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Plusieurs défis d'ordre écologique, social, psychologique, économique et politique se présentent à nous à l'aube de la nouvelle décennie. Le monde est aux prises avec une catastrophe socioécologique[1] sans précédent et les médias en font de plus en plus état. Alors que la conscience de ces défis et des risques à venir s'accroît au sein de la population, les sentiments de détresse, de peur et d'impuissance sont de plus en plus évoqués. Ces préoccupations profondes face à un avenir incertain sont à présent communément regroupées sous le vocable « d'écoanxiété » ; le phénomène, bien que de plus en plus discuté dans l’espace public et au sein des milieux éducatifs, demeure difficile à saisir.

Problématique

Les inquiétudes et l’anxiété face à la catastrophe socioécologique et les changements climatiques semblent prendre de l'ampleur, ici comme ailleurs dans le monde. Un récent rapport indique qu’un Américain sur quatre se dit « très inquiet » face au réchauffement de la planète (Leiserowitz, Maibach, Rosenthal, et coll., 2021). Ce taux représente une augmentation de neuf points de pourcentage au cours des cinq dernières années. Selon une étude internationale menée par le Centre de recherche Pew en 2018, la majorité des personnes interrogées estime que les changements climatiques constituent une menace majeure pour leur pays. Ils sont en fait considérés comme la principale menace dans 13 des 26 pays interrogés, plus que tout autre problème abordé dans l'enquête (Fagan et Huang, 2019). Plusieurs de ces pays montrent également une hausse significative des préoccupations globales depuis 2013. Ces mêmes tendances à la hausse se retrouvaient aussi au Canada avant la pandémie de la COVID-19 (Leduc, 2019 ; The Environics Institute for Survey Research, 2019). En outre, il semble que les jeunes soient particulièrement inquiets face aux changements climatiques (American Psychological Association, 2018) ainsi que les femmes (Reser, Bradley et Ellul, 2012), les personnes disposant d’une plus grande éducation (Fagan et Huang, 2019), celles et ceux vivant dans des régions plus vulnérables (Searle et Gow, 2010), et les personnes plus marginalisées, incluant les autochtones (Doherty et Clayton, 2011 ; Manning et Clayton, 2018).

Ces données semblent indiquer une hausse du phénomène à l’étude, mais il importe de signaler que ces sondages mesurent les « préoccupations » et non l’écoanxiété, cette dernière reflétant typiquement une expérience plus intense que de simples inquiétudes[2]. De récentes études ont bien tenté de mesurer l’écoanxiété à l’échelle populationnelle (entre autres, American Psychological Association, 2020 ; Hyry, 2019), mais d’autres recherches devront être conduites pour brosser un portrait plus clair de la situation. L’un des défis réside dans le flou conceptuel persistant autour de l’écoanxiété, rendant sa mesure difficile. Cela dit, récemment, Clayton et Karazsia (2020) ont proposé une échelle visant à mesurer les altérations cognitives, affectives et fonctionnelles impliquées dans « l’anxiété climatique », ainsi que leurs impacts sur le bien-être psychologique. Hogg et ses collègues (2021) ont quant à eux développé une échelle mesurant quatre dimensions de l’écoanxiété relative aux « bouleversements environnementaux » - une conceptualisation plus large que l’anxiété climatique : les symptômes affectifs, la rumination, les symptômes comportementaux et l’anxiété relative à l’impact négatif d’une personne sur la planète. De façon intéressante, chacune de ces dimensions se sont révélées distinctes du stress, de l’anxiété (en général) et de la dépression. Étant donné la relative nouveauté de l’objet « écoanxiété », ces recherches appellent à approfondir le travail de conceptualisation et de mesure de ce dernier.

Par ailleurs, à ce jour, très peu de recherches se sont penchées sur les stratégies de régulation de l’écoanxiété et leur prise en compte en éducation. Pour accéder à quelques pistes de réflexion intéressantes à cet effet, on peut consulter les travaux de synthèse d’Ojala et de Pihkala ; Ojala, Cunsolo, Ogunbode et Middleton, 2021 et Pihkala 2018, 2020a.

Objectifs et méthodologie

Devant ces constats, et à partir du croisement de perspectives psychologique, sociale et éducationnelle, cet article vise à 1) clarifier les contours du phénomène d’écoanxiété, 2) exposer certaines stratégies de régulation de l’écoanxiété et les enjeux qui y sont associés et 3) fournir des pistes de réflexion pour soutenir l’intervention en ERE.

