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Présentation de l’auteur

Depuis son arrivée à Toronto en 1991, le professeur titulaire de sociolinguistique et vice-doyen aux programmes académiques de l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario à l’Université de Toronto, Normand Labrie, est actif au sein d’organismes et d’institutions de recherche tant à l’échelle locale qu’à l’international. ll a été directeur du Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (CRÉFO) pendant 10 ans, jusqu’en 2004, et vice-doyen à la recherche (2004 à 2012) et aux études supérieures (2004-2010). Normand Labrie a également occupé le poste de directeur scientifique pour le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (2012 à 2015). Nommé membre du conseil d’administration du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada par le gouvernement fédéral en 2018, il en préside le comité des programmes. En 2007, il est nommé chevalier de l’Ordre de la Pléiade en reconnaissance de sa contribution à la francophonie ontarienne. En septembre 2016, il est élu à titre de membre de la Société royale du Canada et en novembre 2016, il est nommé membre du Conseil de planification pour une université de langue française en Ontario. La création de l’Université de l’Ontario français (UOF) est indissociable du nom de Normand Labrie. Il a été le premier recteur de cette université autonome située à Toronto. Cette université francophone accueillera ses premiers étudiants et étudiantes en 2021. Plus haute distinction du monde universitaire, les doctorats honoris causa soulignent les réalisations exceptionnelles accomplies par leur récipiendaire au cours de leur vie. La contribution de Normand Labrie au développement des connaissances et au rayonnement de la langue française est remarquable, de même que son apport à l’ouverture d’une première université francophone en Ontario, a souligné le recteur de l’UQAR, Jean-Pierre Ouellet, lors de la remise de cette prestigieuse reconnaissance.

Normand Labrie s’est distingué par ses recherches sur le pluralisme linguistique. Ce sont plus particulièrement ses travaux sur les politiques linguistiques et les minorités linguistiques au Canada et en Europe qui lui ont valu d’être sollicité par de grandes instances internationales, telles que l’Agence universitaire de la francophonie, la Commission européenne, le Centre de compétences scientifiques sur le plurilinguisme de la Suisse et l’UNESCO.

Au cours de sa carrière, M. Labrie a encadré une trentaine d’étudiantes et étudiants à la maîtrise et au doctorat. Il a rédigé et édité des ouvrages portant notamment sur la construction linguistique de la Communauté européenne, l’enjeu de la langue en Ontario français et l’accès des francophones aux études postsecondaires en Ontario. Il a publié 31 articles dans des revues scientifiques et 79 chapitres de livres.

À quoi ressemble l’université du XXIe siècle?

Mandaté par le MIT pour construire un nouveau pavillon censé remplacer des baraques temporaires érigées cinquante ans auparavant et y reloger les départements et les centres de recherche qui s’y trouvaient, l’architecte Frank Gehry s’est d’abord mis à l’écoute de la communauté universitaire pour comprendre leur culture de travail avant de présenter ses esquisses pour ce qui allait devenir le Ray and Maria Stata Centre for Computer, Information and Intelligence Sciences (Figure 1), inauguré en 2003. Tel que relaté par Rimer (2004) et Isenberg (2007), le design du nouveau pavillon était conçu en fonction de deux analogies : une maison de jardin japonais dont les murs en papier de riz sont facilement amovibles et un arbre d’orangs-outans dans lequel les membres aînés de la famille se tiennent au sommet et ne descendent que pour socialiser (une analogie qui, semble-t-il, aurait légèrement offusqué certaines personnes au MIT). Lors de ses consultations, il avait en effet remarqué que les occupants des baraques appréciaient le fait de pouvoir facilement déplacer les murs ou encore y percer des trous au gré de l’évolution de leurs besoins; de plus, ils appréciaient également le fait de pouvoir s’isoler dans leur bureau pour se concentrer sur leur travail, tout en ayant la possibilité de tomber par hasard sur des collègues de divers horizons disciplinaires partageant les baraques dont la rencontre donnait souvent naissance à des idées entièrement inattendues, propices à de nouvelles synergies et à l’innovation, phénomène que l’on appelle la sérendipité.

