je sache comment manger. Celui qui mange très bien à sa faim n’a pas longue vie! » (Mahamadou, entrepreneur, IMC à 35,5.)

Mahamadou, bien qu’il exprimait des dangers sanitaires liés à son excès de poids, qu’il avait fait le choix de s’engager dans un régime il y a quelques années et qu’il contrôlait toujours son alimentation, estimait malgré tout que manger à sa faim signifiait systématiquement dépasser et arriver dans l’excès par rapport à la norme sanitaire. Cela est tout à fait illustratif de la complexité de la situation actuelle au sein de laquelle de nombreuses mutations ont lieu. Ces dernières menaient schématiquement à la coexistence de deux systèmes sémantiques liés au corps, un ancien système et un nouveau système. Dans le premier, notamment du fait des représentations positives associées à l’embonpoint et des conceptions du « bien manger », il faisait sens d’être « gros ». Dès lors, la pratique d’un sport comme le fitness, importé d’Occident, ou l’adoption d’un régime alimentaire spécifique prenait difficilement sens. Dans le second, être « gros » prenait un sens nouveau et était synonyme de souffrance. En corollaire, la pratique sportive ou l’adoption d’un régime alimentaire revêtait également un sens nouveau.

Si nous avons évoqué la survenue possible d’un processus d’objectivation du poids et de ses effets, celui-ci s’inscrit dans un mouvement de basculement sémantique plus large, que nous abordons maintenant.

5. Point de rupture et basculement sémantique

Si tous nos enquêtés pouvaient potentiellement être confrontés à la douleur, ceux que nous pouvions rattacher au nouveau système sémantique partageaient le fait qu’ils ont tous fait face à une forme de souffrance liée à l’obésité. Il apparaissait que le passage de la douleur à la souffrance constituait pour beaucoup un point de rupture, intervenant au départ du mouvement de basculement sémantique.

De façon interdépendante, la souffrance potentielle de nos enquêtés était modulée par le fait qu’une cause, quelle qu’elle soit, était clairement établie par la personne, que les symptômes ou la ou les maladies qui s’y rapportaient étaient considérés comme gênants ou graves et qu’un moyen de les gérer était disponible et efficace, ou non. Dans tous les cas, s’il est généralement admis que le rapport que les personnes entretiennent avec leur corps dépend de leur culture, le mouvement inverse fait l’objet de peu de réflexions. Pourtant, dans la filiation de Csordas (1990), on soutient le fait que le corps est autant le sujet de culture qu’il en est l’objet. Une approche phénoménologique permet ici de dépasser la primauté accordée à l’esprit issue des conceptions dualistes qui influencent toujours la culture occidentale, faisant du corps un site d’agencéité (Čargonja, 2013).

Ce double mouvement (corps objet de culture et corps sujet de culture) permet de comprendre pourquoi certains ressentis douloureux assez semblables sont la source de souffrance pour les uns et pas pour les autres. Dans la lignée de Le Breton, souvenons-nous que la souffrance incarne une perte de contrôle, une perte de sens, qui implique un bouleversement du rapport à soi, aux autres et au monde.

Pour les personnes en souffrance, nous avons pu constater que les ressources, notamment culturelles, à disposition ne permettaient pas de répondre à ces pertes. Ces dernières apparaissent dès lors être le moteur d’une reconquête et, en cela, le moteur d’un changement. Les cas de Mohamed et de sa maman, Thérèse (voir supra), sont tout à fait illustratifs de cela.

La maman de Mohamed, médicalement obèse, a commencé à venir au fitness après avoir développé des problèmes cardiaques. Elle ressentait notamment des « palpitations ». Elle a constaté que son état de santé s’améliorait et que les symptômes précités avaient disparu. Sa pratique s’est stabilisée. Depuis ces événements, elle encourage son fils, lui aussi médicalement obèse, à pratiquer du sport. Non seulement il n’en voit pas les bénéfices, mais au contraire, il constate que son état de bien-être se dégrade en raison de douleurs qu’il ressent après le sport. Il refuse de continuer de se rendre à la salle où sa mère lui a acheté un abonnement.

En réalité, le sens que Mohamed et sa maman donnent à la pratique du fitness est radicalement différent. Si, auparavant, ils partageaient plus ou moins une même conception du sport, ce n’est plus le cas. Le sens qu’y donne désormais Thérèse provient d’un long processus mettant en branle une série de ressentis intimes. C’est pour cette raison que Mohamed ne peut y accéder, en tout cas pour le moment. Grâce au contraste qu’ils procurent, ces deux types de mise en sens permettent d’identifier les moments où ont eu lieu le point de rupture et le basculement sémantique pour Thérèse et de comprendre pourquoi le système sémantique utilisé par Mohamed n’est à aucun moment remis en question.