Afin d’atteindre ces objectifs, une recension des écrits exploratoire a d’abord été réalisée entre novembre 2019 et janvier 2020. Des bases de données relevant des domaines de la psychologie et de la sociologie ont été interrogées à l’aide des mots-clés « ecoanxiety » ou « eco-anxiety » ou « environmental anxiety » ou « climate anxiety », et leur équivalent en français. Les articles ont été retenus (environ 50) selon trois critères de pertinence : 1) les articles conceptuels permettant de préciser la définition de l’écoanxiété, 2) ceux portant sur les stratégies d’autorégulation et le bien-être psychologique, ainsi que 3) ceux traitant de l’agir écosocial associé à l’écoanxiété. Les articles les plus cités et rédigés par des expert.e.s reconnu.e.s ont été sélectionnés. La méthode par remontée bibliographique (méthode boule-de-neige) a également été utilisée de façon non systématique. Une mise à jour a ensuite été réalisée pour y inclure des articles plus récents.

Cet article s’appuie également sur les résultats d’une recherche empirique exploratoire réalisée à Montréal, Québec (Lebrun-Paré, Asselin et Sauvé, à paraître). Entreprise en juin 2019 dans le cadre des activités du Centr’ERE-UQAM, cette étude consiste en une analyse thématique des données (Paillé et Mucchielli, 2016) issues de groupes de discussion autour de l’écoanxiété, de l’éducation et de l’engagement militant. Elle a été menée auprès de personnes étudiantes, de représentantes de mouvements étudiants et d’intervenantes en éducation. Ces résultats ont, d’une part, orienté le travail conceptuel de façon synergique avec la recension d’écrits, et, d’autre part, permis d’illustrer de façon concrète et sensible des éléments de réflexions théoriques présentés dans cet article.

Contours de la notion et du phénomène d’écoanxiété

Cette section vise à présenter de façon sommaire les connaissances produites jusqu’à maintenant sur l’écoanxiété afin d’en caractériser la nature et les manifestations.

Éléments de définition

De façon générale, les recherches recensées consolident l’idée selon laquelle la conscience grandissante de la menace climatique affecte le bien-être psychologique et collectif (Clayton et Manning, 2018 ; Clayton, Manning et Hodge, 2014 ; Hayes, Blashi, Wiseman et coll., 2018). Plusieurs personnes rapportent être profondément affectées par un sentiment de perte, d’angoisse, de tristesse, d’impuissance ou de colère face à l’ampleur des bouleversements et la difficulté d’agir pour y remédier (Moser, 2013). Ces états affectifs découlent du caractère incertain, imprévisible et incontrôlable des enjeux socioenvironnementaux qui s’intègre au sein de narratifs individuels, soit les récits que chaque personne se crée pour attribuer du sens à une situation. Ainsi, selon Albrecht (2011), l’écoanxiété serait une forme de détresse psychologique et d’angoisse due au fait d’être constamment entouré.e.s par des problèmes complexes, menaçants et incertains liés à l’environnement et au climat. D’autres chercheur.euse.s considèrent qu’il s’agit d’une appréhension chronique de la ruine de notre civilisation ; la crainte de ne pouvoir retrouver les conditions nécessaires à notre survie dans un futur plus ou moins proche (Clayton, Manning et coll., 2017, Hayes et coll., 2018). D’autres encore, plus près des traditions humanistes, associent ce phénomène à une forme d’anxiété existentielle plus profonde. En se basant sur les travaux d’Anthony Giddens, Norgaard (2006) explique par exemple que l’écoanxiété émanerait de la perte du sentiment de sécurité ontologique, c’est-à-dire de l’impression que le monde, incluant nous-mêmes, n’est plus ce qu’il semble être – c’est-à-dire constant, connu, sécuritaire. Pour van Kessel (2021), la catastrophe socioécologique représente une menace existentielle puisqu’elle constitue un rappel direct de la mort (finitude, survie), et parce qu’elle bouscule notre vision du monde et le sens qu’on y accorde[3].

