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Introduction : une problématique sociale d’intérêt public

Dans son plus récent rapport mondial, La violence et la santé (2002), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait que la violence sexuelle est « un problème de santé publique courant et grave » (Krug & al., 2002, p. 193). Malgré les nombreuses mesures mises en place, le Canada ne fait pas exception à ce grave phénomène. Dans un rapport commandé par les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, Benoit et al. (2015) tirent une sonnette d’alarme en annonçant que l’un des enjeux actuels les plus pressants au Canada en matière de droits de la personne concerne la violence sexuelle faite aux femmes. Parmi les indicateurs concernant le « mieux-être » de ses citoyens (Indice canadien du mieux-être), le gouvernement du Canada présente les taux de crimes de toutes sortes et leur évolution comme des témoins directs du caractère sûr et sécuritaire de sa société (Emploi et développement social Canada, 2015). Le bien-être d’une personne est donc intimement lié au niveau de criminalité et à la qualité des réseaux sociaux de la communauté à laquelle elle appartient (Pittman et al., 2012). Comme toute forme de criminalité, l’agression sexuelle est lourde de conséquences sur les victimes et leurs proches, mais elle a également de nombreuses répercussions sur la société en général (Boyce et al., 2014; OMS, 1996, 2016; OMS, 2003; Perreault, 2013). De nombreux facteurs, tant de nature individuelle que relationnelle, communautaire et sociétale, peuvent influencer le risque d’agression sexuelle envers les personnes de tous genres et de tous âges (Assemblée mondiale de la Santé, 1996, 2016; Bajos & Bozon, 2008; Hamel et al., 2016; Salmona et al., 2015). Le gouvernement de l’Ontario (2015) rapporte par ailleurs qu’une femme sur trois sera victime d’agression sexuelle à un moment ou à un autre de sa vie.

1. Problématique

La violence sexuelle ne se limite pas à l’agression envers les femmes, c’est un problème sociétal qui touche tout le monde, qui a des répercussions sur des personnes de tous genres et de tous âges (Assemblée mondiale de la Santé, 1996; Hamel et al., 2016; Salmona et al., 2015). Cette violence et ses conséquences ont en effet des effets collatéraux à large spectre. Il est donc primordial de prendre en compte tout l’écosystème dans lequel elle se suspecte, se manifeste ou est susceptible de se développer. Selon les spécialistes de l’OMS, outre les traumatismes physiques, l’agression à caractère sexuel s’associe à « un risque accru de nombreux problèmes de santé sexuelle et génésique, dont les conséquences se font sentir immédiatement, mais aussi des années après l’agression » (Krug et al., 2002, p. 165). Elle va ainsi influer profondément sur le bien-être social des victimes, notamment dans leurs relations aux autres, leurs systèmes d’interaction dans différents contextes et leur mode de vie en général (Mollica & Son, 1989; Salmona et al., 2015).

La présence et les répercussions de la violence pèsent également lourdement sur les systèmes de santé, la justice pénale, les services sociaux, la protection sociale et le tissu économique des communautés (Butchart & Mikton, 2014). Ce sont des situations qui interpellent la réflexion collective et nécessitent une décision gouvernementale afin de pouvoir répondre au besoin de la population (citoyens et électeurs) en matière de sécurité, de qualité de vie et de bien-être.

Au-delà des répercussions dans les multiples systèmes gouvernementaux, la violence sexuelle a également des conséquences sur la société en général. Les médias y jouent un rôle important par leur couverture médiatique (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2020), mais aussi par leur diffusion à travers les réseaux sociaux. Le battage médiatique peut-être tel que les cas présentés restent dans les mémoires collectives. La couverture médiatique de la criminalité, dont la violence sexuelle, « a un rôle influent en ce qui concerne les connaissances, les croyances, les attitudes et les comportements de la population face à ces phénomènes » (World Health Organization & London School of Hygiene and Tropical Medicine, 2010, cités dans Laforest et al., 2018, p. 84). Elle peut ainsi amener la population à se questionner, voire s’insurger sur le système de justice et les mesures de prise en charge de la criminalité de son pays (Boé, 2004). L’ampleur de la violence sexuelle et ses multiples formes va alors faire l’objet de débats intensifs sur différentes plateformes gouvernementales comme sur la place publique.

Vu son large impact, les domaines tels que la santé, la sécurité, la justice pénale et les politiques publiques, entre autres, sont particulièrement concernés. Les différentes instances gouvernementales doivent consacrer de nombreuses ressources pour assurer des services de protection, des services juridiques et correctionnels, et des services pour les victimes (Zhang, 2011). De fait, la violence sexuelle a également une incidence économique sur les victimes, de tierces parties et le système de justice. Au Canada, Hoddenbagh et al. (2014) ont estimé le coût total des agressions sexuelles et autres infractions d’ordre sexuel à près de cinq milliards de dollars, avec des dépenses près de 3,6 milliards pour les femmes et 1,2 milliard pour les hommes.

