Corps de l’article

« Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es ». (Proverbe ancien, repris par Miguel de Cervantès dans Don Quichotte de la Mancha, 1615).

« L'homme qui a le plus vécu n'est pas celui qui a compté le plus d'années, mais celui qui a le plus senti la vie ». (Jean-Jacques Rousseau, dans Émile, ou de l'éducation, 1762).

Cet article s’intéresse à la fois aux étudiants en milieu universitaire et à cette catégorie des étudiants adultes qui, en raison de leur groupe d’âge, ont connu des expériences de cheminement et de travail plus longues et plus diversifiées que la plupart des « étudiants réguliers ». Le critère de base voulant qu’un adulte ait plus de 18 ans demeure insatisfaisant ; la plupart des « étudiants réguliers » dans les universités ont déjà atteint l’âge adulte ; mais cette dénomination devient plus révélatrice lorsque des adultes ayant été hors du système scolaire et/ou ayant occupé un emploi à plein temps durant plus d’un an retournent sur les bancs d’école pour compléter leur formation au niveau du secondaire ou du collégial, c’est-à-dire à un niveau où, « normalement », les élèves ne sont pas encore des adultes. Outre la distinction quant aux horaires (de jour/de soir), cette séparation entre les groupes réguliers composés d’adolescents, d’une part, et d’autre part ceux plus âgés qui retournent aux études permet d’éviter cet inconfort que pourraient ressentir des personnes dans la vingtaine ou dans la trentaine qui auraient à côtoyer des cohortes beaucoup plus jeunes tout en suivant les mêmes cours, surtout s’il s’agit de cours du niveau secondaire. Mais la question de la valorisation du retour aux études (et de la honte des décrocheurs et des raccrocheurs) pourrait faire l’objet d’un tout autre article.

L’éducation des adultes : un enjeu sociologique

Au départ, il importe de conceptualiser avec exactitude ce que l’on entend par « étudiant adulte » : cette distinction est certes ténue en milieu universitaire puisqu’une majorité d’étudiants réguliers inscrits au premier cycle ont désormais plus de 18 ans. Ce que l’on peut affirmer pour caractériser les « étudiants adultes », au-delà de leur absence d’au moins une année du système scolaire et en plus de leur âge au-dessus de la moyenne, c’est leur très grande diversité de provenances, de niveau de préparation et de degré de motivation, variable à l’infini d’une personne à l’autre selon le cours du cheminement. Ajoutons à cette particularité le besoin de toujours comprendre la pertinence de ce qu’ils doivent apprendre (d’après les travaux de Malcolm Knowles, durant les années 1970)[1]. Paradoxalement, le « courant d’homogénéisation mondialisant »[2] ne fait qu’accentuer ces disparités à l’intérieur même des nouvelles cohortes d’étudiants, de plus en plus diversifiées et de niveaux très différents. D’ailleurs, beaucoup d’enseignants le remarquent au moment de l’évaluation des premiers travaux et examens de mi-session, en constatant le nombre croissant d’étudiants mal préparés pour suivre des enseignements du premier cycle universitaire.

Or quel peut être l’apport de la sociologie de l’éducation pour aborder une telle réalité ? Signalons d’abord que selon la tradition française de la sociologie de l’éducation, il est difficilement concevable d’imaginer une discipline de la sociologie de l’éducation des adultes, car traditionnellement, les sociologues se sont longtemps limités aux cursus réguliers. D’ailleurs, Françoise Ropé (1999), dans son excellente notice sur la sociologie de l’éducation indique d’entrée de jeu que « l’objet d’étude éducation (…) entendu ici au sens plus large que ‘l’école’ (…) n’inclut pas (par convention) la formation des adultes ».