Ainsi, une pluralité de définitions, provenant de champs disciplinaires variés, insiste sur différents aspects de l’écoanxiété. Dans le cadre de cet article, nous adoptons une définition large et inclusive. Elle se fonde sur les caractéristiques fondamentales de l’anxiété faisant consensus au sein des communautés scientifiques :

L’écoanxiété est un état de malaise psychologique et parfois physique de degré variable, caractérisé par l'appréhension d’une menace plus ou moins éloignée dans le futur et significativement associée à la catastrophe écologique, elle-même perçue comme incertaine, difficilement prévisible et peu contrôlable.

Cette définition implique qu’il n’est pas nécessaire de subir directement les effets des changements climatiques pour évaluer la situation planétaire globale comme stressante ou menaçante. L’information – émanant des médias, des échanges interpersonnels ou des milieux éducatifs -filtrée par nos pensées et visions du monde, suffit pour alimenter la détresse et l’anxiété (Nabi et Wirth, 2008 ; Ojala et Lakew, 2017 ; Reser et Swim, 2011 ; Smith et Joffe, 2013). À la lumière de ce constat, une réflexion approfondie apparaît nécessaire à l’égard du rôle des systèmes médiatiques et éducatifs dans la prévalence du phénomène d’écoanxiété – et, plus précisément, sur les types de narratifs utilisés.

Les manifestations de l’écoanxiété

Bien que l’écoanxiété ne soit pas reconnue comme un « trouble » à part entière par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), elle est parfois classée dans la grande famille des troubles anxieux lorsque celle-ci devient pathologique, c’est-à-dire lorsqu’elle génère du dysfonctionnement et de la détresse importante. Selon le DSM-5 (American Psychiatric Association, 2013), pour qu’un diagnostic de « trouble anxieux » soit prononcé, l’individu doit manifester « des symptômes cognitifs, physiques et comportementaux d’angoisse qui sont intenses, fréquents, persistants et graves, et pour qui l’angoisse provoque une détresse qui nuit à sa capacité sur différents plans (vie sociale, affective, professionnelle) ».

Ces critères précis impliquent que l’écoanxiété n’est pas nécessairement un trouble clinique. Dans sa forme non pathologique, elle peut malgré tout être associée à des manifestations indésirables dont la nature et l’intensité varient. Sur le plan affectif, des émotions telles que la tristesse, la colère, l’angoisse et la peur sont souvent rapportées, amplifiées par un fort sentiment d’impuissance. Ce bouillonnement d’émotions varie en intensité et en saillance, venant parfois par « vague » (Lebrun-Paré et coll., à paraître). On constate également que les cognitions, soit les pensées et les processus associés, sont parfois altérées. Ruminations et pensées envahissantes peuvent donc faire partie du lot. Pour certain.e.s, l’écoanxiété aurait également des impacts sur le plan interpersonnel. On dénote entre autres certains conflits avec les individus ne partageant pas la croyance de l’urgence d’agir. On peut alors devenir, dans le regard des autres, le « rabat-joie » ou le « catastrophiste », rendant les relations interpersonnelles plus ardues et menant parfois à de l’isolement social. Or, le maintien d’un réseau social adéquat, se sentir bien entouré.e, respecté.e et valide, est un facteur de protection primordial lorsque l’on vit de l’anxiété. Dans ses formes plus intenses, l’écoanxiété pourrait s’accompagner de symptômes physiques tel l’épuisement et des troubles de sommeil (Castelloe, 2018).

L’écoanxiété, le bien-être et l’agir écosocial

Les recherches sur l’anxiété en général et les préoccupations (worries)i montrent qu’il est normal et parfois adaptatif (positif) de ressentir ces émotions de temps à autre. Elles favoriseraient un état d’éveil qui nous pousserait à être plus vigilant.e et à adopter des comportements plus appropriés (Barlow, 2002). Orientées vers le futur, ces émotions peuvent nous aider à mieux planifier les tâches à accomplir et être source de motivation (Sweeny et Dooley, 2017). Selon des recherches en psychologie politique appliquée, l’anxiété peut même constituer une précondition à la délibération et au processus de réflexion critique (Valentino, Hutchings, Banks et Davis, 2008), menant l’individu à s’intéresser aux enjeux sociétaux.