Pour Thérèse, le point de rupture s’est produit en France lorsqu’elle a commencé à ressentir des « palpitations » qui l’ont beaucoup inquiétée. C’est à partir de ce moment qu’a commencé le mouvement de basculement sémantique, qui s’est opéré à plus long terme. En constatant que la pratique du fitness a amélioré sa santé, elle a stabilisé sa pratique et le basculement sémantique a encore davantage progressé. Nous parlons de point de rupture, car la plupart du temps apparaissait un moment-clé dans le discours de nos interlocuteurs qui constituait une prise de conscience radicale de leur poids et de ses effets – rappelons-nous, par exemple, Mahamadou et son malaise en voiture. Il faut toutefois noter que ce mouvement de prise de conscience pouvait également passer par une série d’événements plus banals (reportage à la télé, remarques de l’entourage, etc.), qui dans un premier temps pouvaient ne pas être pris au sérieux, mais qui finissaient par produire un basculement, comme pour Jean-Luc :

Vous quittez chétif, cultivateur. Vous revenez un jour, vous êtes en forme. Chez nous sincèrement, c’est bien vu. Quand j’ai commencé à manger à ma faim […] naturellement je grossissais. Les gens me disaient : « Tu es trop gros, tu vas piquer la tension un jour. » Ça ne me disait rien. Je disais : « Vous êtes des fous, vous n’avez pas à manger. » Un jour, un ami m’a dit que, si je ne voulais pas maigrir, un jour, je le ferai de force. J’ai dit : « Attention, ça veut dire quelque chose. » Actuellement, la plupart des morts que moi j’ai enregistrées, la plupart c’est soit de maladies cardiovasculaires, soit d’une crise d’hypertension, soit d’un AVC ou soit d’une crise cardiaque. Donc ça veut dire que, sincèrement, c’est la réalité. Donc, j’ai commencé à réellement faire le sport. »

Jean-Luc, fonctionnaire, IMC actuel à 31,6

Au moment où il témoignait, Jean-Luc faisait 88 kilogrammes pour 1 mètre 67. Il avait commencé le fitness six ans auparavant quand il pesait 135 kilogrammes. Nous pouvons supposer qu’il était confronté à de nombreuses remarques, car il est très probable qu’il dépassait le seuil de tolérance au poids burkinabé de l’époque. Comme Thérèse, nous avons vu plus haut que le bien-être qu’il retirait du sport l’avait amené à stabiliser sa pratique, avançant de la sorte au sein du processus de basculement sémantique.

Nous pouvons établir schématiquement la dynamique complexe qui était en oeuvre dans la création de nouveaux styles de vie ou, à l’inverse, dans le maintien de ceux qui avaient été incorporés. D’une part, lorsque les ressentis corporels sont problématiques – et/ou, moins fréquemment, si la pression sociale devient trop forte –, un mouvement de changements de sens s’effectue en parallèle avec une prise de conscience croissante du poids et des effets qui y sont liés. La maîtrise de ces effets passe par l’adoption d’un nouveau style de vie (nouvelles pratiques alimentaires et sportives) qui sera facilitée ou entravée en fonction des contraintes auxquelles l’individu fait face. Ce mode de vie sera ensuite maintenu en fonction de l’évolution de ces mêmes effets, s’il participe à un plus grand bien-être. D’autre part, lorsque ni les ressentis corporels ni la pression sociale ne sont vécus de façon problématique, c’est-à-dire quand le système sémantique initial de la personne est assez préservé, la douleur peut exister sans provoquer (trop) de souffrance. Aucun point de rupture ni basculement sémantique n’est possible. Les anciens styles de vie sont alors maintenus.

Conclusion

La recherche inductive produit sans doute un paradoxe pour nombre de jeunes chercheurs : sur le terrain, bien que ça soit ce à quoi ils aspirent, il est tout à fait angoissant d’être confronté à ce qui ne peut être anticipé et, donc, à l’inconnu.

Durant notre propre enquête, nous nous sommes sentie quelque peu démunie face aux situations étonnantes que nous vivions et aux divers ressentis auxquels nous étions en proie. Le fait d’y porter un regard réflexif et de nous en servir comme base méthodologique a toutefois stimulé notre recherche. Pour terminer, nous souhaitons mentionner deux apports particuliers de l’approche phénoménologique qui nous a guidée.

Cette approche nous a d’abord permis de proposer une lecture originale des changements de style de vie en mettant le corps au centre des dynamiques. Non plus uniquement considéré comme de la matière sur laquelle la culture agit, le corps devient créateur et est un site d’agencéité. Le chercheur est ainsi invité à porter son attention à des niveaux d’analyse relativement peu interrogés, sans les couper des autres. Notre enquête a par exemple fait apparaître les relations dynamiques entre corps et styles de vie. À travers elle, nous nous sommes attachée à montrer l’intérêt d’interroger les personnes, en tant qu’« hommes et femmes de chair », sans toutefois les y réduire. En toile de fond et aux dépens des conceptions dualistes « classiques » se dessinait un schéma complexe de relations entre corps et culture, entre corps et esprit, au sein duquel aucun élément n’a la primauté sur l’autre.

L’approche phénoménologique a ensuite permis de mettre en avant le fait qu’une partie de l’expérience des personnes obèses a largement été mise de côté jusqu’à présent dans les recherches menées au sein de l’anthropologie de l’obésité. Souvent ignorée comme source de souffrance, la douleur a en effet fait l’objet de peu d’attention au profit de formes de souffrance qui ne tirent pas leur origine du corps organique.

Pour l’une et l’autre raison, nous pensons que la phénoménologie ouvre de nombreuses voies de recherche fructueuses en anthropologie. Pour tous, y compris pour le chercheur, le corps est un médiateur entre intériorité et extériorité. Qu’elle soit utilisée comme outil méthodologique ou non, la posture induite par ce courant, par nature réflexive, nous semble faire sens bien au-delà de la sous-discipline qui est la nôtre. Bien que cela demande de faire l’objet de nouvelles réflexions, nous pensons notamment qu’une attention croissante aux émotions, aux ressentis et aux sens qui leur sont liés peut permettre au chercheur d’affiner le contrôle qu’il a sur son objet de recherche et, donc, de gagner en objectivité en appréhendant mieux sa subjectivité.