Rappelons toutefois que l’une des préoccupations principales de la sociologie de l’éducation est l’attention particulière portée aux origines sociales et aux incidences des parcours individuels sur la réussite des apprenants. Le principe fondamental de l’égalité des chances face à la filière scolaire est en effet un thème privilégié de la sociologie de l’éducation : l’étude des inégalités sociales et plus largement des contextes sociaux entourant l’expérience éducationnelle (Bourdieu et Passeron 1970 ; Charlot 1999). Autrement dit, lorsqu’il y a des inégalités entre des étudiants ayant suivi le même parcours scolaire, les sociologues sont intéressés à en analyser les causes et les conséquences, sans forcément en chercher les explications dans le cheminement individuel ou dans le profil psychologique ; on investiguera plutôt la situation familiale, les encouragements prodigués par la famille et les parents, la valorisation des études par l’entourage et les amis de l’élève, mais aussi le contexte proprement scolaire, l’environnement (urbain, périurbain, rural, virtuel) où se trouve l’école, etc. (Durkheim 2013 [1913] ; Ropé 1999). Il serait trop facile, et tellement réducteur, de vouloir attribuer les causes d’un échec scolaire, et à plus forte raison d’un décrochage scolaire, à la personne seule, tout comme il faut éviter de sombrer dans l’excès inverse et conclure aveuglément, comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau, que « La nature a fait l’homme heureux et bon, mais [mais que] la société le déprave et le rend misérable »[3]. Or, la question des inégalités n’est pas, loin s’en faut, le seul objet d’investigation des sociologues qui consacrent leurs recherches à l’éducation la reproduction sociale, la réussite scolaire, les sources de l’acquisition de savoirs, mais aussi de préjugés font aussi partie des problèmes propres à l’analyse sociologique des systèmes éducatifs (Durkheim 2013 [1913] ; Bourdieu et Passeron 1970).

L’éclairage de la sociologie de l’éducation apparaît ainsi fort utile pour aborder les enjeux liés à l’éducation des adultes. Nous verrons qu’on y trouve également une source d’inspiration pour identifier divers types d’étudiants adultes au regard d’une éducation ou formation relative à l’environnement

L’approche de l’« idéal-type » pour caractériser les étudiants adultes 

Après un bref exercice de conceptualisation afin de définir (du moins dans notre contexte québécois) ce que serait l’étudiant adulte, nous permettant ainsi de le distinguer de l’étudiant « régulier », nous pourrions maintenant tenter de délimiter quelques sous-catégories correspondant à autant de types d’étudiants adultes. Compte tenu du propos de cette revue, les cinq types qui seront identifiés peuvent aisément se rattacher à différentes conceptions de l’environnement et de l'écocitoyenneté, comme autant de manières de s’inscrire dans le monde, selon une mouvance et une voie pour agir.

L’utilité première de cette typologie est de comprendre ce que les étudiants, adultes ou non, attendent de leur formation matière d’environnement et à d'écocitoyenneté et ce, avant même d’entreprendre leurs études ou leur réorientation. Comment espèrent-ils être outillés pour ensuite pouvoir agir en toute connaissance de cause ? Une deuxième considération à la base de notre réflexion est de se questionner sur les connaissances acquises de l’étudiant : il s’agit non seulement de ce qu’il sait déjà, mais de sa manière de raisonner ou, si l’on veut, de sa façon de canaliser, d’interpréter, de donner de l’importance aux nouvelles notions apprises en fonction de ses valeurs. Comme le formulent Paul Kirschner et Carl Hendrick (2020), « ce que l’on sait détermine ce que l’on apprend ».

Pour ce faire, l’approche employée pour décrire ces variantes sera celle de l’idéal-type, telle que proposée par le sociologue allemand Max Weber (2016)[4], dont la méthode idéal-typique était largement répandue dans les pays germaniques et en France durant tout le 20e siècle. En France entre autres, Bernard Charlot fonda ses recherches en sociologie de la scolarisation sur des figures classificatoires qu’il désigne comme un idéaltype (en un mot) (Bernard Charlot 1999, p. 177).

Pour la définir brièvement et à grands traits, la méthode de l’idéal-type sert à décrire, d’une manière caractéristique et presque caricaturale, les traits essentiels d’une attitude, d’une personnalité, d’un type social : l’avare, le pauvre, le capitaliste, la victime. Dans ce procédé pratique, ce que l’on perd en vraisemblance et en nuances est compensé par une clarté du trait et l’efficacité du portrait. Comme l’explique Raymond Aron (1976, p. 523) en résumant la pensée de Max Weber, il importe pour le sociologue de se concentrer sur les significations que chaque individu donne à ses choix : « Dans tous les cas, le type idéal est un moyen, et non pas une fin, le but des sciences de la culture étant toujours de comprendre les sens subjectifs, c’est-à-dire, en dernière analyse, la signification que les hommes ont donnée à leur existence »[5].