La violence sexuelle est donc une problématique multiforme et à large spectre dont l’impact est sérieux tant sur les personnes que sur la société dans laquelle elle sévit. Il semble primordial d’y porter une attention particulière pour pouvoir proposer des mesures pertinentes qui favoriseraient une diminution conséquentielle de cette violence sexuelle et ainsi apporter à la population la considération qu’il se doit en matière de sécurité, de qualité de vie et de bien-être.

Pour ce faire, les Nations Unies (2014) avancent que surveiller l’évolution de la criminalité, sa nature et son étendue dans le monde entier devrait permettre d’identifier et de développer des stratégies pour la combattre.

2. Objet de recherche

Pour le Haut Comité de la santé publique, « la violence n’est pas un problème insoluble ni une fatalité de la condition humaine… » (2004, p. 2). Pour les chercheurs représentants l’OMS,

[i]l y a bien des raisons de faire de la recherche, mais l’une des toutes premières priorités est de mieux comprendre le phénomène de la violence dans différents contextes culturels afin de pouvoir mettre au point des ripostes appropriées et les évaluer.

Krug et al.,2002, pp. 274-275

Étudier une situation exceptionnellement positive semble bien répondre aux orientations mondiales préconisées. C’est pourquoi l’objectif de cette étude est d’apporter un premier regard sur le phénomène de la violence sexuelle dans deux contextes culturels publics et situationnels qui semblent a priori suffisamment différents pour nous permettre de l’explorer et de mieux le comprendre. Le Japon présente un intérêt évident en vue de comparaisons avec le Canada puisqu’il constitue actuellement un phénomène unique en raison de son taux exceptionnellement bas de crimes violents par rapport aux autres pays industrialisés et aux grandes puissances mondiales (Leonardsen, 2002, 2004, 2010; Oliveri, 2011; Saito, 2013). Le Canada a été choisi comme source de comparaison car il est notre contexte d’étude initiale et d’études antérieures.

En ce qui concerne particulièrement les violences sexuelles, le Japon détient un des taux les plus faibles au monde avec 5,6 cas reportés pour 100 000 habitants, ce qui est près de 15 fois inférieur à celui du Canada qui est de 83,8 cas pour 100 000 habitants (United Nations Office on Drug and Crime [UNODC], s. d.). Actuellement, aucune recherche n’explique ce grand écart.

La plupart des études internationales présentent des taux généraux de violences sexuelles pour chacun des pays et les rares analyses comparatives englobent souvent le Japon avec les autres pays d’Asie de l’Est et le Canada dans les Amériques ou avec les États-Unis, alors que le Canada est aussi différent des États-Unis que peut l’être le Japon des autres pays d’Asie de l’Est. Ainsi, une généralisation de l’Asie est illusoire puisque chaque pays qui la compose présente ses propres spécificités culturelles, linguistiques, etc. (Aoki, 1999, cité dans Konishi, 2013) et il est reconnu que cette diversité influe sur la justice pénale et, de fait, sur la compréhension des comportements criminels spécifiques. Toutes données, qu’elles relèvent de la géopolitique ou du système pénal, donnent donc des portraits erronés ou très approximatifs qui ne semblent pas « suffisants » pour tenter de comparer et analyser les différents enjeux, entre autres culturels, associés à la violence sexuelle.

En ce qui concerne les études spécifiques, les ressources scientifiques et les références existantes, même si elles sont de qualité, elles s’appuient sur des sources qui deviennent vite trop vieilles (particulièrement quand il s’agit de se référer au Japon) pour demeurer pertinentes et représentatives des vingt dernières années.

Selon Saito (2013), il devient manifestement nécessaire d’intensifier la recherche au Japon en matière de violence sexuelle. Leonardsen (2004) affirme que le Japon pourrait être le « chaînon manquant » aux connaissances occidentales en matière de lutte contre la criminalité et il serait pertinent de s’intéresser à ce pays dans une perspective d’analyse culturelle holistique.