Figure 1

Ray and Maria Stata Centre for Computer, Information and Intelligence Sciences, Massachusetts Institute of Technology (MIT)

Crédit photo : MIT

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Toujours selon Rimer (2004) et Isenberg (2007), il en a résulté un édifice sans plan intérieur rigide, comprenant des salons, des cuisines, un centre de conditionnement, un café, une garderie et un amphithéâtre, ainsi que des tableaux blancs et des tableaux noirs dispersés ici et là, permettant aux occupants de s’arrêter pour s’engager dans des échanges impromptus, peu importe qu’ils proviennent des sciences informatiques, de la recherche en intelligence artificielle ou de la linguistique. Pour revenir à l’analogie de l’arbre d’orangs-outans, des bureaux ont été logés aux étages supérieurs où il est possible de se réfugier dans la tranquillité tandis que les espaces de socialisation se situent aux étages inférieurs. Quelques universitaires, à la vue d’un édifice inusité aux allures chancelantes, auraient dit : « Ne vous inquiétez pas à propos d’un éventuel tremblement de terre. Il a déjà eu lieu. » En effet, derrière un nouveau design architectural opérant une rupture avec les traditions universitaires, c’est toute une nouvelle conception de la création et de l’appropriation du savoir qui s’est matérialisée à travers l’aménagement de l’espace conçu spécifiquement pour une université du XXIe siècle.

Une dizaine d’années plus tard et cinq mille kilomètres plus loin, la fusion de trois écoles d’ingénierie en France menant à la création de CentraleSupélec (une composante de l’Université Paris-Saclay, comptant parmi les 15 meilleures universités au monde selon les classements de Shanghai) a été l’occasion de repenser le modèle de formation des futurs ingénieurs et ingénieures afin de mieux les préparer à l’exercice de leur profession dans le monde d’aujourd’hui. Il en a résulté un modèle pédagogique non plus centré sur une formation théorique, compartimentée, et livrée de façon magistrale, mais davantage sur une formation pratique axée sur la résolution collaborative de problèmes faisant appel à une source variée d’expertises, intégrant des approches expérientielles ainsi que les technologies nouvelles, et faisant place à la sérendipité (communication de Marc Zolver, directeur des relations internationales, CentraleSupélec). Ce nouveau modèle pédagogique s’est reflété dans le design architectural de deux nouveaux pavillons sur le campus de Paris-Saclay, dont le bâtiment Eiffel (Figure 2) dessiné par l’agence OMA, fondée par l’architecte Rem Koolhaas, dont l’architecture rompt avec les traditions universitaires et en facilite la mise en oeuvre[1].

Ces deux exemples illustrent bien la direction vers laquelle l’université du 21e siècle se dirige. Il devient apparent que la séparation étanche des disciplines scientifiques présente des limites, et que de plus en plus la multi-, l’inter- et la transdisciplinarité sont requises. On prend acte en effet que les grands problèmes complexes de société nécessitent la contribution d’une variété d’expertises dans une approche collaborative. Une nouvelle façon de concevoir la manière dont le savoir se construit, se transmets et s’approprie voit le jour, ce qui implique de repenser le modèle pédagogique traditionnel de l’université, et c’est précisément la voie que l’Université de l’Ontario français a empruntée.

Figure 2

Intérieur de l’édifice Eiffel de CentraleSupélec

Crédit photo : Normand Labrie, 23 février 2018

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Deux initiatives ont été menées récemment au Québec visant justement à imaginer comment l’université pourrait se transformer pour s’adapter aux réalités et aux besoins du XXIe siècle et qui apportent un éclairage sur les façons d’opérer le décloisonnement des disciplines, d’établir des liens forts avec la société environnante et de transformer la pédagogie universitaire en conséquence. D’abord, un colloque a été organisé en 2019 dans le cadre du congrès annuel de l’ACFAS par le scientifique en chef du Québec, le professeur Rémi Quirion, intitulé L’université du XXIe siècle : enjeux, défis et prospectives. Puis, une vaste consultation publique a été entreprise en 2020, toujours par le scientifique en chef, intitulée L’université québécoise du futur : tendances, enjeux, pistes d’action et recommandations. Ces initiatives font ressortir le besoin de décloisonnement des disciplines tout en tissant des liens étroits avec la société civile et le monde professionnel, ainsi que d’une transformation de la pédagogie universitaire.