Cinq « idéal-types » d’étudiants adultes quant à leur rapport à l’environnement

Les paragraphes qui suivent décriront cinq figures différentes, chacune correspondant à un idéal-type. Cette catégorisation ne doit pas apparaître comme un jugement — ni une approbation, ni une critique, ni même une prise de position -, mais simplement comme un système classificatoire pour illustrer cinq tendances pour appréhender et interpréter selon différentes manières, les principaux enjeux environnementaux.

L’étudiant dans le système

Un premier type d’étudiant serait l’étudiant dans le système : la personne voulant s’intégrer aux us et coutumes, celui qui voudrait adhérer aux manières de faire, aux normes et aux pratiques courantes en matière d’environnement : connaître les schèmes de références, les principaux acteurs (dans les ministères, dans les circuits alternatifs, les ONGs). Ce premier type reconnaît volontiers que des problèmes et des injustices peuvent survenir, tout en voulant y faire correspondre des mécanismes de résolution de ces dérives pour rectifier le tir. Il ne faudrait pas cataloguer ce premier type d’intervenant comme étant nécessairement conformiste ; il serait plutôt mu par une volonté d’agir selon les pratiques existantes et acceptées. Selon cette conception de l’étudiant s’inscrivant dans le système, il faut profiter des expériences passées et adopter les manières de faire déjà mises en place et éprouvées. Des ajustements et des rectificatifs sont toujours envisageables.

L’étudiant engagé, altermondialiste, contre le système global

Un deuxième type serait l’étudiant actif, mobilisé et engagé : ayant déjà été impliqué - d’une manière active ou comme observateur - dans diverses expériences de participation dans le domaine de l’environnement ou dans une expérience de mobilisation collective. Pour l’étudiant engagé, le système en place ne correspond pas aux besoins de tous et ne favorise qu’une portion de la population, ce qui produit des disparités, des inégalités et des injustices (Oury 2020). Les structures existantes et les actions individuelles ne suffisent pas pour appréhender et régler tous les enjeux environnementaux actuels ; il faut une mobilisation plus large, une prise de conscience chez toutes les générations, et l’enseignement pourrait, idéalement, devenir un moyen d’émancipation (Charbonneau et Ellul (2014 [1938]). Selon cette posture, le système en place ne peut pas corriger les problèmes existants, car ce système déficient fait précisément partie du problème[6]. L’activisme écocitoyen y est pratiqué - ou du moins approuvé, encouragé - à des échelles très variables. Dans cette mouvance, on se préoccupe autant des enjeux nationaux qu’internationaux. Pour l’étudiant engagé, partir à l’étranger pour se joindre à l’effort de résolution de problèmes socio-écologiques eut ici apparaître comme une solution logique et fertile. On reconnaît ici qu’en matière de solutions environnementales, les ONGs obtiennent plus de crédibilité que les institutions gouvernementales perçues comme étant stagnantes (Dauvergne et Lebaron, 2014). Pour résumer la position de l’étudiant engagé, on pourra convenir que selon sa perspective, le monde est mal construit et qu’il faut le changer.

L’étudiant impliqué localement dans son milieu

Un troisième type serait l’étudiant fortement impliqué dans son milieu et fonctionnant essentiellement à l’échelle locale. Dans cette optique, c’est d’abord en réglant les problèmes autour de soi que l’on maîtrisera les grands enjeux environnementaux. En suivant cette logique, on privilégiera les actions locales et des initiatives personnelles comme les micro-gestes pour sauver son environnement : alimentation naturelle, bio, voire végétarienne et produite localement ; recyclage, compostage, vélo, activités communautaires (par exemple, le jardinage, les coopératives, les comités de quartier) (Oury 2020). Très souvent, on observe que toutes ces actions concertées et ces choix de vie vont de pair chez un seul de ces étudiants ayant décidé de faire corps avec le milieu. Parmi les autres mots d’ordre : ne pas dépendre des importations et de tout ce qui nécessite du transport ; encourager les marchands de son quartier, privilégier les actions efficaces, aux effets immédiats et palpables ; remplacer le mouvement de globalisation par la tendance inverse : la glocalisation (avec un « c » au milieu, et pas un « b »). L’étudiant présent dans son milieu illustre ainsi une formule éloquente créée par la philosophe Jacques Ellul, il y a près d’un siècle : « Penser globalement, agir localement »[7].