C’est pourquoi, en tenant compte des contextes socioculturels très différents au Japon et au Canada, il semble pertinent de s’intéresser à l’ensemble de la situation au Japon en la comparant à celle du Canada afin d’essayer de mieux en saisir les différences. Un portrait comparatif peut s’avérer riche compte tenu de leurs contextes socioculturels a priori très différents et de leurs places respectives de grandes puissances mondiales. Comme nous l’avons vu, la violence sexuelle s’inscrit dans de nombreux champs disciplinaires. Plurielle par définition, « elle recouvre un large domaine et plusieurs niveaux interactifs d’ordre juridique, médical, psychologique, médiatique, social » (Delarue et al., 2018, p. 6). En prenant en considération le grand impact qu’elle a sur la santé et sur le développement psychologique et social, aux plans individuel, familial, communautaire et national (Assemblée mondiale de la Santé, 1996), il semble d’autant plus pertinent de s’intéresser à la situation globale d’un pays. Et étant donné le large spectre de la violence sexuelle dans une société, s’intéresser à ce qui la caractérise, comme sa politique, sa gouvernance, ses lois, ses mesures et sa population, nous semble important pour mieux appréhender l’ampleur et la place du phénomène.

3. Méthodologie

Cette étude se situe donc dans un contexte de recherche exploratoire dont l’objectif est d’identifier des caractéristiques distinctives entre le Japon et le Canada afin d’étudier plus en profondeur leur éventuelle influence sur la problématique de la violence sexuelle, et notamment sa faible présence au Japon. Il s’est donc agi dans un premier temps de regarder si le Japon présente des champs contextuels suffisamment distinctifs par rapport à ceux du Canada pour qu’on s’y intéresse plus avant.

La méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) a été au coeur de l’étude en tant qu’approche épistémologique. Cette approche inductive largement influencée par la philosophie phénoménologique et par le pragmatisme américain, accorde une importance accrue à l’observation in situ pour la compréhension de phénomènes, en se concentrant sur le changement, le processus et la complexité du réel, en vue d’enraciner la théorie dans la réalité pour l’avancement des disciplines (Corbin & Strauss, 1990). La perspective inductive permet de rester le plus ouvert possible à ce que vont dire les données qui émergent du terrain à l’étude; on parle alors de « sensibilité théorique » (Guillemette & Luckerhoff, 2009). Pour Strauss et Corbin (1998), cette sensibilité théorique se traduit par la « capacité de donner du sens aux données empiriques et être capable de dépasser l’évidence de premier niveau pour découvrir ce qui semble caché au sens commun » (Plouffe & Guillemette, 2012, p. 95). Cette posture épistémologique permet entre autres le recours à une diversité théorique multidisciplinaire. Cette pluralité vient enrichir le regard et les analyses tout au long du processus de recherche.

De fait, cette recherche a été amorcée selon une perspective volontairement large et multidimensionnelle en suivant un cheminement inductif qui favorise l’ouverture à une meilleure compréhension du comportement humain et l’émergence de nouvelles théories (Boutin, 2019; Fasseur, 2018).

S’intéresser à la compréhension scientifique de certaines réalités dans un contexte mondial amène la nécessité de les appréhender à partir de plusieurs perspectives : culturelles, politiques, disciplinaires et scientifiques (Diallo & Fall, 2019; MacQueen & Guest, 2008). La perspective de la santé publique a été retenue pour amorcer la recherche et accéder à de premières données empiriques. La recherche sous l’angle de la santé publique est encouragée par l’OMS, pour qui étudier un phénomène en le considérant sous cet aspect, c’est le « traiter de manière scientifique et interdisciplinaire, [faire] intervenir les connaissances de nombreuses disciplines, y compris la médecine, l’épidémiologie, la sociologie, la psychologie, la criminologie, l’éducation et l’économie » (Krug et al., 2002, p. 4).

Dans cette étude, nous nous sommes penchés sur la situation générale de chaque pays et sur leurs mesures publiques actuelles en lien avec la problématique. Nous avons dans un premier temps procédé à l’examen de différentes sources afin de repérer les particularités ou les éléments suffisamment distinctifs qui inviteraient à une exploration plus approfondie. En vue d’une construction empirique des résultats, chaque opération d’exploration a été complétée par une opération d’inspection (Blumer, 1969), c’est-à-dire que l’on s’est assuré de la cohérence des analyses avec les faits observés (Guillemette, 2006).

Parmi toutes les données et les sources potentielles suggérées dans une perspective de santé publique, celles se rapportant à quatre catégories ont été privilégiées. Elles concernent : 1) la communauté, ce qui inclut toutes les sources d’ordre démographique, locale ou institutionnelle qui apportent de l’information sur la population générale et plusieurs de ses caractéristiques épidémiologiques; 2) la criminalité, soit les sources principalement d’ordre judiciaire; 3) les politiques et la législation, ce qui regroupe essentiellement des sources d’origines gouvernementales et législatives; 4) les déclarations par les intéressés, soit toutes les sources telles que les enquêtes, les études, les déclarations directes et les articles médiatiques.