1. Décloisonner les disciplines

Aussi bien pour Rémi Quirion que pour Alain Fuchs, recteur de l’Université Paris Sciences et Lettres et ancien président du Centre national de la recherche scientifique, si la formation disciplinaire a toujours sa place à l’université, il est impératif de décloisonner les disciplines afin de pouvoir adéquatement aborder les grands enjeux complexes du monde contemporain et de s’adapter aux réalités du XXIe siècle. Ainsi, selon Alain Fuchs (2020) :

[…] nos universités sont le plus souvent organisées en silos disciplinaires. Personne, à mon avis, ne nie que l’on se forme initialement à la méthode scientifique, à la science en général, selon les concepts et les paradigmes d’une discipline. Mais cela n’empêche pas de s’ouvrir aux disciplines voisines, et les étudiants le souhaitent de plus en plus. L’enfermement a surtout son origine dans l’existence de départements disciplinaires

p. 31

Il faut assouplir et si possible casser les départements disciplinaires, ce qui n’est pas facile. On peut les faire évoluer

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Pour Rémi Quirion (2020) :

Bien sûr, pour faire de la biochimie et devenir biochimiste, on est obligé d’apprendre la biochimie. La formation disciplinaire sera toujours indispensable. Mais, dans l’avenir, nous devrons aussi être beaucoup plus flexibles dans nos programmes et permettre à nos jeunes d’avoir des composantes significatives de formations transversales, que ce soit en gouvernance, en éthique, en administration, dans tous ces domaines où une approche non seulement interdisciplinaire, mais intersectorielle s’impose de plus en plus. Cette mobilisation de plusieurs secteurs et la collaboration entre les disciplines qu’elle implique se pratiquent déjà dans plusieurs universités, au Québec et à l’étranger, mais nous pourrions faire encore mieux et nous attaquer à tous les silos qui se sont constitués dans les départements, dans les facultés, voire dans les universités. Il faut mettre en place les conditions nécessaires pour que le savoir et les diverses pratiques de recherche circulent et se fécondent mutuellement

p. 6

Lorsqu’on rêve, par exemple, de réponses aux changements climatiques, on n’a pas besoin seulement de géographes; on a aussi besoin d’experts en santé, en génie, en gouvernance des villes, etc. Bref, à l’heure actuelle, il est essentiel et indispensable de mettre en oeuvre des approches très multidisciplinaires, très intersectorielles

p. 6

Parmi les pistes d’action formulées dans le document de réflexion et de consultation du Fonds de recherche du Québec (2020), le décloisonnement des disciplines peut être envisagé de diverses façons, à savoir :

Prévoir des espaces de cocréation et de concertation à l’intérieur des universités et créer davantage de lieux d’échanges intersectoriels, de préférence en partenariat avec le milieu afin d’établir des environnements d’expérimentation favorables à cette fertilisation des savoirs croisés

p. 80

Promouvoir efficacement une interdisciplinarité accrue de la formation, notamment au premier cycle, et à cette fin :

  • Faire le point sur l’interdisciplinarité dans les programmes de formation universitaire.

  • Explorer la possibilité d’associer plus étroitement des disciplines distinctes dans l’offre de cours pouvant bénéficier d’une telle association

p. 80

Accroître la collaboration entre les disciplines dans la construction de programmes de baccalauréat; étendre cette collaboration aux cycles supérieurs pour construire de nouveaux programmes – au besoin à la carte, tel qu’il en existe déjà –, mais en nombre restreint

p. 81

Favoriser des projets de recherche et de formation associant plus étroitement les disciplines et encourageant l’audace et la créativité

p. 81

2. Liens avec la société

Quant aux liens plus étroits à tisser avec la société, Alain Fuchs (2020) résume sa pensée dans les deux extraits qui suivent :

Aujourd’hui, on demande bien plus à l’université que de « simplement » transmettre des savoirs. Elle doit se soucier explicitement de l’insertion professionnelle de ses étudiants et étudiantes. On lui demande de valoriser le résultat de ses recherches, en contact avec les milieux économiques. On parle, vous le savez, des « missions d’innovation », quoi que cela puisse vouloir dire. En réalité, il s’agit de participer au développement économique […] On parle aussi de l’économie du savoir… Et puis, on demande à l’université de se soucier de son insertion dans son environnement, de rendre des services aux communautés et de mener des recherches participatives

p. 30

L’université du XXIe siècle est aujourd’hui résolument sollicitée, convoquée même, je crois qu’on peut le dire, pour intervenir au coeur de la vie sociale, culturelle, économique de la cité et du monde. Il faut s’en féliciter et affirmer que nous sommes effectivement en mesure de former nos étudiants à devenir des acteurs du monde complexe, changeant et instable dans lequel nous vivons

p. 34

Le document de réflexion et de consultation du Fonds de recherche du Québec (2020) suggère les pistes d’action suivantes en vue d’intensifier les liens avec la société :