L’étudiant fataliste

Un quatrième type serait la personne qui concevrait les enjeux planétaires comme étant inscrits dans une destinée inéluctable, nous conduisant collectivement au bord d’un précipice. Dans cette optique, l’environnementalisme est associé à une forme d’écoanxiété. Selon ce mode explicatif, la planète serait déréglée par l’action humaine démesurée et il serait pratiquement trop tard pour inverser la machine. Ce type de discours est suffisamment répandu pour être repris, à petite échelle, dans des classes par certaines enfants du niveau primaire, par exemple aux États-Unis[8]. Certaines dimensions propres aux discours religieux, comme la culpabilité, la faute, la punition des humains fautifs en seraient une caractéristique. Ce type de discours, qualifié d’alarmiste par ceux qui n’y adhérent pas, s’apparente à une dystopie : le contraire d’une utopie bienveillante, et peut ressembler en certains points à une glissade vers une apocalypse annoncée, prochaine, et fatale. C’est d’ailleurs l’expression employée par l’essayiste Pascal Bruckner pour décrire, mais aussi pour critiquer cette tendance, devenue un modèle interprétatif autour de l’environnement[9]. On pourrait rétorquer que « c’est vrai » et que « tout le monde le dit et le répète », mais c’est le propre de tous les discours influents d’être largement répercutés. Ici, la planète comme la nature semblent animées d’une sorte de vie intrinsèque et autonome, indépendante des humains ; en suivant cette représentation imagée, la nature et la planète pourraient vivre, mourir, et être animées de sentiments humains comme la souffrance, la révolte et la vengeance, comme dans le livre d’Aymeric Caron sur une hypothétique Revanche de la nature [10]. L’idée avérée d’anthropocène — les cycles terrestres seraient influencés par l’action humaine — apparaît fréquemment dans ce schème comme un concept central servant de moteur, de diagnostic et de fil conducteur quant aux conséquences des actions industrielles et des mauvaises décisions prises par quelques décideurs mal avisés. La colapsologie trouve ici un terrain fertile[11].

L’étudiant face au « complot »

Cette catégorisation provisoire serait incomplète sans un cinquième type de citoyen, d’étudiant, d’activiste que l’on pourrait, faute de mieux, ranger selon une étiquette péjorative, celle de « complotistes ». Les adeptes de la théorie du complot se sentent tour à tour exclus, marginalisés, méprisés, écrasés, floués par des élites accusées de complaisance et d’indifférence envers les démunis et les laissés-pour-compte[12]. Ils sentent que quelque chose leur échappe, qu’ils sont manipulés par un réseau externe et incernable. Inversement, les complotistes sont accusés de vivre dans le déni et la méfiance systématique ; à des degrés divers, ils croient à ce que la majorité de la population rejette, et déconsidèrent les discours officiels qui sont automatiquement rangés du côté des élites, soit les politiciens, les gouvernants, les médias, les riches de ce monde, et une force occulte, indéterminable, qui condenserait à la fois le pouvoir, le mal et le secret. Face aux problèmes environnementaux, les complotistes nieront les menaces liées à la pollution, aux gaz à effet de serre, au réchauffement climatique et à l’impact des actions humaines causant ces problèmes. Cette catégorie de « croyants sceptiques » dérange et inquiète tout à la fois ; ils sont à maints égards à l’opposé de la quatrième catégorie (celle qui croit à la nature vengeresse), mais échafaudent leurs jugements sur d’autres systèmes de croyances. Pour résumer sommairement leur doctrine, les complotistes croient fermement en un système élitiste, corrompu, affaibli et dominé par une entité floue qu’ils désignent comme étant les « maîtres du monde ». Mais pourquoi inclure cette dernière catégorie - si controversée - de complotistes dans notre petit panorama bien imparfait des diverses conceptions qu’ont nos étudiants adultes au moment d’être admis dans nos cours universitaires ? Tout simplement parce que la personne pouvant avoir un intérêt diffus et imprécis pour les questions environnementales aura peut-être l’habitude de puiser ses informations auprès des sources non-validées qui lui tombent le plus aisément sous la main : les réseaux sociaux, les blogues, les chroniques et pas forcément auprès de sources savantes[13]. Il ne s’agit d’ailleurs pas ici de dénigrer la pertinence des médias sociaux, ni même de condamner unilatéralement l’ensemble des médias faisant en toute bonne foi de la vulgarisation scientifique, ni de disqualifier systématiquement tout ce que l’on trouve sur Internet. C’est un paradoxe de notre temps : l’Internet peut offrir, côte à côte, le vrai et le faux, le discutable et l’incontestable, la science et son contraire : la non-science et l’illusion (Ciurana, Morin et Motta 2003).