En se basant sur cette documentation scientifique, des chercheur.euse.s étudient les conséquences des préoccupations environnementales et de l’écoanxiété, ainsi que leur caractère possiblement adaptatif. Par exemple, l’impact de celles-ci sur le bien-être psychologique n’est pas clair. Certaines études font état d’un lien entre l’écoanxiété, un plus faible bien-être ou certains problèmes de santé mentale (dépression, anxiété générale), alors que d’autres n’obtiennent pas ces résultats. Cette inconsistance pourrait s’expliquer par l’opérationnalisation (la mesure) de l’écoanxiété qui varie selon la conceptualisation retenue (voir Ojala et coll., 2021). De plus amples recherches devront être conduites pour examiner la relation causale entre l’écoanxiété et le bien-être psychologique.

On retrouve également un portrait mixte quant au lien entre l’écoanxiété/les préoccupations environnementales et le désir de s’impliquer en matière d’environnement et de lutte aux changements climatiques. D’une part, l’écoanxiété semble mener plusieurs personnes au découragement, au sentiment d’impuissance et à « l’écoparalysie » (Albrecht, 2011). Certains affirment même que l’apparente apathie sociale pourrait s’expliquer, du moins en partie, non pas par l’indifférence ou le déni, mais bien par une angoisse si grande qu’elle annihilerait toute agentivité. Dans cette perspective, l’écoanxiété ne serait pas adaptative puis qu’elle nuirait à la transition socioécologique que nous commande l’urgence climatique en supprimant le sentiment de pouvoir-agir. D’autre part, il semble qu’être préoccuppé.e à l’égard de la planète pourrait avoir des bienfaits sur la motivation et l’action écosociale. Verplanken et ses collègues (Verplanken et Roy, 2013 ; Verplanken, Marks et Dobromir, 2020) différencient ainsi les préoccupations pathologiques des préoccupations constructives, ces dernières menant à des attitudes et comportements pro-environnementaux. L’écoanxiété et les préoccupations environnementales pourraient donc, sous certaines conditions ou formes, constituer un moteur d’action individuelle (Bouman, Verschoor, Albers, et coll., 2020) et d’implication citoyenne (Ojala, 2006). La perception personnelle que l’écoanxiété puisse être le point de départ et le moteur d’un engagement actif en matière d’environnement revient d’ailleurs fréquemment dans les témoignages récoltés lors de l’étude réalisée par le Centr’ERE-UQAM (Lebrun-Paré et coll., à paraître).

Les stratégies de régulation de l’écoanxiété

Ainsi, la recherche portant sur l’écoanxiété dépeint un portrait pluriel de celle-ci : tantôt adaptative, tantôt plus délétère sur les plans du bien-être psychologique et de l’action écosociale. Il existe toutefois des moyens de réduire son intensité. En effet, moduler ses réactions face à l’écoanxiété ressentie semble médier les impacts de celle-ci sur le bien-être et l’action (Homburg, Stolberg et Wagner, 2007 ; Reser et Swim, 2011). En situation de stress ou d’anxiété, deux tâches nous incombent : résoudre le problème et réguler nos émotions. Pour ce faire, il existe une multitude de stratégies qu’il serait trop long d’étayer ici[4]. Notons seulement que certaines stratégies sont plus constructives que d’autres. Par exemple, si les stratégies de suppression des émotions négatives atténuent le stress - du moins à court terme -, elles peuvent nuire par ailleurs à la volonté d'agir en matière d'environnement, du fait des mécanismes de déni ou de banalisation associés (Homburg et coll., 2007 ; Ojala, 2012, 2013).

Les stratégies « proactives » basées sur la résolution du problème (par exemple, la recherche d’information) obtiennent quant à elles des résultats mixtes. À petite échelle, pour des défis spécifiques et surmontables, ces stratégies sont plutôt adaptatives : elles permettent de réduire l’anxiété, notamment en diminuant l’incertitude par une compréhension accrue de la problématique, en augmentant le sentiment de compétence personnelle et en favorisant l’action. Cependant, il semble que lorsqu'un stresseur est global, très sévère, incertain ou incontrôlable (comme la catastrophe socioécologique), focaliser sur le problème peut créer plus de détresse (Clarke, 2006). Ce phénomène est d’ailleurs connu au sein des cercles militants, où le partage d’informations anxiogènes est particulièrement grand et où le besoin de se « déconnecter » peut devenir pressant (Lebrun-Paré et coll., à paraître).