Inciter l’université québécoise à jouer un rôle déterminant dans le développement d’une société du savoir et dans la résolution des problèmes auxquels est confrontée la société québécoise

p. 81

Faire en sorte que l’université devienne une instance de services universels à la disposition de la société

p. 82

Développer un mécanisme de liaison entre les universités et la société civile pour faire face aux grandes préoccupations sociétales, et partager les expériences novatrices en réponse à ces préoccupations ou transformations auxquelles font face les sociétés, voire l’humanité

p. 84

3. Repenser la pédagogie

Si une attention moindre a été portée à la pédagogie adaptée au décloisonnement des disciplines et aux liens accrus avec la société dans le cadre du colloque de 2019, le document de réflexion et de consultation du Fonds de recherche du Québec (2020) propose des recommandations concrètes :

IL EST RECOMMANDÉ :

D’inviter les universités à poursuivre leur transformation en vue d’implanter des formules pédagogiques adaptées, actives, inclusives et attractives pour des populations étudiantes façonnées par le développement du numérique, aux origines très diverses et aux bagages culturels variés, tout en maximisant la motivation des étudiantes et des étudiants à poursuivre et réussir leurs projets d’études, par exemple :

  • en favorisant des modalités pédagogiques et évaluatives inclusives;

  • en favorisant, selon des règles en assurant la validité académique, les formations à la carte;

  • en favorisant l’apprentissage par des méthodes actives;

  • en favorisant l’apprentissage expérientiel, notamment en milieu de travail;

  • en favorisant l’apprentissage en milieu de travail;

  • en augmentant la disponibilité de services de conseil à la communauté étudiante;

  • en exploitant les possibilités du numérique pour l’enseignement en présentiel ou à distance, pour la documentation, pour l’auto-apprentissage, pour l’accès à la documentation, pour la simulation de pratiques, pour la communication, etc.;

  • en développant des pratiques pédagogiques compensant les conditions individuelles préjudiciables à la réussite;

  • en personnalisant les cheminements académiques et, à cette fin, de mettre au point des pratiques pédagogiques et d’encadrement appropriées, y compris pour les projets de formation intersectorielle;

  • en facilitant les stages d’études dans une autre université, notamment à l’étranger;

  • en déployant d’autres pratiques novatrices renforçant la motivation étudiante et la satisfaction tirée des études;

  • en assouplissant les programmes d’études de façon à favoriser un retour plus aisé aux études, par exemple, selon des séquences temporelles plus personnalisées (p. 98).

4. L’Université de l’Ontario français – une université enracinée dans le XXIe siècle

À la lumière des propos qui précèdent, on peut affirmer que l’Université de l’Ontario français est particulièrement et décidément enracinée dans le XXIe siècle, en ce sens qu’elle privilégie une approche tripartite : une formation transdisciplinaire abordant les grands enjeux complexes de société, une pédagogie centrée sur l’appropriation de compétences au moyen d’approches expérientielles inductives intégrant les technologies numériques, et un lien étroit avec la société ambiante au moyen de son intégration au Carrefour francophone du savoir et de l’innovation. En effet, tel que je l’ai résumé dans une communication précédente, l’UOF a

puisé dans les connaissances actuelles pour se donner une programmation transdisciplinaire axée sur le développement de compétences recherchées par les jeunes et les employeurs d’aujourd’hui et de demain, une pédagogie novatrice occupant une place centrale dont le point focal est déplacé de l’enseignement vers l’apprentissage […] Elle vise ainsi un ancrage original dans la société au moyen de la création et du partage des savoirs, des pratiques, des services et des infrastructures, notamment numériques, dans le cadre de l’établissement du Carrefour francophone du savoir et de l’innovation regroupant sur un même campus une multitude d’organismes menant leurs activités en langue française dans la métropole de Toronto et sa grande région

Labrie, 2020, p. 28