Pour naviguer intelligemment sur les réseaux sociaux, il faut du discernement, de l’esprit critique, de l’éclairage scientifique et une grande prudence ; il faut être exigeant et vérifier la rigueur des sources et avant tout, être en mesure de les valider - que l’on soit enseignant, étudiant ou parent d’élève. Même avec la meilleure volonté du monde, on peut malgré soi induire en erreur ou alarmer les auditoires en relayant des informations préalablement faussées, incomplètes ou devenues désuètes. Il suffit simplement de rappeler que les processus de simplification, de recadrage, de narrativisation et de surdramatisation utilisés couramment dans les reportages intermédiaires vont inévitablement créer des exagérations, des distorsions, des inquiétudes, des zones d’ombre, sans pour autant fausser complètement les résultats discutés : une hypothèse sur « si les choses continuent ainsi » ne signifie pas nécessairement un avenir inéluctable pour tous. En outre, les processus de vérification des méthodes de cueillette et de validation des résultats sont dans bien des cas beaucoup plus relâchés dans les médias populaires et dans les émissions de vulgarisation scientifique, si on les compare aux revues savantes avec articles évalués par les pairs. Cependant, si on considère leur ampleur, les publics de ces médias de science populaire sont beaucoup plus enviables que le lectorat limité des grandes revues scientifiques et médicales. Mais ici encore, c’est un autre débat.

Contrairement aux faits qui sont avérés - il ne peut pas exister de « faits alternatifs » -, on constate que les croyances, les idées contiennent une part de subjectivité et sont sujettes à des interprétations diverses, parfois contradictoires. C’est le propre du milieu scientifique. Dans leur livre « Éduquer pour l'ère planétaire : la pensée complexe comme méthode d'apprentissage dans l'erreur et l'incertitude humaines », Émilio-Roger Ciurana, Edgar Morin et Raúl Motta (2003, p. 30) rappellent que « les idées ne sont pas des reflets du réel, mais des traductions/constructions qui ont pris la forme de mythologie, de religions, d’idéologies et de théories ».

Limites de cette catégorisation

On pourrait bien sûr ajouter d’autres catégories et idéaux types pouvant coexister dans un même groupe. L’important pour l’universitaire et le didacticien n’est pas tant de se ranger résolument derrière l’une de ces positions et,ou de disqualifier les autres ; il est préférable d’observer à l’œuvre ces conceptions diverses, mais néanmoins co-existantes dans notre société. On pourrait ensuite en identifier les fondements et les logiques internes, en critiquer les limites, ou encore montrer le rôle des médias pour diffuser et,ou discréditer ces différents discours. Non pas pour prouver que ces positions se valent toutes (ce n’est évidemment pas le cas), ni pour offrir un catalogue de possibilités, mais au contraire pour mettre en évidence que dans une société plurielle comme la nôtre, on peut aisément adhérer à toutes sortes de points de vue, et que certains messages sont privilégiés dans l’espace public, tout en sachant qu’en réalité, une personne ne peut jamais adhérer à 100 % à une idéologie ou à un courant de pensée. On pourrait répéter que tous ces discours coexistent de manière presque exclusive par le truchement des médias, ce qui comprend à la fois les grands médias de masse qui ont une ampleur nationale, mais aussi les réseaux alternatifs comme les radios communautaires, sans oublier les médias sociaux (blogues, pages Facebook) qui peuvent, à différentes échelles, impacter de façon significative les opinions et les points de vue chez des membres déjà convaincus dans ces groupes.