D’autres stratégies d’autorégulation pouvant être efficaces en matière de bien-être psychologique et d’action sont celles basées sur la réorganisation du sens. Il s’agit de réévaluer la situation en puisant dans nos valeurs, croyances et buts existentiels afin d’en déceler des points positifs et de ressentir plus de cohérence dans l’épreuve. Ce type de stratégie serait particulièrement pertinent lorsque le stresseur ne peut être supprimé ou solutionné, mais lorsqu'un engagement actif est tout de même nécessaire (Folkman, 2008), comme dans le cas des bouleversements planétaires actuels. L'implication sociale semble aussi représenter une stratégie constructive, celle-ci étant entre autres associée au sentiment d'appartenance et de communauté ainsi qu'à une identité de groupe positive (Bamberg, Rees et Schulte, 2018 ; Clayton et Myers, 2009). Favoriser ces réponses collectives pourrait être particulièrement important considérant l'ampleur et la durée des impacts des changements environnementaux et climatiques pour les communautés (Reser et Swim, 2011).

Ainsi, certaines stratégies de régulation de la charge émotionnelle que représente l’écoanxiété sont plus adaptatives puisqu’elles mèneraient à un plus grand bien-être psychologique et à la volonté d’agir en matière d’environnement. En contexte éducatif, il serait donc pertinent que les interventions puissent aborder cette pluralité de stratégies de régulation.

Enjeux psychosociaux, sociaux et politiques de l’action écosociale

Cette section vise à tisser des liens entre les dimensions psychologiques et sociales de l’écoanxiété, tout en adoptant une approche critique. Nous aborderons plus particulièrement certains enjeux de l’action écologique individuelle et de l’engagement au sein de collectifs sous cet angle, avant de formuler des propositions intégrées pour l’ERE qui tiennent compte de ces enjeux. La détermination des enjeux et des propositions éducatives abordées reposent sur ce que les auteur.e.s de cet article jugent le moins approfondis dans la littérature actuelle sur l’écoanxiété, mais également sur les besoins exprimés par de jeunes étudiant.e.s engagé.e.s (Lebrun-Paré et coll., à paraître) de même que sur des observations non systématiques réalisées sur plusieurs années dans le milieu de l’ERE au Québec.

Enjeux de l’action individuelle

Les pratiques écologiques individuelles, ou écogestes, constituent une forme de stratégie de régulation de l’écoanxiété axée sur la résolution de problème. Elles sont pertinentes, notamment puisqu’elles peuvent procurer un sentiment d’efficacité étant donné la boucle de rétroaction rapide et concrète qu’elles génèrent (Lebrun-Paré, 2018).

Or, si les écogestes ne sont pas problématiques en eux-mêmes, le discours qui en fait la promotion, par sa prégnance et parce qu’il contribue à la surresponsabilisation des individus, peut être associé à certains impacts psychosociaux négatifs. En effet, d’une part, le discours prônant l’adoption de « bons comportements écocitoyens »[5] est dominant (Comby, 2015 ; Hayes et coll., 2018), c’est-à-dire qu’il est le plus récurrent et le plus accessible. Il ne constitue alors plus seulement un discours parmi d’autres, mais une véritable injonction face à l’urgence climatique. D’autre part, en posant un problème social - la catastrophe écologique - dans le « registre moral de l’insouciance individuelle », on déplace « les enjeux et questionnements légitimes de la sphère publique des choix collectifs vers la sphère privée » (Comby, 2015, p. 14). Ce phénomène a pour effet de faire reposer le poids de l’impératif du changement écosocial sur l’individu et ses actions atomisées.

Ce discours comportementaliste ne se limite d’ailleurs pas à la question écologique. Il s’inscrit dans un terreau fertile, le contexte du « processus de subjectivation néolibérale », où il s’agit d’ériger en norme sociale la performance maximale dans toutes les sphères de la vie des personnes (Dardot et Laval, 2010)[6]. À ce titre, une méta-analyse de deux chercheurs en psychologie sociale, Thomas Curran et Andrew P. Hill (2019), associent le néolibéralisme à la montée du perfectionnisme - entendu comme une combinaison de standards personnels excessivement élevés et d’autoévaluation démesurément critique - chez les jeunes, entre 1989 et 2016 aux États-Unis, au Canada et en Grande Bretagne. De ce point de vue, la « culture néolibérale », caractérisée par la promotion de l’individualisme compétitif exacerbé, constitue un facteur social important associé à plusieurs psychopathologies (Becker et coll., 2021), dont l’anxiété[7]. Dans le cas plus particulier de l’engagement dans les pratiques écologique individuelles, des représentant.e.s de mouvements étudiants écologistes au Québec, affirmant eux-mêmes vivre de l’écoanxiété à divers degrés, décrivent leur expérience vécue en correspondance avec cette thèse : « on se sent comparés les un.e.s aux autres et on se sent coupable de ne pas être "les meilleurs" » (LPSU, Lebrun-Paré et coll., à paraître). D’autres ajoutent qu’« on se sent coupable face aux normes qui demandent à être parfait écologiquement » (Ibid).