Un large éventail de sources et de ressources susceptibles d’enrichir et de nourrir notre compréhension du phénomène à l’étude ont donc été explorées, puisqu’en Grounded Theory « all is data » (Glaser, 2001) : tout peut être considéré comme des données, par exemple de la littérature scientifique ou non, des conférences, des réunions informelles, des observations de terrain, du matériel audiovisuel, des notes d’observation, des résultats d’autres recherches, des données de journaux ou de diverses autres sources, Internet, les médias sociaux, ou encore des données quantitatives (Couture, 2003; Glaser, 2001; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Cette utilisation de multiples types de ressources présente plusieurs intérêts dont, entre autres, l’apport de perceptions variées, multidisciplinaires, possiblement différentes, voire contradictoires, qui suscitent la réflexion, la comparaison, et exigent un contrôle plus serré de l’interprétation (Strauss & Corbin, 2004).

En collaboration avec le Correction and Rehabilitation Research Center et le Criminology Research Center (CrimRC), un centre de recherche transdisciplinaire (criminologie, Politiques, sciences humaines, sociologie, science, droit, éducation) de l’Université Ryukoku à Kyöto, nous avons, dans un deuxième temps, procédé à de l’observation in situ, en plus d’avoir des échanges avec des responsables et des représentants ministériels et de nombreux professionnels : avocats, agents de réhabilitation, agents légaux, agents de probation, travailleurs sociaux, intervenants auprès d’agresseurs et auprès de victimes, scientifiques (professeurs-chercheurs). Des données de terrain ont ainsi été récoltées pendant 18 mois – mais étalés sur une période de trois ans –, et ce, dans trois principales villes du Japon, soit : Kyöto, Tokyo et Osaka. Nous avons également participé à des colloques internationaux et des séminaires abordant la violence sexuelle. Nous avons donc visité différents milieux comme des prisons, des centres de réhabilitation pour jeunes et d’autres structures et milieux publics en lien avec la thématique. Cette collecte de données a permis entre autres une meilleure appréhension du milieu à l’étude et un accès direct à du matériel pertinent, et a constitué une aide précieuse au regard des limites associées à la langue et aux ressources scientifiques. Cela a également favorisé une validation, par les différents acteurs du milieu, concernant notre compréhension des informations recueillies et l’analyse des données effectuées.

4. Synthèse des résultats et analyses

Cette section fait état des principales données retenues à la suite de l’examen et de l’analyse de l’ensemble des données publiques consultées. Elles sont présentées suivant les catégories auxquelles les données pouvaient être associées : la communauté, le taux de criminalité, et les politiques et la législation.

4.1 La communauté

Les principales données consultées pour étudier chaque communauté sont issues de plusieurs organismes, instituts de recherche, instances gouvernementales, encyclopédies en ligne et autres sites web : le United Nations. Department of economic and social affairs (UN DESA). (2020) Community data; l’Institut de recherche économique et sociale du gouvernement du Japon; le site de la présidence de la République française (Elysee.fr); Encyclopaedia Universalis (https://www.universalis.fr/); le Fonds monétaire international (FMI); le Groupe de la Banque mondiale; l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ); l’Institut de statistiques de l’UNESCO; l’International Labour Organization (ILO); le National Institute of Population and Social Security Research (IPPS); le Portal Site of Official Statistics of Japan Website (https://www.e-stat.go.jp/); Statistique Canada; les United Nations (UN); l’United Nations Development Programme (UNDP); Villeret, 2020a, 2020b; Wikipedia.

4.1.1 Économie

Au point de vue économique, le Japon et le Canada font partie des sept pays (G7) considérés comme les plus grandes puissances et les plus riches du monde (Qu’est-ce que le G7?, 2019). Ils présentent également des taux de chômage très faibles avec respectivement des taux de 2,8 % et de 6,3 % en 2017 (ILO, 2019). Le japon est dans une situation considérée de « plein emploi » comme plusieurs régions au Canada.

4.1.2 Indice de développement humain

En ce qui concerne l’Indice de développement humain (IDH), indice composite mesurant le niveau moyen atteint dans trois dimensions fondamentales du développement humain : vie longue et en bonne santé, connaissances, et niveau de vie décent (UNDP, 2018), le Japon et le Canada sont encore là relativement proches avec des IDH respectifs de 0,926 et 0,909, ce qui les place aux 19e et 12e rangs des 189 pays référencés (UNDP, 2018).