En dépit de son côté caricatural, cette catégorisation en cinq figures peut servir à montrer que si la scolarisation n’est jamais neutre, l’étudiant « adulte » qui arrive à l’université n’est pas complètement « vide » ni exempt de connaissances, de croyances, de valeurs, plus ou moins clarifiées et affirmées, et plus ou moins discutables. Il ne faudrait pas non plus conclure que tout ce que l’étudiant adulte sait déjà est à invalider ou à oublier ; on y trouvera le meilleur comme le pire. Inévitablement, ces préconceptions de l’étudiant adulte se heurteront quelquefois à celles du milieu académique, des enseignants ou des autres étudiants du même groupe ; ce sera le moment privilégié du débat, du choc des idées, de l’ouverture d’esprit. Contrairement à beaucoup d’étudiants « réguliers », l’étudiant adulte croira plus fortement à ses propres certitudes et sera dans certains cas peut-être moins enclin à douter ou à reconsidérer ses positions, ne serait-ce que parce que son processus de croissance (physique et intérieure) lui semble terminé, inchangeable et imperfectible. Mais cette observation pourrait être contredite par bien des exceptions, ce qui fait que l’on ne saurait en conclure quoi que ce soit, sauf de l’importance de s’intéresser au rôle des valeurs - valeurs acquises ou rejetées, imposées tacitement, incertaines ou au contraire indiscutables - en pédagogie et en didactique. En outre, les enseignants, les didacticiens, les chercheurs ont eu aussi des valeurs, des convictions, des certitudes perçues comme étant inébranlables : ils parlent alors de « paradigmes » et s’empressent de les qualifier de « scientifiques » (Prades 1994).

Et le rôle de l’université ?

Peu importe le niveau ou l’âge moyen du groupe, un enseignant sait pertinemment que les nouveaux étudiants arrivent avec un bagage de croyances, d’opinions, de certitudes, de préjugés et de valeurs sur l’environnement, comme à propos de bien d’autres sujets. Il n’y a pas de candeur ni d’innocence perdue : les apprenants ont été largement socialisés par leurs parents, leurs premiers éducateurs, et le milieu social dans lequel ils ont baigné ; ils sont également plongés dans un monde de discours contradictoires où les fausses-vérités côtoient l’invraisemblable.

Dans le mot même d’université, on retrouve ces éléments constituants : l’univers, l’universel, l’uni ; donc une infinité de possibles concordantes qui pourraient nous diriger dans une multitude de directions. En principe, le rôle de l’université serait de montrer le visible et l’invisible, le connu et l’inconnu, le perceptible et l’imperceptible : aller au-delà du sens commun. Il s’agit d’amener à comprendre l’incompréhensible, à identifier l’illogique, à saisir le caractère séduisant et pernicieux des mécanismes néfastes et des raisonnements trompeurs, à imaginer l’impossible, à se mettre à la place des autres afin de mieux les comprendre.

Beaucoup d’étudiants sont trop pressés, parfois échaudés par la vie, et attendent un cheminement rapide, efficace, allant à l’essentiel, tandis que le système universitaire veut offrir une formation complète où par exemple, les futurs ingénieurs seront également introduits aux fondements éthiques de leur profession, afin d’éviter des dérives fâcheuses ; ils doivent être en mesure de mesurer les impacts environnementaux de leurs choix. Les étudiants d’aujourd’hui, adultes ou non, posent quelquefois ces questions qui trahissent leur impatience d’obtenir au plus vite leur diplôme afin de sortir, voire de s’évader du monde de l’apprentissage institutionnalisé : « Qui sont les principaux penseurs ? » ; « Quelles pages du livre doit-on lire ? » ; « Que doit-on retenir pour l’examen ? » ; « Comment obtenir un ‘A+’ ? » Dans cette logique des choses, lorsque le processus éducationnel visant à assimiler des notions tout en apprenant à penser est réduit à une simple mécanique qui rappelle un peu les rouages du speed-dating (réseautage express), on reste étonné devant autant d’urgences, face à une telle instrumentalisation de la mission universitaire. Ce genre de raisonnement, on ne peut plus réducteur, devrait être inversé afin de revaloriser l’idéal universitaire. Encore plus important qu’un diplôme de prestige ou que la capacité de trouver rapidement des réponses apprises par cœur, il importe que l’école - et ultimement l’université - puisse contribuer à donner aux apprenants « une tête bien faite », pour reprendre l’expression consacrée de Montaigne reprise par Edgar Morin (1999).