Un deuxième type d'écueil à l’égard des écogestes peut être souligné. Sachant qu’encore aujourd’hui, au Canada et dans le monde, la division du travail domestique demeure inéquitable (Houle et coll., 2017), les recherches de Lalanne et Lapeyre (2009) soutiennent que la tendance est la même en ce qui concerne les pratiques écologiques quotidiennes. En effet, au sein d’un couple hétérosexuel normatif, les tâches telles que la fabrication de savons, de crèmes, de dentifrice, la conservation et la transformation alimentaire incombent souvent aux femmes. Cela, sans oublier le temps et la planification requis pour s’informer des données changeantes, acquérir de nouvelles habiletés et acheter les accessoires nécessaires à ces activités. La valorisation (a-critique et à outrance) de ces pratiques contribuent donc, dans certains cas, à la reproduction, voire à l’exacerbation des inégalités de genre (Ibid.). Plus largement, la promotion excessive des écogestes peut également contribuer à accentuer des lignes de démarcations sociales entre groupes sociaux, les dispositions à agir individuellement étant elles-mêmes inégalement distribuées, au même titre que les profits symboliques qui y sont associés (Comby et Grossetête, 2012 ; Comby, 2015).

En définitive, bien qu’un travail de recherche empirique plus important resterait à réaliser, ces réflexions mettent en exergue des limites significatives du discours prônant l’engagement individuel comme stratégie de régulation de l’écoanxiété.

Enjeux de l’engagement au sein de collectifs

Comme nous l’avons vu, l’engagement au sein de collectifs - dans une perspective militante ou non – constitue une réponse pertinente face à l'écoanxiété. Cette stratégie de régulation comporte toutefois des revers.

D’une part, tel que mentionné précédemment, l'engagement contribue à s'exposer de façon plus dense et régulière aux discours relatant les problèmes socioécologiques, un des facteurs contributifs à la montée de l’intensité de l’écoanxiété. D’autre part, l’étude exploratoire réalisée auprès de représentant.e.s de mouvements étudiants (Lebrun-Paré et coll., à paraître) révèle qu’un sentiment d’inefficacité, voire d’impuissance peut apparaître face au manque de résultats tangibles : on constate peu « d’effets culturels et politiques » (Giuni, 2009) de l’action collective (ou individuelle) étant donné l’inertie des différents acteurs sociétaux en matière de transformation écosociale. Ce sentiment d’impuissance, combiné avec l’intensité du travail militant, peut mener à l’épuisement (Lebrun-Paré et coll., à paraître ; Nairn, 2019). Dans le même temps, une perte de « sens » peut également survenir, comme le mentionnent plusieurs participant.e.s à l’étude : « Mes actions ne suffisent pas, donc à quoi bon ? À quoi je sers dans toute cette crise ? ».

En réaction à cette perte de sens, certain.e.s représentant.e.s étudiant.e.s insistent sur la nécessité de disposer d’une « grande stratégie », un cadre de référence général portant sur les « stratégies de transformation à long terme » permettant d’y insérer chaque action et de favoriser les apprentissages de la « vie en collectivité » (LPSU, citée dans Lebrun-Paré et coll., à paraître). Ce besoin d'approfondir la pensée stratégique écologiste, articulée avec la prise en compte des inégalités sociales, résonne avec les « chantiers » de réflexion et d’action maintes fois soulignés dans la littérature en écologie politique (Keucheyan (2010)[8]. Comment, en effet, intégrer la question écologique à la critique sociale ? Comment mettre en « récit » les stratégies foisonnantes de ces mouvements, sans faire l’impasse sur les rapports de pouvoir qui traversent le corps social ? Si certains travaux font preuve d’un renouvellement de ces réflexions en philosophie et en sociologie critique (notamment, Wright, 2020 ; Durand Folco, 2017), il s’agit également là, à notre avis, d’une piste féconde pour la recherche et l’intervention en éducation relative à l’environnement associée au phénomène d’écoanxiété. Nous y reviendrons brièvement à la prochaine section.