4.1.3 Démographie et population

Malgré sa puissance et sa place sur l’échelle économique mondiale, le Japon demeure un pays assez mal connu et en proie à de nombreuses idées reçues. Dans un souci d’une observation plus concrète du contexte global au regard de la population, il convient d’abord de préciser la situation géographique du Japon.

Le Japon est un archipel d’Asie de l’Est qui se distingue du reste de l’Asie notamment par son insularité qui l’isole de façon naturelle des influences de l’Asie continentale voisine, mais également par sa volonté nationale de préservation (Akamatsu et al., 2016). Il est composé de 6 852 îles, dont quatre d’entre elles représentent 95 % de sa superficie terrestre totale qui est de 377 930 km2. Ce territoire est environ 26 fois plus petit que le Canada avec ses 9 984 675 km2 (Food and Agriculture Organization of the United Nations [FAO), 2018; Japon, 2020).

Même si la population des 65 ans et plus est légèrement plus importante au Japon, on peut constater à la Figure 1 que le Japon et le Canada présentent des portraits proportionnels relativement proches en ce qui concerne les différentes tranches d’âge de leur population. Il en est de même en ce qui a trait aux ratios hommes-femmes rapportés à la Figure 2.

Figure 1

Pourcentage de la population du Canada et du Japon en 2017 selon les tranches d’âge.

Sources : Institut de la statistique du Québec, 2017; IPSS, 2017

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Figure 2

Proportion d’hommes et de femmes au Canada – 2017; Proportion d’hommes et de femmes au Japon – 2017.

Sources : ISSN 1708-5713 [2017], IPSS, 2020; CANSIM, Tableau 051-0001 [2017], Statistique Canada, 2020

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Le portrait démographique comparatif permet de constater que le Japon et le Canada ne présentent pas de grandes différences en ce qui concerne les données générales relatives à la communauté. En ce qui concerne l’éventuelle influence de la densité populationnelle sur le taux de violence sexuelle, la littérature scientifique a tendance à confirmer celle-ci. La théorie écologique du crime considère qu’une forte densité populationnelle est un facteur qui peut avoir un impact sur la croissance de la criminalité et la déviance (Stark, 1987). Mais le Japon est de fait le 11e pays le plus peuplé au monde (Statistics Bureau, Ministry of Internal Affairs and Communications (MIC), 2018), et sa capitale Tokyo (東京) est la 2e ville la plus peuplée au monde après Hong Kong avec près de 43 millions d’habitants, agglomération incluse (Villeret, 2020a, 2020b). De fait, la seule population de Tokyo est plus importante que la population totale du Canada. La population du Japon en 2020 s’élevait à 126,17 millions de personnes (Villeret, 2020a, 2020b) alors que celle du Canada est d’environ 38 millions (Statistique Canada, 2020; Villeret, 2020a, 2020b); la population nippone est ainsi 3,3 fois plus importante. La densité populationnelle est de 340,8 habitants par kilomètre carré au Japon (Statistics Bureau, MIC, 2018), ce qui est presque 90 fois plus important que celle du Canada qui ne compte que 3,8 habitants par kilomètre carré (Statistique Canada, 2020; Villeret, 2020a, 2020b).

Ainsi, cette situation s’oppose aux théories en ce qui concerne l’influence d’une forte densité populationnelle sur la criminalité. Cette situation unique et ces contradictions théoriques amènent de nouveau à se questionner sur le faible taux de violence sexuelle présenté par le Japon.

4.2. Le taux de criminalité au Japon et au Canada

Comme nous l’avons déjà présenté, la Commission pour la prévention du crime et la justice pénale des Nations Unies (2014), la surveillance de la criminalité dans son ensemble et au niveau mondial devrait pouvoir nous permettre de mieux l’appréhender et de ce fait, la combattre.

Pour l’étude de cet aspect, les données publiques consultées ont été relevées dans des sources officielles telles que : Emploi et développement social Canada; le IPSS; l’United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC); Service correctionnel Canada; Statistique Canada; Statistics of Japan, Ministry of Internal Affairs and Communications; l’United Nations Asia and Far East Institut for the Prevention of Crime and the Treatment of Offenders (UNAFEI).

Ces données ont été examinées en concomitance avec les données de types déclaratives, soit celles provenant des enquêtes, des études, des déclarations directes et des médias. Jumeler l’exploration de ses différents types de données a permis de faire des analyses situationnelles plus poussées et a nécessité la consultation de personnes-ressources au Japon.

4.2.1 Taux de violence sexuelle

En 2016, les taux de violence sexuelle étaient respectivement de 83,8 pour 100 000 habitants au Canada et de 5,6 pour 100 000 habitants au Japon (voir Figure 3), ceux-ci incluant le viol et les agressions sexuelles, y compris les infractions sexuelles contre les enfants (UNODC, s. d.).