À cet effet, il faut se tourner vers la philosophie de l’éducation pour trouver sinon des réponses, du moins des pistes de réflexion sur le curriculum, sur les valeurs à enseigner et sur ce à quoi les étudiants devraient être exposés. Ainsi, devrait-on faire entrer à l’université des livres controversés et des penseurs qui s’opposent au consensus scientifique ? Ou même à ceux qui promeuvent des idées inacceptables comme la non-existence des changements climatiques ? Il conviendrait de les introduire, à condition d’exposer des perspectives divergentes, de montrer comment ces raisonnements ont pu circuler et être, sinon légitimés, du moins acceptés. La circulation des savoirs trompeurs, et leur passage progressif des circuits alternatifs vers le mainstream est significatif, voire symptomatique, et n’implique aucunement une plus grande rigueur ni une légitimité acquise ; ce sont simplement des idées qui circulent davantage et qui sont relayées, sans pour autant gagner en rigueur ou en acceptabilité sociale. Les enseigner comme des symptômes, et non comme des vérités ou des modèles serait déjà une piste fertile pour tenter de désamorcer ces discours faussés. Pour employer une formule imagée empruntée à un autre contexte, il faut apprendre à désamorcer les bombes si on est contre le terrorisme, ce qui nous force néanmoins à nous frotter à la réalité des bombes. Dans le cas présent, il faudrait faire allusion à une sorte de terrorisme des idées à la fois séduisantes, mais aussi subversives, pour ne pas dire dangereuses. Mais on pourra toujours objecter qu’il existe déjà tant d’initiatives positives, de savoirs exemplaires dont on ne peut traiter faute de temps ; alors, pourquoi s’encombrer de surcroît de tant de connaissances inutiles, biaisées, fautives ou même néfastes ? Peut-être parce que de nos jours, il faut armer les citoyens contre les arguments des publicitaires, des lobbyistes et des promoteurs des énergies polluantes et de la filière nucléaire, qui se masquent d’une étiquette verte. C’est le bilan de l’ancienne ministre Corinne Lepage (2014), « le lobby des nucléocrates est opposé au développement des énergies renouvelables ».

Conclusion

En lien avec une réflexion sur le rôle de l’université, les pages qui précèdent ont tenté de conceptualiser ce que l’on entend par « étudiant adulte », où l’on retrouve, parmi d’autres, la catégorie des raccrocheurs. Afin de mieux connaître ce type de cohorte, outre la clarification du statut social, il importerait d’explorer les savoirs et les certitudes acquises tout au long des cheminements respectifs de ces étudiants. Ils auront été exposés à des perspectives, à des interprétations parfois très différentes des réalités de notre monde actuel. La catégorisation proposée précédemment, sous forme de cinq types d’attitudes, en suivant la méthode de classification sous forme de l’idéal-type, nous aura permis d’identifier et surtout de distinguer cinq modèles d’étudiants en ce qui concerne leur rapport à l’environnement. On pourrait en imaginer d’autres, mais ce n’est pas le but premier de cet exercice. Comme l’explique Yves Sintomer (2014), « la mise en avant d’idéaux-types permet au sociologue de ne pas se contenter de l’infinité des histoires particulières ».

L’important est de retenir que les étudiants de tous âges et de toutes conditions arrivent en classe avec des connaissances et des valeurs parfois contestables, mais pas toujours. Ils manquent souvent de discernement quant à la validité de leurs sources. Quant à leur conception de l’environnement et de l’implication écocitoyenne, ils ont déjà des points de vue, des opinions, des expériences. L’enseignant devrait les situer et les distinguer, peut-être les relativiser, en montrer les critiques existantes, tout en évitant de leur indiquer quoi penser et qui croire. Il convient plutôt de pouvoir se situer dans un monde d’opinions divergentes et co-existantes, ce qui est le propre d’une société libre, démocratique et plurielle, dans laquelle les citoyens sont capables de s’exposer à d’autres visions, de comprendre et de débattre, de nuancer son point de vue en soupesant l’opinion des autres, et parfois même considérer de changer d’idée. Momentanément ?