La prise en compte de l’écoanxiété en ERE : enjeux et repères pour l’intervention

L’exposition de ces différents aspects et enjeux du phénomène à l’étude permet d’entrevoir quelques repères pour une éducation relative à l’environnement permettant d’accueillir l’écoanxiété, la légitimer et favoriser l’adaptation constructive des apprenant.e.s face à celle-ci.

Dans un premier temps, comme il est reconnu en ERE, les approches éducatives et communicationnelles qui mettent l'emphase sur les problèmes et les menaces associées aux changements climatiques peuvent renforcer l'anxiété, voire de mener à une certaine écoparalysie (Pihkala, 2018). Un sentiment de perte de contrôle et d’impuissance peut en effet résulter de ce type d’approches. Des repères visant à dépasser cet écueil varient selon les groupes d’âge. Entre 6 et 12 ans, comme le souligne Tom Berryman (2002), on peut en effet se demander si les élèves ont la capacité, la responsabilité et surtout le besoin de porter un regard global sur la survie et la qualité de vie d’une collectivité. Ainsi, à défaut de focaliser sur des questions considérablement complexes, abstraites et anxiogènes, il s’agirait plutôt, à cet âge, de favoriser l’exploration de l'environnement et le développement d’un lien de parenté avec la nature (entre autres, Shepard, 1982)[9]. Les types d’approches éducatives qui promeuvent ces visées se sont d’ailleurs montrées pertinentes pour réduire le stress et l’anxiété (Kuo et coll., 2019). Elles constitueraient également une amorce pour la sensibilisation aux enjeux socioécologiques (Chawla, 2020). De manière générale, à tous âges, une stratégie porteuse consiste à intégrer une diversité appropriée de représentations de l’environnement dans l’action éducative, afin d’éviter de ne s’en tenir qu’à « l’environnement-problème » (Sauvé, 2002)[10].

Cela ne signifie pas pour autant d’éviter d’aborder les problèmes socioécologiques en situation éducative. Les enfants, comme les adolescents et les jeunes adultes, y seront confrontés de toute manière, en milieu scolaire ou ailleurs. À ce titre, les travaux de synthèse de Pihkala (2018, 2020a) et d’Ojala (2012b, 2016) fournissent des repères d’une grande pertinence, certains plus théoriques (en termes d’approches éducatives à privilégier), d’autres plus appliqués. À titre d’exemple, Pihkala, avec Nairn (2019) et Van Kessel (2020), recommandent de ne pas passer sous le silence les émotions difficiles vécues par les étudiant.e.s lorsque des enjeux socioécologiques sont abordés. Le seul fait que la personne enseignante admette sa propre vulnérabilité et ses ambiguïtés émotionnelles face aux enjeux écologiques contribue à favoriser les échanges entre étudiants. En effet, plusieurs apprenant.e.s peuvent se sentir soulagé.e.s qu’une personne de confiance puisse fournir un espace sécuritaire afin d’aborder ces questions du point de vue affectif. Parler de ses émotions avec d'autres personnes peut également créer un « sens partagé » à l’égard des problématiques socioécologiques (Ojala et Lakew, 2017). Cela dit, étant donné le caractère délicat de ce type d’interventions, Pihkala (2020b) invite les organisations et les pairs à soutenir adéquatement les enseignant.e.s tout au long du processus. De manière plus générale, le développement de compétences émotionnelles, en relation avec soi-même et avec les apprenant.e.s, constitue une stratégie de premier plan pour une prise en compte appropriée de l’écoanxiété en ERE (Ibid.).