Figure 3

Taux de violence sexuelle déclarée au Japon et au Canada en 2016, tout inclus.

Source : UNODC, s. d.

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Au Japon, jusqu’en 2017, seules les pénétrations vaginales étaient considérées sous la terminologie de viol [強姦罪 (Gōkanzai)]; depuis, le terme a été remplacé par acte sexuel forcé [強行 制罪 (Kyōseiseikōzai)] et inclut tous les types de pénétrations (Penal Code, 1907, 2017).

De plus, le report de l’acte à la police ne s’appuie plus seulement sur la plainte de la victime, celle-ci n’étant plus obligatoire pour poursuivre un agresseur. Le Canada a également modifié certaines catégories d’agression et définitions juridiques. Il faut donc prendre en compte les différences de définitions juridiques des infractions de chaque pays et être prudent quand il s’agit de comparaisons antérieures ou transnationales (UNODC, s. d.).

4.2.2 Violences sexuelles réglées par les tribunaux

Le nombre de causes d’agressions sexuelles et autres infractions sexuelles réglées par les tribunaux de juridiction criminelle pour adultes au Canada en 2014-2015 s’élève à 5790 (Statistics Canada, 2017); il y en a eu 633 pour les viols et attentats à la pudeur en 2015 au Japon (Ministry of Justice, 2017).

La possibilité d’une sous-déclaration étant l’une des hypothèses les plus avancées pour expliquer le faible taux de violence sexuelle sur le territoire japonais, la première démarche faite pour la vérifier a été de comparer le taux de non-déclaration d’agression sexuelle à la police par les victimes dans chacun des pays. Selon les résultats de la dernière « enquête de base sur la création d’une société sûre et sécurisée (chiffre sombre) »[1] [traduction libre] (Ministère de la Justice du Japon, 2013), 76 % des victimes de viol, d’agressions sexuelles et de contacts sexuels non désirés par l’utilisation de la force n’auraient pas déclaré leur agression (1re enquête 87,1 %; 2e enquête 77,8 % – femmes uniquement). Selon les médias non nippons, ce pourcentage serait plutôt de 95 % (sources médias, 2018-2019). Du côté du Canada, selon l’enquête sociale générale menée par Statistique Canada, seulement 5 % des agressions sexuelles en 2014 auraient été signalées à la police (Conroy & Cotter, 2017; Rotenberg, 2017, 2019).

Ainsi, même si l’on considère le pourcentage le plus élevé avancé par les médias pour le Japon, force est de constater que la sous-déclaration ne diffère pas du Canada.

5. Les politiques et la législation

Comme l’a constaté Kieffer, « le contexte sociopolitique [peut être] une variable primordiale de l’émergence des violences sexuelles, comme problème d’intérêt public » (2013, p. 98). Flood et Pease (2009) affirment que les politiques de justice pénale et les mouvements sociaux auraient une influence sur la violence envers les femmes. Plusieurs sources officielles précédemment citées ont été consultées, complétées par différentes ressources, afin d’obtenir plus de matériels, d’informations et une validation quant à notre compréhension des données en lien avec le phénomène étudié.

Les données ont été examinées selon l’approche institutionnelle structurelle qui propose de présenter une vue panoramique du système de justice d’un pays afin d’être conscients des institutions, des politiques et des termes qui structurent le système (Terrill, 2012). De fait, pour les secteurs de la justice et de la politique, l’exploration a été guidée par les cinq concepts d’analyse stratégique (l’État-nation, le système juridique, la démocratie, l’état de droit et la théorie des systèmes), suggérés par Terrill (2012) comme des points de référence en approches de justice pénale comparée. Un ou plusieurs de ces concepts permettent de faciliter une méthode d’analyse qui favorise à la fois une largeur de comparaison et une occasion d’évaluer des questions particulières dans une plus grande profondeur (Terrill, 2012).

Selon une observation globale, là encore, le Canada et le Japon présentent une administration politique assez semblable avec pour chacun d’eux la présence d’une monarchie constitutionnelle au rôle symbolique d’unité nationale. Ils ont également tous deux un gouvernement démocratique et une séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Un système juridique mixte de droit civil et de Common Law caractérise aussi chaque pays. Leurs systèmes judiciaires respectifs sont chapeautés par une Cour suprême. Le pouvoir est réparti dans des « cours supérieures » régionales au Japon (8) et provinciales/territoriales au Canada (11), et les tribunaux sont dispersés dans différentes villes. Les lois qui se rattachent particulièrement aux sanctions concernant les crimes sexuels sont relativement similaires, pour la période étudiée.

Le Japon applique cependant des procédures différentes et souvent dénoncées, par exemple la garde à vue pouvant aller jusque 23 jours. De plus, il est rare qu’une affaire soit amenée jusqu’à un procès s’il n’y a pas eu d’aveu ou de preuve des faits. De fait, le Japon présente un taux de condamnation de plus de 99 %, mais cela suscite beaucoup de questionnements de la part de la communauté internationale (Johnson, 2012; Ramseyer & Rasmusen, 2001; Ross & Thaman, 2016). Selon Konishi (2013), les procureurs ont beaucoup de pouvoir et choisissent de ne poursuivre que les accusés dont ils sont fermement convaincus qu’ils doivent être condamnés.

Pratt (2007) a également observé un populisme pénal tel comme ailleurs dans de nombreux pays. Selon lui, ce discours est influencé par de nombreux facteurs et particulièrement par les médias qui, lors d’affaires spécifiques, exhortent les législateurs à ordonner rapidement. Les tribunaux cherchent à gagner la « confiance du public dans le système judiciaire » en répondant à la demande du public en punitions sévères et en condamnations à mort. Le nombre de condamnations à mort a de fait augmenté au Japon. Dans l’enquête de Bellivier et al. (2008), des journalistes japonais de renom témoignent de l’impact des médias

qui ont commencé à dire que le public demandait des peines plus lourdes, ce qui crée et formate plutôt l’opinion dudit public. Le citoyen accepte cette tendance, cette nouvelle atmosphère, qui aboutissent à l’augmentation du nombre de condamnations à mort alors que le nombre de crimes ne croît pas.

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En effet, l’une des peines les plus extrêmes au Japon pour punir les coupables de crimes violents, comme le meurtre, est la peine de mort par pendaison. Cette sanction le distingue de nombreux pays qui ont aboli celle-ci, notamment le Canada. Cependant, en ce qui concerne sa pratique, la littérature scientifique n’a jamais démontré que l’application de la peine de mort avait un impact dissuasif sur la criminalité (Algar, 2020; Alter Justice, 2013; Amnesty International, 2006, 2020; Demont & Sayah, 2012; Picard, 2018). Dans l’ensemble des pays qui l’ont abolie, la criminalité n’avait pas augmenté, et aurait même baissé. Sans toutefois pouvoir en démontrer le lien, le Canada y est pris en exemple avec une diminution des homicides de 52 % depuis l’abolition de la peine de mort en 1975.

Bien qu’il y ait peu de consensus sur l’impact des politiques de justice pénale sur les attitudes de la communauté dans son ensemble (Dugan et al., 2003), une étude américaine aurait montré que l’existence de sanctions juridiques aurait un impact sur les attitudes envers la violence à l’égard des femmes. Cependant, au regard de nombreuses études, la recherche scientifique avance que le risque d’une peine de prison (quelle qu’en soit la mesure) n’a pas d’impact sur la prise de décision de l’acte : « un criminel potentiel n’adoptera pas un raisonnement objectif et d’une parfaite logique, ne se projettera pas systématiquement vers un avenir lointain (comme sa condamnation à mort) ou sera persuadé qu’il y échappera » (Demont & Sayah, 2012, p. 85). Lorsqu’on tente de comparer les effets relatifs de sanctions par opposition à ceux de la réadaptation, on constate que plusieurs très vastes méta-analyses, par exemple celles de Aos et al. (2006), de Lipsey & Cullen (2007) et de Smith et al. (2002), en arrivent à la même conclusion : les sanctions à elles seules ne réduisent pas les comportements délinquants.

Après avoir pris connaissance de ces informations, nous ne nous sommes pas attardés plus avant sur la présence de l’application de la peine de mort et de sanctions sévères puisqu’il n’est pas démontré que celles-ci ont un impact significatif sur le passage à l’acte criminel.

6. Discussion

Cette étude sur la situation au Japon versus celle au Canada visait à faire un portrait comparatif de la question de la violence sexuelle. L’objectif était de trouver, si ce n’est une réponse, au moins une piste éventuelle concernant la très faible présence de violence sexuelle au Japon. Or, contrairement aux idées générales que l’on peut se faire du Japon, l’analyse comparative a permis de constater que malgré des contextes culturels très différents, le Japon et le Canada présentaient plus de similitudes que de différences en ce qui a trait aux données étudiées. Nous n’avons pas pu observer un élément suffisamment différent et contrastant qui à lui seul aurait pu apporter, ou au moins supposer, une explication concernant le faible taux de violence sexuelle au Japon par rapport aux autres pays industrialisés.