Par ailleurs, afin d’éviter les émotions difficiles associées aux problèmes socioécologiques, il peut être tentant, pour des acteurs en ERE, d’opter pour une action éducative presque exclusivement centrée sur les « solutions écologiques » (le plus souvent de type technologique, associées à l’économie de marché ou individuelles). Il s’agit de promouvoir une vision positive, pragmatique et dépolitisée du changement social (Lebrun-Paré, 2018). Or, un discours centré de manière excessive sur l'optimisme peut s’avérer contre-productif étant donné que la plupart des gens savent, plus ou moins consciemment, que la situation est critique (Pihkala, 2018). Cette incohérence entre l'importance des problèmes et l'insuffisance des solutions proposées, si elle est décelée, n'apaise pas l'anxiété. Qui plus est, une analyse en termes d’inégalités de position sociale nous permet de prendre conscience que la réception de ce type de discours peut s’avérer différente pour les personnes marginalisées (Ibid.). Par exemple, ces dernières peuvent percevoir les discours exagérément jovialistes comme un manque de respect et une invisibilisation de leur situation difficile, alors que ces communautés vivent possiblement davantage de conséquences directes des changements climatiques et ont globalement moins de ressources pour y faire face (Jenkins, 2013, Pihkala, 2018). Pour les personnes autochtones, cela prend une forme particulière étant donné que les changements climatiques peuvent être interprétés comme un problème issu du colonialisme et d’autres rapports sociaux d'oppression (Whyte, 2017). Ainsi, un discours centré sur l’optimisme, vidé de toute critique sociale, ne dispose que de peu de crédibilité auprès de plusieurs groupes sociaux - voire s’inscrit dans la continuité du colonialisme, du classisme et du patriarcat ordinaire.

Ces constats, pris ensemble, convergent avec le besoin exprimé par des représentant.e.s des mouvements étudiants pour un renouvellement du « sens de l’action » en vue de la transformation sociale. Ils contribuent à consolider la pertinence d’approches éducatives critiques auprès de jeunes (et moins jeunes) adultes, c’est-à-dire des approches articulant les questions d’émancipation, d’écologie et de pédagogie. Suivant les travaux de Paulo Freire, il s’agirait d’ouvrir de nouvelles possibilités de changement et d’ainsi cultiver l’espoir, sans toutefois verser dans l’optimisme aveugle ou naïf (Nairn, 2019). Malgré les interventions et les travaux théoriques existants en ce sens - notons particulièrement les exercices de caractérisation du courant de la critique sociale en ERE (Sauvé, 1997), des courants de la pédagogie critique freirienne intégrant une perspective intersectionnelle (Pereira, 2018), et du développement de l’approche de l’écopédagogie critique (Kahn, 2010), cette articulation mérite d’être approfondie et mieux diffusée, tant sur le plan théorique (Thésée et Carr, 2008) que pratique (Guennaoui, 2018). À titre d’exemple, puisqu’elle aborde les enjeux écologiques, les inégalités sociales et certaines alternatives économiques, la trousse « J’épargne ma planète » (Lebrun-Paré et Di Croce, 2020) destinée aux jeunes adultes, constitue une tentative d’application d’une telle écopédagogie se voulant critique et émancipatrice.

Conclusion

Alors que les sentiments de détresse, de peur et d’impuissance associés à l’écoanxiété grandissent au sein de certaines franges de la population, une conceptualisation claire et appuyée empiriquement de ce phénomène demeure à être approfondie. À cet effet, une contribution mobilisant de façon croisée la psychologie, la sociologie et l’éducation a été proposée. Une recension des écrits a permis de mieux appréhender la notion d’écoanxiété dans sa complexité. Malgré la souffrance qu’elle peut causer, pour Ojala (2006), il ne s’agirait pas de chercher à se débarrasser du sentiment d’écoanxiété, mais plutôt de développer notre capacité à l’accueillir, à composer avec elle, à apprendre de nos craintes et à les mobiliser au travers d’actions signifiantes et significatives. Dans cette perspective, la documentation portant sur les diverses stratégies d’autorégulation et leurs effets sur le bien-être psychologique et l’action écosociale a permis de porter un regard réflexif sur les avenues les plus porteuses à cet effet.

Par ailleurs, les résultats d’une recherche empirique, menée auprès d’acteurs engagés en environnement et ayant vécu de l’écoanxiété sous diverses formes, a permis d’une part, d’orienter la mise en relief de la dimension sociale et politique de l’écoanxiété, et d’autre part, d’illustrer de façon plus concrète et sensible le phénomène à l’étude. Différents enjeux de l’action individuelle et collective ont ainsi été soulevés. Enfin, nous avons exposé des enjeux propres à l’intervention en ERE et des repères qui nous sont apparus appropriés pour les appréhender. Renouveler les réflexions stratégiques de transformation écosociale, par et pour une éducation critique, écologique et émancipatrice – mais qui évite de verser dans l’idéologie et le dogmatisme – nous a semblé constituer une piste particulièrement féconde.