Toutefois, grâce à notre positionnement épistémologique lié à la MTE, les données recueillies sur le terrain nous ont amenés au-delà des seules données publiques exploitées. En effet, l’observation in situ, les discussions et plus particulièrement les informations diffusées sur différents supports médiatiques ont permis de mettre en lumière deux aspects contrastants avec le Canada.

Le premier aspect émergeant concerne une forme de système d’excuses publiques très médiatisé des personnes ayant contrevenu à la loi ou aux « réglementations » de leur milieu ou de leur industrie. Cette convention sociale s’applique plus spécifiquement aux personnalités publiques considérées comme influentes dans divers milieux politiques, industriels, ou encore de culture et loisirs ou de sports. Une séance d’excuses solennelles est alors largement diffusée à la télévision et dans divers médias. Les conférences de presse qui les encadrent peuvent durer jusqu’à trois heures. Après cette séance d’excuses, la personne se retire généralement en démissionnant de son poste ou du milieu auquel elle appartient. Un représentant du milieu présentera également ses excuses pour le mauvais comportement de son « représentant ou employé ». Ces excuses publiques peuvent s’avérer plus ou moins spectaculaires comme en témoignent les deux exemples suivants : une jeune idole dénoncée par les médias pour avoir eu des relations sexuelles avec un de ses admirateurs, ce qui est prohibé par leur industrie, s’est auto-infligé un rasage de tête en signe « d’autopunition »; une actrice célèbre a présenté ses excuses publiques en expliquant la gravité de l’agression sexuelle commise par son fils, également célèbre, sur une réceptionniste d’hôtel.

Le deuxième aspect émergeant concerne la découverte de la place prépondérante dans l’espace public japonais de matériel à caractère sexuel et une culture sexuelle en partie manifeste. En effet, le Japon se distingue par l’omniprésence d’objets de consommation à caractéristique sexuelle, que ce soit dans les médias de masse (télévision, radio, publicités, magasines, mangas, jeux vidéo), les espaces publics (transports collectifs, devantures, rues, pamphlets, costumades, démarchage de rue, distributeurs automatiques, festivals, expositions, etc.) et les quartiers renommés. Cette profusion, cette diffusion et cette disponibilité matérielle, parallèlement à la sexualité des Japonais, sont particulières et semblent interpeller le monde occidental non seulement dans ses représentations culturelles, mais aussi dans leur appréhension des normes, de la déviance et de la pornographie, comme en témoignent de nombreux articles journalistiques occidentaux sur la sexualité nippone.

Ce second constat rend le Japon doublement unique : en plus de son très faible taux de violence sexuelle, il produit, diffuse et rend largement disponible du matériel de consommation à caractère sexuel pour hommes. Ce « marché du sexe » semble a priori contredire les hypothèses de nature féministe concernant la pornographie et son ascendant sur les agressions sexuelles (voir la Figure 4). Au-delà de ses hypothèses spécifiques, les résultats de la recherche actuelle tendent à démontrer que la consommation de matériel à caractère pornographique a un impact sur le comportement des hommes, même si l’on ne peut en préciser la teneur ou l’aspect (Manganas, 1986; Poulin, 2011, 2017).

Figure 4

Double phénomène unique au Japon (Pioch, 2020).

-> Voir la liste des figures

Ces deux aspects nous semblent suffisamment contrastants avec la réalité canadienne et celles d’autres pays industrialisés pour en justifier des études plus approfondies.

Conclusion

Cette recherche est le fruit d’un long processus combinant recherches, observations et analyses de données publiques et de terrain. Elle est issue d’une première étude dans laquelle nous nous intéressions aux acteurs de violences sexuelles eux-mêmes et particulièrement les meurtriers sexuels. Nous voulions alors étudier le « haut de la pyramide » pour essayer de comprendre le phénomène de la violence sexuelle. Ceci nous a amenés à nous intéresser au Japon où un phénomène unique mondial est observé : le taux d’agression sexuelle y est l’un des plus faibles au monde. En comparaison avec le Canada, le Japon ne présente pas de différences significatives dans les données comparatives observées. Comme il a été démontré, la situation au Japon met également à mal plusieurs hypothèses concernant la violence sexuelle. Elle met aussi au jour la découverte d’un double phénomène unique.

Cette situation soulève de nouvelles questions et semble justifier une orientation de recherche vers la base, soit la population masculine globale et, plus spécifiquement, la condition sexuelle masculine au Japon, avec cette place unique de la sexualité et tout ce qui tend à la satisfaire dans les espaces de communication et les espaces publics.